Chapitre 11
Autoconservation ovocytaire dite sociale en France : imaginer le chaos
p. 137-148
Texte intégral
1Contrairement à d’autres pays, la France, à travers les lois de bioéthique, n’autorise l’autoconservation ovocytaire (c’est-à-dire, la « vitrification » ou la congélation ultra-rapide d’ovocytes dans la perspective d’une utilisation ultérieure pour soi) que dans deux cas. Le premier, dans le cadre d’une prise en charge médicale ; le deuxième, dans le cadre d’un don d’ovocytes1. Les femmes dont la maladie ou le traitement médical portent atteinte à la fertilité (par exemple, un cancer ou une endométriose) ont la possibilité de préserver leurs gamètes légalement et bénéficient d’une prise en charge à 100 % par la Sécurité sociale. De même, les donneuses nullipares de moins de 37 ans ont la possibilité d’autoconserver leurs ovocytes, si on peut en recueillir un nombre suffisant (supérieur à 5) ; elles sont aussi prises en charge à 100 %. En revanche, les femmes voulant congeler leurs ovocytes pour des raisons dites « sociales », aussi nommées pour « raison d’âge » et fréquemment associée au célibat, ne sont pas autorisées à le faire. Elles doivent donc aller à l’étranger, là où la congélation d’ovocytes en dehors de ces deux cas est possible et légale. L’Espagne et la Belgique semblent être les deux destinations privilégiées pour les femmes résidant en France.
2En France, tandis que l’autoconservation ovocytaire pour raisons médicales est de plus en plus acceptée (elle est, par exemple, incluse dans les priorités du plan Cancer 2014-2019), celle pour raisons dites « sociales » suscite de nombreuses controverses publiques. En témoignent la multiplication d’articles de presse sur le sujet, ainsi que les positions divergentes et changeantes des sociétés savantes de bioéthique et de médecine. Le Collège national des gynécologues et obstétriciens (CNOGF, 2012) et l’Académie nationale de médecine (2017) se sont positionnés en faveur de l’ouverture de cette technique biomédicale à toutes les femmes. En revanche, la Fédération française des Centres d’études et de conservation des œufs et du sperme (Fédération Cecos, 2013) et le Comité consultatif national d’éthique (CCNE, 2017) ont émis un avis défavorable. Pourtant, dans son avis 129 publié en septembre 2018 à la suite des États généraux de la bioéthique, le CCNE a changé de position et s’est déclaré en faveur de l’autoconservation ovocytaire dite « sociale » ou « de précaution2.
3L’autoconservation ovocytaire pour raisons médicales versus autoconservation ovocytaire pour raisons sociales comporte deux autres dichotomies fondées sur les notions de choix et sur celle d’indication médicale. Les récits des femmes ayant fait congeler leurs ovocytes montrent que ces catégories sont poreuses. Les documents des sociétés savantes et les articles de presse française nous laissent entrevoir ce que suscite cette technique : la congélation d’ovocyte dite « sociale » entraîne des enjeux sociétaux sans précédent, associés à la possibilité, pour les femmes, d’avoir des enfants à des âges « tardifs » (au-delà de 40, voire au-delà de 50 ans) et « toutes seules » (en tant que femmes célibataires). À la fin de ce chapitre, une hypothèse est proposée sur les craintes qu’entraîne l’utilisation sociale de cette technique biomédicale.
4Plusieurs sources d’analyse sont mobilisées ici : 5 documents rédigés par des sociétés savantes françaises de bioéthique et de médecine (CGNOF, 2012 ; Fédération française des Cecos, 2013 ; Académie nationale de médecine, 2017 ; CCNE, 2017, 2018), ainsi qu’un échantillon d’articles de presse publiés par des journaux français entre 2010 et 2018 (notamment, Libération, Le Figaro, Le Monde, La Croix, L’Express, France Info, Slate, Elle et Le Parisien) ayant pour sujet principal la « vitrification ovocytaire » ou la « congélation des ovocytes » en France. S’y ajoutent les quarante-trois entretiens menés auprès de femmes ayant eu recours à l’autoconservation ovocytaire en France ou à l’étranger3. Les participantes ont été contactées à travers des listes de diffusion, des associations spécialisées en assistance médicale à la procréation (AMP) et de lutte contre l’endométriose, des forums d’Internet, par effet boule de neige et par l’intermédiaire de gynécologues.
5Les femmes rencontrées ont entre 23 et 44 ans, la plupart sont célibataires et plusieurs d’entre elles habitent en région parisienne. Si on tient compte des professions et du parcours scolaire, elles appartiennent principalement à des classes sociales plutôt privilégiées. Une majorité d’entre elles occupent un poste à responsabilités, elles ont toutes le baccalauréat et plusieurs ont un master, et parfois un doctorat. Parmi les 43 femmes rencontrées, 16 ont fait congeler leurs ovocytes suite à l’annonce d’une maladie ; 16 ont décidé d’y avoir recours après une séparation conjugale et/ou parce qu’elles avaient 35 ans ou plus et n’avaient pas de compagnon ; et 11 l’ont fait dans le cadre d’un don d’ovocyte.
I. L’autoconservation ovocytaire pour raisons médicales : un « non-choix » ?
6En France, le débat public sur l’autoconservation ovocytaire concerne essentiellement son utilisation pour des raisons dites « sociales », aussi appelées « de convenance personnelle » (CGNOF, 2012 ; Fédération française des Cecos, 2013), « pour palliation de l’infertilité liée à l’âge » (Académie nationale de médecine, 2017), ou « de précaution » (CCNE, 2017, 2018). Les arguments rejetant cette utilisation sont d’ordre médical, éthique et social. Selon la Fédération française des Cecos (2013) et le CCNE (2017), la légalisation de l’autoconservation pour raisons sociales entraînerait des risques pour la santé des femmes car la procédure n’est jamais anodine – en effet, le recueil d’ovocytes demande un protocole de stimulation hormonale et une intervention chirurgicale faite sous anesthésie locale ou générale. De même, le recours à cette technique sans raison médicale risquerait d’encourager des grossesses tardives, ainsi que de faux espoirs chez les femmes, car avoir des ovocytes vitrifiés n’est pas une garantie de réussir à avoir des enfants plus tard. Enfin, un point important du débat est la question du remboursement. Si demain cette technique est autorisée pour toutes les femmes et est remboursée, cela supposerait un coût financier très lourd pour la Sécurité sociale. À l’inverse, si elle n’est pas prise en charge, cela provoquerait des inégalités sociales car seules les femmes ayant suffisamment de moyens financiers pourraient y avoir recours.
7A contrario, l’autoconservation ovocytaire pour raisons médicales suscite très peu de controverses. Le recours à cette technique suite à une indication médicale est inscrit dans les lois de bioéthique :
« Toute personne dont la prise en charge médicale est susceptible d’altérer la fertilité, ou dont la fertilité risque d’être prématurément altérée, peut bénéficier du recueil et de la conservation de ses gamètes ou de ses tissus germinaux, en vue de la réalisation ultérieure, à son bénéfice, d’une assistance médicale à la procréation, ou en vue de la préservation et de la restauration de sa fertilité » (Loi de bioéthique, article L. 2141-11, modifié par la loi 2011-814 de juillet 2011.)
8En outre, le CCNE suggère l’existence d’un consensus sur sa prise en charge par la solidarité nationale :
« Il existe actuellement un consensus pour estimer justifiée la prise en charge par l’assurance maladie des coûts d’une conservation ovocytaire de prévention dans le contexte d’une pathologie ou d’un traitement menaçant de réduire le capital folliculaire ovarien. » (2017, p. 14.)
9Ce supposé consensus social entraîne une non-représentation, dans le débat public, des femmes ayant recours à la conservation ovocytaire pour raisons médicales. Dans la presse, par exemple, entre 2010 et 2018, près de 250 articles ont été publiés sur la congélation des ovocytes en France par des journaux francophones. Parmi eux, une dizaine seulement porte sur l’autoconservation ovocytaire pour raisons médicales, et la majorité d’entre eux a été publiée entre fin 2015 et début 2016, juste après la naissance d’Élise, premier bébé français issu d’une vitrification ovocytaire réalisée avant un traitement anticancéreux.
10Ces quelques intitulés de presse soulignent l’espoir que la congélation des ovocytes représente pour les femmes atteintes de cancer : « Vitrifier ses ovocytes pour enfanter malgré le cancer : un premier bébé français ! » (France Info, le 16 mars 2016). Selon les chroniques, la congélation des ovocytes permettrait aux femmes malades de « se projeter dans l’avenir » (Elle, le 5 février 2016) pour faire face à la maladie. Ainsi, le recours à l’autoconservation des ovocytes apparaît comme la dernière option possible pour avoir des enfants après rémission, donc comme un « non-choix ».
11Pour ces femmes, la question des risques liés aux grossesses tardives ne se pose pas dans le discours public, ni d’ailleurs ceux associés à la stimulation ovarienne, à la ponction, ou aux faux espoirs que cette technique pourrait donner. Au contraire :
« S’il paraît légitime de […] faire courir [aux femmes les risques de la stimulation de l’ovulation] dans le cadre de la prise en charge médicale d’une infertilité médicalement constatée, en est-il de même pour une indication “de précaution” dans le cas d’une femme jeune sans problème de stérilité et qui, dans la très grande majorité des cas, n’aura pas besoin de ses ovocytes cryoconservés ? » (CCNE, 2017, p. 13.)
12En effet, certaines femmes rencontrées ayant eu recours à l’autoconservation ovocytaire pour raisons médicales ont eu l’impression de ne pas avoir eu vraiment le choix, comme le montre l’expérience de Clarice4 (31 ans, professeure des écoles, endométriose) pour qui la congélation ovocytaire n’a pas été vécue comme une décision à part entière :
Ça a été assez violent quand j’ai su que j’avais une endométriose […] j’allais juste à un rendez-vous avec le chirurgien pour savoir exactement comment j’allais me faire opérer, quand est-ce que ça allait se passer. Et puis là, il m’a dit : « Non. D’abord, vous allez faire une préservation d’ovocytes […] En fait, je vais vous couper une partie de vos ovaires. Donc, si vous voulez avoir des enfants un jour, il faut le faire ». Voilà. On ne m’a pas vraiment laissé le choix, on va dire, il m’a tout de suite renvoyée vers les services concernés.
13De la même façon, Tania (32 ans, éditrice, cancer du sein) décrit comment le recours à cette technique biomédicale s’est imposé suite à l’annonce de son cancer :
J’ai découvert que j’avais un cancer du sein début janvier 2016 […] comme mon cancer était très avancé, il fallait aller très, très vite. Et du coup, j’ai pas du tout eu le temps de… si tu veux de… je ne me suis pas posée de questions. On m’a dit : « Il faut que tu le fasses. Tu verras après si tu veux les garder ou pas, mais là on a 10 jours pour le faire et après il faut commencer la chimio ». Et en gros : « Ne réfléchis pas. Ne dis pas non, fais-le ». Et voilà. Et du coup, la toute première opération en fait, que j’ai faite, liée à ma maladie, ça a été la préservation de mes ovocytes ».
14Pour ces femmes, autoconserver des ovocytes implique de garder la possibilité d’avoir des enfants à l’avenir et cela peut être aussi vécu comme un choix. Tilsa (30 ans, secrétaire administrative dans un lycée, syndrome de Turner) affirme que la vitrification de ses ovocytes est un choix vis-à-vis de sa prise en charge médicale et de son projet de maternité futur :
Là actuellement, j’ai ma réserve ovarienne qui est un peu altérée. Et donc du coup, comme de plus, je suis célibataire actuellement et que j’ai déjà 30 ans […] voilà. J’ai fait le choix de pas prendre de risques et du coup d’avoir recours à la préservation ovocytaire, voilà.
15Pour ces femmes, avoir recours à cette technique biomédicale leur permet de se laisser le choix ou la possibilité de se servir des ovocytes vitrifiés pour avoir des enfants plus tard. Pourtant, si elles n’étaient pas atteintes d’une maladie, elles n’y auraient peut-être jamais eu recours :
Quand on me parlait de la stimulation… je me suis dit bon, ce n’est pas une décision que je veux des enfants, c’est juste une décision qu’un jour si j’ai envie d’en avoir, je n’ai plus la possibilité parce qu’on m’a enlevé mes ovaires ou je n’en sais rien. Ça laisse une possibilité en plus en fait. (Frida, 28 ans, chargée de mission, kystes dermoïdes, adénomyose.).
16Ainsi, la représentation dans la presse des femmes recourant à la vitrification des ovocytes pour raisons médicales crée une opposition supposée entre celles qui n’auraient pas d’autre choix si elles souhaitent un jour concevoir un enfant, et celles qui l’utilisent pour des raisons de convenance personnelle, s’apparentant à un « choix de vie ». L’argumentation de l’Académie nationale de médecine illustre cette représentation de la congélation d’ovocytes comme une décision relevant de la vie privée :
« Si l’on accepte d’aider par AMP classique les femmes qui sont devenues hypofertiles pour avoir délibérément reculé l’âge de leur grossesse, sans avoir conservé leurs ovocytes, car “c’était leur choix”, éventuellement professionnel, l’autoconservation pour soi-même des ovocytes, pratiquée dans la même logique ne déroge pas à l’éthique. » (2017, p. 13.)
II. La congélation de ses ovocytes comme « choix de vie »
17Les femmes interrogées qui n’ont pas eu recours à la vitrification ovocytaire suite à une maladie la pratiquent principalement parce qu’elles sont célibataires après 35 ans. Cette affirmation coïncide avec les conclusions d’autres études menées auprès des femmes ayant fait congeler des ovocytes pour raisons dites « sociales » (Baldwin, 2016 ; Brunet et Fournier, 2017 ; Inhorn et al., 2018). Tandis que, pour Orlanda (40 ans, maîtresse de conférences) et Nahui Olin (41 ans, cadre dans le marketing international), la rupture d’une longue relation amoureuse les a poussées à faire vitrifier leurs ovocytes à Barcelone, à respectivement 35 ans et 36 ans, le déclencheur, pour Mary (39 ans, acousticienne), a été l’absence d’une relation sérieuse alors qu’elle approchait la quarantaine. Enfin, Leonora (44 ans, cadre dans le marketing international) a fait appel à cette technique à 36 ans à Londres, car elle était célibataire et avait peur de perdre sa fertilité.
18Pour ces femmes, la vitrification ovocytaire est vécue comme un non-choix : si elles avaient eu un compagnon stable avec qui avoir des enfants, elles n’auraient pas eu recours à cette technique comme en témoignent les propos de Benita (36 ans, responsable en ressources humaines) :
Si j'y réfléchis plus en profondeur, ce n’est pas vraiment mon âge « tout court » qui me chagrine ; plutôt mon « âge biologique ». À cause de la question des enfants. Je suis terrorisée à l'idée que le train passe, et qu'il soit définitivement trop tard. Terrorisée de n'avoir plus le choix. Je me sens bousculée par mon âge. J'aimerais pouvoir appuyer sur le bouton « pause » ;
19Ou encore ceux de Léonora :
Le jour de la ponction, j’étais toute seule, entièrement seule, personne ne m’a accompagnée, même le jour où je suis venue pour la ponction, c’était quand même une opération pour m’endormir avec anesthésie et tout ça, le médecin était complètement idiot ce jour-là, le chirurgien m’a dit : « Vous avez quelqu’un qui vienne vous chercher après ? Votre mari vient ? » J’ai dit : «Je ne suis pas mariée, sinon je ne ferais pas ça », « Mais, votre boyfriend, il va venir ? » «Non ! Sinon je ne ferais pas une ponction d’ovocytes si j’avais un boyfriend’ », et il me dit : «Ah, bon ? Mais, alors, vous avez bien de la famille qui peut venir vous chercher ? » « Non ! Je suis toute seule à Londres, je n’ai pas de famille », j’ai pleuré.
20Étant donné que leur projet de maternité s’inscrit dans un projet de couple, ces femmes ont recours à cette technique parce qu’elles n’ont pas rencontré « la bonne personne » pour avoir des enfants. En témoigne le cas de Gaitana (36 ans, employée dans une institution publique, ovaires polykystiques) :
Plus le fait que je me suis retrouvée célibataire après 30 ans, du coup, je me suis dit c’est embêtant mais je vais me laisser un peu de temps, le fait est que je n’ai pas eu une histoire sérieuse depuis [la séparation d’avec mon ancien compagnon], et j’ai vraiment commencé à y penser sérieusement à 34 ans parce que je me suis dit j’arrive pas à rencontrer quelqu’un de sérieux qui me donne envie d’avoir des enfants avec lui et du coup j’ai 34 ans et c’est embêtant donc j’ai vraiment mûri le sujet, j’ai réfléchi et je l’ai fait là, je viens de le faire.
21Comme Baldwin (2017) l’a déjà signalé, l’argument de la maternité tardive comme choix personnel ne correspond pas aux expériences des femmes. La maternité tardive résulte de plusieurs facteurs situationnels, sociaux et personnels qui amènent les femmes à reporter le projet de grossesse, telle qu’une rupture amoureuse ou une histoire de famille compliquée. La « difficulté de trouver un partenaire adéquat » (Académie nationale de médecine, 2017) fait partie de ces facteurs explicatifs. En effet, le célibat après 35 ans rend le projet de maternité inachevable car les femmes inscrivent ce projet dans le cadre d’une relation de couple stable avec un homme qui soit à la fois compagnon et géniteur. Cette situation non contrôlée les amène à repousser le projet de maternité et à se tourner vers l’autoconservation des ovocytes pour espérer le réaliser un jour.
22L’opposition reproduite par les sociétés savantes et par la presse française entre une autoconservation ovocytaire pour raisons médicales, donc non-choisie, versus une autoconservation pour raisons sociales, donc choisie, ne serait donc qu’apparente. À la lumière des récits des femmes, les deux types de motivations (une maladie et le célibat après un certain âge) se trouvent hors de leur contrôle. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elles n’ont pas d’autonomie reproductive. Ana (25 ans, employée dans une institution publique), par exemple, atteinte d’une endométriose sévère, a décidé de ne pas faire congeler ses ovocytes, bien que sa réserve ovarienne soit basse et que, vu son état de santé, il lui sera difficile d’être enceinte sans aide médicale :
Pour le moment, je suis assez catégorique […] Je pense que j’ai fait mon choix. Je ne dis pas que c’est sans conséquence, mais j’ai fait mon choix. Après je sais que je prends un risque. Clairement, je n’envisage pas d’avoir d’enfant là tout de suite maintenant en tout cas, mais j’ai, entre guillemets, que 25 ans et je me dis que peut-être dans cinq ans je me dirais : « Voilà, j’ai changé d’avis et je me sens prête et voilà ». Et au final, je sais très bien que là, même les médecins me l’ont dit, chaque mois qui passe, c’est une chance en moins d’avoir un enfant quoi, en tout cas naturellement. Donc après, voilà. Il faut prendre en compte le facteur risque aussi. Donc, c’est un choix qui n’est pas évident, mais voilà. Je me dis, pour une fois je vais écouter mon corps et mon corps me dit que là, pour l’instant, il a besoin de se reposer, parce qu’il est quand même vachement fatigué. Donc je pense que ce serait que rajouter de l’huile sur le feu et ce n’est pas la peine.
23Les rapports des sociétés savantes et les articles de presse rendent compte des questions d’ordre éthique, médical et social que soulève l’autoconservation ovocytaire pour raisons sociales. Ils attestent également l’absence de controverses autour de la vitrification ovocytaire dans le cadre d’un traitement médical. Or, les risques médicaux et éthiques (liés à la stimulation, à la ponction, aux faux espoirs et aux grossesses tardives) sont les mêmes dans les deux cas. Pourquoi donc l’autoconservation ovocytaire pour raisons sociales serait la seule à soulever un tel débat public ?
III. Conservation « hors indication médicale » : défier l’ordre social
24Les sociétés savantes et la presse constituent une source privilégiée pour analyser les imaginaires que susciterait l’éventuelle légalisation de l’autoconservation ovocytaire hors raison médicale. Cette possibilité apparaît souvent comme une menace pour la société dans son ensemble parce qu’elle touche au système de parenté, à l’ordre générationnel et à l’ordre reproductif. Selon la Fédération française des Cecos (2013, p. 4), les conséquences sociales de son ouverture à toutes les femmes ne sont pas, à ce jour, mesurables : la « conservation pour convenance personnelle, pose un grand nombre de questionnements et il est difficile aujourd’hui de mesurer les conséquences d’une telle pratique sur la société ».
25L’avis du CCNE (2017) témoigne de ces craintes. Selon le Comité, l’éventuelle ouverture de l’autoconservation ovocytaire aux femmes jeunes et fertiles introduit plusieurs types de « disjonctions technologiques » dans la reproduction. Elle induit une séparation entre sexualité et procréation (la fécondation se fait en dehors du corps de la femme, il n’y a donc pas une continuité entre relations sexuelles et reproduction), et entre la personne (les femmes) et des éléments de son corps (leurs ovocytes, avec une valeur symbolique unique car susceptibles de donner la vie, seront quelque part dans une banque de gamètes), ainsi qu’une soustraction au passage du temps entre le moment du prélèvement et celui de l’utilisation (des ovocytes jeunes seront réintégrés ultérieurement, après fécondation ex corpore, dans un corps qui n’aura pas échappé au processus de vieillissement).
26L’avis du Comité semble attirer l’attention sur ces éléments pour repérer les « risques » implicites d’altérer l’ordre générationnel qui est l’une des bases de la parenté occidentale (Héritier, 1985). Comme Pérez et Rozée (2019) l’ont déjà montré, on retrouve ces mêmes arguments chez certains médecins lorsqu’ils évoquent le déséquilibre générationnel que la pratique pourrait entraîner. Le professeur Jean-Philippe Wolf se demande :
« In fine, quel intérêt pour l’enfant d’avoir des parents de l’âge des grands-parents ? […]. Quelle connivence pourra se développer entre ces personnes condamnées à vivre ensemble, et que plusieurs générations sépareront ? » et il conclut « Ce qu’on imagine acceptable pour soi peut devenir un vrai problème sociétal, dès lors que tout le monde s’empare de cette possibilité. » (Wolf, 2017, p. 117-118.)
27Dans le champ des imaginaires, la vitrification ovocytaire pour raisons sociales donnerait lieu à un changement de l’ordre reproductif. La reproduction serait susceptible de se soustraire au passage du temps et à la participation des hommes dans l’éducation des enfants que les femmes seraient supposées mettre au monde toutes seules. Donner à « celles qui voudront congeler leurs gamètes, non pour motif médical, mais parce qu’elles n’ont pas rencontré l’âme sœur ou souhaitent se consacrer à leur carrière avant d’avoir un enfant » leur permettrait de s’« affranchir de l’horloge biologique » et de procréer « à la carte » au moment où elles le désirent (La Croix, le 4 novembre 2010). Cela entraînerait, selon la juriste et polémiste Marcela Iacub (Libération, le 7 novembre 2014), un « nouvel ordre reproductif » :
« Si la population féminine congelait ses ovocytes en masse, personne n’aurait d’enfant avant 40 ou 45 ans. Un grand nombre de femmes réserveraient le plaisir d’être mère pour la maturité voire la vieillesse […] Et que dire de l’autonomie que cela donnerait aux jeunes femmes ! L’aide d’un homme ne serait plus forcément nécessaire pour élever les enfants qu’elles souhaiteraient mettre au monde. »
28Enfin, cette pratique constituerait une menace pour la reproduction humaine comme on la connaît à ce jour. Dans la chronique de presse « Ovocytes congelés par Apple et Facebook, bienvenue dans le meilleur des mondes » (Le Figaro, le 15 octobre 2014), le philosophe et théologien Bertrand Vergely établit un continuum entre le recours à cette technique biomédicale et la reproduction sans humain :
« Aujourd’hui, on pousse les femmes à congeler leurs ovules. Et demain, où ira-t-on ? Les enfants seront-ils faits par la science ? Je rappelle qu’il existe un projet d’utérus artificiel, qui pourrait reproduire les conditions optimales pour accueillir un embryon. En somme, la reproduction de l’être humain ne passerait plus par le corps de l’humanité mais par une machine. »
29Les oppositions décrites entre l’autoconservation pour raisons médicales versus celle pour raisons sociales ne sont qu’apparentes. À la lumière des récits des femmes, ces catégories opposées sont poreuses, et interrogent donc la pertinence de l’interdiction de l’utilisation dite « sociale » de la congélation ovocytaire et les bases mêmes de la distinction. Les imaginaires sociaux autour de la légalisation de cette technique touchent à la fois le système de parenté et la reproduction humaine en soi. Une question demeure : pourquoi ce bouleversement social ne concernerait-il que l’usage de convenance de cette technique biomédicale ? Il semblerait que tant que la vitrification ovocytaire reste dans le domaine médical – c’est-à-dire, tant qu’elle fait suite à une « indication médicale », il n’y aurait pas de risque de bouleversement social. En revanche, quand cette possibilité sort du champ médical, quand son utilisation est « sociale », alors on imagine le chaos.
Bibliographie
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Héritier F., 1985, « La cuisse de Jupiter. Réflexions sur les nouveaux modes de procréation », L’Homme, 25(94), p. 5-22.
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10.3917/spi.084.0113 :Notes de bas de page
1 Au moment de la dernière correction de ce chapitre (juin 2021), l’autoconservation ovocytaire dite « sociale » vient d’être autorisée en France. Il reste à voir comment ce changement social affectera la description de cette contribution.
2 L’avis 129 du CCNE a été d’ailleurs repris dans le « rapport d’information » déposé à l’Assemblée nationale par la mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique. Dans le rapport (2019), il est proposé d’une part de découpler le don d’ovocytes de l’autoconservation à des fins autologues et de l’autre part, d’autoriser l’autoconservation ovocytaire sans raison médicale.
3 Ces entretiens ont été conduits entre mars 2018 et décembre 2019 dans le cadre de la thèse doctorale de l’auteure, soutenue en mai 2021. Au moment de la rédaction de ce chapitre, vingt-quatre entretiens avaient été menés. Cette information a été actualisée pour la version finale de ce texte.
4 Tous les prénoms ont été changés.
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