Introduction générale
p. 15-26
Texte intégral
1De la reproduction humaine dépendent la descendance, la parenté et la famille, la sexualité et les rapports entre les sexes. Parce qu’elle est au fondement des sociétés et qu’elle touche à toutes les interrogations sur l’origine de la vie et sur l’organisation sociale, la reproduction n’existe pas hors des représentations collectives (Bonnet, 1988 ; Héritier, 1996 ; Godelier, 2007).
2Les discours, récits et représentations qui se cristallisent, depuis l’aube de l’histoire, dans les productions symboliques (mythes, objets littéraires et œuvres d’art) composent ce que nous pouvons nommer des « imaginaires sociaux1 », notion préférée dans cet ouvrage à celle de « croyances » dont la connotation, facilement péjorative, risquerait d’entériner une dichotomie artificielle, normative et empiriquement infondée entre ce qui relève de la science et ce qui relève de la pensée magique ou des illusions collectives. En effet, les découvertes scientifiques qui se sont succédé depuis le xviiie siècle (embryologie, histologie, physiologie de la reproduction, génétique), dans un contexte de déprise religieuse et de développement de la culture de masse et des médias modernes, ne substituent pas aux visions préscientifiques une conception strictement rationnelle et « matérialiste » de la procréation. Les avancées des sciences reconfigurent la façon dont les imaginaires animent les opinions individuelles et orientent le débat public. La symbolisation dont fait l’objet l’engendrement a été tout particulièrement affectée par la rupture que constitue la dissociation devenue possible (ou tout au moins concevable, dans le cas du clonage) entre fabrication de nouvelles vies et acte sexuel. Préludant à ce qu’on appelle aujourd’hui la procréation médicalement assistée (PMA), l’essor de la « fécondation artificielle » a fait surgir, dès la fin du xviiie siècle, de nouvelles représentations empreintes d’un mélange de fascination et d’inquiétude.
3L’idée de cet ouvrage collectif est née à l’occasion d’une journée d’étude2. Le point de départ de cette dernière était le constat de la place toujours prégnante que semblaient occuper, jusque dans les discussions les plus savantes, ces imaginaires collectifs relatifs aux technologies reproductives3. Il s’agissait de repérer comment les commentateurs sociaux, les militants, les scientifiques, les décideurs les intériorisaient, les mobilisaient et les réorganisaient, mais aussi comment des réalités technoscientifiques en constante évolution remodelaient les perceptions.
4L’un des éléments qui avait attiré l’attention des organisateur·trice·s était la récurrence de certaines figures argumentatives à forte charge émotionnelle (l’idée de « déshumanisation » ; la métaphore de la « pente savonneuse4 » ; l’annonce de la fin programmée de la gent masculine ou des relations sexuelles ; ou encore de l’amour conjugal ou parental), laissant apparaître la persistance d’un lien fort, dans les sociétés contemporaines, entre nouvelles possibilités reproductives et sentiment d’un basculement « civilisationnel ». Au début du xxe siècle, les promoteurs et promotrices de la maîtrise de la fécondité et de ce qu’on appelait jadis la « réforme sexuelle » usèrent largement d’une rhétorique associant le contrôle des naissances et l’ordre social : le premier – combiné à l’émancipation des femmes – ne devait pas simplement amener vers une amélioration du bien-être individuel mais constituait, selon le titre d’un ouvrage célèbre, le « pivot de la civilisation » (Sanger, 1922).
5Faut-il considérer que les acteurs de la PMA ont eux-mêmes contribué à enraciner un tel binôme ou celui-ci s’est-il créé de manière exogène ?
6Pour y répondre, nous proposions d’examiner comment les imaginaires se tissent et se détissent, comment ils se propagent, mutent ou changent d’aspect, notamment lorsqu’ils voyagent d’un univers social à l’autre, en particulier du laboratoire à l’espace public. Il ressortait de la confrontation des différentes analyses à quel point la fiction semble avoir joué un rôle crucial dans le façonnement d’images progressivement sédimentées dans le fonds commun culturel des sociétés.
7On le sait, la technicisation de la reproduction et la maîtrise croissante de la biologie humaine forment un thème d’inspiration à la fois classique et inépuisable, dont le succès public du roman de Margaret Atwood publié en 1985, La servante écarlate (The Handmaid’s Tale), et de son adaptation en série, ou encore du film Bienvenue à Gattaca (en anglais, Gattaca, 1997) font figure de témoignages récents. Frankenstein (1818), le roman de Mary Shelley qui met en scène la création par un savant d’un être vivant constitué à partir de chairs mortes, a aujourd’hui deux siècles. Revisitant les thèmes prométhéen et faustien, ce roman (non centré sur la reproduction) exprimait déjà une appréhension face aux velléités d’intervention humaine dans ce qui devrait rester l’œuvre de Dieu (pour les uns) ou de la Nature (pour les autres). Cent ans plus tard, dans une tout autre optique, l’écrivaine Charlotte Perkins Gilman publiait le roman utopique Herland (1915) construit autour de l’idée d’une « parthénogénèse humaine » permettant aux femmes de s’émanciper de la domination masculine.
8Dans le grand nombre des références inévitables, Le meilleur des mondes (Brave New World) d’Aldous Huxley (1932) occupe une place bien particulière. L’écrivain y dépeint une société futuriste où les masses sont domestiquées par un savant mélange de contrôle biologique et de sédation sociale (à base de drogues et d’hyper-consumérisme). Créés en laboratoire, les êtres humains y reçoivent, dès leur naissance, une éducation entièrement étatisée, destinée à la fois à les conditionner idéologiquement et à les assigner à un système de castes au sein duquel chacun d’entre eux remplira une fonction strictement prédéterminée. Près d’un siècle après sa parution, Le meilleur des mondes, dont le propos renvoie aux fantasmes eugénistes et déterministes issus de la Belle Époque – que Huxley réinterprète à travers le double prisme du fordisme et du totalitarisme, n’a perdu ni en acuité ni en puissance suggestive. Il fait l’objet d’usages polémiques constants, dans le cadre de controverses relatives à la PMA, à la recherche sur l’embryon, à la génétique ou encore au transhumanisme5. Souvent, la référence à Huxley fonctionne comme une sorte de « point Godwin » qui met fin à toute discussion en plaçant le contradicteur, dont le propos est directement assimilé au « pire », dans l’impossibilité d’expliciter ou de justifier son point de vue.
9Bien que généralement brandi pour dénoncer le caractère eugéniste (supposé ou avéré) de tel ou tel projet, innovation ou revendication, Le meilleur des mondes est pourtant l’œuvre d’un auteur aux convictions plus complexes, sinon ambiguës, qu’on ne le pense généralement. Mais la force intrinsèque du roman en a fait la source d’innombrables avatars : de même qu’on ne compte plus les « robinsonnades », on pourrait dire que la littérature et le cinéma regorgent de « huxleyades ». Les œuvres en question revêtent généralement la forme de l’anticipation ou de la science-fiction et, plus spécifiquement, de la « dystopie ». Elles mettent en mots ou en images un monde futur situé aux antipodes du vivable, du souhaitable ou du désirable. Elles disent bien le lien toujours étroit entre reproduction et normes ou valeurs sociales, suggérant quasiment toujours qu’une modification des conditions de la première ne peut qu’entraîner (ou signaler) une perturbation des secondes.
10Le changement dans les modes de reproduction est vu comme allant nécessairement de pair avec un changement de civilisation. Cette dimension critique n’est pas systématiquement nourrie de passéisme, de déclinisme ou de millénarisme. Les œuvres à caractère dystopique obéissent à plusieurs fonctions possibles et le fait de prophétiser un avenir inacceptable, voire de prédire le chaos absolu, est d’abord une posture argumentative visant à conjurer une évolution redoutée en incitant les contemporains à la penser6. Ainsi, le recours au fantastique ou à la parodie, à la farce ou au happening relève de l’« expérience de pensée » qui pousse une logique jusqu’à son développement extrême ou absurde : manière de questionner le changement pour le dé-fataliser et se le réapproprier7.
11Les performances de l’artiste Prune Nourry sont un bel exemple de cette volonté de « bousculer » le spectateur, non pas pour défendre quelque ordre naturel, mais pour attirer l’attention sur de possibles dérives8. Après avoir organisé en 2009 des « dîners procréatifs », la plasticienne installait en 2011, au cœur de Manhattan, un « spermbar », sorte de food truck invitant les passants à choisir, parmi plusieurs échantillons de semence humaine, le plus conforme au profil qu’ils-elles attribuaient à ce qui serait le donneur « idéal » : chaque caractéristique des donneurs étant associée à un ingrédient particulier, le consommateur composait lui-même son propre cocktail. Sans asséner de message prédéfini, Prune Nourry invitait ainsi à s’interroger sur la logique d’« enfant à la carte », telle que proposée par l’industrie du don du sperme aux États-Unis.
12C’est cependant bien dans une perspective d’hostilité à la dénaturalisation (en réalité très relative) de la fabrique d’enfants que le registre prophétique ou dystopique est souvent mobilisé. Parfois, l’identification au cauchemar de type huxleyen est directe et immédiate9. Lorsqu’elle pourrait être réfutée comme une exagération ou un amalgame, d’autres ressorts argumentatifs sont possibles, comme de laisser entendre que l’inacceptable, à défaut d’être déjà réalité, est en passe de le devenir : le thème de l’« apprenti sorcier », celui de la « pente savonneuse » ou de l’« effet domino » jouent volontiers ce rôle.
13En 1978 déjà, après la naissance de Louise Brown, le biologiste américain Leon Kass (devenu quelques décennies plus tard président du Council on Bioethics de George W. Bush) brandissait le risque d’une « déshumanisation10 », associée selon lui à cette nouvelle technologie, et par la suite de nombreuses publications se réclamant de la bioéthique recouraient à la métaphore de la « pente glissante » (utilisée notamment par le philosophe Jürgen Habermas à propos du clonage thérapeutique) menant tout droit de l’expérimentation ou de l’innovation au « meilleur des mondes »11. Plus récemment, en France, les débats autour de la révision de la loi de bioéthique depuis 2017 – révision qui prévoit, entre autres, un élargissement de l’accès à la PMA, et un encadrement légèrement assoupli des recherches autour de l’embryon – se réfèrent constamment à cet argument de la pente glissante, que ce soit pour le revendiquer ou contester ses fondements (Borrillo, 2019 ; Flye Sainte-Marie, 2018 ; Académie des sciences morales et politiques, 2018)12.
14Au-delà des imaginaires technoscientifiques, la biomédicalisation et la technicisation de la reproduction réactivent des référents issus de systèmes idéologiques plus anciens, de nature mythologique ou religieuse, qui restent profondément ancrés dans les sociétés d’aujourd’hui (Bharadwaj, 2006 ; Thompson, 2006 ; Roberts, 2012). Ces référents conditionnent les représentations, les attitudes et les actions par le biais d’une intériorisation, mais aussi de réappropriations et de réinterprétations. Dans de nombreux pays – y compris laïques –, c’est sur des références bibliques que s’appuient certains groupes politiques pour rejeter toute forme de reproduction indépendante de la sexualité et en dehors de la famille traditionnelle constituée d’un père (homme) et d’une mère (femme), faisant de ces références immémoriales des dogmes figés, définitivement fermés à l’innovation technique ou au changement sociétal.
15Comme cela a déjà été souvent démontré, la PMA cherche généralement à imiter le naturel, en se voulant au plus près d’une procréation obtenue sans aide médicale. Ainsi, les techniques médicales recourant aux gamètes des deux conjoints sont plus facilement autorisées et utilisées que celles faisant intervenir un donneur ou une donneuse, dont l’usage est par conséquent souvent caché et tabou. C’est le cas en Europe de la Norvège, de la Suisse et de l’Allemagne (pour le don d’ovocytes uniquement), mais aussi de la plupart des pays méditerranéens du Maghreb et du Moyen-Orient, à l’exception d’Israël et du Liban. Si dans les pays musulmans sunnites par exemple, le recours à une tierce personne pour concevoir est interdit car associé à un adultère (zina), menaçant l’enfant conçu d’illégitimité, dans des sociétés d’obédience chiite, comme au Liban, la pratique médicale a contourné cet obstacle en autorisant le recours au don d’ovocytes dans le cadre d’un mariage temporaire (mutca) entre le père d’intention et une donneuse célibataire (Inhorn, 2006).
16Dans nombre de sociétés d’Afrique subsaharienne, le sang de l’enfant doit provenir du sang du père, marqueur d’une filiation ancestrale, et le don de sperme peut être perçu, dans certains cas, comme un adultère. Les couples cachent dès lors à leur entourage le recours à une PMA et tendent à faire comme si l’engendrement était intervenu naturellement (Bonnet et Duchesne, 2016). Du reste, leur perception de l’acte reproductif n’est pas entièrement transformée par l’intervention biomédicale : l’enfant reste fréquemment considéré comme étant un esprit venu de l’au-delà, arrivé sur terre via l’utérus féminin. La crainte de l’enfant « surnaturel » (jumeaux, bébé porteur d’anomalie) persiste même dans le cadre de la PMA.
17En Inde, les référents culturels activés pour légitimer ou délégitimer la gestation pour autrui (GPA) sont souvent issus de la mythologie hindoue (Rozée et Unisa, 2014). D’après cette dernière, il est primordial pour les êtres humains d’assurer une descendance par le sang (métaphore réinterprétée comme une nécessité de transmettre ses gènes et de porter l’enfant). Or ces représentations vont à l’encontre des pratiques de PMA lorsqu’une tierce personne intervient dans la conception de l’enfant. Cet imaginaire alimente ainsi le tabou autour de la GPA et la stigmatisation dont elle fait l’objet. Cependant, dans la tradition hindouiste, de nombreuses divinités sont nées en dehors du corps des parents ou en dehors de toute relation charnelle. Les médecins indiens qui pratiquent la GPA s’appuient donc sur cette tradition pour assurer que cette pratique est conforme à la culture et à l’histoire du pays ; ce discours est parfois repris par les gestatrices elles-mêmes pour légitimer leur engagement.
18Ces exemples montrent qu’un même imaginaire peut être activé pour justifier des représentations ou des comportements parfois antagoniques. De même, ils rappellent que toutes les techniques ne font pas résonner les mêmes éléments culturels ou anthropologiques, et ne donnent pas lieu aux mêmes controverses. Chaque procédé spécifique est appréhendé dans un contexte historique, un cadre socioculturel, une configuration politique donnés, et la perception qui l’accompagne se module en fonction des groupes sociaux ou des catégories de population – la façon dont les faits scientifiques sont médiatisés apparaissant comme un paramètre essentiel. Comme l’a montré la juriste et historienne américaine Kara Swanson, la création des banques de sperme dans les années 1950 aux États-Unis a fait surgir des craintes nouvelles (en particulier la possibilité de paternité post mortem) qui n’étaient pas celles associées précédemment à l’insémination artificielle avec ou sans donneur (Swanson, 2012).
19Les chapitres proposés dans cet ouvrage rendent compte, chacun à leur manière, du poids de ces imaginaires de la reproduction. Ils s’inscrivent dans différentes disciplines (histoire, anthropologie, sociologie, démographie, philosophie) et portent sur diverses régions (Europe occidentale, Afrique subsaharienne, Asie orientale).
20Dans le chapitre 1, Simone Bateman revient sur l’histoire de la procréation médicalement assistée, aboutissement d’un processus d’intervention croissante de la médecine dans les projets reproductifs depuis le début du xviiie siècle. Elle analyse notamment trois étapes clés de cette histoire : la séparation de la reproduction des rapports sexuels ; l’externalisation de la fécondation ; et la conservation hors du corps de cellules reproductrices et d’embryons fécondés in vitro. À chacune de ces étapes se sont développés des imaginaires scientifiques que le corps médical s’est peu à peu réapproprié, jusqu’à la production de propositions techniques inédites qui ont transformé nos pratiques procréatrices et réorganisé notre rapport à la fertilité et à la fécondité.
21Les quatre chapitres suivants traitent des imaginaires liés à la reproduction artificielle dans la littérature.
22Dans le chapitre 2, Erika Dyck et Patrick Farrell remettent en perspective l’œuvre de Huxley – exemple par excellence de la littérature dystopique qui continue encore aujourd’hui d’être cité et utilisé dans les débats sur la reproduction assistée –, et montrent qu’il importe d’en comprendre la complexité.
23À travers l’exemple du roman Mutation de Robin Cook, paru en 1989, Marika Moisseeff s’intéresse, dans le chapitre 3, à la science-fiction qui met en scène l’engendrement d’enfants surdoués (génétiquement modifiés) incarnant une nouvelle espèce humaine plus « évoluée » que celle qui la précède. L’auteure se propose alors d’analyser les soubassements anthropologiques de ce type d’œuvres de science-fiction : l’extrapolation dans la fiction populaire des conséquences de la biotechnologie qui a modifié la façon de concevoir la reproduction, le rôle spécifique des femmes en ce domaine et, plus généralement, le rapport entre hommes et femmes, pères et mères, parents et enfants.
24Dans le chapitre 4, Jean-Marc Rohrbasser et Jacques Véron se sont intéressés au clonage dans les fictions littéraires à partir de deux romans : Reproduction interdite de Jean-Michel Truong publié en 1989 (soit avant la naissance de la brebis Dolly en 1996), et Auprès de moi toujours de Kazuo Ishiguro paru en 2005, tous deux décrivant un monde dans lequel les clones servent à « réparer les vivants ». Si ces deux romans sont sans nul doute des dystopies, leurs auteurs revendiquent toutefois le réalisme des situations qu’ils évoquent.
25Enfin, Emmanuel Betta revient, dans le chapitre 5, sur le contexte de l’émergence de l’insémination artificielle dans l’espace public entre la seconde moitié du xixe et le xxe siècle. Il montre que la fécondation artificielle a provoqué, tout au long de son histoire, des réactions confondant souvent la fiction, la réalité, les possibilités concrètes et les espoirs parfois démesurés. Il rappelle ainsi la présence récurrente des imaginaires littéraires, comme celui issu de Frankenstein, dans les textes médicaux et scientifiques, de même que dans les débats juridiques, politiques et moraux.
26Le chapitre 6, écrit par Fabrice Cahen, propose la mise en perspective d’un roman de l’écrivain à succès Guy des Cars, Le donneur, publié en plein essor des banques de sperme. En rapprochant cette œuvre d’autres écrits littéraires ou journalistiques de l’époque, cette contribution vise à mieux cerner les contours d’une panique morale dont la dimension genrée se révèle centrale. Le brouillage, volontaire ou non, des frontières entre fiction et réalité apparaît comme une composante structurelle du discours sur la PMA.
27Les chapitres suivants montrent combien ces imaginaires restent ancrés dans les sociétés actuelles. Ils justifient certaines stratégies reproductives et entretiennent une certaine anxiété face au développement accéléré et mondialisé des nouvelles techniques de reproduction.
28Doris Bonnet (chapitre 7), à partir d’une étude menée dans une clinique camerounaise en 2011 et 2012, s’interroge sur l’éventuelle réémergence de croyances anciennes associées à la procréation au cours d’une fécondation in vitro en Afrique subsaharienne. L’expérience de la grossesse issue d’une PMA réactive-t-elle un imaginaire ancestral sur la question des origines cosmologiques de l’enfant ? Les suspicions de sorcellerie convoquées dans les interprétations de la stérilité sont-elles prédominantes ? Les processus de stigmatisation de la femme inféconde ont-ils un impact sur l’expression de ces imaginaires, en particulier dans le contexte spécifique du recours au pentecôtisme ?
29Dans le chapitre 8, l’analyse d’Isabelle Konuma est centrée sur l’imaginaire autour du tiers donneur au Japon. Le premier cas officiel d’insémination artificielle avec donneur, en 1949, a provoqué de nombreux débats entre médecins et juristes. Au cœur de ces débats se trouvait la préoccupation autour de l’adultère. L’anonymisation du donneur continue aujourd’hui à en produire une image ambiguë, tantôt sans danger car identique au père, tantôt problématique car susceptible de le remplacer à tout moment.
30Séverine Mathieu étudie, dans le chapitre 9, les discours mobilisés par les opposants à l’ouverture de la PMA à toutes les femmes en France, à l’occasion de la révision des lois de bioéthique entre 2018 et 2020. En se fondant sur des observations réalisées lors des débats publics et sur une analyse des discours tenus par ces opposants souvent revendiqués comme catholiques pratiquants, l’auteure montre que l’Église catholique cherche à se prévaloir d’une forme d’expertise éthique et à faire prendre conscience à la société des dangers qui la menacent. C’est ainsi que l’institution ecclésiastique développe une rhétorique de l’anxiété, partagée par d’autres segments de la société.
31Barbara M. Cooper revient, chapitre 10, sur le démantèlement d’un trafic de nouveau-nés au Niger en 2014 pour montrer comment les représentations des enfants non-biologiques dans une grande partie du Sahel contribuent à l’existence d’un marché clandestin de la gestation pour autrui (GPA) et de l’adoption. Ce marché noir permet de garder les origines de ces enfants secrètes. Présenter un enfant adopté ou issu d’une GPA comme un enfant biologique apparaît comme une sorte de fraude aux liens du sang, mais permet néanmoins de reconnaître cet enfant comme un héritier légal et d’éviter qu’il soit exclu de la famille du couple infertile et de la communauté.
32Yolinliztli Pérez Hernández s’intéresse aux représentations de l’autoconservation ovocytaire (congélation ultrarapide d’ovules) dans les documents de sociétés savantes de bioéthique et de médecine et dans la presse française (chapitre 11). Son enquête invite à discuter la distinction stricte établie entre indications « médicales » et indications « sociales ».
33Enfin, le dernier chapitre de cet ouvrage confronte les imaginaires autour de la reproduction artificielle à la réalité sociale et notamment statistique du phénomène. Elise de La Rochebrochard montre qu’en dépit de l’image de « toute puissance » de la PMA que renvoient les médias, l’analyse des parcours de couples, telle que menée dans le cadre de l’enquête DAIFI, relativise fortement l’efficacité réelle de la technologie reproductive. Ainsi, la fiction se heurte plus souvent qu’on ne le dit à la réalité.
34Cette diversité de textes offre une série de regards partiels qui concourront, nous l’espérons, à stimuler de nouvelles enquêtes comme à favoriser la réflexion et le débat. Ils ne visent pas à émettre des recommandations politiques, ni à juger d’un œil condescendant les anxiétés parfois sincères et légitimes que suscite le déferlement technologique. Il ne s’agit pas non plus de décourager certains espoirs placés dans les avancées scientifiques.
35Ce livre invite avant tout à prendre un peu de perspective et à redonner davantage de droits à la raison. C’est dans les moments d’accélération des changements, comme celui que nous vivons aujourd’hui, qu’il est le plus important et sans doute le plus difficile de résister à l’optimisme béat comme au pessimisme aveugle, pour tenter de comprendre scientifiquement ce qui se joue.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 On a choisi de recourir à cette notion, en s’inspirant de l’usage qu’en font les historiens à la suite notamment d’Alain Corbin. Sur les liens entre technique et imaginaire, voir Jarrige et Morera, 2006. Sur l’imaginaire du sang, voir Annales de démographie historique, « Les lois du sang », 2019.
2 Journée d’étude internationale intitulée « Reproduction médicalement assistée et imaginaires sociaux » qui a eu lieu à l’Ined (Paris, France), le 29 novembre 2018.
3 Un exemple déjà étudié : le « fantasme de la consanguinité » voire de l’inceste dans la PMA en particulier, et y compris chez les scientifiques (Porqueres, 2015, p. 265).
4 La « pente savonneuse » est celle qui mènerait inéluctablement d’une innovation sociotechnique à une catastrophe éthique.
5 Cette référence n’est pas nécessairement négative : pour un exemple notoire de célébration presque sans nuance des biotechnologies qui reprend les thèmes huxleyens, voir Silver, 1997.
6 Voir par exemple l’ouvrage collectif dirigé par J. Testart, Le magasin des enfants (1994), dont le titre accrocheur résume à lui seul la charge contre la « marchandisation » à l’œuvre dans la PMA.
7 Dans un autre domaine , Red Clocks (2018), un ouvrage récent de Leni Zumas, décrit une situation de politique-fiction – l’IVG est devenu illégale aux États-Unis – pour inciter à réfléchir sur les conséquences de la dégradation de jure ou de facto de l’accès à l’avortement.
8 http://www.prunenourry.com/fr/projects/the-spermbar.
http://www.prunenourry.com/fr/projects/the-procreative-dinner.
9 Dominique Mehl (1999, p. 19-41) avait déjà vu affleurer ces références à l’occasion des débats politiques et médiatiques précédant le vote des lois de bioéthique.
10 Cité notamment dans Ball, 2013. Voir aussi Kass, 2002.
11 Voir par exemple la recension du livre de Peter Singer et Deane Wells :The Reproductive Revolution, par le New Scientist en 1984.
12 Les références à Huxley sont également reprises dans les médias avec, par exemple, en France, un récent documentaire intitulé « PMA, le meilleur des mondes ? » (diffusé sur la chaine publique France 2, le 21 mai 2019).
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