Chapitre 5
Les origines de la mucoviscidose
p. 117-143
Texte intégral
1Les origines de la mucoviscidose en Bretagne ont déjà été abordées par André Chaventré, Ingrid Duguépéroux et Marc de Braekeleer pour trois mutations. L’originalité de ce travail résulte dans la quantité et la profondeur des généalogies collectées. En effet, dans le recueil de données, on frôle, sans doute, l’exhaustivité pour les malades connus dans le Finistère et les Côtes-d’Armor. Grâce au réseau de bénévoles, leurs arbres généalogiques ont été développés aussi loin que possible. Nos prédécesseurs s’étaient le plus souvent arrêtés à la cinquième génération. Aujourd’hui, les techniques d’analyse élaborées avec l’appui programmes informatiques permettent de mieux cerner la répartition spatiale des ancêtres et de proposer une cartographie précise. Toutes les mutations connues ont été étudiées dans la présente recherche.
I. La recherche d’un effet fondateur
2La mucoviscidose est une maladie très ancienne. Mais à quel moment est apparue, pour la première fois, la mutation responsable de la pathologie ? Malgré l’évolution des différentes techniques de recherches (archéologie, génétique), la réponse à cette question est encore, à ce jour, bien approximative.
3En étudiant des microsatellites dans leur laboratoire de génétique à Barcelone, Nuria Morral et al. estiment que la maladie existe depuis plus de 50 000 ans chez les populations du Moyen-Orient (Morall et al., 1994). Elle se serait ensuite étendue à l’Ouest, pour couvrir finalement l’Europe à l’époque néolithique, puis l’Amérique du Nord et l’Australie.
4Mais selon Jean-Louis Serre et al., la mutation F508del aurait pu apparaître en Europe il y a environ 5 000 ans (Serre et al., 1990). Et, d’après eux, la mutation semble plus ancienne en Europe du Sud et du Sud-Est. Elle serait en revanche plus récente en Europe centrale ou de l’Ouest, entre 4000 et 3 000 ans.
5Dans un autre document, l’équipe irlandaise de Siobhan Cashman a calculé que l’origine de la mutation G551D remonte à environ 170 générations, soit plus de 3200 ans (Cashman et al., 1995).
6Yann Fichou et al. ont estimé la date d’introduction de quatre mutations fréquentes en Bretagne par une approche génétique consistant en l’étude de plusieurs marqueurs polymorphes entourant le gène CFTR (Fichou et al., 2008). Ainsi, l’âge des ancêtres communs respectifs a été estimé, avec un intervalle de confiance à 95 %, à environ 600 ans pour la mutation W846X, 1 000 ans pour la mutation 1078delT et 1 200 ans pour la G551D (tableau 8). La mutation F508del est, sans doute, la plus ancienne en Bretagne, avec une estimation d’environ 3 000 ans.
Tableau 8. Estimation de l’âge des mutations du gène CFTR en Bretagne

(a) en partant du principe qu’une génération équivaut à 25 ans. (b) Chiffres entre parenthèses : intervalle de confiance à 95 %.
Source : Fichou et al., 2008, p. 170.
7À la vue de ces résultats, on peut se demander si les généalogies des porteurs ne pourraient pas nous aider à dater et situer géographiquement ces effets fondateurs.
8Le choix a été pris de sectoriser les groupes selon les mutations des ego et de réaliser des analyses à partir de données charpentées en généalogies ascendantes. Comme on l’a vu dans le chapitre 1 : « une généalogie ascendante est un ensemble fini et structuré d’individus qui, tous, sont les ancêtres à différentes générations d’un individu distinct des précédents et que l’on appelle ego. Ego constitue le point initial alors que la fin d’une généalogie ascendante est indiquée par les ancêtres fondateurs, individus dont les parents sont inconnus, et par les semi-fondateurs, individus dont un seul des parents est inconnu » (Létourneau et Mayer, 1988, p. 215).
9L’objectif est d’identifier et de caractériser les fondateurs qui ont le plus grand nombre de malades connus dans leur descendance, de les localiser dans le temps et dans l’espace.
10C’est la confrontation de l’ensemble des arbres généalogiques qui permettra de retrouver par bouclages, autrement dit par regroupements successifs, le ou les effets fondateurs pour chacune des mutations.
11Le premier groupe étudié sera celui des ancêtres des porteurs de la mutation F508del parce que c’est la mutation la plus fréquente (67 %) puis viendront la G551D (5 %) et la 1078delT (4 %). Les autres mutations, plus rares, seront aussi analysées. Dans un dernier temps, le cas des ascendances de la population témoin de non-porteurs sera aussi examiné.
1. La mutation F508del
12Le groupe des individus porteurs de la mutation F508del et dont la généalogie est complète sur au moins trois générations comporte 417 généalogies de parents de 371 malades.
13Parmi les parents, 218 sont nés dans le Finistère (52 %), 97 dans les Côtes-d’Armor (23 %), 74 dans le Morbihan (18 %) et 28 en Ille-et-Vilaine (7 %).
14C’est le groupe le plus important numériquement. Il est fait mention de 378351 ancêtres dont 177761 ancêtres distincts. La profondeur généalogique moyenne est de 12 générations. Les lieux de naissance des ancêtres de ce groupe se situent dans toute la Bretagne (figure 40). On notera une prédominance des départements du Finistère et des Côtes-d’Armor.
Figure 40. Distribution de tous les ancêtres recensés du groupe de porteurs de la mutation F508del selon leur commune de naissance*

*Quelques communes récemment instituées figurent de fait en blanc sur la carte Brignogan-Plage (/Plounéour-Trez), Le Conquet (/Plougonvelin), Saint-Derrien (/Plounéventer), Le Relecq-Kerhuon (/Guipavas), Loc-Éguiner-Saint-Thégonnec (/Plounéour-Menez), Brennilis (/Loqueffret), Botmeur (/Berrien), Lanvéoc (/Crozon), Le Guilvinec (/Plomeur), Les Champs-Géraux (/Évan), Vieux-Marché (/Plouaret), La Chapelle-Neuve (/Plougonver).
Source : Granite-Muco pour toutes les cartes de ce chapitre sauf mention spéciale.
15Si l’on s’intéresse aux ancêtres communs à plusieurs porteurs (figure 41), on aperçoit plus nettement une concentration de population ; ces derniers se retrouvent à l’ouest de la région Bretagne ; le département du Morbihan disparaît presque de la carte, l’Ille-et-Vilaine également ainsi que l’Est des Côtes-d’Armor. Il est fait mention ici d’un recensement par commune des couples qui ont plus de porteurs sains connus dans leur descendance, toutes générations confondues.
Figure 41. Localisation des ancêtres communs aux porteurs de la mutation F508del identifiés par commune de mariage

16En regardant plus précisément les couples qui ont dans leur descendance le plus grand nombre de porteurs (>16), les régions centrales sont bien représentées ainsi que les évêchés du Léon, de la Cornouaille (à ne pas confondre avec la Cornouailles britannique, dont le nom s’écrit avec un « s »), du Trégor et de Saint-Brieuc (figure 42). La région léonarde est tout de même surreprésentée. Cette carte est intéressante car elle représente la réalité historique et culturelle des évêchés en Bretagne. D’après l’historien Yves Le Gallo, « les limites du plateau léonard sont la Manche, la rade de Brest, la rivière de Morlaix et la première crête de la montagne d’Arrée. Bien qu’il corresponde à l’évêché, dont le siège, Saint-Pol-de-Léon, fut emporté par la Révolution, comme ceux de Dol et de Tréguier, le Léon est bien autre chose qu’une simple dénomination issue des cadres de l’Église et de la féodalité. L’unité n’en est pas seulement naturelle. Elle est sociale et économique, du fait de solides structures paysannes ; linguistique aussi […] enfin et surtout, mentale et morale, à cause de la très forte empreinte de sentiment religieux, rigoriste et mystique » (Le Gallo, 1969, p. 44). Or, c’est dans le Léon que l’on retrouve un maximum d’ancêtres communs à plusieurs malades. D’ailleurs, le couple ayant le plus de porteurs de la mutation F508del dans sa descendance est originaire de Plouescat. Il a au moins 84 porteurs de la mutation F508del dans sa descendance et 82 malades.
Figure 42. Localisation des couples ayant le maximum de porteurs de la mutation F508del dans leurs descendants par évêché

17La mutation G551D que l’on retrouve spécialement en Irlande arrive numériquement en Bretagne, après la mutation F508del.
2. La mutation G551D
18Le groupe de porteurs de la mutation G551D compte 32 généalogies de parents porteurs pour 40 malades. La profondeur généalogique moyenne est de 13,8 générations. Il est fait mention dans ce groupe de 39 931 ascendants.
19Comme on peut le voir sur la figure 43, les ancêtres de ce groupe de porteurs vivaient, essentiellement, dans le Finistère-Nord et le Nord-Ouest des Côtes-d’Armor. On notera, aussi, un foyer costarmoricain dans la région de Plouguenast, un autre en Ille-et-Vilaine autour de Guipry et un dernier dans le Morbihan près de la commune littorale de Riantec.
Figure 43. Répartition de tous les ancêtres recensés du groupe de porteurs de la mutation G551D selon leur commune de naissance

20Si l’on regarde plus précisément les ancêtres communs aux malades, on retrouve le Finistère-Nord (cantons de Morlaix et Brest), le Nord des Côtes-d’Armor autour de Lannion et le foyer morbihannais. Si l’on affine les observations, en se concentrant sur les ancêtres communs qui ont le plus grand nombre de malades connus dans leur descendance, outre le pays léonard, toujours bien représenté, on retrouve aussi des ancêtres communs au nord-ouest des Côtes-d’Armor autour de Ploumilliau et Perros-Guirec (figure 44). Quelques ancêtres, ayant plus de 10 malades porteurs de la mutation G551D dans leur descendance, vivaient en Cornouaille mais aucun, a priori, ne séjournait dans les autres évêchés.
Figure 44. Ancêtres communs ayant le maximum de porteurs de la mutation G551D dans leurs descendants par évêché

21Mises à part les communes du Morbihan, on retrouve des similitudes entre les ancêtres des porteurs de la mutation G551D et ceux de la mutation F508del situés principalement dans l’évêché du Léon et, dans une moindre mesure, dans celui du Trégor.
22Le couple ayant le plus de porteurs de la mutation G551D dans sa descendance est originaire de Plabennec où il se serait marié vers 1674. Il a au moins 9 porteurs de la mutation G551D dans sa descendance pour 13 malades. Ce couple a eu 5 enfants qui ont eu des descendants porteurs de la mutation G551D ; 3 d’entre eux se sont mariés avec 3 frères et sœurs.
3. La mutation 1078delT
23La mutation 1078delT n’a été décelée en France que sur des individus d’origine bretonne (source : Marie-Pierre Audrézet, Inserm U 613, Brest, entretien du 23 juin 2011). On peut donc avancer qu’il existe un effet fondateur breton dans la population française pour cette mutation. Il ne s’agit pas d’une mutation qui est apparue de novo puisqu’elle a aussi été retrouvée au Pays de Galles (Estivill et al., 1997).
24Le groupe issu des individus porteurs de la mutation 1078delT contient 26 généalogies de parents d’au moins 30 enfants malades. En moyenne, chaque généalogie contient 905 individus, pour un total de 31 458 ascendants. Dans ce corpus, la profondeur généalogique moyenne est de 13,8 générations.
25Dans le cas du groupe des ascendants des porteurs de la mutation 1078delT, on voit très clairement sur la figure 45 que c’est une population qui vivait dans le Finistère-Sud (à l’inverse des autres mutations) et dans le Nord des Côtes-d’Armor.
Figure 45. Répartition de tous les ancêtres recensés du groupe de porteurs de la mutation 1078delT selon leur commune de naissance

26Huit généalogies convergent vers le même ancêtre. Le couple ayant le plus de porteurs de la mutation 1078delT dans sa descendance est originaire d’Élliant. Il a au moins 8 porteurs de cette mutation dans sa descendance et 8 malades. Par ailleurs, 3 couples couvrent à eux seuls 20 malades. Toutes les généalogies ont des liens de cousinage entre elles. En moyenne, il y a 848 liens par ascendance.
27Si l’on s’intéresse aux ancêtres communs à plusieurs porteurs, on les retrouve surtout dans le Sud de la Cornouaille dans les communes de Plouhinec, Plogonnec et Élliant (figure 46).
Figure 46. Localisation des ancêtres communs aux porteurs de la mutation 1078delT identifiés par commune de mariage

28Lorsque l’on regarde précisément les couples qui ont le plus de porteurs dans leur descendance (figure 47), on retrouve bien une forte concentration dans le Finistère-Sud et notamment dans les communes de la région de Plogonnec.
Figure 47. Ancêtres communs ayant le maximum de porteurs de la mutation 1078delT dans leurs descendants par évêché

29Cette carte n’est pas sans rappeler celle présentée par Jean Sutter sur la luxation congénitale de la hanche (Sutter, 1972) (figure 48).
Figure 48. Pourcentage des filles atteintes de luxation congénitale de la hanche dans les cohortes scolaires (département du Finistère par arrondissements scolaires)

Source : Sutter, 1972, p. 49.
30À la vue de ces deux cartes, on peut s’interroger sur l’éventualité d’une origine commune de ces deux populations. Il serait intéressant de remonter les généalogies des personnes atteintes de la luxation congénitale de la hanche pour vérifier cette hypothèse.
31En outre, on notera que les ancêtres des porteurs de la mutation 1078delT ont connu une répartition territoriale différente de celle des deux autres groupes d’ancêtres. D’après les travaux de datation de Yann Fichou et al. évoqués en début de chapitre, le couple fondateur de la mutation 1078delT aurait vécu en Bretagne vers l’an I 000. Les données généalogiques ne remontent pas aussi loin, mais la distribution spatiale typique pour ces ancêtres et le nombre important de couples communs au xve siècle conduisent à envisager une introduction relativement récente et l’an I 000, au vu des données, paraît tout à fait cohérent. Le même travail a été fait pour les mutations rares présentes chez au moins 3 porteurs.
4. Les mutations rares
32Le groupe des porteurs de la mutation 1717-1G > A compte 8 généalogies de parents de 8 malades (figure 49). Il comporte 8 541 ancêtres ; la profondeur généalogique moyenne est de 13,1 générations. Un même ancêtre est présent dans 4 généalogies et 7 généalogies possèdent des implexes (87,5 %).
Figure 49. Localisation des ancêtres communs aux porteurs de la mutation 1717-1G > A identifiés par commune de mariage

33Au niveau des ancêtres de la mutation 1717-1G > A, on peut avancer un effet fondateur. En effet, tous les ancêtres des porteurs de cette mutation sont originaires des communes de Plouhinec ou Plozévet.
34Le groupe des porteurs de la mutation 4005+1G > A, pour qui des données généalogiques sont complètes sur au moins trois générations, compte 5 généalogies de 6 malades ; elles ont toutes des liens de cousinages entre elles (figure 50). Les ancêtres ayant le plus de porteurs dans leur descendance sont originaires d’Élliant.
Figure 50. Localisation des ancêtres communs aux porteurs de la mutation 4005+1G > A identifiés par commune de mariage

35Le groupe des ascendants de la mutation W846X compte 4 généalogies de parents de 5 malades. Aucun ancêtre commun n’a été trouvé parmi les 1624 ancêtres de ce groupe dont les ascendants vivaient sur tout en Centre Bretagne autour de Coray, Scaër et Guiscriff (figure 51).
Figure 51. Ancêtres communs ayant le maximum de porteurs de la mutation W846X dans leurs descendants identifiés par commune de mariage

36Il n’y a que 4 généalogies de parents de malades nés dans le Finistère ou les Côtes-d’Armor dans ce groupe. Néanmoins, la base de données contient la généalogie de 14 porteurs sains de cette mutation. Parmi eux, 7 ont la majorité de leurs ancêtres, à partir de 3 générations, localisés dans le Morbihan ; 4 généalogies d’individus porteurs nés en Normandie n’ont pas été remontées et les 3 autres porteurs sont nés en Allemagne, à Paris et dans le Var. À la vue de ces données faibles et disparates, avancer une origine géographique ancestrale de ces porteurs n’est pas envisageable.
37D’après les travaux de datation cités précédemment (Fichou et al., 2008), la mutation W846X serait apparue en Bretagne il y a 600 ans. Dans la présente étude, aucun couple commun d’ancêtres n’a été trouvé pour les porteurs recensés de cette mutation. Les données pourraient remonter jusqu’au xve siècle mais l’échantillon est trop faible (6 cas de porteurs).
38Les arbres généalogiques ont été remontés pour seulement 4 parents porteurs de la mutation N1303K. On retrouve un ancêtre commun à deux parents et 3 généalogies possèdent des implexes.
39C’est à Plogonnec et Penmarch que l’on retrouve le plus d’ancêtres communs pour cette mutation (figure 52).
Figure 52. Ancêtres communs ayant le maximum de porteurs de la mutation N1303K dans leurs descendants identifiés par commune de mariage

40Le groupe des porteurs de la mutation G542X contient 3 généalogies pour 3 malades. C’est à Plestin-les-Grèves que l’on retrouve le plus d’ancêtres communs à ces porteurs ; mais, les couples qui ont le plus de porteurs dans leur descendance se répartissent aussi bien dans le Trégor que dans le Sud de la Cornouaille (figures 53-54).
Figure 53. Localisation des ancêtres communs aux porteurs de la mutation G542X par commune de mariage

Figure 54. Localisation des couples ayant le maximum de porteurs G542X dans leurs descendants par évêché de mariage

41Le groupe G149R totalise 3 porteurs nés en Bretagne parents de 4 malades. Ces individus sont apparentés. Comme on peut le voir sur la carte de la figure 55, les ancêtres communs vivaient dans le Léon et le pays bigouden.
Figure 55. Localisation des ancêtres communs aux porteurs de la mutation G149R identifiés par commune de mariage

42Le groupe des porteurs de la mutation 621+1G > T compte 3 généalogies de parents de 4 malades. Ces 3 généalogies ont des liens de cousinages entre elles. C’est dans les Côtes-d’Armor, dans l’évêché de Saint-Brieuc, autour des communes de Plémy, Trébry et Meslin que l’on retrouve le maximum de leurs ascendants.
43La mutation I507del n’est portée, a priori, que par 2 parents de 3 malades en Bretagne. Ces porteurs sont apparentés par deux couples vivant dans deux paroisses limitrophes (Gurunhuel et Louargat) au xviie siècle. Tous leurs ascendants vivaient dans l’évêché de Tréguier.
44Les porteurs des autres mutations sont trop peu nombreux et hétérogènes quant à la domiciliation géographique pour trouver des ancêtres communs.
45Pour aucune des mutations connues de la mucoviscidose en Bretagne, on n’a pu localiser, précisément, un couple fondateur. Cela veut dire que l’ancêtre commun peut se situer beaucoup plus haut dans la généalogie. En revanche, on retrouve, et l’information est intéressante en soi, des concentrations géographiques bien précises pour chaque mutation.
46Un groupe d’individus non porteurs a été étudié. Il s’agit de grands-parents de malades pour qui des mutations ont été recherchées et n’ont pas été retrouvées. Ils ont tous au moins un petit-enfant malade dont les mutations ont été recherchées et retrouvées. De fait, ils sont aussi parents d’au moins un enfant porteur sain dont la mutation a été retrouvée.
5. La population témoin
47Dans la base de données, il y a 142 individus, grands-parents de malades, chez qui une mutation a été recherchée et n’a pas été trouvée. Pour 133 d’entre eux, le lieu de naissance est connu, 110 sont nés en Bretagne (77 %).
48À l’inverse, 192 grands-parents sont porteurs et 137, au moins, sont nés en Bretagne (71 %).
49La population témoin compte 101 généalogies d’individus dont le statut de non-porteur a été validé par une analyse moléculaire. Pour ces non-porteurs, grands-parents de 101 enfants malades, il y a des généalogies complètes sur au moins trois générations. Ce groupe totalise 28 923 ancêtres, dont 18 348 ancêtres différents, soit une occurrence moyenne de 1,58. On peut déjà noter que ce taux d’occurrence est le plus faible de tous les groupes.
50La profondeur moyenne des généalogies est de 11 générations. Un ancêtre est présent dans 16 généalogies. Cet ancêtre est le même que celui de 65 porteurs de la mutation F508del. Ce groupe comporte 12 307 liens de cousinage avec l’ensemble des groupes. Ainsi, 68 % des non-porteurs ont des liens de parenté avec des porteurs. 32 généalogies n’ont pas de liens de cousinage avec les autres.
51La carte de la figure 56 montre que les ascendants des non-porteurs se trouvent essentiellement dans le Finistère et dans les Côtes-d’Armor.
52Deux communes ressortent : Plouescat et Plogonnec. En effet, un certain nombre de généalogies de non-porteurs cousinent avec des généalogies de porteurs dont les origines se situent dans ces deux communes. Ce résultat permet aussi d’avancer que ce n’est pas parce que l’on a des origines dans ces deux communes que l’on est obligatoirement porteur, les chemins empruntés par le gène pouvant être multiples.
Figure 56. Distribution de tous les ancêtres du groupe des non-porteurs selon leur commune de naissance

53La cartographie des ancêtres communs montre une répartition plus hétérogène de la population et un nombre bien plus faible d’ancêtres communs que chez les groupes de porteurs (figure 57). Mais cette carte renseigne aussi sur les apparentements importants qui existent dans la population. En effet, de nombreux non-porteurs sont liés par la parenté entre eux et donc sûrement avec des porteurs.
Figure 57. Localisation des couples ayant le maximum de non-porteurs dans leurs descendants par commune

54Cette population témoin est riche d’enseignements concernant la spécificité des ancêtres des porteurs. Les porteurs sont donc majoritairement nés en Bretagne et ont des origines géographiques que l’on peut déterminer, en partie, selon leur mutation. La distribution de la population témoin diffère de celle des porteurs à plusieurs niveaux.
55Dans la population témoin, la profondeur généalogique est légèrement plus faible que dans les autres groupes (11 générations versus 11,5). En revanche, le taux d’occurrence est nettement plus bas (1,58 versus 2,40), c’est-à-dire que dans le groupe des généalogies issues de la population témoin, il y a moins d’ancêtres communs à plusieurs grands-parents non-porteurs. Alors que les parents porteurs partagent plus d’ancêtres communs. Il faut donc comprendre que la population témoin a moins de relations de parenté, ce qui d’un point de vue génétique signifie qu’il y a donc moins de probabilités de transmettre des gènes identiques.
56Les liens de parenté sont aussi plus importants numériquement entre généalogies de porteurs qu’entre généalogies de non-porteurs. Et les généalogies de non-porteurs ont également moins de liens de parenté avec les porteurs (68 % versus 75 %).
57Au terme de cette description des ancêtres communs, un couple fondateur n’a pas été trouvé ; en revanche, on peut, désormais, situer géographiquement les lieux de vie des ancêtres communs à plusieurs porteurs. Ces données permettent de supposer l’existence de bassins de population ancestraux.
II. Des bassins de population ancestraux
58Les cartes étudiées précédemment montrent une répartition différentielle de la population selon la mutation portée par les descendants. Cette répartition est présentée sur la carte de la figure 58.
Figure 58. Lieux de vie des couples qui ont le plus de porteurs dans leur descendance

59On note très clairement trois bassins génétiques. Une population est installée dans le Léon où l’on retrouve, essentiellement, des ancêtres de porteurs des mutations F508del et G551D. Une autre est installée en Cornouaille, dans le cap Sizun et le pays bigouden et un troisième foyer se trouve dans le Trégor, au nord-ouest des Côtes-d’Armor.
60L’introduction de ces mutations est, certainement, très ancienne car la profondeur généalogique n’est pas suffisante pour identifier le couple fondateur. On est donc en présence de foyers anciens de populations. Néanmoins, on repère bien des agrégations géographiques qui peuvent expliquer les fortes disparités locales des incidences actuelles. Cette distribution des individus met, aussi, en évidence des sous-populations à risque.
1. Une localisation côtière
61Les 50 couples qui totalisent le plus de porteurs sont tous localisés dans des communes littorales du Finistère-Nord : Plouescat, Cléder, Saint-Pol-de-Léon, Landéda, Ploudalmézeau, Guissény, Plouguerneau, Plounéour-Trez, Plouvien, Santec (tableau 9 et figure 59).
Tableau 9. Les communes concernées par un maximum de parents de malade(s) par couples communs

Figure 59. Localisation des premières communes concernées par un maximum de parents de malade(s)

62L’observation de foyers littoraux de concentration d’ancêtres des porteurs des mutations de la mucoviscidose interpelle et pousse à évoquer une entrée maritime des mutations principales. Cette entrée se serait faite par le biais de Bretons venus d’outre-Manche s’installer sur la péninsule armoricaine.
2. Des noms de paroisses évocateurs
63Les noms de lieux en plou-, lan-, tre- et gwi- (ou gui-), donnés par les Bretons, permettent d’identifier les principales zones de colonisation (figure 60). « C’est dès le vie siècle que la Bretagne commença à être dotée d’un réseau de paroisses (« plous »), qui sont caractéristiques par leur stabilité jusqu’à nos jours et par le patriotisme local qu’elles ont engendré » (Monnier et Cassard, 2003, p. 103). Jean-Jacques Monnier ajoute que le nombre des noms en Plou, Gwi, Tre et Lan permet d’apprécier la densité relative des établissements bretons en Armorique : très nombreux dans l’Ouest du pays, ils sont plus clairsemés dans l’Est et dans l’intérieur.
Figure 60. Répartition des paroisses bretonnes en plou-, lan-, tre-, gwi-

64Sur cette carte, on remarquera que les trois foyers notés précédemment sont bien dotés en paroisses dont les toponymes sont un souvenir de cette immigration d’outre-Manche.
65Plou, ainsi que ses variantes plo, plé, pleu, plu, pl, vient du latin plebs (« peuple »). Il a, plus précisément, le sens de « communauté de fidèles » et désigne l’ensemble d’un territoire paroissial. Dans plus des trois-quarts des cas, il est suivi du nom supposé du fondateur de la paroisse (Élégoët, 2007, p. 50). Nombre de ces fondateurs sont vénérés de part et d’autre de la Manche. Ils sont, généralement, présentés comme apparentés aux familles dirigeantes de l’émigration dont ils représentaient l’élément lettré (Merdrignac, 2008). Ainsi, par exemple, Guicqueleau tire son nom de saint Velle, présenté par la tradition comme un ermite venu de l’actuel Pays de Galles au ve ou vie siècle, et qui aurait vécu dans le vallon voisin de Toulran. La chapelle d’Elestrec est dédiée à saint Jacut que sa vita tardive présente comme originaire de la même région. Plus tard, les monastères de Quimper, Saint-Pol-de-Léon, Alet et Dol donneront naissance aux premiers évêchés bretons.
66Dans ces paroisses, on retrouve un agglomérat d’ancêtres communs à de nombreux malades. Ces coïncidences renforcent l’hypothèse selon laquelle les mutations F508del, 1078delT et G551D seraient venues d’outre-Manche et se seraient développées au sein de leur communauté d’origine que Léon Fleuriot désigne sous la notion de « clan ». La confirmation biologique de cette hypothèse pourrait, probablement, être donnée par l’analyse des microsatellites pour les mutations concernées.
67Léon Fleuriot a d’ailleurs pu noter que « le clan a dû s’éteindre très progressivement. Jusqu’au début du xxe siècle, il était frappant de trouver dans un même plou une quantité extraordinaire de personnes du même nom (cf. les Kervella à Plougastel-Daoulas). Cette solidarité se manifestait entre autres dans les jeux de soule opposant les jeunes des paroisses voisines. L’attachement des Bretons aux liens de la grande famille jusqu’à une époque récente est à l’origine de l’expression « cousin à la mode de Bretagne » (cité dans Monnier et Cassard, 2003, p. 105).
3. Des migrations maritimes
68À la vue des différentes cartes présentées, on peut avancer que les mutations principales (F508del, G551D et 1078delT) pourraient être arrivées sur la péninsule armoricaine par le biais de migrants bretons débarqués par la mer. Il est avéré qu’il y a eu des relations entre les deux peuples, dans un sens, comme dans l’autre puisque la Manche se traverse en 24 heures à la rame.
69À la fin de l’Empire romain, les Bretons, qui occupent la partie méridionale de l’actuelle Grande-Bretagne, ont été romanisés depuis la conquête partielle de l’île par César, en 55 avant J.-C., et le christianisme y a pénétré plus fortement qu’en Armorique. La Grande-Bretagne romaine est soumise à une pression incessante des barbares, pirates irlandais à l’ouest, et surtout Angles et Saxons au sud-est, qui contraignent à l’exil les tribus des actuels Pays de Galles et de Cornouailles. Menés par leur clergé, les fameux saints bretons, les populations empruntent les anciennes routes commerciales qui les conduisent sur les côtes de l’Ouest de l’Europe, et principalement vers la péninsule armoricaine. L’émigration qui commence de manière diffuse dès le iiie siècle, principalement avec des soldats, s’intensifie aux vie et viie siècles et prend la forme d’une véritable colonisation. Depuis la fin du vie siècle, l’Armorique est appelée Britannia ou « petite Bretagne » et il existerait des royaumes doubles de part et d’autre de la Manche qui fut alors plus un moyen de liaison qu’une barrière.
70Les contingents bretons s’installèrent d’abord sur la frange littorale de l’Armorique. Leur exode n’est pas massif mais consiste, plutôt, en une longue série d’infiltrations entre le iiie et le viie siècle. Ils prennent, du reste, plusieurs directions : les uns s’implantent sur les bords de l’estuaire de la Seine ; d’autres en Galice, au nord-ouest de l’Espagne, et les autres, plus nombreux, en Armorique (figure 61).
Figure 61. Implantation des Bretons en Armorique entre le ive et le viie siècle

Source : Louis Élégoët, Bretagne, une histoire, CRDP de Bretagne, 1999 (1re édition, 1998), p. 43. © CRDP de Bretagne, avec l’autorisation de l’éditeur et de l’auteur.
71Il est, cependant, difficile de quantifier la population armoricaine, au moment des émigrations. D’après Louis Élégoët, certains auteurs, bien que les projections soient hasardeuses, estiment que les Bretons représentaient, au maximum, la moitié de la population de la pointe de Bretagne (Élégoët, 1999).
72Pour avoir un ordre d’idées de la répartition de la population, une estimation a été faite, par Noël-Yves Tonnerre, de l’ensemble de la population bretonne au ixe siècle. Elle donne, pour le Léon, un chiffre d’à peine 30 000 habitants (Élégoët, 2007, p. 53). Et, « à la fin des années 1420, le Léon comporte environ 60 000 individus, soit une trentaine au kilomètre carré. Comme de nos jours, la population est inégalement répartie : on a souvent plus de 40 habitants au kilomètre carré dans la zone littorale, pour 25 à Plounéventer ou à Guiclan, et à peine 20 à Ploudiry et à Sizun » (Ibid., p. 64). Cette densité inégale de la population est à prendre en compte dans la relativisation des résultats.
73Par ailleurs, nombreux sont les auteurs de la première moitié du xixe siècle qui opposent, dans le Léon même, la zone littorale – ar arvor – à l’intérieur des terres – ar gorre –. La supériorité agricole de l’Arvor s’explique notamment, par la douceur du climat de cette zone, et par les facilités d’enrichissement du sol de sables calcaires – treaz –, qui corrige son acidité, et le goémon qui le fertilise. Louis Élégoët rajoutera « qu’une bande littorale, large d’une douzaine de kilomètres dans le pays de Saint-Pol et qui va en se rétrécissant jusqu’à Plouguerneau, comporte des placages de limon. Celui-ci y fut déposé, il y a plus de 20 000 ans, par des vents venus du nord-est quand la Manche était à sec » (Élégoët et Le Clech, 2006, p. 31). On comprend, dès lors, l’enracinement des migrants sur cette frange littorale, riche du point de vue de la subsistance.
III. Les liens entre la petite et la Grande-Bretagne
1. Une histoire migratoire
74Comme le dit Magali Coumert, maître de conférences d’histoire médiévale à l’université de Brest, « La naissance de la Bretagne continentale est une énigme » (Coumert 2010, p. 15). Jusqu’au ve siècle, ce nom était utilisé pour désigner deux provinces romaines, représentant les deux tiers de la plus grande île occidentale de l’Europe, que nous appelons la Grande-Bretagne. À partir du vie siècle, ce terme fut désormais employé pour désigner aussi l’Armorique, c’est-à-dire la péninsule continentale en face de l’île, la Petite Bretagne.
75Si l’on s’intéresse aux structures sociales, aux ve et vie siècles, d’après de nombreux historiens (Léon Fleuriot, Jean-Jacques Monnier, Jean-Christophe Cassard, Bernard Merdrignac) c’est par communautés familiales que les Bretons émigrent en Armorique. Une « familia », au sens médiéval du terme, est une communauté d’hommes liés à un seigneur laïque et/ou ecclésiastique par un lien de dépendance domestique et héréditaire. C’est un ensemble de familles qui ont un ancêtre commun. Les migrants viennent principalement depuis les régions de l’Ouest de la Bretagne insulaire, surtout depuis le Pays de Galles et la Cornouailles, sous la conduite de leurs chefs religieux et/ou civils.
76Leur arrivée en Armorique ne semble pas créer de réelles difficultés : ils n’y sont pas de véritables étrangers. En effet, Armoricains et Bretons se connaissent assez bien : ils commercent ensemble depuis plusieurs siècles ; leurs coutumes et leur culture sont assez semblables ; ils parlent des langues qui, à cette époque, étaient très proches l’une de l’autre : le gaulois en Armorique, le brittonique en Cornouailles et au Pays de Galles.
77Non seulement ces familles demeurent entre elles, mais elles tendent encore à se regrouper selon leurs lieux d’origine. Il est ainsi probable, selon Louis Élégoët, que les Dumnonii, venus de la Cornouailles britannique et du Devon, prédominent au nord de l’Armorique dans une région qu’on appellera Domnonée ; ce royaume aurait été fondé par Riwal, du comté de Gwent au Pays de Galles, et s’étend sur la zone correspondant à la côte nord de la Bretagne : du Trégor au pays de Dol, en passant par le Goëlo et le Penthièvre. Après 530, il inclut le futur Pays de Léon. De même, les Cornovii constituent une nouvelle Cornouaille (Kerne), au sud-ouest de l’Armorique (Monnier et Cassard, 2003). Enfin, le chef breton Waroch, en s’emparant de Vannes (579), fonde Bro-Waroch, encore appelé Bro-Ereg. Nous ne savons pas, à ce jour, s’il existait des liens (commerciaux, matrimoniaux) entre ces différentes communautés.
78Cette histoire migratoire nous permet de retracer le chemin qu’auraient pu prendre les porteurs sains du gène CFTR puisqu’on retrouve nous aussi trois bassins de populations répartis en fonction des différentes mutations. En effet, les Bretons actuels sont les descendants notamment des émigrés britanniques et, par conséquent, en identité ethnique avec les Gallois, les Écossais et les habitants de la Cornouailles britannique.
2. Une même identité génétique
79En consultant la cartographie présentée par Marc Jeanpierre, généticien à l’Institut Cochin de Paris, on peut imaginer le chemin pris par les gènes (figure 62). En effet, on retrouve, par exemple, les mutations G551D et G542X des deux côtés de la Manche.
Figure 62. Distribution des principales mutations du gène CFTR présentes en Europe

Source : Marc Jeanpierre ; reproduit avec l’autorisation de l’auteur.
80Plus largement, Joseph Bobadilla et al. ont étudié la distribution des mutations du gène CFTR dans 80 régions du monde (Bobadilla et al., 2002). Des analyses ont été effectuées sur 72 431 chromosomes et une centaine d’articles ont appuyé les résultats.
81À titre d’exemple, les mutations, les plus rencontrées en Bretagne et outre-Manche ont été relevées, ainsi que leur fréquence (tableau 10). On retrouvera en caractère gras les mutations présentes en Bretagne et retrouvées dans les autres régions.
Tableau 10. Principales mutations du gène CFTR et leur fréquence

Source : Bobadilla et al., 2002.
82La proximité de ces données génétiques vient renforcer l’hypothèse selon laquelle le patrimoine génétique des Bretons (des deux côtés de la Manche) a des similitudes. La situation génétique actuelle de la petite Bretagne pourrait être le fruit d’un effet fondateur issu de la Grande-Bretagne. Une étude réalisée sur les mutations présentes en Irlande (Cork et Dublin) et en Bretagne arrive aux mêmes conclusions (Scotet et al., 2003). La mutation G551D se retrouve dans les deux pays qui ont de nombreux points communs, fruit d’un effet fondateur et d’une dérive génétique.
83Cherchant des informations plus précises sur cette période de migration du iiie au viie siècle et ce afin de renforcer les hypothèses, les conservateurs du musée de Bretagne à Rennes, des historiens et des spécialistes de l’hagiographie médiévale ont été interrogés (Françoise Berretrot, Fañch Roudaut, Louis Élégoët, Bernard Merdrignac, André-Yves Bourgès). À l’exception de textes hagiographiques postérieurs, composés pour les plus anciens à l’époque carolingienne, il n’existe pas d’écrit sur cette période et les données archéologiques sont faibles ; de fait, les connaissances sont succinctes. Les interlocuteurs n’ont pas pu répondre, précisément, aux questions : quels sont les territoires d’origine des migrants et leurs territoires d’implantation ? Ou encore, comment vivaient-ils ? Il n’y a rien de certain en la matière, si ce n’est que des migrations ont bien eu lieu à cette époque de la Grande vers la petite Bretagne et notamment d’Irlande, du Pays de Galles et de Cornouailles. En revanche, ils ont été très intéressés par les cartographies produites.
84En effet, les ancêtres communs des porteurs de la mutation F508del se situent essentiellement dans une zone qui paraît correspondre au territoire de l’ancienne civitas des Osismes, avant la territorialisation des évêchés de Léon et de Cornouaille (à l’époque carolingienne), et l’érection du siège épiscopal de Tréguier (autour de l’An Mil). Les différentes cartes viennent nourrir quelques-unes de leurs hypothèses sur les mouvements de population.
85Quoi qu’il en soit, il est admis que la population bretonne d’Armorique serait issue de différentes souches. Trois bassins de population ont été clairement identifiés. Au vu des cartographies et des marqueurs génétiques, on peut émettre l’hypothèse que des Irlandais auraient pu s’installer dans le bas-Léon où l’on retrouve la mutation G551D. Dans le monde, on n’a identifié la mutation 1078delT qu’au Pays de Galles et dans le pays bigouden : il y a donc certainement un lien qui s’est créé entre ces deux régions. Malheureusement, les mutations CFTR en Cornouailles britannique ne sont pas connues, mais on peut aussi imaginer que leur patrimoine génétique soit proche du nôtre et qu’ils aient pu s’installer en Cornouaille armoricaine. Concernant la mutation F508del, la cartographie des ancêtres a montré une possible entrée maritime de la population venue de Grande-Bretagne en Armorique, notamment vers le ve siècle. La structure sociale et familiale de la vie en communauté aurait pu favoriser le développement d’une concentration locale du gène et, en corollaire, une augmentation des génotypes homozygotes. Néanmoins, cette mutation peut très bien être apparue en Bretagne à plusieurs reprises.
86Ces différentes implantations pourraient s’expliquer par les migrations, puis par des effets fondateurs et la dérive génétique. Le cumul de ces phénomènes permet de mieux comprendre la disparité régionale que l’on retrouve chez les ancêtres des malades actuels.
87De fait, on se rend bien compte que l’étude d’un marqueur génétique, comme celle des mutations du gène CFTR dans une population définie, renvoie aussi bien à l’étude des faits de nature biologique qu’à des phénomènes liés au mouvement et aux structures sociales de la population.
IV. Mise en perspective avec le Québec
1. Émigration
88Le modèle de « l’effet fondateur » décrit bien la naissance de la population québécoise. En effet, au Québec, on peut situer dans le temps et dans l’espace le groupe relativement restreint d’immigrants qui s’est établi pour donner naissance à une nouvelle population.
89L’arrivée des premiers pionniers français date, officiellement, de 1608 avec la fondation de la ville de Québec. Cette immigration, majoritairement française, dura jusqu’au milieu du xviiie siècle. Entre 1608 et 1800, c’est environ 14000 pionniers qui se sont installés dans la vallée du Saint-Laurent qui faisait partie de ce que l’on nommait alors la « Nouvelle-France ». Les immigrants venaient surtout des régions françaises de la côte Atlantique et des environs de Paris.
90D’après Hubert Charbonneau et al., « les pionniers forment sans doute une population sélectionnée en fonction de sa vitalité. […] Dotés d’une bonne santé et isolés dans un environnement sain, les pionniers ont probablement connu l’une des mortalités les plus faibles de l’époque » (Charbonneau et al., 1987, p. 143).
91À l’aide de données tirées du ficher BALSAC et du Registre de la population du Québec ancien (RPQA), Hélène Vézina et al. ont constitué un corpus de 2223 généalogies ascendantes de sujets mariés au Québec entre 1945 et 1965 couvrant l’ensemble du territoire québécois (Vézina et al., 2005b). L’objectif était d’analyser les origines géographiques et la contribution génétique des ancêtres fondateurs de la population du Québec. Les généalogies remontent jusqu’au xviie siècle et couvrent, en moyenne, plus de neuf générations. Tous les liens généalogiques unissant l’ensemble des individus identifiés dans les ascendances ont été établis. Les résultats indiquent qu’environ 81 % du pool génique québécois provient des fondatrices et fondateurs venus de France au xviie siècle. 20 % des pionniers établis entre 1608 et 1680 expliquent 50 % du pool génétique de la population en 1730 (Charbonneau et al., 1987). Parmi les fondateurs identifiés, 9 % des ancêtres ayant la contribution génétique la plus élevée ont une contribution totale de 50 %. On constate donc que les premiers immigrants venus de France au cours du xviie siècle ont une contribution génétique très importante. Et l’avantage pris par certains des fondateurs initiaux est demeuré insurmontable.
92Ainsi, une grande partie du génome canadien français provient d’un nombre réduit de fondateurs (Gagnon et al., 2001). On peut alors s’interroger sur la part des Bretons dans ces pionniers et sur leurs lieux d’installation.
93Par ailleurs, la population du Saguenay-Lac-Saint-Jean (SLSJ), une région située au nord de la ville de Québec, est connue pour avoir une prévalence relativement élevée de certaines maladies héréditaires, dont la mucoviscidose ou fybrose kystique, qui s’explique notamment par les conséquences d’un effet fondateur (Bouchard et de Braekeleer, 1990). En effet, là où il y a eu un effet fondateur et un isolement de la population, certains allèles ont pu être transmis très rapidement et atteindre une fréquence très élevée, d’où une homogénéité génétique.
94Ainsi sachant que la mucoviscidose est particulièrement présente au Saguenay-Lac-Saint-Jean au Québec (Daigneault et al., 1992) et dans le Finistère-Nord en Bretagne (Scotet et al., 2002), il semble intéressant de connaître un peu mieux les fondateurs d’origine bretonne.
95Parmi ces pionniers, dans le fichier du RPQA consulté en septembre 2009, il est fait mention que 581 sont originaires de la Bretagne historique. Ceux dont on connaît la date de naissance (85 %) sont nés entre 1588 et 1774 et 201 d’entre eux n’ont pas eu d’enfants mariés avant 1800.
96Sur les 380 individus qui ont laissé une descendance, 30 sont des femmes ; 10 individus ont un lieu d’origine indéterminé en Bretagne. Pour les autres, on peut voir sur la figure 63 que les Léonards (6 %) et les Trégorrois (4,6 %) sont peu nombreux.
97L’ouvrage de Marcel Fournier sur Les Bretons en Amérique du Nord des origines à 1770 (Fournier, 1987) et le fichier Origine (www.fichierorigine.com) indiquent l’origine géographique de ces Bretons. Mais ils n’informent sur aucune donnée concernant le nombre de leurs enfants et, plus globalement, leur contribution génétique.
98Les auteurs de l’étude sur les Origines et contributions génétiques des fondatrices et des fondateurs de la population québécoise ont été interrogés quant à la contribution génétique des Bretons (Vézina et al., 2005b). En fait, 3,3 % de la contribution génétique totale des fondateurs français provient des Bretons.
Figure 63. Origine bretonne des fondateurs québécois par évêché

Source : RPQA, cartographie : Granite-Muco.
2. Diffusion du gène
99Si l’on s’intéresse plus précisément aux mutations de la mucoviscidose présents au SLSJ, on retrouve F508del à 62 %, 621+1G > T à 24 % et A455E à 7 % (Madore et al., 2008). Ces fréquences diffèrent de celles du reste de la province du Québec.
100Selon Marc de Braekeleer, « l’hypothèse la plus plausible permettant d’expliquer la prévalence élevée de la fibrose kystique est qu’un grand nombre de porteurs venant de différentes régions du Québec et même de l’extérieur du Québec ont immigré au Saguenay. C’est ce que semble indiquer le nombre très grand de fondateurs (401) apparaissant dans au moins deux familles (effet fondateur) » (Bouchard et de Braekeleer, 1990, p. 449). Et il rajoute « tout comme pour l’hémochromatose, les fondateurs présumés porteurs de la fibrose kystique originaires de Charlevoix ont vraisemblablement laissé une descendance très importante qui s’est enracinée. » (Ibid., p. 450). Autrement dit, le modèle de diffusion de la fibrose kystique fait appel à un certain nombre de porteurs (plusieurs dizaines) entrant au Saguenay, ayant une forte descendance qui s’enracine dans la région et contracte des mariages endogames. L’origine de ces fondateurs n’a pas été particulièrement étudiée.
101Ainsi, on admet volontiers que la circulation des gènes est liée à celle des individus. Mais on ne retrouve pas de correspondance absolue. En effet, la diffusion du patrimoine génétique est le fruit de la reproduction des êtres et de leur patrimoine culturel. Et l’impact d’un seul immigrant sur le patrimoine génétique de son groupe d’accueil peut être important si sa descendance est nombreuse. D’autres effets sociaux peuvent être multiplicateurs : l’enracinement, un système de reproduction familial, des pratiques d’alliances conjugales préférentielles, une fécondité importante, une faible mortalité, etc. Le cas de la Bretagne et de la mucoviscidose seront étudiés dans les chapitres suivants.
102Quelques questions restent en suspens : qui sont les ancêtres fondateurs pour la fibrose kystique ? Où se situent les lieux d’implantation des Bretons selon leur évêché d’origine ? Quelle est l’origine des conjoints ? Le taux de mortalité infantile chez les couples pionniers est-il particulier ?… De même, il serait intéressant d’approfondir la notion d’apparentement entre les malades québécois et les malades bretons : dans quelle mesure les Bretons ont-ils pu contribuer à la dispersion des mutations du gène CFTR en territoire québécois ? Retrouve-t-on des liens de cousinage entre les deux populations ? Cette recherche reste à mener…
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Gens de Marrakech
Géo-démographie de la ville Rouge
Mohamed Sebti, Patrick Festy, Youssef Courbage et al.
2009
Histoire de familles, histoires familiales
Les résultats de l’enquête Famille de 1999
Cécile Lefèvre et Alexandra Filhon (dir.)
2005
La population canadienne au début du xviiie siècle
Nuptialité - Fécondité - Mortalité infantile
Jacques Henripin
1954
Les travaux du Haut comité consultatif de la population et de la famille
Travaux et documents
Haut comité consultatif de la population et de la famille
1946