Chapitre 9
La gestion du budget un pouvoir paradoxal pour des femmes de classes populaires
p. 193-212
Texte intégral
I. Des femmes au foyer surreprésentées dans une enquête sur l’économie domestique des classes populaires
1L’enquête, consacrée aux logiques économiques populaires dont est tiré ce chapitre, a été conduite de 2006 à 2010 dans un quartier « populaire » – fait de grands ensembles construits dans les années 1960 et 1970 et de petites zones d’habitats pavillonnaires – d’environ 22 000 habitants1 (voir encadré 1). La plupart des personnes enquêtées étaient des femmes et, qui plus est, des femmes appartenant à un ménage fonctionnant selon le modèle du breadwinner : l’homme travaille et la femme s’occupe des enfants et de l’administration du foyer (Potucheck, 1997). En effet, aucune des femmes en couple enquêtées ne travaillait à temps plein (leur éventuel salaire constituait à ce titre ce que les économistes appellent un « salaire d’appoint »). En outre, du fait de la répartition des tâches au sein du foyer, elles paraissaient définies par leur rôle d’épouses et de mères, cantonnées dans l’espace domestique, assignées aux tâches invisibles, mais aussi expertes de la consommation ménagère et véritables « reines du foyer » puisqu’elles étaient, à de rares exceptions près, non seulement les uniques gestionnaires mais aussi les véritables décisionnaires de la répartition des revenus et des dépenses au sein du ménage.
Encadré 1. Précisions méthodologiques
L’enquête, réalisée dans le cadre d’une recherche doctorale (Perrin-Heredia, 2010), comportait deux volets : le premier s’intéressait aux structures d’encadrement des budgets domestiques (les banques, les centres sociaux, les associations) qui aident les plus pauvres à « mieux » gérer leur argent, à « mieux » le dépenser, à « mieux » consommer ; le second – sur lequel s’appuie ce chapitre – portait sur les habitants de ce quartier, sur la façon dont ils organisent leur budget et leur consommation, sur la façon dont ils arbitrent leurs différentes dépenses, et dont ils conçoivent l’administration de leur économie domestique. Une double question, simple, sous-tendait cette démarche : comment font des individus démunis économiquement pour s’en sortir au quotidien et comment expliquer que certains s’en sortent apparemment mieux que d’autres ? À l’instar d’autres travaux, l’objectif était de pouvoir rendre compte des pratiques ordinaires de comptabilité et de gestion en milieux populaires (Laé et Murard, 1985 ; Weber, 2001 ; Cottereau et Marzok, 2012) et de leur encadrement institutionnel (Dubois, 1999 ; Siblot, 2003 ; Wacquant, 2004 ; Chelle, 2012), mais aussi, dans le prolongement des travaux de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 2000b), de proposer de nouveaux outils conceptuels, moins socialement situés, pour penser le fonctionnement de ces économies domestiques. Le but était aussi d’expliciter et de se donner les moyens d’analyser les logiques qui guident la répartition des ressources et des dépenses des plus pauvres, c’est-à-dire celles des conditions de leur survie (que les économistes appellent communément, un peu platement pourrait-on dire, « rationalité économique ») en investiguant empiriquement sur l’existence d’une rationalité économique de classe ; l’idée étant que sa manifestation pratique témoignerait, en retour, d’une appartenance de classe (Perrin-Heredia, 2010)a.
L’une des hypothèses centrales consistait à considérer que les pratiques économiques (de gestion et de consommation) ne pouvaient se comprendre qu’à la condition de les « réencastrer », pour reprendre l’expression de Polanyi (Polanyi, 1983), dans un espace local, politique, économique et social. Pour être en mesure de situer les habitants rencontrés dans un tel espace, il semblait nécessaire, en s’inspirant des perspectives offertes par l’ethnographie économique (Dufy et Weber, 2007) de circuler au sein du quartier via des réseaux d’interconnaissance (en l'occurrence la Maison de quartier, le Parti communiste, la mosquée, le Secours catholique, etc.), incontestablement spécifiques mais, de ce fait même, porteurs de sens pour saisir des pratiques économiques alors pensées comme un ensemble signifiant de pratiques sociales (Zelizer, 2005)b.
Parmi les enquêtés rencontrés, ceux qui ont finalement constitué le cœur de l’analyse ont certaines propriétés en commun : ils appartenaient tous à un ménage dont le « chef » est un ouvrier ou un petit employé des services, ils avaient tous un niveau de vie qui les situaient parmi les 20 % des Français les plus pauvres (et, pour la plupart, à la limite du seuil de pauvreté), ils ne payaient pas d’impôts sur le revenu et étaient tous locataires d’un appartement HLM du quartier. Ce paramètre s’est avéré crucial car il a permis de contrôler une variable-clé de la structure des budgets, à savoir les dépenses liées au logement. Les variations du montant du loyer, des charges, de l’aide personnalisée au logement, de l’assurance ou de la taxe d’habitation n’étaient alors plus liées qu’au niveau de revenu et à la structure de la famille. Sans cette précaution méthodologique, les disparités (parfois très importantes) que peut générer ce poste budgétaire auraient occulté les différences plus subtiles qui permettent d’expliquer que, dans des conditions d’existence apparemment similaires, certains s’en sortent visiblement mieux que d’autres.
a. Cette dernière hypothèse peut se penser comme un prolongement de celle formulée par Maurice Halbwachs il y a plus d’un siècle puisque, selon lui, la structure des budgets traduirait, mieux que le niveau de revenu, l’appartenance de classe des individus (Halbwachs, 1912).
b. Empiriquement, cela a supposé de retracer l’histoire du quartier, de sa construction, les évolutions de sa morphologie sociale, des relations avec la ville-centre, de son « image », tout autant que les différentes politiques de peuplement mises en œuvre par les trois bailleurs locaux (public et privés), l’offre commerciale et de services publics, le réseau de transport, etc. (Perrin-Heredia, 2010).
2Le fait que l’organisation domestique des ménages enquêtés les rattache au modèle du breadwinner ne doit pas conduire à conclure, par trop hâtivement, que les familles des classes populaires fonctionnent encore (et toujours) selon les règles d’un modèle suranné2.
3Il faut en effet rappeler qu’à l’origine de cette recherche, l’objectif était de montrer ce que les catégories utilisées pour penser la gestion du budget domestique avaient de socialement situé. En cela, parce qu’il s’agissait de saisir l’économie domestique autrement qu’à travers le regard aussi bien des institutions publiques et privées que de la science économique et de la statistique, autrement aussi que sous l’angle du manque (Grignon et Passeron, 1989), l’attention s’est davantage portée sur la façon dont les individus pouvaient constituer des « fronts de parenté » (Levi, 1989) au-delà du strict cadre du ménage (Weber, Gojard et Gramain, 2003) plutôt que sur les tensions au sein du groupe domestique ; sur les rapports de classe auxquels sont confrontées leurs organisations domestiques plutôt que sur les rapports de genre qui les structurent. Ce positionnement théorique a eu indéniablement des effets sur le protocole d’enquête : il n’était, dans ce cadre, pas nécessaire de rencontrer à tout prix les deux conjoints, ni autant d’hommes que de femmes alors que ce préalable aurait probablement été indispensable si l’enquête avait porté sur les rapports de pouvoir au sein du couple.
4Par ailleurs, ce protocole d’enquête n’était pas neutre de point de vue du genre. La « surreprésentation » de femmes parmi les enquêtés s’explique en effet aussi par le sexe de l’enquêteur, certaines entrées de terrains l’ayant été parce que l’enquêteur était une femme. Ainsi, le directeur de la Maison de quartier aussi bien que la responsable du Secours catholique m’ont proposé, pour rencontrer des habitants du quartier, de participer à des cours de cuisine et non à des cours de bricolage ou de mécanique. Et ces entrées ouvraient sur des univers fréquentés presque exclusivement par des femmes. De même, l’accès à la mosquée du quartier, rendu possible grâce au concours d’une femme qui m’a accordé sa confiance (entre autres parce que j’étais moi-même une femme), ne permettait de ne rencontrer que des femmes fréquentant ce lieu aux horaires réservés. À cela s’ajoute le fait que la méthode d’enquête elle-même (entretiens intensifs et répétés) a produit, presque mécaniquement, une sélection des enquêtés : pour se prêter au jeu des entretiens, il fallait non seulement se retrouver dans ces univers de sociabilité, mais aussi avoir du temps à consacrer à une enquête de longue haleine. Ainsi, les effets imbriqués du genre de l’enquêtrice, de la circulation dans l’enquête et du dispositif d’enquête permettent de comprendre l’existence d’une telle surreprésentation de femmes parmi les enquêtés et, qui plus est, de femmes sans activité professionnelle. Il va de soi que les analyses qui suivent découlent des spécificités de ces femmes enquêtées mais elles ne sont pas moins utiles pour démêler des processus et interroger certaines catégories de pensée.
5Si ces considérations méthodologiques expliquent en partie le fait que la plupart des femmes rencontrées aient un si grand nombre de caractéristiques en commun, qu’elles ne travaillent pas ou peu et qu’elles correspondent si bien à ce modèle des « reines du foyer », elles ne suffisent pas pour autant à expliquer cette prégnance féminine dans l’enquête d’autant que certaines entrées de terrain permettaient malgré tout d’accéder à des hommes (le Parti communiste ou l’association de lutte contre les expulsions locatives par exemple). Dans ces cas, une fois le premier contact établi et le sujet de l’enquête explicité (la gestion des finances de la famille)3, ces hommes m’ont presque tous renvoyée vers leur femme (« ma femme saura vous dire »). Ce retrait de l’enquête peut toujours s’interpréter comme une tactique d’évitement. Néanmoins, les conjointes interrogées par la suite, non seulement ne se défaussaient pas ni ne reniaient ce champ de compétences, mais prouvaient concrètement leur expertise. Ce résultat auprès des habitants du quartier s’est trouvé conforté par ailleurs par les observations menées au sein des institutions d’encadrement des budgets domestiques : très rares étaient les hommes (non célibataires) présents lors du rendez-vous préliminaire à l’ouverture d’une procédure de surendettement4.
6En outre, mes observations sur l’organisation de l’économie domestique de certaines fractions des classes populaires se rapprochaient d’analyses, françaises ou anglo-saxonnes, menées tout au long du xxe siècle sur la gestion du budget des ouvriers. Ainsi, les travaux de Maurice Halbwachs (Halbwachs, 1912) ou de Paul-Henry Chombart de Lauwe (Chombart de Lauwe, 1956) font écho à ceux de Richard Hoggart (Hoggart, 1970) ou de Viviana A. Zelizer qui, dans sa recension des études anglo-américaines sur les budgets domestiques de la classe ouvrière, constatait pareillement l’entière mainmise des femmes sur les comptes du ménage (Zelizer, 2005)5. Plus récemment (dans les années 1980), Olivier Schwartz aussi relevait que « la majorité des familles ouvrières du bassin minier se montre fidèle à cette classique répartition des tâches : l’homme “remet sa paie” à la femme et lui laisse le soin de gérer le budget familial » (Schwartz, 1990, p. 28)6 ; ce qu’au début du xxie siècle Yasmine Siblot a complété en insistant « sur la socialisation différenciée des hommes et des femmes aux tâches administratives dans la sphère domestique et sur le partage genré de ces tâches au sein des ménages » d’ouvriers et d’employés (Siblot, 2006). L’enquête Emploi du temps 2009-2010 de l’Insee confirme enfin l’actualité de cette tendance puisque, bien que seule une petite minorité d’individus appartenant à un ménage dont le chef est ouvrier ou employé déclare s’occuper de la gestion du ménage et des papiers, les femmes s’y attèlent visiblement bien plus souvent que les hommes (respectivement 15 % contre 9 %)7. Sans pour autant renoncer à historiciser les rapports de genre8, ces différents éléments suggèrent que la gestion du ménage et des papiers continue, dans cette « classe de conditions d’existence » (Bourdieu, 1980, p. 100), d’être avant tout une affaire de femmes9.
7Si l’enquête ethnographique, telle qu’elle a été conçue et menée, ne permet pas de saisir les pratiques et les représentations masculines en matière d’économie domestique ni, véritablement, les rapports de pouvoir entre sexes autour des questions d’argent en général, elle peut néanmoins donner des pistes pour expliquer que des femmes des milieux populaires, pour la plupart sans emploi et donc sans revenu, visiblement cantonnées dans la sphère domestique, assignées aux tâches invisibles et ainsi apparemment toujours soumises à l’économie du patriarcat (Delphy, 1998) puissent, dans le même temps, se prévaloir de l’entière maîtrise de l’argent domestique (uniques gestionnaires et principales décisionnaires du budget familial). Comment et sous quelles conditions des femmes dépendantes financièrement de leur conjoint peuvent exercer sur ces derniers cette sorte de domination paradoxale – ce pouvoir ambivalent et a priori improbable – qui les conduit à décider, souvent pour eux et parfois à leur place, de l’administration des revenus de leur travail ?
8Parmi l’ensemble des enquêtés, les femmes rencontrées via la mosquée du quartier sont particulièrement intéressantes pour l’analyse (et sont pour cette raison au centre de la démonstration). En effet, outre des caractéristiques communes aux autres femmes enquêtées (membres des classes populaires et pour la plupart sans emploi) s’ajoute le fait qu’elles sont musulmanes et filles de parents originaires du Maghreb : leur position structurelle tout comme les stéréotypes de classe, de genre ou d’origine ethnique qui leur sont associés conduisent à les percevoir comme immanquablement dominées dans la sphère domestique. Elles peuvent néanmoins, elles aussi, se prévaloir d’une certaine autorité en matière d’économie domestique.
9Revenir sur le contenu de ce pouvoir domestique (maîtrise des moyens de paiement, des dépenses et des décisions budgétaires, maîtrise de l’information, expertise et quasi-professionnalisation des activités de gestion et de consommation) et ce qui le fonde (socialisation économique genrée) mais aussi sur sa portée, en l’occurrence limitée (les budgets dont il est question sont très faibles) amène à relativiser ce pouvoir dévolu aux femmes tout en rappelant la nécessité de le penser comme articulé à d’autres formes de domination. Il s’agit là, probablement, de la seule échappatoire pour décider si ce pouvoir domestique, au sens étymologique du terme – c’est-à-dire comme pouvoir sur les choses de la domus –, est l’une des manifestations d’un pouvoir de domestique ou d’un pouvoir de domestication.
II. La maîtrise de l’argent domestique : des femmes « cheffes de ménage » ?
10Mariée à un conducteur d’engin, Malika10 a 32 ans et est mère de deux enfants. Auxiliaire puéricultrice, elle est en congé parental depuis deux ans et s’occupe de ses enfants, de l’entretien du foyer (courses, ménage, préparation des repas, etc.) et de l’administration des finances du ménage. Sur ce dernier point, la façon dont, au sein de cette famille, est organisée l’économie domestique (gestion des ressources, répartition des dépenses, décision en matière d’arbitrage budgétaire) se rapproche de celle de la plupart des autres familles que j’ai rencontrées : Malika gère non seulement le budget domestique mais décide seule de la plupart des achats. À l’instar des autres femmes enquêtées, elle a la mainmise sur l’argent du ménage et, de ce fait, un certain pouvoir au sein du couple (celui d’arbitrer, de décider, de trancher en matière de dépenses).
1. La maîtrise des moyens de paiement
11Malika et son mari, Fouad, ne fonctionnent qu’avec un compte11 – joint en l’occurrence – sur lequel Malika déclare avoir la souveraine maîtrise. Cette allégation se trouve confortée par des éléments techniques de gestion et de contrôle des comptes (ce qui n’exclut toutefois pas l’existence de stratégies de dissimulation de la part de Fouad mais les réduit à leur portion congrue). En effet, l’intégralité du salaire de Fouad (1 450 euros mensuels)12 est versée automatiquement sur le compte que gère et surveille Malika. Elle recense scrupuleusement chacun des mouvements bancaires grâce à un cahier et vérifie ensuite par Internet les éventuels oublis.
12Par ailleurs, la répartition des moyens de paiement tout comme celle des dépenses entre les époux procurent à Malika une emprise indéniable et presque totale sur l’argent de la famille. Le mari de Malika ne détient qu’un seul moyen de paiement (une carte bancaire), tandis que Malika dispose de 100 euros en liquide (qu’elle peut utiliser sur plusieurs mois) et du carnet de chèques familial. Cette distribution qui pourrait sembler, à première vue, défavorable à Malika lui laisse en réalité une bien plus grande latitude financière qu’à son mari. En effet, l’usage de la carte bancaire rend visible, avec parfois une extrême précision, les opérations effectuées : sur le relevé de comptes, bien souvent, le paiement par carte ne fait pas apparaître uniquement le montant de la dépense mais aussi sa nature et/ou le lieu d’achat ; le chèque en revanche, dans les lignes de compte bancaire, reste un mode de paiement relativement discret.
13Cette distribution des moyens de paiement répond néanmoins plus prosaïquement à un impératif de restriction budgétaire :
Avec la carte je serais dépensière comme je sais que je peux prendre pour 1 euro […] pour 2 euros […] pour 3 euros […] j’aurais tendance à acheter […] alors que le chèque ça me freine quand même ! Je sais que pour tant […] par exemple pour 10 euros on peut faire un chèque […] si j’ai besoin que d’un truc je vais pas faire un chèque [donc] , je vais pas acheter […] ou alors j’attendrai [d’avoir besoin d’un autre « truc »] […] alors que la carte je serais tentée ! Ben tiens […] ça coûte 3 euros mais c’est pas grave j’ai la carte.
14Le paiement en chèque est ainsi perçu par Malika comme plus contraignant – il n’est pas possible de faire des chèques en deçà d’un certain montant tandis que certaines enseignes les refusent – et fonctionne comme un outil concret et revendiqué d’autolimitation des dépenses (elle renonce à certains achats du fait même de la contrainte imposée par le moyen de paiement). Elle le considère, en cela, comme un instrument indispensable à la survie économique de la famille qu’elle s’impose plus qu’il ne semble lui être imposé.
2. La maîtrise des dépenses et des décisions
15La distribution des moyens de paiement est aussi à mettre en lien avec la façon dont les deux conjoints se sont répartis les dépenses et relativise davantage encore l’impression initiale. D’après Malika, dans la mesure où elle gère la vie quotidienne du ménage, son mari considère qu’elle est la plus apte à décider de leurs besoins et des sommes à leur allouer. Il lui aurait ainsi délégué intégralement la gestion du budget domestique. Et, de fait, Fouad n’effectue que très peu de dépenses par lui-même (uniquement celles relatives au transport13) et en rend systématiquement compte à son épouse (qui ne manque pas de lui signaler ses éventuels « oublis » qu’elle voit apparaître presque immédiatement sur les relevés de compte qu’elle consulte en ligne). Malika, en revanche, a en charge, explicitement, de répartir l’intégralité des ressources du ménage au fil du mois (et des mois). C’est en effet elle qui réalise l’essentiel des dépenses courantes, en particulier celles relatives à l’alimentation14 ou au fonctionnement du foyer (loyer, électricité, gaz, taxe d’habitation, etc.) sans que son mari, qui ne vérifie jamais les comptes, ne lui demande de justificatifs. C’est également Malika qui effectue les dépenses pour les enfants (habillement, cadeaux, activités de loisirs, etc.) et qui constitue l’épargne du ménage.
16En ce sens, le partage des modes de règlement est indissociable du rôle attribué à chacun des époux en matière de gestion du budget domestique (dont le montant est ici particulièrement faible) et explique que le moyen de paiement le moins flexible (le moins liquide en réalité) soit affecté à la personne devant s’acquitter de la quasi-totalité des dépenses du ménage :
J’ai préféré qu’il prenne la carte parce que lui de toute façon […] il dépense pas en fait […] c’est vraiment pour l’essence donc c’est pour ça que c’était plus pratique pour lui d’avoir la carte et moi je fais les chèques.
17Au quotidien, l’emprise de Malika sur l’argent du ménage est donc incontestable : elle arbitre, orchestre et surveille la gestion du budget. Mais le pouvoir décisionnaire de Malika en matière de dépenses ne se limite pas aux dépenses courantes ou destinées aux enfants, il s’étend aussi aux dépenses exceptionnelles et même aux dépenses personnelles de son mari, tandis qu’elle conserve une relative autonomie pour ce qui est de ses propres dépenses.
18En effet, en ce qui concerne les dépenses exceptionnelles, deux types de biens se distinguent selon leur orientation vers l’extérieur du foyer ou au contraire vers l’intérieur15. Les premiers, comme l’achat d’un ordinateur ou d’une voiture, ont été réalisés de manière concertée par Fouad et Malika, guidés toutefois par le jugement de cette dernière sur son caractère raisonnable ou non dans la mesure où, comme Malika le rappelle, c’est elle qui tient les comptes et donc sait ce qui est de l’ordre du possible ou non alors que son mari lui « ne compte pas ». Les seconds, que l’on pourrait appeler « de confort », semblent avoir été essentiellement impulsés par l’épouse comme tout ce qui a trait à l’ameublement ou à la décoration intérieure16. Dans l’appartement des Labriki, les meubles sont très clairement ceux de Malika, c’est elle qui les a achetés, qui les a choisis (elle dit ainsi « mon » canapé, « ma » commode, etc.) sans que Fouad n’ait eu, semble-t-il, son mot à dire. Parallèlement, pour ce qui est des dépenses propres à chacun des conjoints, Fouad n’entreprend jamais aucun achat sans consulter préalablement Malika (qui le lui autorise ou non en fonction du solde de leur compte). Ainsi, par exemple, son mari lui a demandé s’il pouvait s’acheter un jogging à 80 euros, ce que Malika lui a accordé avec cette précision :
Ben oui vas-y ! C’est bon… le mois-là c’est bon ! Le mois d’après peut-être moins…
19En revanche, lorsque Malika souhaite effectuer une dépense, elle n’estime pas nécessaire d’en informer son mari « puisque c’est [elle] qui gère le truc » et peut même parfois omettre de lui parler de certains achats ou mentir sur leur montant réel, comme à propos de cette lampe, qui trône pourtant dans le salon familial et qu’elle a payée 40 euros :
Oh, la, la ! J’ai menti à mon mari ce jour-là […] [elle rit] je lui ai dit que j’avais acheté la lampe 20 euros […] mais après je lui ai dit [que c’était 40] […] mais bien après.
20L’emprise de Malika sur les finances du ménage est donc à rattacher à sa connaissance des détails de ces finances (au contraire de celle de Fouad, qu’elle considère partielle et superficielle) : l’information est un atout qui pèse lourd dans le processus de décision (Tichenor, 2008). Et, c’est ce savoir, ce capital informationnel17, qui fait de Malika, comme de la plupart des femmes rencontrées, de véritables « cheffes de ménage », détentrices d’un quasi-monopole de gestion et de décision sur les finances du ménage et donc d’un incontestable pouvoir au sein de la domus, que l’on peut qualifier de pouvoir domestique.
3. Des compétences économiques genrées
21Or, l’enquête, tout comme la sociologie des classes populaires, tend à montrer que ce capital, constitué grâce au travail domestique quotidien, est, dans cette classe de conditions d’existence, un capital essentiellement féminin ou – plus exactement – est à relier à une socialisation économique genrée, socle de leur expertise en la matière. Toutes les femmes rencontrées expliquent ainsi avoir appris au côté de leur(s) mère, tante(s), sœur(s) à faire les courses avec un petit budget (en comparant les prix au kilo, en multipliant les lieux d’achat, en planifiant les dépenses), à préparer des repas les moins coûteux possible, à répartir les ressources dans le temps, à jongler avec les échéances, à constituer autant que faire ce peu des « cagnottes », à mettre en place des astuces et des stratégies pour économiser sur tout et pouvoir ainsi espérer « s’en sortir » avec leurs faibles revenus.
22Cet apprentissage précoce et sexuellement différencié leur a conféré de véritables compétences, souvent indispensables à la survie en milieux populaires et dont la plupart des hommes rencontrés semblent démunis (ce qui explique, au moins en partie, la remise de soi dont ils paraissent faire preuve en la matière). Et ces compétences, associées au temps dont ces femmes disposent, contribuent à en faire de quasi-professionnelles de la gestion et de la consommation tout comme à convertir le travail domestique financier qu’elles réalisent, en un travail réellement productif. Avec elles, la polysémie du mot « économie » dans l’expression (tautologique) « économie domestique » prend tout son sens : l’art de la gestion, parce qu’il est aussi un art de la réduction, « produit » des richesses (non pas au sens de la comptabilité nationale mais au regard de ce qu’il permet de consommer en plus). Elles parviennent en effet à transformer le temps (passé à consommer, à compter, à économiser) en argent, en revenu supplémentaire, ce dont une autre enquêtée, Safia, semble avoir parfaitement conscience lorsqu’elle présente ainsi l’enquête à son mari18 :
Tu sais ! Je lui raconte comment je fais pour te faire gagner de l’argent tous les jours ! [rires].
23Davantage qu’une boutade, ces mots expriment le rôle qu’endossent ces femmes au sein de ces familles des classes populaires : leur moneywork (Vogler et Pahl, 1994) est aussi indispensable à la survie de la famille que le salaire masculin19. Ce travail financier et les compétences qu’il requiert soulignent aussi à quel point le capital économique ne peut se réduire au seul niveau de revenu (ou de patrimoine – mais dans ces cas ethnographiques il n’en est pas vraiment question). Ce capital peut en effet difficilement se penser indépendamment des ressources culturelles et sociales qui permettent de le préserver voire de le faire fructifier. Or cette forme spécifique de capital économique semble ici l’apanage des femmes.
24En cela, ces femmes font preuve d’une maîtrise et d’une expertise véritables en matière d’économie domestique, acquises par le biais d’une socialisation économique genrée, entretenues et consolidées au quotidien par la pratique et la constitution d’un capital informationnel. Et, cette maîtrise et cette expertise tout à la fois forgent et assoient leur pouvoir domestique ; ce pouvoir à organiser et à prescrire pour soi et, plus encore, pour les autres, tout ce qui a trait aux choses de la maison. Les activités domestiques de gestion et de décision qu’elles exercent sans concurrent, ou presque, fondent ainsi pour partie leur autorité matérielle et symbolique sur et au sein de la domus tandis que le caractère quasi vital de ces activités légitime de facto leur statut de « cheffe de ménage ».
25Pour autant, ce pouvoir domestique féminin ne doit pas masquer les ressorts, souvent complexes, sur lesquels il s’appuie pour se déployer ou qui justifie de son existence.
III. Un devoir domestique : des femmes « gestionnaires de l’ingérable » ?
26De fait, cette mainmise féminine sur l’argent domestique, si elle est indéniable, apparaît comme une source de pouvoir somme toute relative20 dans la mesure où, au vu des montants en jeu, la capacité d’action qu’il procure non seulement reste faible mais, plus encore, engendre bien des tourments. Dans ces conditions d’existence, gérer le budget domestique relève davantage du devoir que du pouvoir.
1. Un fardeau parfois difficile à porter
27Ce « pouvoir » ne s’exerce en effet que sur un résidu de ressources (ce qu’il reste après avoir payé les dépenses incompressibles)21, sur des montants qui, en pratique, sont donc le plus souvent dérisoires. Plus encore, prendre en charge le fonctionnement de l’économie domestique, dans les conditions d’existence que connaissent ces ménages, est une responsabilité souvent difficile à porter et relève davantage du « fardeau »22. À cet égard, de nombreuses femmes enquêtées (aussi bien au sein des structures d’encadrement des budgets qu’à domicile) en portent le poids – y compris physiquement – et ont exprimé, à l’instar de Christine23, avec des mots et souvent des larmes, les angoisses auxquelles donnait lieu le fait de devoir sans cesse essayer de joindre les deux bouts :
Ça va qu’on s’est fait aider quand même mais y’a des nuits j’ai pas beaucoup dormi ! […] C’est vrai que [long silence elle retient ses larmes] oh ben oui hein ! Je vais pas aller me suicider pour ça ! [Elle rit, les larmes aux yeux].
28Ce pouvoir sur les finances du ménage s’accompagne ainsi d’une responsabilité qui, pour ces ménages des classes populaires, pèse souvent bien lourd : ces femmes doivent (parfois douloureusement) tenir et faire tenir ce budget. Véritables gardiennes de l’argent familial (Tichenor, 1999), elles se retrouvent ainsi en charge non pas tant de le dépenser que de le faire perdurer, rôle d’autant plus ardu à endosser que cet argent, perpétuellement manquant, est particulièrement difficile à conserver.
2. Une socialisation à une position d’exécutante dominée
29En ce sens, la socialisation économique genrée dont « bénéficient » ces femmes leur permet certes d’acquérir des compétences pratiques mais elle participe aussi de la formation de dispositions qui les préparent à assumer ce pouvoir si particulier, associé à tant de devoirs et de tourments.
30La répartition des rôles au sein du foyer (l’homme travaille, la femme gère le budget) tout comme l’acquisition du sens des limites qui borne progressivement leurs goûts et leurs désirs se transmettent ainsi, le plus souvent, de mère en fille, comme l’évoque Malika :
[Ma mère] nous a même expliqué la valeur de l’argent dès le départ. Elle nous disait : « voilà votre père il va travailler c’est pour ramener de l’argent, si je vous achète ça je peux pas vous acheter à manger […] et si je vous achète ça et ben vous allez être obligés de manger que des pâtes pendant […] ». Donc, elle nous faisait vraiment comprendre […] comme les vêtements : « On peut pas ! Pas maintenant ! On va attendre le mois prochain, parce que le mois prochain ça va être moins cher ». Nous on comprenait […] Et ma fille, elle fait pareil […] elle sait très bien […] des fois elle me dit : « Maman c’est cher ça ? ». Je lui dis : « Oui, c’est cher » [elle rit]. […] C’est-à-dire que c’est pas un non catégorique et sans explication derrière, quand je lui refuse quelque chose, je veux qu’elle comprenne pourquoi je lui refuse la chose […] par exemple je lui ai expliqué, quand elle voit Dora24 elle dit : « Maman, Dora ». Je lui dis : « Sagda, dans tous les magasins où on ira y’a Dora tu trouveras partout Dora, tu trouveras des sucettes Dora, tu trouveras un crayon Dora, mais Maman elle peut pas tout acheter ! ». Donc ça elle l’a très bien compris. Mais maintenant elle me dit : « Maman, on regarde c’est tout ! ». Je pense que petit à petit, je lui inculque ma façon de voir aussi.
31Cette socialisation économique, parce qu’elle recoupe pour partie d’autres formes de socialisation genrée, explique, entre autres, que ces femmes se chargent, une fois de plus et presque volontairement, du « sale boulot » (Hughes, 1996) qui consiste à gérer l’ingérable, tâche ingrate et déléguée que leur mère faisait déjà et que leurs filles feront sûrement. À l’inverse, la capacité à se décharger de ces tâches d’intendance – ce qui visiblement, dans ces cas, demeure un privilège masculin – peut être appréhendée comme l’affirmation d’une certaine « hauteur statutaire » (Bourdieu, 1998).
32Cet apprentissage précoce comprend également un apprentissage de la « responsabilité ». Leurs conjoints ne sont en cela pas les seuls à se sentir tenus de subvenir aux besoins de leur famille : les femmes enquêtées considèrent aussi y être obligées du fait de ce rôle de gardiennes de l’argent familial qui leur incombe25. Safia exprime ainsi à quel point elle se sent toujours forcée de se contrôler :
Tu sais des fois t’es un peu fatiguée, tu te dis que cette fois tu t’en fous, tu vas prendre pour tes enfants que ce qu’il y a de mieux mais t’arrives à la caisse, t’as une crise cardiaque ! Donc c’est pas possible parce que sinon t’es toujours à découvert, et ça moi je peux pas !
33La relative autonomie dont ces femmes semblent disposer en matière de dépenses personnelles est alors à (re)lire à travers le cadre (étroit) dans lequel se constituent leurs choix. Les « folies » en matière de dépenses sont rares (elles ne sont que de petites folies) et suggèrent à quel point l’autolimitation des besoins et des envies est inscrite dans les corps (Perrin-Heredia, 2013). Pour Safia comme pour bien d’autres femmes enquêtées, les dépenses personnelles peuvent, dans ces conditions, rapidement se convertir en tabous, en dépenses impensables :
La lingerie, j’achète toujours pendant les soldes, c’est trop cher sinon ! Le soutif il est à 25 euros ! La culotte elle est à 15 euros ! Franchement ! Je peux pas me permettre !
34Cette autocontrainte, permanente et incorporée, fonctionne alors comme une garantie contre les excès budgétaires, comme un véritable garde-fou (ou « garde-folies »). Elle leur interdit tout abus de pouvoir et, d’une certaine manière, prémunit les hommes des risques de spoliation que la mainmise des femmes sur leur salaire pourrait engendrer. Elle peut se lire comme une manifestation de la domination masculine, cette « force symbolique » qui s’exerce, « directement et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique » (Bourdieu, 1998), jusque dans les espaces (apparents) de liberté des femmes26.
3. Pouvoir domestique, pouvoir de domestique(r) ?
35Ces différents éléments suggèrent ainsi que pouvoir domestique et domination masculine sont loin d’être sécants en tout point. De fait, ce pouvoir domestique est-il une manifestation possible d’un pouvoir de domestique – le pouvoir inférieur de celui, ou en l’occurrence de celle, attaché(e) au service d’un homme – ou bien d’un pouvoir de domestiquer, c’est-à-dire le pouvoir de rendre inoffensif et de maintenir sous sa coupe autrui ?
36D’un côté, on peut en effet considérer ce pouvoir domestique comme subsumé sous les relations de domination que les hommes exercent sur les femmes. Si l’on reprend la conception tridimensionnelle du pouvoir proposée par Steven Lukes27, le pouvoir manifeste des femmes en matière d’économie domestique pourrait alors n’être que l’ombre projetée par le pouvoir caché des hommes. La capacité à se soustraire aux angoisses de la gestion de l’ingérable reste en effet, pour paraphraser Jan Pahl, un privilège, réservé aux hommes (Pahl, 1989). Cette mainmise des femmes sur le budget domestique ne serait ainsi que la délégation d’un pouvoir impuissant28. Ce pouvoir manifeste pourrait n’être également qu’un écran masquant le pouvoir latent des hommes, perceptible dans les pratiques, nombreuses, de dissimulation que cultivent les femmes enquêtées. Safia, par exemple, outre le fait qu’elle « fai[t] les poches » de son mari pour se constituer une petite cagnotte personnelle, omet régulièrement de l’informer de ses achats (« bien sûr je l’ai pas dit à mon mari ») et semble craindre, si elle outrepasse ses droits – qu’elle pressent accordés et non dus –, que son époux ne lui retire tout accès direct à son salaire. Ces pratiques laissent ainsi transparaître, en filigrane, la fragilité du pouvoir de décision de ces femmes et l’illusion que peut recéler leur autonomie en matière de finances domestiques.
37De l’autre, on peut envisager le pouvoir domestique de ces femmes comme une manifestation de leur pouvoir effectif. Les pratiques de dissimulation pourraient alors se comprendre comme autant de stratagèmes pour entretenir l’apparence de la domination masculine. C’est en tout cas ce que suggère l’un des entretiens réalisés avec Nesrine29. Alors que lors de notre rencontre précédente (nous étions seules), elle avait répondu à mes questions avec précision, prouvant ainsi qu’elle maîtrisait parfaitement les finances du ménage, elle a opéré un revirement d’attitude complet lors de l’entretien suivant (son mari était dans la cuisine, nous dans le salon) : elle semblait ne plus rien connaître, ne jamais traiter des questions d’argent et, comme pour bien le montrer, elle n’a cessé d’interpeller son mari au travers de la cloison pour qu’il réponde à sa place à mes questions. Cette mise en scène a pris fin dès le départ de son époux (environ 20 minutes plus tard) et ne s’est pas reproduite lors des entretiens suivants (nous étions seules). À nouveau, elle se souvenait de chaque montant et prouvait sans équivoque sa mainmise sur l’argent familial.
38Le travail de préservation des symboles pourrait alors attester de la conscience que ces femmes ont de leur pouvoir et de son caractère subversif du fait de l’inversion des rapports de genre qu’il entraîne30. D’une certaine manière, leur socialisation à la domination masculine les conduirait à en simuler sa permanence et à minorer, ce faisant, le profit (notamment économique) qu’elles peuvent tirer de leurs conjoints. De fait, si elles sont cantonnées dans la sphère domestique, ces femmes sont aussi, par là même, protégées des violences que subissent les travailleurs exploités dans la sphère professionnelle31. Du fait de leur position dans la structure sociale, elles échappent en effet aux humiliations et aux épreuves attachées aux emplois sous-qualifiés, subordonnés et peu gratifiants qu’occupent leurs conjoints tout en conservant une certaine maîtrise de leur temps32. L’exercice du pouvoir domestique serait alors l’une des manifestations de leur pouvoir à domestiquer leur conjoint : en le rendant dépendant de leurs savoirs et savoir-faire, tributaire de leur expertise et de leur maîtrise en matière d’économie domestique, elles parviendraient à se l’attacher et à préempter en somme, le plus durablement possible, ses revenus économiques.
39Le cas de ces femmes musulmanes pratiquantes, nées de parents originaires du Maghreb, inciterait probablement à résoudre le dilemme de la véritable substance de ce pouvoir domestique sans trop d’hésitations ni, ce faisant, sans s’encombrer de trop de subtilités. Safia et Nesrine ont en effet invoqué leur appartenance religieuse et, plus précisément, le port du hijab comme obstacle au fait d’exercer une activité professionnelle, acceptant donc avec une certaine fatalité leur dépendance économique à leur époux. Malika comme Safia se sont longuement attardées sur leurs origines marocaines et les ont spontanément associées à la reproduction des formes traditionnelles de partage des tâches domestiques au sein du couple. Pourtant, ces caractéristiques, qui pourraient conduire si facilement à désigner ces femmes comme invariablement dominées, obscurcissent davantage qu’elles n’éclairent la façon dont, dans ces cas, s’articulent pouvoir domestique et domination masculine et laissent irrésolue la question de savoir si « les armes du faible sont toujours de faibles armes » (Bianco, 1997).
40En revanche, ce que sont socialement ces hommes et ces femmes, du fait de leurs trajectoires personnelles, ne peut être écarté de l’analyse de ces relations de domination. Ainsi, Malika, Safia ou Nesrine, même si elles ne sont pas salariées, sont bien plus diplômées que leurs époux et parfois issues de fractions de classes plus élevées33. Cette relation, structurellement hypogamique, ne disparaît pas dans la relation domestique. Les atouts ou les désavantages (sociaux, culturels, patrimoniaux, etc.) que ces femmes possèdent en propre constituent en cela autant de ressources ou d’entraves pour peser et s’imposer dans le rapport de force conjugal. Dans ces cas ethnographiques, ce sont bien leurs caractéristiques sociales qui, contre toutes les apparences, conduisent à considérer que le pouvoir domestique qu’elles exercent n’est pas qu’un pouvoir délégué (et donc relégué), mais peut également être un pouvoir de gestion et de direction (de manager pourrait-on dire) de l’entreprise domestique dont elles assument alors aussi les responsabilités.
Conclusion
41Ces quelques remarques permettent d’entrevoir l’une des caractéristiques du pouvoir domestique que détiennent les femmes enquêtées du fait de leur mainmise sur l’argent familial : ce pouvoir manifeste, de faible portée mais lourd à porter, est un pouvoir délégué et a priori temporaire. Au contraire du pouvoir économique que détient potentiellement le pourvoyeur de salaire, sa capitalisation ne peut être que symbolique (par l’acquisition de savoirs et de savoir-faire) et ne peut s’effectuer qu’à la condition d’une professionnalisation qui, peu à peu, légitime celui qui exerce le pouvoir domestique, à continuer à l’exercer encore et encore.
42Mais ces remarques rappellent aussi qu’il est particulièrement ardu de déterminer le sens de la domination lorsqu’elle s’exerce de façon rapprochée, dans le cadre de l’intimité (Memmi, 2008). S’il semble vain de chercher à trancher ce qui relève vraisemblablement d’une relation de dépendance réciproque, il s’agit néanmoins d’éviter d’adopter un point de vue sur ces femmes des classes populaires à la fois misérabiliste (ne voir en elles que des femmes condamnées à être dominées) et dominocentré (penser la domination masculine dans les mêmes termes quelles que soient les conditions d’existence dans lesquelles elle s’applique)34 sans être amené pour autant à nier la réalité de leur sujétion. Il paraît en cela heuristique de replacer ce pouvoir domestique dans la structure sociale des relations conjugales (mêlant domination masculine mais aussi économique, sociale et symbolique). Considérer le pouvoir domestique comme imbriqué, emboîté, encastré dans d’autres formes de pouvoirs qui dépassent celles visibles dans la seule sphère domestique35 permet de mieux saisir les ressorts de la domination, multiples, antagoniques ou démultipliants, qui s’exercent sur les conduites – notamment économiques – de ces hommes et ces femmes des classes populaires et la façon dont ils tentent, avec plus ou moins de succès, d’y résister.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Banque de France, 2011, Enquête typologique 2010 sur le surendettement, Paris.
Belleau H., Henchoz C. (dir.), 2008, L’usage de l’argent dans le couple : pratiques et perceptions des comptes amoureux. Perspective internationale, Paris, L’Harmattan, coll. « Questions sociologiques ».
Bessière C., 2003, « Race/classe/genre. Parcours dans l’historiographie américaine des femmes du Sud autour de la guerre de Sécession », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 17, p. 231‑258.
Bianco L., 1997, « Résistance paysanne », Actuel Marx, 22(2), p. 138‑152.
10.3917/amx.022.0137 :Bourdieu, P., 1980, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit.
10.3406/arss.1976.3383 :Bourdieu P., 1998, La domination masculine, Paris, Le Seuil.
10.3917/arss.p1990.84n1.0002 :Bourdieu P., 2000a, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Le Seuil.
Bourdieu P., 2000b, Les structures sociales de l’économie, Paris, Le Seuil.
Chelle É., 2012, Gouverner les pauvres : politiques sociales et administration du mérite, Rennes, Pur.
10.4000/books.pur.70938 :Chombart de Lauwe P.-H., 1956, La vie quotidienne des familles ouvrières : recherches sur les comportements sociaux de consommation, Paris, CNRS Éditions.
Cottereau A., Marzok M. M., 2012, Une famille andalouse : ethnocomptabilité d’une économie invisible, Saint-Denis, Bouchène.
Crenshaw K.W. Bonis O., 2005, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 39, p. 51‑82.
10.3917/cdge.039.0051 :Delphy C., 1998, L’ennemi principal, Paris, Syllepse.
Dubois V., 1999, La vie au guichet : relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica.
Dufy C., Weber F., 2007, L’ethnographie économique, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.dufy.2007.01 :Gilbert P., 2014, Les classes populaires à l’épreuve de la rénovation urbaine. Transformations spatiales et changement social dans une cité HLM, thèse de doctorat de sociologie et d’anthropologie, Université Lumière Lyon 2, Lyon.
Gilbert P., 2017, « Troubles à l’ordre privé », Actes de la recherche en sciences sociales, 215, p. 102‑121.
10.3917/arss.215.0102 :Grignon C., Passeron J.-C., 1989, Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil.
Guérin I., 2003, Femmes et économie solidaire, Paris, La Découverte.
Halbwachs M., 1912, La classe ouvrière et les niveaux de vie : recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines, Paris, F. Alcan.
Herpin N., 1984, « Panier et budget: l’alimentation des ouvriers urbains », Revue française de sociologie, 25(1), p. 20‑48.
10.2307/3321378 :Hoggart R., 1970, La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Éditions de Minuit.
Hughes E. C., 1996, Le regard sociologique : essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS.
Insee, 2010, « Pouvoir d’achat, dépenses « pré-engagées » et revenu « arbitrable ». Pouvoir d’achat et pouvoir d’achat par unité de consommation », Fiche méthodologique, Insee.
Jaunait A., Chauvin S., 2012, « Représenter l’intersection », Revue française de science politique, 62(1), p. 5‑20.
10.3917/rfsp.621.0005 :Kergoat D., 1982, Les ouvrières, Paris, Éditions du Sycomore.
Komter A., 1989, “Hidden power in marriage”, Gender and Society, 3(2), p. 187‑216.
10.1177/089124389003002003 :Laé J.-F., Murard N., 1985, L’argent des pauvres : la vie quotidienne en cité de transit, Paris, Le Seuil.
Lambert A., 2017, « Échapper à l’enfermement domestique », Actes de la recherche en sciences sociales, 215, p. 56‑71.
10.3917/arss.215.0056 :Levi G., 1989, Le pouvoir au village : histoire d’un exorciste dans le Piémont du xviie siècle, Paris, Gallimard.
Lukes S., 1974, Power: A Radical View, London, Macmillan.
10.1525/ctx.2007.6.3.59 :Memmi D., 2008, « Mai 68 ou la crise de la domination rapprochée », in D. Damamme, B. Gobille, F. Matonti, B. Pudal, Mai-Juin 68, Paris, Éditions de l’Atelier, p. 35‑46.
Pahl J., 1989, Money and Marriage, London, Macmillan.
10.1007/978-1-349-20268-3 :Perrin-Heredia A., 2010, Logiques économiques et comptes domestiques en milieux populaires. Ethnographie économique d’une « zone urbaine sensible, thèse de doctorat en sciences sociales, Université Reims Champagne-Ardenne, Reims.
Perrin-Heredia A., 2013, « Le “choix” en économie », Actes de la recherche en sciences sociales, 199, p. 46‑67.
Polanyi K., 1983, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard.
Ponthieux S., 2015, « Partage des revenus et du pouvoir de décision dans les couples : un panorama européen », Insee Références, p. 87‑103.
Potucheck J.-L., 1997, Who Supports the Family? Gender and Breadwinning in Dual-Earner Marriages, Redwood City, Stanford University Press.
10.1515/9781503620452 :Schwartz O., 1990, Le monde privé des ouvriers : hommes et femmes du Nord, Paris, Puf.
10.3917/puf.schwa.2012.01 :Scott J., 1988, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, 37(1), p. 125‑153.
10.3406/grif.1988.1759 :Siblot Y., 2003, Paperasse, guichets et modernisation de l’accueil. Les rapports pratiques entre classes populaires et administrations, thèse de doctorat de sociologie, EHESS, Paris.
Siblot Y., 2006, « “Je suis la secrétaire de la famille !” La prise en charge féminine des tâches administratives entre subordination et ressource », Genèses, 64(3), p. 46‑66.
10.3917/gen.064.0046 :Skeggs B., 2014, Des femmes respectables : classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone.
10.3917/agon.berve.2015.01 :Tichenor V.J., 1999, “Status and income as gendered resources: the case of marital power”, Journal of Marriage and Family, 61(3), p. 638‑650.
10.2307/353566 :Tichenor V.J., 2008, « Argent, pouvoir et genre, les dynamiques conjugales dans les couples où la femme gagne plus que son conjoint », in H. Belleau, C. Henchoz (dir.), L’usage de l’argent dans le couple : pratiques et perceptions des comptes amoureux, perspective internationale, Paris, L’Harmattan, p. 75-111.
Vogler C., Pahl J., 1994, “Money, power and inequality within marriage”, The Sociological Review, 42(2), p. 263‑288.
10.1111/j.1467-954X.1994.tb00090.x :Wacquant L., 2004, Punir les pauvres : le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Marseille, Agone.
Weber F., 2001, Le travail à-côté : étude d’ethnographie ouvrière, Paris, Éditions de l’EHESS.
Weber F., Gojard S., Gramain A., 2003, Charges de famille : dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte.
Zelizer V. A., 2005, La signification sociale de l’argent, Paris, Le Seuil.
Notes de bas de page
1 Il s’agissait plus précisément d’une « zone urbaine sensible », c’est-à-dire un quartier défini administrativement comme regroupant des populations considérées par les politiques publiques comme « démunies » économiquement et socialement.
2 Ce qui serait d’autant plus hâtif que ce résultat d’enquête ethnographique ne vaut bien évidemment rien statistiquement.
3 Je prenais soin lorsque je m’adressais à des hommes de ne pas parler d’emblée des courses ou des astuces pour faire des économies (technique de présentation utilisée avec les femmes) mais d’employer un vocabulaire plus « masculin ». Voir à ce sujet notamment les travaux de Véronica Jaris Tichenor (Tichenor, 2008).
4 Pour les couples mariés, la signature des deux conjoints étant obligatoire, certains accompagnateurs budgétaires exigeaient la présence de l’époux aux rendez-vous suivants.
5 En particulier dans le chapitre 2, la partie consacrée à « L’allocation du mari : la monnaie domestique dans la classe ouvrière », p. 103-110.
6 Il note également quelques pages plus loin que « l’écrasante majorité de [s]es interlocuteurs masculins a[vait] l’habitude de remettre à la femme le gouvernement des affaires financières de la famille » (note 27, p 98).
7 Pour celles qui ne sont ni en emploi ni en étude, ces taux s’élèvent même à 18 % dans les ménages d’ouvriers et 23 % dans les ménages d’employés.
8 Ni, pour reprendre le danger souligné par Joan Scott, à mettre de l’universel dans une pseudo-continuité (Scott, 1988).
9 Ce que Nicolas Herpin explique ainsi : « tant que l’alimentation au domicile est prépondérante dans le budget, la personne responsable des repas gère l’essentiel des ressources du ménage » (Herpin, 1984, p. 30).
10 Tous les prénoms et noms ont été modifiés.
11 Ce qui rejoint les résultats du module « décision dans les couples » de l’enquête Emploi du temps de l’Insee puisque près de 70 % des couples dans les familles à bas revenus déclarent mettre tous leurs revenus en commun (72 % pour le premier quintile de la population, 67 % pour le second) (Ponthieux, 2015).
12 Auquel s’ajoutent 650 euros d’aides sociales (pour le congé parental et les allocations familiales). Le calcul de leur niveau de vie par unité de consommation indique ainsi qu’ils se situent, au moment des entretiens, parmi les 20 % des Français les plus pauvres avec 988 euros mensuels. Il tient compte des transferts sociaux (280 euros annuels au titre de la taxe d’habitation) et de la structure du ménage (deux adultes et deux enfants de moins de 14 ans) mais doit être lu avec précaution (l’application d’opérations statistiques à des données ethnographiques prête à discussion) : il sert avant tout à estimer des ordres de grandeur.
13 Essence et péages.
14 Elle peut, exceptionnellement, demander à son mari de les effectuer à sa place.
15 Cette distinction est une manière de faire le lien avec des travaux classiques de sociologie des milieux populaires. On pense ici en particulier aux travaux de Pierre Bourdieu sur « La maison ou le monde renversé » (Bourdieu, 2000a) ou à ceux d’Olivier Schwartz (Schwartz, 1990).
16 L’attention portée à l’entretien et à la décoration de l’espace domestique pouvant aussi se comprendre comme une manière de produire et maintenir un capital social (Bourdieu, 1998, p. 133-134). Voir également les travaux de Pierre Gilbert (Gilbert, 2014, Gilbert, 2017) et d’Anne Lambert (Lambert, 2017).
17 Le terme de « capital » s’entend ici comme ressource possédée que l’on peut accumuler et/ou investir.
18 Safia, 32 ans, sans emploi, mari, 33 ans, « éducateur technique » en CDD, trois enfants, rencontrée via la mosquée.
19 Néanmoins ces compétences pratiques sont visiblement bien moins efficaces qu’un salaire pour protéger du surendettement : si tel était le cas, les femmes seules devraient être moins nombreuses que les hommes à déposer un dossier de surendettement. Elles représentent pourtant 40,3 % des surendettés alors que les hommes seuls représentent 25,1 % de cette population (les 34,7 % restant sont des couples). Il faudrait vérifier cette hypothèse à l’aide de régressions mais les données disponibles sont malheureusement trop partielles (voire inexistantes dans les enquêtes plus récentes). Voir à ce sujet l’enquête réalisée par la Banque de France (Banque de France, 2011).
20 On fait référence ici à l’abondante littérature, principalement anglo-saxonne – reprise également par des francophones notamment dans l’ouvrage collectif dirigé par Hélène Belleau et Caroline Henchoz (Belleau et Henchoz, 2008) – qui discute de la différenciation entre le travail de gestion (pouvoir d’exécution) et celui de contrôle (pouvoir d’orchestration). On pense également aux recherches menées par Carolyn Vogler et Jan Pahl (Vogler et Pahl, 1994).
21 Ce que les économistes appellent « dépenses pré-engagées ». Elles sont caractérisées par le fait qu’elles « sont réalisées dans le cadre d’un contrat difficilement renégociable à court terme » (Insee, 2010).
22 C’est ce que met en avant Viviana A. Zelizer lorsqu’elle doute du fait que la mainmise des femmes ouvrières sur le budget domestique soit un véritable pouvoir (Zelizer, 2005, p. 105).
23 41 ans, agent de nettoyage (en CDD 15 heures par semaine), conjoint, 42 ans, peintre en bâtiment (en CDD), trois enfants, en procédure de surendettement, rencontrée via les cours de cuisine de la maison de quartier.
24 Héroïne d’une série télévisée d’animation américaine pour enfants (« Dora l’exploratrice »).
25 Ce que les économistes du développement (d’organisations internationales, de banques ou d’associations de secours) semblent avoir parfaitement compris : dans les pays en développement, les femmes sont souvent les cibles privilégiées des actions destinées à impulser l’accès aux crédits monétaires. Voir notamment les travaux d’Isabelle Guérin (Guérin, 2003).
26 Sans oublier, bien sûr, comme le souligne Pierre Bourdieu, que « cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps » (Bourdieu, 1998). Rappelons également que « le principe de la perpétuation des rapports de force matériels et symboliques qui s’y exercent [au sein de l’unité domestique] se situe pour l’essentiel hors de cette unité, dans des instances comme l’Église, l’École ou l’État et dans leurs actions proprement politiques, déclarées ou cachées, officielles ou officieuses » (Bourdieu, 1998).
27 Aafke Komter (Komter, 1989), notamment, a déjà adapté, avec succès, au couple les trois dimensions du pouvoir (manifeste, latent, caché) mises en évidence par Lukes (Lukes, 1974).
28 Ce que, d’une certaine manière, Richard Hoggart constatait déjà, plus d’un demi-siècle auparavant, dans les familles ouvrières anglaises (« c’est toujours à la femme que revient la responsabilité de gérer le maigre budget hebdomadaire », Hoggart, 1970).
29 Nesrine, 26 ans, sans emploi, mère d’une petite fille d’un an, mari, commercial en CDD, rencontrée via la mosquée du quartier.
30 Ce qui rejoint les analyses de Pierre Bourdieu notamment lorsqu’il écrit qu’« étant symboliquement vouées à la résignation et à la discrétion, les femmes ne peuvent exercer quelque pouvoir qu’en retournant contre le fort sa propre force ou en acceptant de s’effacer et, en tout cas, de dénier un pouvoir qu’elles ne peuvent exercer que par procuration (en éminence grise) » (Bourdieu, 1998).
31 Ce qui conduit Alexandre Jaunait et Sébastien Chauvin à les appeler des « dominants paradoxaux » (Jaunait, Chauvin, 2012).
32 Ces remarques rejoignent celles de Danièle Kergoat sur les effets différenciés du capitalisme sur les hommes et les femmes (Kergoat, 1982) ou celles de Céline Bessière lorsqu’elle considère qu’« on peut aussi dans une certaine mesure montrer que l’esclavage tempère la domination des hommes sur les femmes esclaves, ou que le genre atténue en partie la pression de l’esclavage sur les femmes noires » (Bessière, 2003).
33 Malika a un diplôme d’auxiliaire-puéricultrice, Safia un DEA de philosophie et Nesrine de dentiste. Elles sont toutes les trois issues de familles d’ouvriers stables, appartenant aux fractions hautes des classes populaires alors que leurs époux sont issus de franges plus précarisées (pour Malika et Nesrine).
34 Ce qui pourrait être une manière de prolonger les mises en garde de Beverley Skeggs quant à l’usage de définitions socialement situées du féminisme (Skeggs, 2014).
35 Si la notion d’intersection permet de saisir des formes de dominations multiples (Crenshaw, Bonis, 2005 ; Jaunait, Chauvin, 2012) elle permet probablement moins bien de saisir comment s’imbriquent des formes de dominations parfois antagoniques les unes des autres comme dans ces couples hypogamiques.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Être fille ou garçon
Regards croisés sur l’enfance et le genre
Mélanie Jacquemin, Doris Bonnet, Christine Deprez et al. (dir.)
2016
La famille à distance
Mobilités, territoires et liens familiaux
Christophe Imbert, Éva Lelièvre et David Lessault (dir.)
2018
Précarités en eau
Un état des lieux en Europe
Lucie Bony, Claire Lévy-Vroelant et Marie Tsanga Tabi (dir.)
2021
Procréation et imaginaires collectifs
Fictions, mythes et représentations de la PMA
Doris Bonnet, Fabrice Cahen et Virginie Rozée (dir.)
2021
Le monde privé des femmes
Genre et habitat dans la société française
Anne Lambert, Pascale Dietrich-Ragon et Catherine Bonvalet (dir.)
2018
Le mariage dans la société française contemporaine
Faits de population, données d’opinion
Louis Roussel
2025