Chapitre 12
Le travail du domicile : une entreprise de résistance au déclassement ?
p. 251-268
Texte intégral
1L’histoire de l’accession à la propriété est, pour les classes populaires, associée à l’autoconstruction des logements : que l’on pense aux mouvements des « mal-lotis » des années 1920, à l’apport-travail des Castors à partir de la fin des années 1940 (Culturello, 1987), aux divers groupes d’habitats en autopromotion et, depuis les années 1970, à la généralisation des stratégies résidentielles des familles, mobilisées autour de l’accession à la propriété par leur aide financière et technique (Culturello et Godard, 1982 ; Bonvalet, 1998). Aujourd’hui, même si ces pratiques ont décliné, le marché immobilier étant devenu moins accessible aux primo-accédants ayant des revenus modestes, elles n’ont pas disparu dans les milieux populaires1. De récentes recherches analysent leur redéploiement et leur diversification : que ce soit l’autoconstruction en vue de produire et transmettre le patrimoine familial (Gollac, 2011) ; l’investissement des familles des cités dans l’aménagement du logement au moment de devenir propriétaire d’un ancien logement social (Gilbert, 2013) ; la stratégie de femmes qui s’engagent dans une division de leur propriété en vue d’une mise en location (Lefeuvre, 2013) ; ou encore celles des classes populaires accédant à la propriété dans des pavillons périurbains partiellement auto-construits (Lambert, 2015).
2À divers titres, ces pratiques témoignent de la manière dont la position résidentielle est devenue une dimension centrale de la position sociale. Alors que l’activité professionnelle ne permet plus d’assurer une intégration sociale pérenne pour les classes populaires et que la crise du logement limite leurs trajectoires résidentielles, les risques de déclassements sociaux et résidentiels se nourrissent les uns les autres (Dietrich-Ragon, 2013). Il est donc important de comprendre ce qui se joue dans l’habitat des classes populaires. Dans cette perspective, l’accession à la propriété peut être considérée « comme un travail » (Mortain et Vignal, 2013) à travers lequel les familles retrouvent la possibilité d’une maîtrise pour construire leur position sociale, soit en luttant « contre la déchéance sociale liée à la relégation sur le marché immobilier », soit en « s’élevant socialement en accédant à une meilleure position résidentielle » (Dietrich-Ragon, 2013, p. 372). Nous nommons travail du domicile les travaux d’autoconstruction et de rénovation du logement orientés vers la construction d’une position résidentielle.
3L’analyse développée ici s’appuie sur une enquête de terrain menée en 2014-2015 à Roubaix et dans le reste de l’agglomération de Lille, auprès de propriétaires, hommes et femmes, issus de classes populaires, stables ou précarisées (voir encadré 1). Dans cette agglomération, on peut acheter des biens immobiliers à bas prix, parfois dégradés, car les marchés immobiliers des villes désindustrialisées ont connu, ou connaissent encore, des niveaux de prix immobiliers accessibles auxquels s’ajoutent d’éventuelles aides financières publiques. L’ensemble des personnes rencontrées réalisaient, ou venaient de réaliser, des travaux dans leur domicile. Cette activité de travail du domicile est ici analysée du point de vue du genre et de la parenté. Comment la mobilisation visant à obtenir une position résidentielle de propriétaire est-elle concrètement investie par les femmes et par les hommes de familles populaires ? Comment ces rôles sexués s’articulent-ils à des réseaux d’entraide familiale ?
Encadré 1. L’enquête de terrain
L’enquête s’inscrit dans une recherche ethnographique collective menée, depuis 2011a sur le travail de subsistance des classes populaires que ce soit celui de femmes éloignées du salariat et réunies en ateliers dans des centres sociaux, celui de mécaniciens automobiles travaillant dans la rue ou de coiffeuses à domicile, et d’ouvriers réhabilitant des logements. L’enquête se déroule sur cinq années et repose sur plus de 200 observations de réunions et de rue, des entretiens informels et formels auprès de près de 200 personnes de milieux populairess.
En 2014-2015b, une enquête de terrain plus spécifique a été réalisée durant plusieurs semaines au cours desquelles vingt entretiens formels et informels ont été menés, parfois répétés, avec dix-sept personnes réalisant des travaux dans les logements dont ils sont propriétaires pour douze d’entre eux, ou auprès de particuliers dans le cadre d’une activité indépendante pour les autres. Ce chapitre explore le corpus des douze enquêtés propriétaires (six hommes, six femmes). Ce sont généralement des familles (huit ont des enfants à charge), vivant en couple (six personnes), en situation de famille monoparentale (trois personnes) ou seuls (trois personnes). Ils ont été rencontrés par interconnaissance locale à Lille et par l’intermédiaire de professionnels (un agent immobilier de Roubaix, deux agents et travailleurs sociaux du service Habitat-hygiène ou de la Maison du Projet de la Ville de Roubaix). Les enquêtés sont issus des fractions stabilisées ou précarisées des classes populaires de Roubaix et, pour deux personnes, de Lille. Ils sont issus de familles ouvrières, souvent dans l’industrie textile. Huit d’entre eux sont d’origine algérienne, mais aussi capverdienne et portugaise. Les six femmes rencontrées sont, ou ont été, employées (deux employées des collectivités locales, deux employées non qualifiées à la retraite, une employée qualifiée du privé, une assistante maternelle). L’expérience professionnelle des hommes relève de métiers d’ouvriers, d’employé ou d’artisan à des emplois subalternes (chauffeurs, ouvriers mécanicien ou du bâtiment, employé d’hygiène et de sécurité). Parmi les six hommes enquêtés, quatre sont au chômage et occupent des emplois précaires parfois sous le statut d’autoentrepreneur, l’un est en CDI, le dernier est indépendant et a connu une promotion sociale importante, ses revenus le plaçant parmi les classes moyennes supérieures de la ville.
a. Elle est conduite par des sociologues du CLERSE de l’Université Lille 1, qui travaillent sur les pratiques d’organisation quotidienne des classes populaires à Roubaix (Collectif Rosa Bonheur, 2016, 2017a et 2017b). Le collectif Rosa Bonheur est à ce jour composé d’Anne Bory, José Angel Calderon, Blandine Mortain, Juliette Verdière et Cécile Vignal et, pour certaines publications, Yoan Miot.
b. Dans le cadre d’un accueil en délégation financée par le Labex IPOPS, à l’Ined en 2014-2015.
4L’enquête révèle une invisibilisation des femmes, pourtant actives, dans les travaux de rénovation et dans la construction du statut de propriétaire. Certes, le travail du domicile est un travail exercé prioritairement par les hommes de la parenté et de l’entourage (Lambert, 2015), mais la participation des femmes aux travaux, réelle, est éludée dans les entretiens. Sybille Gollac montre combien cette euphémisation renvoie, plus globalement, à l’invisibilisation des femmes dans le récit familial de la construction du statut social de la lignée (Gollac, 2011). Pourtant, les femmes occupent des rôles concrets lors des travaux et, surtout, mobilisent le logement comme un support essentiel de leur trajectoire sociale. On peut donc analyser les stratégies d’achat et de rénovation de logements dégradés parmi les femmes en couple mais aussi, comme c’est le cas dans notre enquête, auprès de celles qui expérimentent une recomposition familiale.
5Par ailleurs, les travaux réalisés par les hommes se sont avérés comme de bons révélateurs de leur rôle d’entraide dans la parenté populaire. Ces familles d’origine ouvrière, souvent immigrées, doivent une part de leur trajectoire sociale à l’entraide matérielle collective réalisée lors de la rénovation et de l’entretien des logements. L’enquête permet également de comprendre l’importance du travail du domicile comme un rôle de care, en tant que mode d’échange et de partage entre membres de la parenté, voire comme un élément de stratégies immobilières collectives. En ce sens, les hommes semblent prendre une part active dans les tâches relatives au soin apporté à la fratrie et aux parents dépendants pour leurs besoins relatifs au logement.
6Ce faisant, le travail du domicile peut-il être vu comme une production matérielle créant une valeur économique et symbolique importante pour les classes populaires ? Partant du constat que ce travail repose sur une division sexuée des tâches, quelle est alors sa place dans les stratégies des femmes, notamment lors des recompositions familiales ? Et quel peut être son impact sur le rôle des hommes dans le travail du care au sein de la parenté ?
I. Le travail du domicile, une production matérielle, économique et symbolique
7La rénovation et l’autoconstruction du logement sont des activités qui peuvent être considérées comme un travail ouvrier, au sens d’activité manuelle produisant de la valeur. Cette valeur est à la fois économique et symbolique. Elle revêt une importance singulière pour les personnes enquêtées issues de classes populaires, qui cherchent ainsi à stabiliser leur position sociale.
1. Une valeur économique
8Le travail du domicile s’apparente, en premier lieu, à une production de valeur qui permet de devenir propriétaire à bas prix en consacrant du temps de travail à la rénovation partielle ou totale du logement. Dans le contexte lillois, une offre de maisons ouvrières traditionnelles de style 1930 (maisons de ville, en briques rouges, avec ou sans jardin, en réalité souvent construites avant 1915)2 rend encore possible l’accession à la propriété des classes populaires3. À Roubaix, par exemple, malgré la hausse des prix des quinze dernières années, les prix immobiliers sont parmi les plus bas de la métropole lilloise. Ce marché de l’habitat particulier permet des accessions à la propriété d’un bien dégradé à faible coût, nécessitant un travail de rénovation (31 % du parc privé est potentiellement indigne d’après la municipalité). Il concerne généralement des maisons de 60 à 100 m2 vendues autour de 60 000 voire 30 000 euros (les prix moyens immobiliers étaient de 87 000 euros en 2011, Filocom pour la ville de Roubaix). Ces achats sont réalisés avec une contrainte financière forte : sur les douze enquêtés, six ménages ne comptent qu’un seul revenu d’activité professionnelle et deux ménages perçoivent des pensions de retraite modestes. Les familles achètent donc prioritairement dans ces quartiers pauvres ou dégradés de l’agglomération lilloise :
C’est la seule ville où on peut acheter une maison avec travaux […] je me suis dit, on va monter un dossier de crédit, et on a pris la maison qui est là, en 2010. On a demandé 10 000 euros de travaux, on a négocié avec l’agence les frais, cela faisait 65 000 euros en tout (Sylvain 4).
9Si les travaux dans ces logements sont généralement nécessaires à l’usage du domicile et au confort immédiat de la vie quotidienne, ils augmentent aussi la valeur escomptée lors de la revente ou de la transmission du logement.
2. Un investissement et un savoir-faire
10En outre, à plus court terme, le travail du domicile peut-être converti en un capital monétaire. C’est notamment le cas de cinq ménages enquêtés qui sont également propriétaires bailleurs. Grâce à ce segment de marché immobilier à très bas prix et à l’existence d’une offre de logements à rénover, la propriété bailleresse est, paradoxalement, accessible aux familles populaires, comme nous l’analyserons dans la suite de l’article. Dans l’agglomération lilloise, on peut supposer que cette stratégie s’est massivement répandue et dépasse les habituels investisseurs professionnels ou les classes moyennes supérieures : entre 2001 et 2009, 42 % des nouveaux logements créés à Roubaix, et 40 % à Lille, ont été produits par la division de logements, alors qu’en moyenne, seuls 24 % des logements sont issus de restructurations en France (Adu-Cerema, 2012). Ces processus expliquent en partie pourquoi les loyers ont fortement augmenté à Lille, devenue la troisième ville la plus chère de France (13,4 euros du mètre carré pour un deux pièces), mais aussi dans le versant nord-est de l’agglomération à Roubaix ou à Tourcoing dont les prix atteignent 12,4 euros du mètre carré pour le même type de logement (source Adil Nord, 2015). L’espérance de la rentabilité de l’investissement locatif n’est donc pas vaine : d’une part, les logements issus de la réhabilitation ou de la division sont en majorité des petits logements (30 m2) pour lesquels le loyer au mètre carré est toujours plus élevé. Ces logements, essentiellement occupés par des étudiants et des ménages d’une personne, plus mobiles que les autres ménages, connaissent des augmentations successives de loyer au moment de la signature d’un nouveau bail. C’est ainsi que les loyers des emménagés récents de la communauté urbaine de Lille en 2011 étaient supérieurs de 36 % à ceux des baux contractés 6 ans plus tôt (Adil, 2015). Par ailleurs, les prix d’achat étant les plus faibles dans le territoire roubaisien (1 650 euros le mètre carré en 2012 contre 2 450 euros le mètre carré à Lille), ils propulsent Roubaix en tête des villes les plus rentables de France, d’après les classements des sites spécialisés en investissement immobilier5. Au-delà de l’investissement des classes moyennes supérieures ou de la catégorie des marchands de sommeil, les quartiers populaires de Lille ou de Roubaix rendent possible l’investissement de l’épargne accumulée des familles populaires en vue d’assurer une rente ou une plus-value.
11Le travail du domicile tire sa valeur des travaux réalisés généralement par les hommes du ménage. Les compétences techniques ont été acquises avec leurs pères, oncles, frères ou lors d’une expérience professionnelle. Les enquêtés sont principalement issus de familles dont le père était ouvrier du textile à Roubaix, Lille ou Paris et, pour deux d’entre eux, il était artisan dans le secteur du bâtiment. Dans les entretiens, la culture ouvrière valorisant l’« univers du faire » (Groux, Lévy, 1993, p. 185), de la bricole constituée en « travail-à-côté » (Weber, 2001) est explicite et permet de comprendre la circulation des savoir-faire entre l’usine et l’espace domestique.
Ben mon père avait sa boîte, j’étais dans le bâtiment depuis l’âge de … 8 ans ! A 8 ans je montais des radiateurs. Ben oui, y’avait pas le choix, les vacances il fallait bien s’occuper. Voilà j’ai connu que ça. […] J’ai commencé à faire du chauffage pour des amis de la famille et tout. Après on a embrayé sur la pose de cuisines, de salles de bains… Oui. J’ai appris avec mon père. J’crois que c’est ce qu’il y a de mieux, l’école n’apprend pas grand-chose, sur le terrain […] Oui et après on a monté notre boîte, moi et mon père, j’avais 17 ans (Sylvain).
12En outre, ces familles ouvrières connaissent un ancrage qui leur permet de mobiliser leurs connaissances locales en vue de récupérer et recycler des matériaux, de réaliser des achats et du stockage de matériaux d’occasion, ou encore d’acheter dans des magasins réservés aux professionnels.
Antonio réalise des achats en gros de 10 à 15 palettes de placo avec ses frères, chacun se sert, chacun achète en gros un type de matériel […] Par exemple sur les trois appartements et terrasse autoconstruits qui composent le hangar de son habitation, il y a 900 mètres carrés de plancher qu’il a payé zéro euros dans le cadre de cet échange de matériaux. C’était son frère qui avait acheté un stock de plancher à une entreprise qui faisait faillite. Lui-même a pu acheter un stock de laine de verre d’une valeur de 60 000 euros à 15 000 euros. (Note de terrain, octobre 2014).
3. Une valeur symbolique
13Réaliser des travaux relève de la nécessité mais également d’une logique qui semble chercher à conforter ou à restaurer la respectabilité sociale de la famille. Lors des entretiens, les difficultés subies sur le marché du travail, le récit de la précarité et de la déqualification de certaines trajectoires professionnelles tranchent avec la fierté du discours technique sur les travaux : on valorise les économies d’énergie d’une chaudière achetée dans un réseau professionnel, les matériaux d’isolation des murs, le type de double ou triple vitrage des fenêtres, l’installation d’un chauffage par le sol, la qualité des finitions comme l’encastrement des raccordements électriques ou bien, du côté de la décoration, l’installation d’une cuisine intégrée, la rénovation de meubles anciens récupérés ou achetés d’occasion dans les braderies et dépôts-ventes. « L’investissement en travail dans la sphère domestique » (Verret, 1979, p. 165) produit donc des gratifications en propre : être autonome, organiser les choses à sa manière, accumuler les bénéfices de son travail. En somme, le marché immobilier permettrait de mobiliser un savoir-faire ouvrier que le marché du travail n’utilise plus. Cette valeur symbolique est d’autant plus importante que l’agglomération lilloise a vu la disparition progressive, à partir des années 1960, des industries de main-d’œuvre du secteur textile et connaît, depuis, un taux de chômage (12,2 % dans l’arrondissement de Lille en 2013) et un taux de pauvreté parmi les plus élevés de France6. On a pu observer dans quelle mesure les activités manuelles et techniques permettent de résister au déclassement ou à l’appauvrissement en tirant des revenus de subsistance par le travail informel ou par des tentatives de création d’activité indépendante (Collectif Rosa Bonheur, 2016).
14Pour autant, rappelons que le travail du domicile n’est pas réservé aux seuls propriétaires. L’investissement matériel et symbolique dans le logement constitue une manière d’habiter partagée par les milieux populaires, y compris lorsqu’ils sont locataires. Le bricolage et l’appropriation des pièces et balcons des appartements des grands ensembles HLM sont fréquents (La Mache, 2003). Dans un contexte de rénovation urbaine, les logements neufs proposant une cuisine ouverte suscitent un rejet de la part de la majorité des habitants qui engagent des travaux d’aménagement pour cloisonner en partie cet espace, tandis que d’autres y voient un « attribut symbolique de leur petite promotion sociale » (Gilbert, 2016). Enfin, les locataires de logements dégradés privés sont conduits, face à l’immobilité de leur propriétaire, à faire des travaux par eux-mêmes (Dietrich-Ragon, 2011) tandis que les occupants de squats peuvent se mobiliser dans la réhabilitation et l’embellissement de leur lieu d’habitation dans le but d’éviter la stigmatisation (Bouillon, 2009 ; Dietrich-Ragon, 2013).
II. Le travail du domicile des femmes : entre euphémisation et stratégies
1. Un travail « en creux »
15Le travail du domicile est généralement rendu possible par une répartition sexuée des tâches au sein des couples. L’ampleur et la durée des travaux, qui durent des mois, voire des années, tendent à susciter une forme d’orientation à la tâche des hommes et des femmes, les femmes se spécialisant dans la gestion du ménage, des courses, des repas et des enfants. Mais, à y regarder de plus près, les rôles genrés sont eux-mêmes modifiés par l’absence d’activité professionnelle salariée de certains enquêtés. Sylvain par exemple, autoentrepreneur au chômage, trouve peu d’activités de rénovation chez des particuliers, et occupe son temps par les travaux de rénovation de sa propre maison. Mais ce faisant, il s’occupe de ses cinq enfants le matin, à midi pour le repas et va les chercher à l’école en milieu d’après-midi. C’est sa conjointe, ouvrière dans un entrepôt logistique, en travail posté de 5 h 00 du matin à 13 h 00, qui prend le relais l’après-midi et le soir. Inversement, le travail technique des femmes est largement euphémisé, du moins dans un premier temps de l’entretien. Les femmes interviewées présentent leur contribution en creux, dans les interstices de ce que font les hommes de manière prioritaire : la plomberie, l’électricité, le montage des murs et des cloisons, la pose d’une chaudière ou d’une cuisine. À l’inverse, les travaux de peinture sont ceux auxquels les femmes participent le plus volontiers. Trois d’entre elles disent aussi avoir appris, au même titre que leur conjoint ou frère, à poncer, à poser du carrelage ou poser des murs de Placoplatre. Lors d’un entretien, la femme d’Antonio continue de peindre la rambarde métallique de la terrasse, alors que l’échange se réalise principalement avec son mari, lequel raconte prioritairement ses propres réalisations.
16Une autre dimension souvent occultée du travail du domicile est celle de la conception et de la maîtrise d’ouvrage. Après avoir longuement raconté les étapes des travaux réalisés par ses frères, Nadra, employée d’une collectivité locale, finit, à force de questions, par préciser son rôle : c’est elle qui constitue les dossiers de demande de subvention, dessine les plans, choisit et porte les matériaux et pense l’organisation de l’extension. Alors que la fonction de promoteur ou de chef de chantier est valorisée dans le cadre d’une activité professionnelle, les mêmes fonctions se trouvent ici, et dans plusieurs entretiens, gommées ou réduites à un second rôle lorsqu’elles sont réalisées sur son propre domicile et par les femmes. Nadra se sent redevable du temps passé dans les travaux par les hommes de la parenté, ce qui explique sans doute cette euphémisation.
17Enfin, dans les couples dont le conjoint ne peut pas réaliser les travaux de rénovation, du fait de son incompétence, de l’âge ou d’un handicap, les femmes retrouvent un rôle, plus explicitement assumé : elles sollicitent la réalisation de travaux auprès de proches, mais aussi auprès de professionnels. Une observation du guichet habitat de la Ville de Roubaix réalisée par Yoan Miot en 20137 avait révélé la place des femmes des milieux populaires, immigrés ou non, dans le travail administratif de demande de subvention de travaux à l’Anah ou dans le cadre d’une Opah-Ru. Les femmes se trouvent, plus fréquemment que les hommes, en situation de passer des appels téléphoniques pour prendre des rendez-vous obtenir des devis, suivre un projet.
2. La recherche d’une forme de respectabilité
18Si les travaux dans le logement ne sont pas l’apanage des hommes, ils jouent aussi un rôle dans la trajectoire sociale des femmes. Nous savons que l’accession à la propriété des classes populaires tend à avoir des effets d’accroissement des inégalités entre hommes et femmes. L’accession à la propriété dans le périurbain tend à éloigner géographiquement des conjointes du marché du travail et certaines d’entre elles, ne disposant pas de véhicule, ne sont employables que dans des emplois déqualifiés de femme de ménage ou d’assistante maternelle (Lambert, 2015). En revanche, pour les femmes qui font face à des ruptures conjugales et ont eu les moyens financiers d’acheter, l’accession à une propriété qui sera ensuite auto-réhabilitée pose les jalons de leur autonomie. La valeur symbolique qu’octroient les travaux et le statut de propriétaire peut s’acquérir au moment d’une rupture conjugale, et singulièrement pour les femmes devenues chef d’une famille monoparentale. Un intérieur confortable, un chez soi décoré à son image qui permet de recevoir, donnent une respectabilité aux femmes qui ont « une idée très claire de ce qu’elles ne veulent pas être » (Skeggs, 2014, p. 162) et cherchent à contourner les stigmates sociaux de la classe et du genre8. Trois femmes enquêtées, âgées de 35 à 50 ans, viennent d’acquérir une maison après leur divorce ou jouent des transformations du logement pour adapter celle-ci à la recomposition familiale. Nadra conclut l’entretien d’un « c’est dur d’être une femme libre » qui résume la fatigue de la garde principale de ses deux enfants depuis dix ans et des deux années de travaux réalisés avec ses frères et amis dans la petite maison dégradée qu’elle achète seule à un bailleur social. Après les travaux, qui consistent en une rénovation complète et une extension de la maison, Nadra s’occupe de la décoration, moderne, aux couleurs claires, mêlant des meubles anciens rénovés à l’image des intérieurs médiatisés par les magazines. Elle retrouve surtout une respectabilité que sa parenté d’origine algérienne cherche explicitement à maintenir suite à son divorce. Cadette d’une famille kabyle de dix enfants, Nadra fait le récit de la liberté gagnée vis-à-vis des traditions algériennes qui organisent la place des femmes dans la parenté, mais aussi vis-à-vis de la domination qu’exerçait sur elle son ex-mari. Elle a été élevée dans une famille ouvrière de l’industrie textile, où l’accession à la propriété est une norme partagée par toute la fratrie. Nadra a acheté sa première maison à 20 ans, dès son embauche en tant qu’employée dans une collectivité locale. Cette première accession à la propriété, puis une deuxième avec son mari, serviront d’épargne réinvestie pour sortir du logement social qu’elle occupera suite à sa séparation. L’aide matérielle et financière de la fratrie sera décisive pour retrouver le statut de propriétaire malgré ses faibles revenus (1 480 euros par mois).
19Pour Carmen, c’est aussi le maintien du statut de propriétaire et du confort que cherche à préserver sa famille d’origine portugaise dont le père et le frère sont des professionnels du bâtiment. Employée d’une entreprise, mère de trois enfants, elle déménage de Villeneuve d’Ascq suite à son divorce, pour vivre dans un appartement en location. Elle se tourne vers Roubaix, qui est sa ville natale où réside la majeure partie de sa parenté, pour acheter une maison dégradée qui sera entièrement réhabilitée par son père, son frère, son oncle et un ami. L’aide est aussi financière (don de ses parents) et matérielle (hébergement pendant plusieurs mois chez ses parents), et complète les subventions publiques de l’Anah qui financent une partie des travaux.
20Enfin, pour Annie, la grande maison située dans un quartier populaire de Lille est le support à la fois des recompositions familiales successives et de la production de petits revenus locatifs. Née à Paris, Annie se souvient des déménagements fréquents de sa mère, du « taudis » dans lequel vivait son grand-père et de sa volonté d’être indépendante très jeune, à 17 ans, qui la conduit à : « avoir une maison, un logement à moi ». Dès sa première embauche, elle s’engage dans le rachat à son propriétaire de l’appartement, au loyer bloqué par la loi de 1948, qu’elle occupe :
À l’époque j’ai emprunté 90 000 francs sur une période longue, j’ai remboursé le double. Les travaux je les ai faits par moi-même. J’ai cassé un mur, créé une salle de bains, une cuisine.
21Malgré la naissance de sa première fille Natacha, le couple se sépare et Annie décide de s’installer à Lille où elle obtient une mutation et un logement HLM. Avec son nouveau compagnon, elle entreprend, durant une quinzaine d’années de travaux (« tous les étés et les week-ends »), la transformation d’une grande maison dégradée à Lille achetée 72 000 euros en 1998. Cet ancien commerce, qui comportait une grande parcelle et un ancien atelier à l’arrière, est aujourd’hui le logement principal du couple et de leur fille Sandra, l’aînée, Natacha, ayant quitté le domicile. Annie, employée dans une collectivité locale, vit donc dans un logement de 70 mètres carrés, en rez-de-chaussée, dont deux chambres sont aveugles car elle a divisé la partie historique de la maison de commerce, en front de rue, en deux appartements meublés de deux pièces pour la location. Pour Annie, les travaux dans sa maison et la mise en location sont avant tout le support du fonctionnement en maisonnée de sa famille recomposée et atypique :
J’ai toujours été proche des pères de mes enfants. David, le père de ma première fille Natacha, est venu habiter le Nord pour ne pas se trouver éloigné de sa fille.
22David étant au chômage, Annie l’héberge gratuitement dans le grenier de la maison, alors qu’elle vit avec Marc et leur bébé Sandra. Elle aménage l’espace pour lui en faire un appartement qu’il loue près de dix ans.
On lui a prêté une chambre à notre étage à nous, on a dû mettre le bébé dans notre chambre, et Natacha à côté, la fille de moi et David. On a fait installer l’isolation par quelqu’un, changé les velux, construit un velux, dans une pièce on a fait une salle de bains et dans une autre la cuisine, plus une grande pièce, on a fait comme il voulait. David était content. Et puis on lui a fait un loyer d’amis, sans charges. Il est resté jusqu’à ce que Natacha ait 17 ans, donc pendant huit ou neuf ans. Il est parti parce que Natacha ça lui a posé des problèmes, à l’adolescence, papa en haut, maman en bas, ça devenait compliqué, elle comprenait plus rien. Il est parti y’a six ans. Depuis, on loue.
23Six mois après l’entretien de février 2014, l’appartement du grenier sert une nouvelle étape conjugale : Annie vit sous les combles suite à sa séparation d’avec Marc.
III. Le travail du domicile, une dimension masculine du care ?
1. Des solidarités intergénérationnelles
24La prise en charge des tâches du care au sein de la parenté, c’est-à-dire du souci d’autrui sur le plan matériel et émotionnel, mobilise principalement les femmes de classes populaires (Molinier, 2013 ; Avril, 2014). La professionnalisation de ce travail s’est faite autour des tâches, réputées féminines, du travail ménager et relationnel et a créé des emplois d’aides à domicile ou d’assistantes maternelles généralement occupés par des femmes des milieux populaires. Pour autant, les hommes participent aussi à une certaine forme de travail du care, celle qui consiste à faire pour autrui, lorsqu’il s’agit de réaliser l’entretien du logement, du bricolage, du jardinage, voire de gros travaux. Loïc Trabut montre par exemple que ce domaine est d’autant plus pris en charge par la famille que les travaux ne sont pas considérés comme un besoin vital et ne font pas l’objet de financements publics dans le cadre de la dépendance des personnes âgées (Trabut, 2014).
25Dans notre enquête, le travail du domicile révèle le rôle particulier des hommes dans les solidarités intergénérationnelles ou au sein de la fratrie. Cette participation peut s’apparenter à une forme du travail du care mais demeure ambivalente : faire pour les autres est relativement ponctuel, cantonné à l’échelle des proches ascendants ou des sœurs, n’implique pas mécaniquement un « souci pour les autres »9, et ne gomme pas les hiérarchies selon le rang dans la fratrie et selon le genre.
26Dans un premier cas, on observe des situations où les frères et pères rénovent des logements pour leur fille ou leur sœur. Ce sont les deux femmes enquêtées d’une quarantaine d’années qui viennent d’accéder à la propriété après leur divorce (Nadra et Carmen). Malgré leurs revenus modestes, l’achat a été rendu possible car leurs parents, frères et amis les ont aidées à trouver un bien dégradé financièrement accessible et à réaliser les travaux. Une partie est financée par les aides de l’Anah attribuées par les municipalités de Lille et Roubaix. Le reste aura été réalisé en autoconstruction par des frères artisans, par des amis qui bricolent au noir et par elles-mêmes. Employées d’une collectivité, ces femmes, seules avec enfants, évitent une forme de déclassement social suite à leur séparation. Qu’elles soient d’origine portugaise (Carmen) ou algérienne (Nadra), ces femmes ont en commun une culture valorisant des structures familiales traditionnelles.
27Dans un deuxième cas, on retrouve des fils qui construisent pour leurs parents. Dans deux familles enquêtées d’origine algérienne, c’est le frère cadet qui participe à la réhabilitation du logement dégradé des parents âgés. Dans l’une des familles, Ali, âgé d’une trentaine d’années, réhabilite la maison familiale de ses parents qui ont près de 80 ans. Le logement, devenu insalubre, fait l’objet de lourds travaux de rénovation complète. Il s’agit de réaménager une chambre, une salle de bains et une cuisine au rez-de-chaussée pour des parents qui ne peuvent plus monter à l’étage. Ces travaux se réalisent « en famille » puisqu’Ali est salarié sur ce chantier par le biais de l’entreprise de bâtiment de son grand frère. Il réhabilite également les étages car il souhaite recohabiter et vivre dans la maison. Dans l’autre famille, Saïd réalise depuis plusieurs années l’autoconstruction d’un immeuble qui sert à la fois à loger sa mère devenue âgée, lui-même dans un autre appartement, et des locataires dans une autre partie de l’immeuble. La parcelle, où est construit l’immeuble en contrepoint de la rue, appartient à son père ouvrier du textile retraité. Elle se situe en continuité de la maison de sa sœur qui vit en front de rue. Saïd travaille avec ses neveux, d’autres membres de la famille ou seul. Dans une famille d’origine cap-verdienne, enfin, c’est Antonio, le fils aîné d’une quarantaine d’années, qui réalise les travaux de réhabilitation du logement de sa mère devenue veuve. Il a commencé dès l’âge de 20 ans et continue à réparer et à rénover le logement de sa mère, âgée de plus de 75 ans.
2. Des stratégies immobilières
28Si le travail du domicile permet à des familles modestes de devenir et rester propriétaires, il peut en outre être le support de stratégies immobilières collectives visant à tirer des revenus locatifs de la rente immobilière. Les divisions de logement se sont multipliées dans l’agglomération et ont généré la densification des anciens quartiers ouvriers. De fait, Roubaix est l’une des villes les plus rentables de France concernant l’investissement locatif (Martin, 2015). Cette période semble rappeler les effets d’un marché immobilier libéralisé qui laisse place, à la fin du xixe siècle à la « tyrannie des propriétaires » (Lévy-Vroelant, 2002) et aux loyers élevés au regard des très faibles rémunérations du travail. La division du logement a, il est vrai, contribué à la spécialisation sociale de nombreux quartiers : les habitants de ces nouveaux logements sont de milieux ouvriers et précaires dans la ville de Roubaix, alors qu’ils sont majoritairement étudiants et jeunes actifs dans les quartiers centraux et populaires de Lille. Les données statistiques disponibles montrent que ces locataires de ces logements issus de la division se distinguent ainsi par leur pauvreté : « Dans cette commune, en 2009, près de deux tiers des locataires du parc privé divisé sont sous le seuil de pauvreté contre 40 % à Lille » (Adu-Cerema, 2012). Ce parc de logements remplit donc bien la fonction d’accueil de ménages à très faibles revenus, et notamment de familles monoparentales ou de grandes familles bloquées dans leur trajectoire résidentielle10. Souvent stigmatisés par les pouvoirs publics concernant la lutte contre l’habitat indigne, nombre de petits propriétaires bailleurs sont pourtant eux-mêmes issus des classes et quartiers populaires de l’agglomération lilloise. Par exemple, la mère d’Antonio reçoit plusieurs centaines d’euros de revenus locatifs complémentaires à la pension de retraite grâce aux trois maisons roubaisiennes que ses fils ont réhabilitées et entretenues pour son compte ces vingt dernières années. Fort de ses compétences et du savoir-faire de la fratrie (les trois frères sont ouvriers ou entrepreneurs du bâtiment), Antonio est même devenu bailleur et promoteur professionnel. Entre 1998 à fin 2004, il a investi dans les logements de quatre rues de l’Est roubaisien. Il a été chef de chantier dans le bâtiment, payé 2 500 euros par mois, jusqu’en 2000. Mais depuis, il dit mieux gagner sa vie en ayant arrêté le salariat. Il est devenu propriétaire bailleur par « effet boule de neige » : en achetant des ruines, en faisant les travaux et en divisant les maisons en appartements. Il a aujourd’hui atteint un patrimoine de plus de deux millions d’euros : « L’immobilier permet ce que le salaire ne m’offrira jamais ».
29Mais cette stratégie immobilière n’a que rarement ce type d’efficacité ou cet objectif. Cherchant à résister au déclassement et à subvenir aux besoins de la famille, ce type de régulations familiales reste limité car dépendant du marché et de la relation bailleur-locataire. Pour Marc et Annie par exemple, qui ont investi pendant des années dans la rénovation et la division de leur maison en un logement principal et deux appartements meublés loués à des étudiants et jeunes actifs, suivant « le tarif Crous » à hauteur de 550 euros toutes charges comprises (eau, chauffage et électricité), l’objectif est avant tout d’assurer le statut de propriétaire d’Annie (« depuis toute petite, je veux toujours avoir un toit à moi, une maison ») et un revenu de complément depuis que Marc est au chômage et dans l’incapacité de reprendre un travail. Hosni, chauffeur de bus d’une cinquantaine d’années, vit à Lille dans un logement social avec sa femme handicapée qui ne peut travailler. Leurs deux fils sont en études ou au chômage : « il n’y a pas de travail » conclut Hosni. Étant le seul adulte de la famille à détenir un emploi stable, il a choisi d’investir son épargne et de s’endetter pour l’achat d’une maison dégradée (100 000 euros en septembre 2014) qu’il rénove entièrement avec l’aide d’un ami artisan qui travaille avec lui, le week-end et certains jours de la semaine. Mais l’investissement semble risqué. La somme empruntée est importante au regard de ses revenus, et la population qu’il recherche pour la location des appartements (des classes moyennes et des professions libérales) semble difficile à trouver du fait d’une situation dans un quartier pauvre et très éloigné des transports en communs. Il refuse de conventionner le loyer (« 350 euros maximum, ce n’est pas possible »). Mais Hosni n’espère pas tirer des revenus à moyen terme de cet investissement qui va nécessiter plusieurs phases de travaux, en partie remboursés par les aides de l’ANAH (pour l’heure déjà 30 000 euros).
C’est plutôt pour avoir quelque chose pour nous plus tard, dans vingt ans, quand on aura tout remboursé.
30Au-delà de la question du travail du care, on retrouve ici la place spécifique des hommes dans la production de stratégies immobilières de la maisonnée ou de la lignée, en l’occurrence, des frères cadets et un frère aîné, qui corrobore les données statistiques sur les rôles des hommes aînés et cadets dans l’entraide familiale11. Cette production collective autour des biens immobiliers fait que ce patrimoine « n’est pas celui d’un individu : c’est celui d’un groupe familial plus ou moins étendu, qui en partage la propriété, l’exploitation et les fruits » (Gollac, 2011, p. 586). Cependant, la précarité professionnelle des deux frères cadets enquêtés interroge le type d’échanges au sein de la parenté. Dans les deux cas, ces fils d’immigrés algériens autoconstruisent pour leurs parents en vue d’une cohabitation (chacun un appartement, chacun un étage). Ils respectent ainsi une tradition algérienne donnant priorité aux fils dans l’occupation de la maison familiale au bled (Bidet, 2015 ; Boumedine, 1994 ; Santelli, 1993), et qui implique le rôle des fils dans la corésidence avec des parents âgés devenus dépendants. Mais on peut suggérer que la participation de ces hommes au travail de solidarité envers les parents renvoie également à leur situation de déclassement social vis-à-vis du reste de la parenté : au chômage, ils sont littéralement employés par leurs frères et parents qui décident, financent, encadrent ou mettent fin aux travaux. Le deuxième entretien avec Saïd, en septembre 2014, confirme cette hypothèse : son père a vendu l’immeuble avant sa mise en location. Ce récit suggère qu’il n’y a sans doute pas de réciprocité parfaite dans ces échanges autour des travaux : la logique de maisonnée supposant que ceux-ci ne sont pas mécaniquement réciproques. En outre, on peut aussi faire l’hypothèse que ces relations ne sont pas exemptes de conflits au sein de la fratrie entre frères et sœurs salariés et plus riches d’une part et les cadets, sans conjointe, ni enfant, ni activité professionnelle formelle d’autre part (Tillard, 2010).
Conclusion
31Malgré les risques de surendettement et le coût croissant de l’accession qui ont réduit l’accès à la propriété des milieux ouvriers et employés, la propriété fait toujours l’objet d’une intense mobilisation des familles de classes populaires vivant dans des espaces urbains désindustrialisés. L’enquête montre qu’être propriétaire d’un domicile est pour elles d’une telle importance que cela nécessite et justifie la mobilisation des hommes et des femmes pour la réalisation de travaux de biens dégradés achetés à bas prix pour leur propre domicile, celui de leurs proches, ou en vue d’en tirer des revenus locatifs. Dans ce contexte, le travail du domicile donne un rôle particulier aux hommes dans la parenté, pratiquant une forme du travail du care lors de la rénovation de logements de parents âgés et de sœurs séparées. Il donne aussi aux femmes, qui développent leurs compétences en ce domaine, une forme d’autonomie résidentielle, une respectabilité restaurée après une rupture conjugale. Pour autant, le travail du domicile ne renverse pas les divisions sexuées dans la parenté. Avant toutes choses, il semble être un support qui limite le déclassement, entretient une forme de respectabilité sociale qui retourne les stigmates tantôt du chômage, tantôt de la discrimination raciale, de l’âge ou de la rupture conjugale.
32Ces résultats mettent à l’épreuve l’esprit des réformes étatiques qui déplacent progressivement les mécanismes d’assurance sociale du public vers le privé par la promotion de la propriété du logement, de l’auto-entreprenariat ou des assurances privées (Abdelnour et Lambert, 2014). Reposant concrètement sur des qualifications techniques, la proximité géographique et l’entraide de l’entourage, le travail du domicile ne semble pas constituer un modèle de protection sociale viable, mais davantage un support nécessaire de liens économiques et moraux que mettent en œuvre les hommes et les femmes des familles populaires.
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Notes de bas de page
1 En 2002, d’après l’enquête Logement de l’Insee, lorsque le chef de ménage est un homme, les travaux effectués dans l’année sont majoritairement réalisés par un membre de l’entourage dans les ménages ouvriers (64 %), professions intermédiaires (60,5 %) ou employés (56,3 %) alors que les ménages cadres (43,5 %) font plus souvent appel à des professionnels (Gollac, 2011).
2 Le parc de logements de l’agglomération de Lille est ancien (50 % est antérieur à 1948), majoritairement composé de maisons individuelles (68 % de logements individuels) et dont une bonne partie (50 %) appartient à des propriétaires occupants (source : Métropole européenne de Lille, 2009.)
3 Pour une analyse des transformations économiques, urbaines et sociales de l’agglomération de Lille, voir Collectif Degeyter, Sociologie de Lille, La Découverte, Paris, 2017.
4 Les prénoms des enquêtés ont été modifiés.
5 La Voix du Nord, « Roubaix, ville la plus rentable de France pour les investissements immobiliers », 18 mai 2015.
6 Si Roubaix occupe la première place du classement des 100 grandes villes françaises où le taux de pauvreté est le plus élevé avec un taux de 45 %, Lille et Tourcoing, avec 25 %, se situent aussi dans le peloton de tête, bien au-dessus du taux moyen en France (14,3 %). Taux calculé en 2011 avec un seuil de 60 % du niveau de vie médian.
7 Dans le cadre d’un post-doctorat (ANR PORQUE 2012-2015/Collectif Rosa Bonheur), Yoan Miot a réalisé quinze journées d’observation en juin-juillet 2013 au guichet d’attribution des subventions à l’amélioration de l’habitat de la Ville de Roubaix (Miot, 2015).
8 « Trying not to be working class : tel est le socle de la quête de respectabilité de ces femmes, le principe qui règle nombre de leurs pratiques (leurs pratiques corporelles, leurs manières de décorer leur maison, de s’occuper de leurs enfants, de parler) » (Cartier, 2012, p. 16).
9 Marie Cartier reprenant les deux formes de caring distinguées par Beverley Skeggs explique : « Ce style de personnalité repose sur la confusion entre deux dimensions bien distinctes du care : caring about qui implique des dispositions fonctionnant à un niveau personnel et une relation entre carer et cared for et caring for qui renvoie aux pratiques concrètes du care impliquant des tâches comme le nettoyage, la cuisine » (Cartier, 2012, p. 9).
10 S’il ne nous a pas été possible d’interroger la relation entre ces propriétaires bailleurs populaires et leurs locataires, elle fera l’objet d’une enquête ultérieure.
11 En 1997, 41,7 % des fils cadets ont fait des travaux d’aménagement, de bricolage ou de jardinage pour un membre de leur parenté dans les douze derniers mois, contre 39,5 % des fils aînés (d’après l’exploitation du volet « Réseaux de parenté et entraide » de l’EPCV de l’Insee par Sybille Gollac, 2011).
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