Correspondance démographique relative à l’équation générale des subsistances
p. 319-368
Texte intégral
I. À Monsieur le Docteur Villermé…
121/2/53, Paris.
2A MONSIEUR LE DOCTEUR VILLERMÉ, membre de l’institut de france, etc. etc.
3La bonté que vous me témoignez me fait un devoir de n’accepter pas, sans un mot de défense, le mot de critique dont vous avez honoré ma première lecture.
4Vous savez que le bureau de l’académie a retranché les 4/5 de mon travail, par des scrupules dont je ne suis pas juge, mais justiciable : ainsi je n’ai pu lire que ce qu’il a décidé être tout-à-fait inoffensif pour les opinions des personnes présentes ou absentes, ou liées avec les présentes et les absentes par la confraternité académique.
« J’ai dit des choses que les académiciens savent tous. »
5J’en suis bien persuadé ; je connais et respecte leur science. Pouvais-je venir devant eux avec la prétention de les instruire ? Je ne suis point capable d’un tel excès de témérité. Qui peut se flatter de dire des choses nouvelles ? Nous sommes nés trop tard. Mais il peut être utile et social de rajeunir des idées vieilles qui s’oblitèrent, surtout quand ces idées sont de celles qui importent au bonheur des hommes. C’est ainsi, que Fr. d’Ivernois rappela, à partir de 1830, pendant 4 années de suite, aux statisticiens et aux hommes d’état, un principe très-clairement établi par Fourier dès 1821 dans les Recherches sur Paris (not. gén. n° 60).
6J’ai cru en outre que l’équation des subsistances n’avait pas été jusqu’ici démontrée d’une manière complète et scientifique, et qu’à cause de cela on en avait méconnu les légitimes conséquences. Me suis-je trompé ? quelque livre important de statistique aurait-il échappé à mes longues recherches ? Vous me feriez une grâce de me l’indiquer.
7Si l’équation dont je parle est trop connue, comment se fait-il que la croyance attribuée à Malthus (injustement, selon moi) soit encore au catéchisme de nos économistes ? Comment se fait-il que cette équation ait été contredite tout récemment dans les Annales de la Charité par Cormenin, qui a fondé publiquement un prix contre elle, et dans le Journal des économistes, par le docteur Juglar, l’inspecteur Fayet, et autres hommes instruits ? Comment se fait-il qu’elle ne soit pas démontrée ou seulement énoncée dans les Traités élémentaires de statistique, comprenant les principes généraux de cette science ? Comment se fait-il qu’elle soit combattue dans les petits livres de 1848, réimprimés in-4o comme mémoires académiques ? Comment se fait-il que, dans vos dernières séances, des écrivains célèbres, des hommes d’état justement honorés, aient encore parlé contre elle ? Comment se fait-il enfin (si votre bonté excuse l’audace de cette dernière question) que vous n’ayez jamais relevé les erreurs commises contre cette Loi par Fr. D’Ivernois, dans les lettres qu’il a eu autrefois l’honneur de vous adresser et l’imprudence de publier dans la Bibliothèque universelle ?
8Vous me pardonnerez, Monsieur, l’importunité de mes demandes. Je n’ai d’autre excuse que mon amour pour la science et ma profonde considération pour l’opinion d’un savant qui en a si bien mérité.
II. La tendance et le fait.
9Les lecteurs du Journal des Économistes ont dû suivre avec intérêt la discussion sur la question de Population qui, ouverte devant la Société d’économie politique, s’est poursuivie de mois en mois dans le journal, et a pénétré même à l’Académie des sciences morales par suite des lectures de J. Garnier1. L’élite des économistes y a pris part : mais la statistique y a été peu appelée, peu écoutée. Pourtant, elle avait sa compétence bien établie dans un tel débat. Ne serait-ce pas à cause de cet oubli que, malgré le talent remarquable des contendants, la question paraît n’avoir pas abouti, les convictions ne s’être pas rapprochées, et chacun avoir gardé jusqu’à la sortie la position qu’il avait prise en entrant ?
10La question a deux parties bien différentes : la partie historique et la partie dogmatique. On a fort allongé le débat, pour ne les avoir pas distinguées.
11La partie historique, qui a trait aux opinions plus ou moins concordantes émises par quelques auteurs célèbres sur le mouvement général de la Population, a été la plus largement traitée. On a combattu Malthus ; on l’a défendu : on a paru s’accuser réciproquement de l’avoir mal lu, ce qui, de la part d’esprits aussi éminents, me paraît prouver avec évidence que Malthus n’est pas toujours clair, et qu’il est difficile à lire. On a rendu hommage à la moralité de son but, à l’honnêteté de ses intentions, à la patience sagace de ses investigations. On a pu, sans rien retrancher à ces éloges, rappeler quelques travaux antérieurs dont il a dû profiter : un anglais illustre (lord Brougbam) a nommé Townsend ; on pouvait citer avec plus de raison encore l’Ami des hommes, dont Malthus parle en un endroit, et dont le chapitre second a pour titre : La mesure de la subsistance est celle de la Population.
12La partie dogmatique de la question a elle-même deux branches qu’il importait beaucoup de ne pas enchevêtrer : ce sont la tendance de la population à s’accroître, et le fait général de son accroissement.
13Sur la tendance, il y a eu peu à dire. Elle n’a point été contestée ; elle appartient à tous les êtres organisés. « La nature prodigue à l’infini les germes de la vie dans les deux règnes. » Les naturalistes le proclament ; tout le monde le reconnaît.
14Mais, pour qu’un certain nombre de ces germes se développe, il faut la double condition de l’espace et de la nourriture. Est-on d’accord aussi sur la Loi générale de ce développement ? Il ne paraît pas. Les uns parlent des grands maux que produit le principe de Population (Malthus, Essai 1. III, p. 452, et passim), ce qui implique que l’on aurait observé quelque part la population s’accroissant au-delà de ses moyens actuels de subsistances ; les autres avancent que la reproduction des denrées marche plus vite que celle des hommes, ce qui tendrait à prouver que l’accroissement de Population n’engendre point de maux par lui-même, et qu’aux souffrances des peuples il faut assigner d’autres causes.
15C’est la statistique qui doit résoudre ce doute : c’est devant elle qu’il faut poser cet important problème, dont la solution est le pivot de la science économique. Que l’on fasse des relevés exacts de la production en tout genre chez chaque nation, que l’on compare les dénombrements des produits avec les dénombrements des habitants, que l’on répète cette comparaison à diverses époques chez la même nation, et aux mêmes époques chez des nations diverses, et l’on saura quel est le rapport de la production à la Population, le rapport du travail à la vie, et de la vie au travail.
16Peu de nations offrent jusqu’ici ces documents essentiels ; aucune ne les a consécutivement et périodiquement rassemblés. J’en ai recueilli le plus que j’ai pu ; j’ai fait le travail que je viens d’indiquer, autant que l’a permis l’imperfection des documents. Je suis arrivé à des résultats qui m’ont paru assez bien établis pour les consigner dans mes Études de Démographie comparée, dont l’Académie des sciences morales a bien voulu entendre lire quelques fragments dès le mois de février. Il ne m’est plus resté de doute sur la vérité du principe cité plus haut, que Mirabeau a donné pour titre à son ch. ii, et qu’il y a développé avec chaleur, force et clarté, — principe que Malthus a reconnu quelquefois (liv. Il, chap. xiii, fin, propositions générales), quelquefois aussi ses disciples, – principe qui est la loi de tous les êtres organisés, l’Équation générale des subsistances, et que, pour l’appliquer spécialement à la race humaine, je modifie en ces termes :
17La Population se proportionne aux subsistances disponibles.
18Je donne de cette loi neuf démonstrations, dont une seule est tirée du raisonnement pur ; les autres résultent des grands faits que la statistique a recueillis depuis un siècle... (Voy. le ch. iv ci-dessus, p. 55 seqq.).
19Le plus récent de ces faits, celui qui, s’il eût été connu de son temps, eût probablement élucidé certaines pensées de Malthus et certaines pages de ses écrits, est celui-ci : II est des nations chez lesquelles deux phénomènes marchent de front, l’accroissement intrinsèque de P (sans immigration), et la diminution de N, même en nombre absolu. Cela résulte de la statistique de la Population en divers pays, notamment en F rance et en Belgique.
20En rapprochant ces faits de ceux antérieurement connus, on peut conclure avec quelque assurance que ce n’est pas seulement la Mort qui est chargée de contenir la population dans les limites des subsistances ; que la Nature n’impose pas impitoyablement aux femmes les douleurs de la maternité trompée et de l’enfantement improductif ; mais qu’Elle se charge aussi de régler les conceptions et les naissances par une loi plus bienfaisante, que nous ne faisons encore qu’entrevoir, et dont cependant les effets nous sont déjà certainement connus.
21(Suivait l’application de ces principes au Pas-de-Calais.)
22A cet article inséré plus longuement au Journal des Économistes (15/8/53, t. xxxvi, p. 184), le rédacteur en chef opposa la note qui suit :
L’auteur de l’article précédent a pensé combattre la doctrine de Malthus, à l’aide des résultats de la statistique. Nous ne pouvons le laisser conclure, sans lui soumettre quelques observations.
Il est d’abord à remarquer qu’il donne en plein dans les idées de Malthus, en proclamant la tendance de la population à s’accroître avec une rapidité qui, si elle n’était maintenue, aurait bientôt dépassé les subsistances. Cette tendance, il la croit incontestable et même incontestée. Sur ce dernier point il se trompe, car il y a plusieurs contradicteurs de Malthus, qui repoussent cette tendance de la population ; et lui-même, il ne s’aperçoit pas qu’il la nie, en disant que la nature se charge elle-même de régler les naissances. Car, de deux choses l’une : ou l’homme peut se livrer sans préoccupation aucune à l’acte de la génération, parce que la nature veille pour lui à l’équation générale des subsistances, et alors il ne faut pas dire que la population a tendance à s’accroître plus que ces subsistances, ou bien l’homme a pour premier devoir de régler le nombre de ses enfants, devoir qui résulte surtout de cette tendance.
Toutefois, les chiffres reproduits par M. Guillard ont pour but d’établir qu’en fait, dans certains pays, la population ne dépasse pas les subsistances nécessaires. Nous admettons, par hypothèse, l’exactitude des résultats avancés ; mais l’exemple de la France et de la Belgique prouve-t-il pour le monde entier ! prouve-t-il pour toutes les localités, pour toutes les classes de population, pour toutes les familles d’un même pays ? Assurément non, et il suffit de citer les Flandres en Belgique, les classes misérables de Lille et d’un grand nombre d’autres localités en France. On se fait bien certainement illusion dans cette question, en raisonnant à l’aide des moyennes nationales. La moyenne nationale de France peut, en effet, établir qu’en bloc, dans une masse de 56 millions d’individus, le progrès et la prévoyance d’une part et l’imprévoyance d’autre part se balancent mieux qu’en Irlande, ce qui est déjà beaucoup ; mais ce serait se tromper singulièrement que de croire-que ce balancement et cette équation se manifestent dans toutes les couches de la population, comme le prouvent et au-delà de nombreuses études et enquêtes sur les populations ouvrières, et notamment sur celles de plusieurs contrées manufacturières et de plusieurs localités agricoles où les hommes naissent et meurent dans la misère et le dénûmeut.
Maintenant, si le résultat invoqué par M. Guillard était non-seulement une moyenne nationale, mais l’expression de ce qui se passe réellement dans le sein de toutes les familles (éléments de cette moyenne en France, en Belgique et partout ailleurs) dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, dans les pays riches comme dans les pays pauvres ; s’il était l’expression de faits constants et universels dans le présent et le passé ; si partout et toujours les pères de famille et leur progéniture avaient été protégés par la loi de l’équation des subsistances, oh ! alors, nous croirions que la nature se charge seule de régler les naissances. Jusque-là, et comme nous voyons dans des millions de cas spéciaux que c’est la mort, précédée des souffrances de la misère, qui a contenu et contient les populations dans les limites des subsistances, nous croyons que Malthus était dans, le vrai, en signalant aux familles souffrantes la prévoyance comme le premier de leurs devoirs et le principal moyen d’arriver à une condition meilleure. Et Malthus était d’accord avec la statistique qui a bien constaté que la misère est plus prolifique que l’aisance, et que la mort fait proportionnellement plus de victimes anticipées dans les familles nécessiteuses que dans les familles qui ont de quoi subvenir à leurs principaux besoins.
Joseph garnier
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23A MONSIEUR JOSEPH GARNIER.
24Mon cher professeur,
25Vous êtes trop préoccupé de Malthus ; vous le voyez partout ; vous semblez le révérer comme un père de votre Église. Mais la science ne se nourrit de nom propre ni de vénération. Je n’ai point pensé à combattre son livre, sur lequel je trouve que la discussion est épuisée, et qui d’ailleurs me paraît plutôt livre de faits que de doctrine, puisque l’on y puise tour à tour des arguments pour les opinions contraires : écoutez Cherbuliez en avril, et Fontenay en mai. J’ai souscrit aux éloges que vos amis lui ont donnés, bien qu’ils n’aient pas signalé le principal mérite de son ouvrage, qui est, selon moi, d’avoir fait ressortir, en amoncelant des exemples très-nombreux puisés chez les peuples civilisés comme chez les peuples sauvages, d’une part l’heureuse influence de l’organisation, civile sur la reproduction et la distribution des subsistances, et de l’autre les maux que laisse subsister cette organisation encore imparfaite ; en sorte qu’il a réfuté par avance les erreurs opposées de ceux qui nient avec ingratitude les bienfaits d’une administration régulière, et de ceux-qui, croyant que l’ordre social rend tout ce qu’on en doit attendre, ne veulent entendre à aucune modification importante dans ses rouages. Quant aux conseils de l’estimable pasteur, lus peut-être de quelques hommes aisés et éclairés qui n’en ont guère besoin, jamais lus des classes nombreuses, pauvres et ignorantes auxquelles ils s’adressent, on a trouvé qu’ils ressemblaient un peu au pansement mis à côté de la plaie. Car la classe qui lit le moins est aussi celle qui a le moins de N, — c’est la classe rurale. Les moralistes ont jugé ces conseils diversement à un autre point de vue, qui ne concerne ni l’économie politique ni la statistique.
26Je n’ai pas nié que ce ne fût « un devoir pour l’homme de régler le nombre de ses enfants » ; la Nature peut veiller à l’ensemble sans dispenser de prévoyance l’individu. Ainsi, les deux branches de votre dilemme portent à faux. Vous regardez avec raison la prévoyance comme une vertu salutaire ; je la tiens pour indispensable, et voudrais que tous les humains en fussent largement doués. Si les lois de la nature protègent l’équilibre général de l’humanité, si celles de la société protègent l’équilibre des familles, la prudence du père de famille doit protéger les êtres dont il a pris charge, et leur procurer la jouissance des biens que créent et conservent les lois. Mais, parce que la nature, en établissant les siennes, ne parait pas avoir eu en vue les individus, doit-on méconnaître ces lois, les nier ?
27C’est une de ces lois naturelles que je recherche, avec une ardeur proportionnée au sentiment de son immense intérêt pour tous les hommes. C’est un point de science que je tâche d’établir, une formule qui doit être tissue, non de conseils de morale ni d’opinions de tel ou tel auteur, mais bien de faits publics publiquement constatés. Mes recherches, si elles se rapportaient à Malthus, tendraient plutôt à l’éclaircir et à le compléter qu’à le combattre Vous l’avez plaint vous-même de « n’avoir eu à sa disposition que des relevés statistiques d’une portée assez médiocre » (J. écon. 1844, t. 7, p. 381). Je ne m’éloigne donc pas de vous en pensant que, si la science eût été plus avancée, son ouvrage eût été plus clair et plus logique. Pour preuve d’impartialité, je suis prêt à accepter, comme innocentes, les deux propositions dans lesquelles vous avez résumé sa doctrine (Elém. de l’Éc. pol., p, 56), si vous en voulez bien accepter une troisième, que je demande à y adjoindre comme ressortant logiquement des faits que la statistique a amassés et coordonnés depuis le commencement du siècle.
28Première proposition Malthus-Garnier : « La population, si aucun obstacle ne s’y opposait, se développerait incessamment, suivant une progression géométrique et sans limites assignables. »
29Deuxième proposition Malthus-Garnier : « Les moyens de subsistance ne peuvent jamais se développer que suivant une progression arithmétique, comme 1, 2, 3, 4, etc. »
30Troisième proposition (Mirabeau-Guilllard) : EN FAIT, la Population se développe suivant la même progression que les subsistances.
31Celle-ci est-elle opposée aux autres ? Nullement : elle ne saurait les rencontrer : elles sont toutes trois dans des plans divers, qui ne se croisent pas entre eux. La première est une hypothèse de pure théorie, absolument irréalisable : la deuxième pose une limite, encore théorique, à un développement aussi variable que les vents et les générations ; la troisième est un résumé d’observations, une simple ligne d’histoire naturelle.
32Dans la discussion provoquée par vos savantes lectures, maint académicien a, je crois, traité les progressions malthusiennes d’exagérations poétiques habillées en chiffre. Pour moi, je n’y ai fait aucune allusion.
33Je vérifie, au point de vue réel et positif, l’équation générale des subsistances. Les Décès l’établissent ; les Naissances ne la démontrent pas moins : et la statistique agricole confirme ce qu’a témoigné l’État-civil. Vous admettez mes chiffres, par hypothèse, pour la France et la Belgique (hypothèse ! les registres de l’État-civil), et vous demandez s’il en est de même du reste, du monde. Je vous renvoie à M.-Jonnès, qui affirme l’augmentation du rapport P/n pour tous les grands États de l’Europe, depuis la mer glaciale jusqu’à Gibraltar, qui l’affirme même de la Russie ! Et je vous demande à votre tour si l’on connaît un seul pays où la statistique ait démontré l’inéquation des subsistances.
34L’Irlande ? – Rançonnée par la prélature anglaise, qui ne lui laisse pour vivre que les pommes de terre, elle multiplie à la fois les pommes de terre et les enfants. Le tubercule vient à pourrir, en même temps qu’une agitation impuissante ralentit le travail : il faut que l’Irlandais meure ou soit exporté. Cette affreuse infortune confirme, loin de l’ébranler, l’équation des subsistances.
35Les Flandres ? — La mécanique coupe les pouces aux fileuses ; elles meurent avec leurs familles que ces pouces nourrissaient, vérifiant à la fois le proverbe flamand et la Loi de Population. Et pourtant, hors de cet accident, les Flandres aussi participent au progrès général de la Population belge. Voyez leurs comptes-rendus.
36Lille et nos autres cités manufacturières ? – En avez-vous des statistiques exactes ? Vous feriez acte de vrai savant à les publier. La population ouvrière s’accroît-elle au-delà du besoin ? Non, puisque nos centres d’industrie se recrutent par une immigration incessante. Mais, s’il est démontré (ce que, hélas ! je ne suis pas en état de contester) que les ouvriers de nos fabriques ne s’élèvent pas encore au progrès de l’immense majorité de nos concitoyens, à l’œuvre statisticiens ! Economistes, à la rescousse ! recherchez, découvrez quelle est la cause exceptionnelle qui tient ces familles laborieuses dans un état contre nature, et indiquez le remède à ceux qui ont devoir et pouvoir de l’appliquer. Que manque-t-il à cette classe souffrante ? Est-ce la connaissance de l’art de vivre ? Réclamez pour elle une instruction prodiguée et large comme la voulait Rossi. Est-ce la dignité et l’indépendance que donne la propriété ? En effet, nos paysans vivent mieux, beaucoup mieux, depuis qu’ils possèdent la terre qu’ils cultivent, et qu’ils sont maîtres de leur profession. Comment fera-t-on que le fabricant devienne maître aussi de la sienne ? Les négociants de Mulhouse, avec des intentions généreuses et prudentes, rôdent autour de ce problème ardu dont ils n’ont pas la clef, — que vous seuls pouvez donner.
37Qui songe à nier la misère ? à voiler des plaies qu’il faut étaler au grand jour des rues et des places publiques, afin d’appeler sur elles toutes les commisérations, tous les soulagements ? Mais la cause ? la cause ? Ce n’est pas à vous, Professeur, que l’on peut apprendre que la main-d’œuvre est une marchandise, toujours plus offerte à mesure qu’elle est plus demandée, dont la matière première est la subsistance, et dont le prix doit par conséquent descendre jusqu’à la limite de l’inanition.
38Ainsi, l’accroissement du travail et de ses produits est la cause de l’accroissement de Population. Dans les départements où le travail et ses produits paraissent stationnaires, la Population cesse de s’accroître, les Naissances ne dépassent plus les Décès : Eure, Calvados, Lot-et-Garonne. Ce sont ceux où le rapport P/n est le plus élevé, où la Vie moyenne est la plus longue.
39Mais dans l’ensemble des classes, la misère et l’augmentation de Population font-elles partie liée ? Les statistiques de France et de Belgique répondent authentiquement : NON ! Le doyen des statisticiens français répond : non, pour tous les pays de l’Europe. Dans tant de contrées dissemblables de climat, de mœurs et de gouvernement, la vie générale s’allonge, donc la misère générale diminue ; l’aisance générale augmente en même temps que la Population. La Population s’accroît par le moyen de l’accroissement de la vie ; les Naissances diminuent proportionnellement à ce double accroissement : donc, encore une fois,
40La Population se proportionne aux subsistances disponibles.
41Vous craignez que le beau des moyennes nationales ne dissimule le laid des moyennes particulières ! Est-ce que l’on peut gagner sur l’ensemble sans gagner sur le plus grand nombre des parties ? Je ne vous ai cité pour exemple de moyenne locale qu’un département, parce que je ne pouvais joncher de chiffres tout votre journal ; je m’engage à en produire soixante-dix autres non moins progressifs, si vos colonnes le souffrent. Pour établir la Loi générale de Population, il n’est pas nécessaire que j’en puisse démontrer l’effet, même sur les nations qui ne fournissent pas leurs chiffres ; il suffit bien, après les exemples allégués, qu’il n’y en ait pas une, civilisée ou sauvage, riche ou pauvre, ancienne ou moderne, qui puisse être inscrite en faux contre cette Loi.
42Économistes ! ne vous lassez pas de fouir ce terrain, ne vous lassez pas de demander à la statistique des instruments toujours neufs pour sa précieuse culture. Votre science ne peut devenir classique, elle ne peut même être définie (quelques-uns de vous en conviennent peut-être), avant que vous n’ayez défini avec exactitude ce que vous entendez, en fait, par le principe de Population, avant que l’on n’ait formulé avec précision la Loi ou les Lois suivant lesquelles l’humanité se développe en nombre. Tant que vos livres ne seront pas éclairés par cette vive lumière, ils seront repoussés du vulgaire, comme le déplorait votre excellent Bastiat ; votre science, qui doit être le ciment de l’édifice social, ne fournira aux gouvernants qu’une lanterne sourde, aux gens d’esprit qu’un tir à épigrammes, à vous-mêmes que des recherches incertaines, des débats sans conciliation, des luttes sans merci. Je vois aujourd’hui même M. Dussard encore frappé de la vaine crainte que l’agriculture française ne puisse tenir les subsistances au niveau de l’accroissement de Population. Hier, on voyait aux prises, sur l’intérêt et le principal, sur les harmonies et les contradictions, deux brillants économistes, deux hommes savants, éloquents, convaincus. Ils ont fourni des passes superbes. L’un deux s’est vanté d’avoir tué son adversaire, qui ne s’est pas moins proclamé vainqueur. Qui ont-ils persuadé, que ceux qui l’étaient déjà ? Si Bastiat, dont les aspirations étaient si pures et si droites, se fût mieux représenté la Loi de Population, il n’eût point écrit 300 pages pour prouver que la valeur est le mal, triste harmonie. Si Proudhon eût tenu compte de l’équation des subsistances, il aurait saisi le fil des apparentes contradictions économiques, et son génie en eût tiré une douce et harmonique clarté au lieu d’un feu dévorant.
43Puisque la misère est à la fois plus meurtrière et plus prolifique que l’aisance (double mal), tâchons, selon le vœu de Droz, que l’on généralise l’aisance par de bonnes lois, — plus efficaces que les meilleurs conseils.
44A.G.
III. A quel prix ?
4524/10/53. Paris.
46M. Block demande A QUEL PRIX la population se proportionne aux subsistances disponibles.
47Cette question semble impliquer adhésion à ma proposition ; mais, en même temps, elle insinue que pleurs et deuil paient fatalement l’équation des subsistances.
48Il faut distinguer :
491° Dans les périodes où le prix des subsistances se maintient au taux moyen ou au-dessous du taux moyen, l’équation se maintient par la diminution proportionnelle des Naissances. Cela est prouvé par l’exemple de la France, de la Belgique et de tous les pays où la durée de la vie s’accroît. Ces deux phénomènes, l’accroissement de Vm, la diminution de N sont tellement liés, que l’un démontre l’autre, et réciproquement (V. ci-dessus, ch. xi, §2, p. 276.).
502° Dans les périodes où le prix des subsistances s’élève brusquement, l’équation se rétablit par la mort de ceux qui souffraient et aussi par la diminution des Naissances. Cette brusque élévation n’arrive guère que par la faute des gouvernants. Mais quelle qu’en soit la cause, déficit de récoltes, entrave de circulation ou crise d’industrie, c’est un accident qui est soldé par un accident.
51Peut-on citer un seul pays où, dans une période normale, la Population se soit accrue au-delà de l’appel du travail ? Pas un seul.
52Le premier et nécessaire effet de cet accroissement exagéré serait un accroissement progressif et continu de la proportion des Décès, — accroissement qui serait (selon une figure trop célèbre) en raison géométrique de l’accroissement de Population. Or, un tel monstrueux accroissement n’a été observé nulle part, tant que la source des subsistances n’a pas été profondément altérée, ou la vie attaquée par des fléaux extraordinaires et passagers.
53Comment donc expliquer la misère ? On peut l’expliquer diversement : — chez les paysans par l’ignorance de l’art de vivre, par la grossièreté du mécanisme agricole, par l’aveugle répartition du sol ; – chez les ouvriers par l’essence même du salaire, par la démoralisation qu’il entraîne, etc. Mais, quelque parti que l’on prenne sur ces explications, toujours est-il démontré que la misère n’est point due à une reproduction abnormale de la Population. En effet, si cette reproduction contre nature engendrait la misère, la fille tiendrait de la mère, – la misère serait plus grande dans les classes où la reproduction serait plus excessive. Or, c’est le contraire qui s’observe. Tout le monde sait que la misère sévit plus cruelle sur les aggrégations manufacturières, et que ces aggrégations sont loin de multiplier trop, puisqu’elles se recrutent sans cesse du dehors.
54« Si elles ne multiplient pas assez, dites-vous, c’est parce qu’elles meurent trop vite. »— Pourquoi meurent-elles trop vite ? – « Parce qu’elles sont misérables. »— Et pourquoi sont-elles misérables ? Vous ne répliquerez point ; parce qu’elles multiplient trop, ce serait la plus flagrante contradiction, le plus vicieux des cercles vicieux.
55Mais vous insistez par une distinction subtile : « La classe ouvrière ne multiplie pas assez, j’en conviens ; et c’est parce qu’elle reproduit inconsidérément : cette reproduction abortive l’épuise sans la compléter. » Qu’est-ce à dire ? qu’en faisant moins d’enfants elle produirait plus d’hommes ! ce n’est pas soutenable. Ou bien vous me faites un étrange aveu : oui, d’après vous, la classe ouvrière est hors d’état de conserver les enfants dont elle a besoin pour se recruter et pour maintenir ses lignes sur le champ de bataille du travail ! Si tel est votre sens, c’est la condamnation du salaire, c’est sa réprobation ; mais c’est la confirmation de la Loi que j’ai démontrée : la Population se proportionne aux subsistances disponibles.
56Permettez-moi de vous remettre sous les yeux quelques belles lignes d’un socialiste éminent, aujourd’hui désabusé du socialisme et retiré dans le conseil d’état. Après avoir pulvérisé les progressions malthusiennes il ajoute : « L’hypothèse fondamentale de Malthus est démentie par les faits. Sa théorie dégagée des raisonnements spécieux et des faits intéressants dont il l’avait entourée, est inexacte.... Les faits à l’aide desquels il a cru démontrer que la Population menaçait de déborder prouvent seulement la fâcheuse condition de l’industrie et des manufactures. La Population paraît surabondante seulement parce qu’à de certains moments, à cause de l’imprévoyance sociale,
57— Il veut dire administrative, à cause de la vicieuse organisation de l’industrie,
58— Lisez inorganisation, à cause de l’imperfection des règles qui gouvernent les relations internationales, un morne silence succède dans les ateliers à une activité démesurée...
59Il faut répartir convenablement les fruits du travail entre les membres de l’atelier social. Il faut développer le sentiment d’association. L’association doit bannir le paupérisme, et assembler dans un ordre social régulier les éléments sans cohésion des sociétés modernes » (Population, Dictionnaire de la convers.)
IV. Discussion des relations entre les subsistances et la quantité ou le bien-être de la population.
LETTRE du docteur AD. BERTILLON, MEDECIN DE L’HOSPICE DE MONTMORENCY.
60La lecture de votre manuscrit m’a vivement intéressé. Votre ouvrage porte la vigoureuse empreinte de la période scientifique où entre enfin l’intelligence humaine, période dans laquelle, abandonnant les spéculations philosophiques, dernier lambeau de ses préjugés, l’homme digne de ce nom n’accepte plus en toutes choses, comme cela se fait en géométrie, que ce qui est démontré, et sait ignorer ce qui ne l’est pas encore. Près de lui l’éloquence elle-même fait de vains efforts, si elle n’est la traduction vivante des faits et des chiffres. Aussi, votre livre, par cette masse de faits si laborieusement amassés et si consciencieusement présentés, deviendra un manuel d’anatomie et de physiologie démographiques à l’usage des médecins du corps social, qui, sans être gradués, doivent être assez pénétrés de leur haute mission pour s’empresser d’en étudier les instructions nouvelles dans le formulaire que vous leur présentez.
61Votre travail m’ayant porté à quelques recherches sur la distribution des subsistances, je vous fais part de mes résultats, vous les offrant, pour être plus bref, sous forme synthétique et un peu algébrique. Je ne vois pas pourquoi la logique se priverait de cette admirable langue, toutes les fois qu’elle peut la parler.
62Comme vous j’appelle subsistances tous les produits du travail que nous utilisons : et, bien que les aliments occupent une place importante parmi ces produits, ce serait méconnaître l’homme et le ravaler au rang des animaux que de croire qu’une nation ne subsiste que par ce qu’elle digère. Les satisfactions de l’intelligence et de l’imagination, la soif du vrai et du beau, deviennent de jour en jour plus indispensables à ce bien-être que les hommes recherchent avec tant d’ardeur.
63Cela posé, soient
64S les subsistances d’un peuple ou d’une fraction de peuple,
65P la Population qui les consomme ; et faisons

66R sera la ration de subsistances dont chaque homme a besoin pour vivre. Je dis a besoin : car vous avez surabondamment démontré que cette ration une fois acquise ne peut diminuer sans qu’une diminution de P ne tende aussitôt à rétablir sa valeur primitive.
67On pourrait, il est vrai, demander si, quand S diminue, l’égalité se rétablit uniquement par la diminution de P, et si la grandeur R elle-même n’est pas affectée. Je ne sais si l’on pourrait statistiquement résoudre ce problème : il m’intéresse moins que celui qui va suivre, parce que la diminution de S n’est qu’un accident toujours passager, et qui exerce peu d’influence sur la marche générale de l’humanité.
68Cependant, comme il est notoire que, si les subsistances diminuent pendant plusieurs années dans un pays, non-seulement P diminue par l’augmentation des Décès et la diminution des Naissances, mais les vivants perdent une partie de leur bien-être, ils restent donc misérables jusqu’à ce que S soit rétabli par une autre cause que la diminution de P. On peut en conclure que P ne diminue pas dans la même proportion que S, puisque la ration R des survivants reste affaiblie.
69Ainsi il paraît acquis, ou du moins vraisemblable, que dans ce cas, les mouvements de P et de S ne sont pas parfaitement parallèles, et par conséquent déjà dans ce premier cas votre équation de P avec les subsistances pourrait être suspectée, si vous n’aviez dit « avec les subsistances disponibles, ce qui enlève à cette formule sa rigueur mathématique, point principal sur lequel on aurait pu la contester2.
70Reprenant maintenant la formule [1], examinons comment se maintiendra l’égalité si S s’accroît continûment. La discussion de ce problème présente un vif intérêt, puisqu’il va nous initier au mouvement normal de l’humanité.
71En effet, l’augmentation de S résulte de l’effort incessant de l’homme par le travail : or, si les autres termes P et R restaient constants, il faudrait ajouter au second membre de l’équation une valeur d, croissant sans cesse comme S, laquelle représenterait une quantité de subsistances disponibles toute prête à être consommée, mais ne l’étant pas et restant actuellement inutile. Nous aurions la formule

72Or, cette équation n’a qu’une existence virtuelle ; elle ne se réalise jamais ; et la formule [1] ne cesse pas d’être la forme réelle, vous l’avez parfaitement démontré. En effet, quand vous dites il y a équation entre P et les subsistances disponibles, c’est comme si vous disiez, les subsistances superflues d ne peuvent jamais se constituer ; quand, par l’accroissement de S, d va prendre une valeur, il est aussitôt absorbé par un accroissement de P, et, comme je le démontrerai, par un accroissement de R. De là votre expression d’équation générale constante entre les subsistances disponibles et la Population, et vos multiples et irréfragables démonstrations.
73Nous admettons donc que l’équation [1] ne cesse pas d’être vraie, quand la valeur de S s’accroît progressivement. Or, par suite de cet accroissement, il ne peut se présenter que trois cas :
741° ou P augmente dans le même rapport que S, la valeur de R restant fixe, et si c exprime le coefficient de S, on aura

752° ou P restera invariable, et le rapport R seul croîtra autant que le dividende ; d’où l’équation

763° ou enfin P et R augmenteront tous deux, de sorte que le produit de leurs coefficients c’ X c" égalera c, soit la formule

771er cas. La formule [1] devient [3]. Cette expression théorique se réalise-t-elle ? Y a-t-il des peuples assez malheureux pour que leur bien-être R n’augmente jamais, et que chez eux l’accroissement de S ait pour effet unique l’accroissement de P ? Dans de telles conditions, le coefficient de S peut diminuer jusqu’à l’unité, et la formule [3] devenir le symbole de l’immobilité. Telles sont les conditions d’existence des plantes et des animaux à l’état sauvage. La Ration de chacun d’eux est à-peu-près invariable, puisque R ne consiste qu’en aliments dont la nature et la quantité sont invariablement fixées : le progrès de leur bien-être est donc nul ; et la valeur S, fixe ou variable, n’a d’influence que sur P.
78Peut-être les tribus sauvages sont à-peu-près dans le même cas ; peut-être certains peuples apathiques, immobiles ou esclaves, sont pendant de longues périodes à cet état de pétrification. C’est d’eux que l’on pourrait dire sans réserve, qu’il y a équation perpétuelle entre la Population et les subsistances, ce que je préfère appeler un rapport constant entre S et P. La statistique nous permettra rarement de le démontrer : car de tels peuples ne relèvent guère leurs mouvements. En général, la statistique des produits du travail est encore embryonnaire. Nous sommes donc hors d’état d’apprécier directement les mouvements de S et de R, même seulement depuis un quart de siècle.
79Mais, comme c’est un des théorèmes les mieux démontrés de la Démographie que Vm augmente ou diminue suivant que le bien-être R croît ou décroît, et réciproquement, on peut en conclure que, si Vm est immobile, R l’est aussi ; d’où résulte que, pour une nation donnée chez laquelle les rapports P/d, P/n, valeurs généralement connues, sont fixes, Vm stationnaire dénote que R l’est aussi. De la fixité de ces rapports, et même, suivant vous, seulement de P/n, on tire celle de Vm, puis celle de R ; et l’on en doit inférer que la formule [3] des immobiles, des végétaux, des brutes, s’applique (au moins temporairement) à cette nation. C’est ce que nous constatons avec tristesse (quant à l’époque actuelle) du développement purement quantitatif de plusieurs pays allemands et particulièrement de la Prusse, de la Boheme et de plusieurs autres improgressifs (v. chap. xi, p. 285, 287).
80Dans ces malheureuses contrées, dont un préjugé vulgaire vante la prospérité et la richesse, la Vie moyenne, le bien-être et la valeur R, non-seulement ne s’accroissent pas, mais diminuent, l’augmentation de S ne pouvant suffire à leur intempestive fécondité. Intempestive : car, si P s’accroît rapidement, plus rapidement que S (puisque Vm ou R diminue), c’est seulement par accroissement de N ; ce qui veut dire que la proportion des adultes diminue, tandis que celle des enfants augmente, de sorte qu’à mesure que P s’accroît, le peuple se détériore et s’apauvrit.
812e cas, où la formule [1] devient [4],

82Chez l’heureux peuple dont elle exprime la marche, tout l’accroissement c que l’effort incessant du travail imprime à S, est converti en augmentation de bien-être : jamais la moindre parcelle de subsistance disponible qui puisse inviter à l’accroissement de P ; les produits du travail augmentent, la part de chaque travailleur augmente d’autant ; la vie moyenne s’allonge, la mortalité, la maladie, la souffrance s’affaiblissent ; le nombre des Naissances diminue sans diminuer P : car, si l’on a moins d’enfants avec plus de bien-être, on conserve mieux ceux que l’on a ; et cette diminution des Naissances n’a d’autre effet que de supprimer des dépenses et des douleurs inutiles.
83Dans ce cas, le progrès se mesure par la valeur du coefficient c qui est lui-même le résultat de l’effort et de l’intelligence du travail. Or, y a-t-il des peuples dont l’économie soit représentée par cette formule ? Ici encore la statistique ne nous fournit point de preuve directe, puisque les valeurs S et R ne nous sont connues que très-imparfaitement (pour la France par un seul relevé général ou à une seule époque) ; de sorte que nous ne pouvons apprécier le coefficient de S. Mais, en nous servant des considérations développées page 325, nous dirons que, là où P est stationnaire et Vm augmente, existe très-certainement un Peuple chez lequel le bien-être augmente et dont l’économie satisfait à notre formule [4], En France, une vingtaine de départements sont dans cette condition favorable, comme le prouvent l’état à-peu-près fixe de leur P et le progrès croissant de leur Vie moyenne (Stat. de Fr. P. ii, n° 43).
84Dans quelques-uns même, il semble que S n’augmente pas assez vite au gré de ces races avides de bien-être ; elles laissent P s’affaisser un peu par ralentissement de N, de sorte que R, et par suite Vm, s’accroissent et de l’augmentation de S et de la diminution de P. Nonobstant cette diminution de nombre, ces Populations augmentent en vigueur : car il y a chez elles moins d’enfants et plus d’adultes. Telle est la tendance remarquable des départements que nous citons ici.
TABLEAU A.

85Nous ne pourrons calculer c (mesure du progrès de leur bien-être), que lorsque les importants relevés statistiques sur la totalité des productions du travail nous seront donnés à des époques successives
863e cas. La formule primitive [1] devient [5],

87Plus le coefficient de R sera fort, plus celui de P sera faible, plus le progrès du bien-être sera rapide, et par suite plus Vm s’allongera.
88Ainsi, cette dernière formule donne le mouvement le plus désirable pour les nations ; et c’est la comparaison des rapports c’ : c" qui indique les diverses étapes du progrès qu’elles parcourent, tandis que la progression R : R c"... indique la vitesse du progrès de chaque nation.
89Il faut remarquer que la formule [5] dans laquelle les coefficients peuvent prendre toutes les valeurs positives, entières ou fractionnaires, contient tous les cas discutés plus haut, et qu’elle est par conséquent la formule générale qui représente le mouvement de l’humanité3.
90Nous voudrions bien en vérifier l’exactitude sur les données statistiques. Malheureusement, comme nous l’avons dit, ces données manquent en ce qui concerne S et R à deux époques successives, connaissance indispensable pour apprécier le mouvement, qui est le seul objet de nos considérations.
91Vous avez montré que, dans plusieurs pays de l’Europe, P et Vm suivent un mouvement progressif, ce qui est, d’après les déductions précédentes, la vérification de notre formule [5]. Cependant, comme vous ne vous êtes pas occupé de la progression de R dans le mouvement social, et que cet élément du bien-être me paraît digne de fixer l’attention, je voudrais montrer directement cette progression, et faire voir qu’il appartient à l’espèce humaine d’augmenter en puissance, aussi bien, sinon plus, par l’accroissement de R que par celui, de P ; — que R, peu variable dans un même temps et dans un même milieu, est essentiellement différent dans des civilisations diverses, c’est-à-dire dans des classes, dans des siècles, dans des races différentes.
92La Ration de la bourgeoisie n’est-elle pas plus large que celle du peuple ? celle d’un Français plus grande que celle d’un nègre africain ? celle d’un paysan du 19e siècle plus forte que celle d’un serf du moyen-âge ? Niera-t-on que nos meilleurs départements, les normands et les aquitains, cités dans le tableau A, ne rendent incessamment leur travail plus fructueux, n’accroissent leur bien-être, puisqu’ils accroissent leur vie moyenne ; et, si leurs produits augmentent, P étant fixe, il faut bien que R augmente.
93Mais enfin ne pouvant, faute de données, suivre la même localité dans son développement successif, je vais comparer, dans la même période, des départements qui ne sont point arrivés au même degré de progrès, les uns ayant marché plus vite que les autres. Ainsi, pendant qu’en l’an IX l’Orne et Lot-et-Garonne avaient environ Vm = 33, la Dordogne, la Mayenne, la Corrèze donnaient Vm = 30 à 31, et la Haute-Vienne Vm = 27. Or, en 1841-45, tandis que l’Orne et Lot-et-Garonne se sont élevés à plus de 48 ans de Vie moyenne, la Dordogne, la Mayenne, la Corrèze, sont arrivés à peu près au chiffre où étaient les deux premiers en l’an IX : il est donc naturel de penser que les trois derniers ont en 1845 le degré de bien-être qui caractérisait les deux premiers en l’an IX : de sorte que, en résumé, comparer pour une même époque l’état de divers départements arrivés à différents degrés de progrès successif, c’est comme comparer un département à lui-même à des époques différentes de son développement. Or, si ce dernier travail ne nous est pas permis, le relevé des produits de l’agriculture et de l’industrie donné pour 1838 par la Statistique de France, bien que très-incomplet, nous permettra une ébauche qui ne laissera aucun doute
941° sur l’élévation progressive de la valeur R, soit en quantité, soit en qualité ;
952° Sur l’élévation à peu près parallèle de R et de Vm.
TABLEAU B.

96Les valeurs R renferment
971° les produits agricoles relevés dans la Statistique de France, moins les fourrages, orges et avoines, qui se changent en viande et seraient ainsi comptés deux fois ;
982° Les salaires des ouvriers employés par l’industrie.
99Ces départements sont pris au hasard, sans autre soin que de préférer des localités dont la vie moyenne soit notablement différente, afin de mieux faire ressortir les rapports, et des départements agricoles et voisins, afin que les différences dans la manière de vivre et dans le prix des denrées, et l’importance des lacunes statistiques, ne troublent pas trop les comparaisons. C’est pourquoi nous ne comparons pas l’Orne aux départements du Midi, mais à son voisin la Mayenne. En effet, les produits de l’Orne et de la Mayenne ont été beaucoup plus affaiblis par l’omission des produits de basse-cour et de ceux du laitage, objet de grand commerce dans ces contrées.
100C’est pourquoi dans le tableau ci-dessus, la valeur de R n’est qu’un minimum qui ne renferme guère que les produits de grande culture et les viandes de boucherie, les petites productions ayant été omises, telles qu’œufs, beurre, lait, fromage, poissons, volailles, etc. Ainsi, les produits de la pêche maritime ayant eux-mêmes été négligés malgré leur importance, on ne peut comparer les départements côtiers
101Si l’on ne découvre aucune loi dans la distribution de la viande, c’est parce qu’une partie de la viande produite est consommée dans la chaumière, comme le porc ; et une bonne partie des aliments azotés (œufs, fromages et autres produits de la basse-cour), ne provenant pas de la boucherie, a complètement échappé à la Statistique, qui n’a guère noté à ce sujet que la consommation des villes.
102Vous voyez que, tandis que les uns ont 130 et 140 fr. par tête, les autres n’ont que 96 à 86 ; mais, tandis que les premiers ont une vie moyenne de 49 à 42, les seconds l’ont à peine de 32.
103Une seconde remarque à laquelle donne lieu ce tableau, bien que conséquence logique de la première, n’en est par moins intéressante. C’est l’influence de la qualité des aliments et des boissons sur Vm.
104A la première inspection il semblerait que le seigle et les pommes de terre sont des poisons lents, dont les contre-poisons sont le froment et le viii. Cependant le seigle et les parmentières sont des aliments fort salubres, quand ils ne remplacent pas exclusivement ou immodérément tous les autres. L’eau n’a rien de malfaisant pour l’homme riche, dont la table est couverte de mets aussi variés qu’abondants ; mais elle est mortelle quand elle ne détrempe que le pain noir et les pommes de terre.
105Enfin, devant ces chiffres, qui appuient inexorablement la logique, nous devons conclure avec une nouvelle certitude que même en France, même au milieu du 19e siècle, la ration alimentaire est loin d’être égale pour tous les hommes : que ceux dont l’alimentation est chétive et misérable vivent peu ; que ceux qui l’ont abondante et de bonne qualité, qui arrosent de bon vin leur pain blanc, vivent longtemps. Et pour nous consoler de cette triste conclusion, tirons cette autre qui ressort de notre formule [5] : que l’homme n’est pas fatalement condamné à ne pouvoir augmenter ses subsistances sans les voir absorber par des naissances nouvelles, comme un lecteur inattentif aurait pu l’inférer de ce que vous appelez l’équation de la Population avec les subsistances disponibles. Dans les pays les plus émancipés, les producteurs et leurs familles, dont le niveau moral et intellectuel s’élève, savent fort bien absorber eux-mêmes le surplus de leur produit, et n’en point laisser de disponible qui puisse favoriser un accroissement de naissances ; le paysan qui a acquis par un travail pénible et continu la possession du sol qu’il cultive, préfère au plaisir d’avoir beaucoup d’enfants celui de les mieux élever et de les doter ; tandis que dans d’autres pays qui n’ont pas encore secoué le joug du vieil abrutissement (comme vous en montrez trop d’exemples), quand S s’accroît promptement, soit par une succession d’années abondantes soit par des établissements industriels, P en reçoit une impulsion plus forte et plus prolongée que R.
106Mais, puisque vous vous faites fort de démontrer dans votre IVe livre que cette déviation de la colonne vertébrale du progrès tient à des conjonctures sociales, vicieuses et réformables, – et l’histoire des siècles qui se sont succédé, l’augmentation générale du bien-être depuis que l’on a commencé à réformer les institutions, ne me laissent aucun doute à ce sujet, — il en résulte que le rapport croît normalement, et que R progressif (mais lentement progressif) est le caractère propre de l’espèce humaine.

107R constant paraît, au contraire, être le propre de tous les autres êtres vivants.
108En termes moins généraux, l’Européen, surtout le Français, produit et consomme plus au XIXe siècle qu’il ne produisait et ne consommait au Xe, tandis qu’il est très-vraisemblable que le loup d’aujourd’hui, toujours affamé comme le loup du moyen-âge, ne consomme ni plus ni moins. Et je ne puis m’empêcher de noter que ces résultats, obtenus en dehors de toutes considérations morales, ne puisent pas moins une sanction et une force nouvelle dans la haute moralité de leurs conséquences immédiates. Ils nous prouvent que l’homme, aspirant sans cesse au progrès du bien-être, est en partie satisfait dans ses aspirations quand il demande ses satisfactions à un travail continu, patient et moralisateur, comme le travail agricole qui rend peu-à-peu le paysan propriétaire. Ils nous prouvent que le progrès a des limites de rapidité qu’il ne peut dépasser sans cesser d’être ; que l’homme perd vite ce qu’il gagne trop aisément ; qu’un peuple qui, au lieu de demander au travail et à des institutions justes, égalitaires, une augmentation de bien-être, la voudrait obtenir tout-à-coup par un partage des richesses sociales, serait comme le joueur qui, demandant ce bien-être à la roulette, aboutit à la ruine, soit par la chance aléatoire du jeu, soit par la rapide dispersion d’un bien trop vite acquis, ou comme cet homme de la fable, qui éventre la poule aux œufs d’or et ne trouve que des viscères au lieu du trésor qu’il convoitait ; – que, pour les collections comme pour les individus, un solide bien-être ne s’acquiert que peu-à-peu et à la sueur du front, à la marche et non à la course ; qu’enfin le secret de bien marcher est peut-être de trouver le pas qui convient à chaque nation. Le Français, habitué à gagner les batailles au pas de course, a cru qu’il pouvait de même conquérir le bonheur, auquel on le conduisait à trop petites journées. Mais son tempérament peut faire présumer que ce n’est ni la course échevelée, ni le pas de l’aï qui lui conviennent. Il ne faut ni exciter sa fougue, ni vouloir l’enchaîner.
109Bertillon, dr. m.
V. Malthus dédoublé.
110L’Essai sur le principe de Population devait être un traité de statistique humaine, s’il eût tenu la promesse de son titre. Car, par la vertu féconde de la vérité, le principe enferme toutes les conséquences ; et le marquis de Mirabeau avait déjà, un demi-siècle auparavant, posé la synonymie, l’Ami des hommes ou Traité de la Population. Mais une science ne s’improvise pas en un volume. Malgré la cruelle phrase dont le fer rouge de Proudhon a éternisé la flétrissure, Malthus s’est montré véritablement ami des hommes, en recherchant avec un soin laborieux les faits nombreux qui établissent leurs misères dans les défaillances de la société. Par l’accumulation de ces faits il a prouvé que l’état sauvage (que de son temps on appelait l’état de nature) est un état de misère hideuse, de mortalité pesante, d’affreuse calamité, et que les nations qui se vantent d’être civilisées portent encore, en la plupart de leurs membres, des plaies béantes de cette barbarie.
111Mais, quand il a voulu analyser cette vaste statistique, et réduire en théorie ses inductions sur la misère, sur ses causes, sur ses remèdes, c’était trop tôt : il a balbutié. Voyant les pauvres chargés de beaucoup d’enfants, et bien qu’il en eût entrevu la cause naturelle, qui est la balance de la mortalité par les Naissances, il en accusa l’imprévoyance des individus, au lieu d’en accuser la main meurtrière de la pauvreté. Il osa dire que les prolétaires pullulent trop (délicate traduction de G. Varennes) ; et il ne trouva rien de mieux que de leur conseiller la continence, moral restraint (que le jargon de son école rend burlesquement par la contrainte morale). Ce conseil sage était dans le rôle d’un religieux pasteur, successeur de Paul apôtre. Mais ses disciples en ont voulu faire un principe de Population, une doctrine scientifique. Ils ont pris au sérieux deux progressions imaginaires, que leur maître a mises en avant sans y attacher d’importance, puisqu’il n’y a joint aucun des éléments sans lesquels nulle progression n’est affirmable : premier et dernier termes, somme, raison. On a bien essayé de leur démontrer que ce lambeau d’algèbre est lettre morte, n’ayant ni application ni fondement dans la nature ; qu’en fait général et régulier, la Population se proportionne aux subsistances disponibles : à preuve, que les Naissances diminuent quand la Vie moyenne s’accroît. Lorsqu’on leur parle de l’équation générale des subsistances comme d’une Loi de la nature, ils ne s’enquièrent pas des considérants de cette loi, ni de l’exposé des motifs ; ils la rejettent comme un travers d’esprit des démographes, qui ne sont que des intrus, des littérateurs, que l’on prend en dédaigneuse pitié. Ils s’obstinent à vouloir trouver dans Malthus autre chose qu’un bon recueil de faits, et à ériger en doctrine son cliquetis mathématique (Morel-Vindé) ; et tout récemment encore on a vu une société d’hommes, très-savants et très-recommandables d’ailleurs, se réunissant pendant douze ou quinze mois pour dîner et pour dévider l’écheveau de Malthus, qu’ils n’ont réussi qu’à embrouiller4. C’est à ce propos que l’un d’eux a reçu la lettre suivante, où l’on a tâché de mettre dans un nouveau jour la solidité des jeunes constructions de la Démographie, et l’imbelle vanité des coups qui leur sont portés.
première lettre. a monsieur G. DU PUYNODE, docteur en droit.
11220/10/54. Montmorency.
113Monsieur et honoré collègue,
114Vous m’avez cité, vous m’avez raillé5 ; vous m’avez donné double droit de vous incommoder de ma réclamation. Je vous l’adresse plus tôt qu’au public, d’abord parce que j’aimerais mieux un succès de conciliation qu’une guerre de publicité ; ensuite, parce que, si l’un de nous n’est ni clair ni lisible, ou que l’autre ne soit ni logique ni conséquent, il n’est pas juste de faire souffrir de nos fautes les abonnés de Gn, qui depuis tantôt trois ans sont soûls des dilutions malthusiennes et anti-malthusiennes.
115Avez-vous lu mon Fragment de statistique humaine ? Si vous ne l’avez pas lu, comment vous hasardez-vous à parler de l’équation générale des subsistances sans en connaître les termes ? Si vous l’avez lu, comment dites-vous carrément au bon lecteur qu’on lui a proposé cette équation sur parole ?
116Si vous l’avez lu, vous y avez trouvé au moins des essais de preuve. Que ces preuves soient pour vous sans valeur, vous êtes en droit, de les démolir : mais, les nier sans les discuter, les déclarer nulles sans même les mentionner, est-ce ainsi qu’on fait de la science ? Et vous prononcez le gros mot de calomnie ! Mais prenez garde : vous tenez le couteau par la lame.
117Tout pygmée que vous me fassiez, Monsieur, dans cette question, je suis porté sur les épaules des géants ; et vos railleries frappent en pleine poitrine sur Mirabeau, Franklin, Montyon, Lavoisier, Lagrange, Montesquieu, plusieurs autres qui m’échappent ou qui seraient petits après ceux-là, enfin, sur votre Malthus lui-même !
118J’ai vu ou cru voir en fait l’équation des subsistances et de la Population : je l’ai racontée comme une page d’observation, et j’ai déclaré mes sources. C’est vous qui donnez à ce simple récit l’enflure d’une théorie. Et puis, vous vous plaignez que, pour répondre à une autre théorie, on se soit enquis de la réalité ! A-t-on fait mal ? le progrès de la science est-il autre chose qu’un perpétuel flux et reflux d’idées théoriques et de faits vérificateurs ?
119J’ai donné pour preuve de l’équation générale, que l’accroissement des subsistances en France, depuis un siècle, a été exactement corrélatif de l’accroissement de la Population. Je me suis appuyé sur les témoignages des écrivains compétents, et sur les documents de la statistique officielle :
120Assertion gratuite.
121J’ai fait mémoire des faits par lesquels H. Passy a établi que le prix réel du blé est stationnaire depuis un temps immémorial :
122Assertion gratuite.
123J’ai dit que la Population se proportionne aux subsistances en deux manières :
1241° accidentellement, par la mort ; et j’ai cité l’Irlande, les Flandres,
125Assertion gratuite ;
126— la cherté de 1847 ;
127Assertion gratuite :
1282° normalement, par la diminution de la proportion des Naissances ; et j’ai cité les autorités officielles :
129Assertion gratuite.
130Vous avez cru, comme J. Garnier, que je combattais Malthus. Oui et non, cela dépend de quel Malthus vous entendez parler. Pour recueillir et amonceler des faits très-instructifs, il n’y a qu’un Malthus, fort érudit et fort laborieux. Mais, pour tirer de ces faits des conséquences et une doctrine, il y a deux Malthus : je vais les mettre en regard ; et je m’empresse de vous dire que je suis pour Malthus de gauche contre Malthus de droite.


131Ce bon et judicieux Malthus-gauche énonce l’équation de la Population et des subsistances aussi clairement qu’il était possible de son temps, où la statistique avait jeté encore peu de lumières sur ce sujet. Il ne s’est pas arrêté au principe de la fécondité indéfinie, qui appartient, selon les naturalistes, à tous les animaux : il a vu qu’il faut d’autres conditions pour le développement des races. Il a vu la cause, la cause unique de l’accroissement de Population ; il a vu aussi la cause de l’accroissement des Naissances ; et s’il n’a pas énoncé le fait de leur décroissance, c’est que ce fait n’était pas encore constaté. Il a failli le deviner. Il ne lui a pas échappé que les défrichements ne vont jamais sans accroissement de Population. Le roulement des classes pauvres et souffrantes ne l’a pas trompé non plus : si elles ont l’enfantement plus fréquent, c’est qu’elles ont la mort plus prompte ; et c’est le contraire pour les classes aisées. Combien ce Malthus était plus avancé, il y a soixante ans, dans la science de la Population, que ceux qui le lisent aujourd’hui sans démêler ses pensées justes et fécondes !
132Quant à Malthus-droite, c’est tout autre chose. Il est si opposé à son jumeau, que, pour le réfuter, il suffit de le lui renvoyer. S’il veut se défendre, il faudra d’abord qu’il dise clairement ce qu’il a entendu par le principe de Population, qu’il n’a défini nulle part, et dont personne, sectateur ou adversaire, n’a songé à donner ou à demander la signification. Est-ce la puissance virtuelle, la fécondité ? Mais c’est un principe aussi vaste que le monde habité, et qui n’a rien de propre à l’espèce humaine. Seulement ce serait une grosse erreur d’histoire naturelle d’avancer que la fécondité de l’homme fût plus grande que celle des êtres, dont il se nourrit. La zoologie pose en principe que la fécondité des espèces est en raison inverse de leur élévation sur l’échelle animale. Cette observation, qui remonte à Aristote, a été éloquemment rajeunie par Buffon. Qu’est-ce que la fécondité de la femme au regard de celle de la poule ? de la poule au regard de la carpe ? ou enfin, pour généraliser, au regard du grain de blé, qui produit quinze à vingt épis, même trente ou quarante épis, dont chacun mûrit jusqu’à quatre cents grains en une seule saison, en sorte qu’il pourrait, aussi bien que le grain de jusquiame, couvrir, en peu de temps, toute la terre ? Un couple humain peut, en un demi-siècle, élever trois ou six couples semblables à lui : la belle misère !
133Direz-vous que la tendance à multiplier est plus grande dans l’homme en raison de la puissance qu’il a conquise sur la création ? Alors ce n’est plus un principe organique, c’est le résultat d’une position acquise. Mais vous reconnaissez qu’il faut à l’homme, comme aux autres êtres, pour se multiplier, l’espace et l’aliment. Aussi est-ce une loi générale de la nature humaine que l’accroissement de la Population est en raison inverse de sa densité. Cette loi se vérifie par la distribution des nations sur le globe, et par les données de leur accroissement respectif. Que si l’homme, dominateur du globe, a intérêt à écarter tout ce qui fait obstacle à sa multiplication, à supprimer même les êtres qui lui disputeraient le sol et ses produits, il a précisément le même intérêt à conserver, à multiplier les êtres dont il a fait ses vassaux et ses soutiens ; et avec le même intérêt il y a plus de puissance, puisqu’il trouve en eux plus de fécondité qu’en lui-même. Le pouvoir qu’il s’est arrogé sur la nature ne lui donne donc pas de tendance à se multiplier plus qu’à multiplier les êtres dont il a besoin ; bien au contraire.
134Entendriez-vous par le principe de Population, le goût, la passion, l’ardeur érotique ? et soutiendrait-on que cette ardeur est plus grande chez l’homme que chez le coq ou chez le jars, par exemple ? Nouvelle guerre avec Buffon et les naturalistes. D’ailleurs, cette discussion ne serait plus digne de la science.
135Il n’y a de scientifique en ce sujet que le fait général de la multiplication. C’est un point de l’histoire de l’espèce : c’en est le point capital. Or, Malthus n’a pas avancé un seul fait qui indique qu’en aucun lieu du monde l’état normal ou moyen de la Population déborde l’état normal ou moyen des subsistances. Et il en a cité une foule qui démontrent le contraire.
136Ses deux progressions, du moment où on ne les prend pas pour une boutade sans conséquence, (qu’on les veuille donner comme rigoureuses ou comme approchant seulement du vrai) ne sont donc pas seulement assertions sur parole, ce sont billevesées.
137Dans une seconde lettre, si vous le permettez, je prendrai la liberté d’examiner à quel point le disciple Du Puynode est fidèle à l’école ambiguë du bon pasteur Malthus.
deuxième lettre a M. G. DU PUYNODE, docteur en droit.
G. Du Puynode dédoublé. Démonstration de la Loi de Population.
138Vous allez me trouver indiscret. J’ai eu la curiosité de savoir pour lequel des deux Malthus vous avez écrit une fois de plus ce plaidoyer en faveur du nom, factum que je ne puis appeler nouveau, mais nouvellement réimprimé, attendu qu’il ne contient point d’argument qui n’ait été présenté antérieurement. J’ai cherché dans vos 32 pages avec autant d’attention que d’insuccès : partout vous défendez Malthus tout entier. Mais, pour être juste, je dois reconnaître que vous le défendez en disciple fidèle, qui manie l’arme à deux tranchants comme le maître, et qui sait tenir comme lui la porte ouverte et fermée.
139Gardant la position que j’ai prise dans ma première lettre, je m’offre pour second à du Puynode-gauche dans son duel contre du Puynode-droite.


140Je voudrais bien, vu l’estime et le respect que je vous porte, vous croire un peu sur parole : mais comment faire, si l’on ne peut vous affirmer d’un côté sans vous nier de l’autre ?
141Il y a tant d’incohérence entre les numéros mis en regard, que l’on a peine à concevoir comment la même plume a pu tracer ces phrases inconciliables, dans le même morceau, et, pour ainsi dire, sur le même feuillet !
142Seriez-vous l’homme double du ballet de Gustave ?
143Quand on vous voit par le flanc gauche, on vous trouve on ne peut plus net et judicieux. En effet, s’il est vrai que, pour accroître P, il n’y ait qu’un moyen efficace, qui est d’accroître la production (n° 1 gauche), il s’ensuit nécessairement
144que la quantité des subsistanceslimite forcément la Population (prise en masse ou séparément, peu importe, n° 4 gauche) ;
145que, là où la production est plus abondante, la Population est plus dense (n° 3 gauche) ;
146que ce qui n’accroît pas directement la production (le progrès de la médecine, par ex.) n’accroît pas directement la Population (4 gauche) ;
147que ce qui ne diminue pas directement la production (par exemple les guerres, les épidémies, l’émigration) ne diminue pas directement P (ib.) ;
148qu’en un mot, l’espèce humaine s’accroît partout où elle trouve espace et aliments disponibles (n° 2 gauche) ;
149que, de même qu’un grain de jusquiame peut couvrir la surface de la terre, un couple de harengs remplir la capacité des mers, un grain de blé épuiser tous les guérets des deux hémisphères, de même un couple humain peut occuper toute la terre libre et nourricière, — et l’occupera effectivement avant peu de siècles.
150Maintenant, Monsieur, tournez-vous, s’il vous plaît, par le flanc droit.
151Si tout ce que vous portez à gauche est vrai et incontestable, comme nous le pensons avec Vous, vous voyez bien
152qu’il n’y a pas de différence (au point de vue des subsistances) entre la multiplication des hommes et celle des animaux, ou celle des plantes ;
153que les hommes ne sont pas plus libres que les bêtes ou les végétaux, de vivre sans manger ou de multiplier sans réserve (n° 7 droite) ;
154qu’il n’est pas possible que la Population s’accroisse seule, ou qu’elle s’accroisse plus rapidement que les subsistances, et qu’il est oiseux de le supposer (n° 1 dr.) ;
155que si la Population double en France tous les 118 ans au moins, comme vous l’avancez (n° 6 dr.), et comme nous ne le croyons pas, vous devez avancer aussi sous peine d’inconséquence que les subsistances doublent en France tous les 118 ans ; et vous ne pouvez soutenir que la production des aliments ne suit pas celle de la Population (4 dr.) ;
156Vous devez avouer qu’il ne peut y avoir ni sociétés surabondantes ni peuples trop pressés, ni excès de P (3 dr.) ;
157que par conséquent la nécessité de la misère n’est pas démontrée (ib.) ;
158que si Malthus enseigna ce que vous dites (5 dr.), il enseigna la contradiction la plus complète et l’impossibilité la plus manifeste ; – enseignement dont vous avez bien profité, c’est justice à vous rendre.
159Oh ! que Malthus est heureux de n’avoir pas eu que des adversaires (p. 31) ! Et que sa gloire a gagné à des disciples aussi élégants dans leur langage que souples dans leur jugement ! Qu’ils ont bien sujet d’avoir sans cesse à la bouche les mots de mensonge, de calomnie, d’ineptie, et autres non moins convaincants, et de les jeter résolûment à la face des gens qui leur résistent, sans craindre de recevoir le coup par ricochet !
160Vous devez avouer enfin que cette violation d’une loi naturelle dont vous essayez de nous faire peur, est un pur fantôme, une apparition surnaturelle, qui se dissipe et s’évanouit au moindre signe que lui fait votre main gauche.
161Soyez assez bon, Monsieur, pour nous enseigner où il a été fait preuve que la production des aliments reste en arrière de celle des hommes. C’est encore un fantôme terrifique, que vous dissiperez en le montrant. Nous vous payons d’avance en vous apprenant que la preuve contraire est faite au Fragment de statistique humaine, p. 6, et au Journal des économistes, août 1853, p. 189 et suivantes.
162Jamais selon vous, « Malthus n’a dit cette ineptie que les hommes multiplient en fait, suivant une progression géométrique ». Ineptie ! le terme est dur pour Euler qui a cru cette hypothèse tellement réalisable, qu’il en a fait l’objet d’un beau travail ; — dur pour le capitaine Liagre, qui l’a trouvée réalisée dans les Décès moyens de son pays ; — et dur pour A. Quetelet, qui a fait une table de morlalitè concordante avec celle dudit capitaine, et qui a été jusqu’à imprimer que l’inepte hypothèse se vérifie en Belgique depuis le commencement du siècle (Bull. comm. centr. V, 20 et 21). La, la, ne vous montez point la tête sur le seul mot de progression ; le tout est d’en savoir la raison ou quotient.
163Cette obscurité, ces tiraillements contradictoires, ces apparitions menaçantes, vous plongent en un malaise d’esprit, que trahit la langueur de vos paragraphes. Voulez-vous faire avec nous quelques pas sur un sol plus ferme ? Laissez enfin de côté les opinions de Malthus et ses contradictions, excusables par l’état de la science avant ce siècle. Pénétrons ensemble dans la question par la seule tranchée de l’observation. Assez de peuples nous sont aujourd’hui connus par de grandes séries de faits publics authentiquement constatés, pour que nous puissions légitimement et de l’aveu de la science formuler quelques articles des Lois de Population.
164L’accroissement de la durée de la vie et l’accroissement de la Population sont deux faits indépendants, qui ne reconnaissent pas les mêmes causes. La Vie moyenne s’accroît par les progrès du bien-être. La Population s’accroît par les progrès du travail, qui n’entraînent pas nécessairement pour le travailleur un accroissement d’aisance.
165La Population est stationnaire là où le travail est stationnaire : c’est le cas de ceux de nos départements agricoles où l’industrie ne s’échauffe pas. Au contraire on voit la Population s’accroître partout où l’industrie se développe : c’est le cas de nos départements manufacturiers, de la plupart des Etats d’Europe, et de tous ceux du Nouveau-Monde.
166Partout où la durée générale de la vie s’accroît, la proportion des Naissances diminue. Ce fait fondamental est appuyé à la fois sur la théorie mathématique et sur l’observation. C’est l’équation P – N Vm (la Vie moyenne est le rapport moyen de la population aux Naissances). Voyez Rech. statis. sur Paris, I. Introd. Voyez aussi le journal-revue de la statistique Guillaumin, t. I de la 2e série, p. 2186.
167C’est ce principe qui fournit la preuve la plus solide de l’équation générale des subsistances. A mesure que la durée de la vie s’accroît dans une population donnée, cet accroissement tend à y augmenter le nombre des vivants. Si les Naissances continuaient dans la même proportion qu’avant, il n’y aurait plus de quoi nourrir tout le monde ; la mortalité remonterait au taux d’où elle est descendue, et l’amélioration acquise se perdrait. Mais, la proportion des Naissances diminuant, la Population reste la même malgré la prolongation de la vie, et cette prolongation demeure acquise. Il y a donc corrélation naturelle entre cette prolongation et la diminution proportionnelle des Naissances. C’est ce rapport qui est exprimé par ces mots : La Population se proportionne aux subsistances disponibles.
168Y a-t-il là une démonstration, ou suis-je le jouet d’un mirage mensonger ?
169Que contestez-vous de ces données ?
170La prolongation de la vie chez certaines nations, ou la diminution de la proportion des Naissances ? Vous vous inscrivez en faux contre toutes les statistiques officielles, tous les relevés d’état-civil authentiquement publiés.
171Est-ce l’inévitable et mathématique corrélation de ces deux faits ? Vous avez contre vous le géomètre Fourier ; et il faut vous débattre en outre contre les p. 218 et 219 du Journ. cité (Janvier dernier). Est-ce la conséquence que je tire de ces deux faits et de leur corrélation en faveur de l’équation générale des subsistances ? Pourtant il est clair que, si cette équation est vraie, l’accroissement virtuel de P par l’allongement de la vie doit être corrigé par une diminution proportionnelle de N et par une augmentation du rapport P/n, : c’est ce qui arrive. Que si au contraire l’équation générale n’est pas vraie, le rapport de P à N n’augmentera pas par la prolongation de la vie : ce qui est contraire à la fois à tous les faits observés, et aux principes mathématiques établis par Fourier (l. c.) et admis de tous les savants.
172Si vous admettez cette démonstration, vous en conclurez avec nous que ce qui fait que le paysan multiplie plus lentement que le citadin, c’est que le travail agricole est plus stationnaire que le travail industriel ; c’est aussi que l’on vit plus aux champs qu’aux ateliers, et que là où il y a plus de vitalité, il y a moins de Naissances. Et vous ne viendrez plus nous dire que les campagnards sont ce qu’il y a de plus intelligent parmi nous (p. 26) : car franchement cela est dur à entendre et difficile à soutenir. Et quand le sophiste Thiers s’écriera : « Arrêter la fécondité du genre humain est un crime contre nature7 ! » Vous lui répondrez : c’est le crime de la nature elle-même, ou plutôt, c’est un de ses bienfaits.
173Il y a plusieurs autres preuves de cette équation que vous repoussez sans la connaître. Mais je n’abuserai pas du droit de représailles jusqu’à en surcharger cette épître déjà trop lourde. Ces preuves ont été communiquées par lecture à l’académie des sciences morales, et seront consignées dans un traité de Population que je soumettrai bientôt au public (Voyez le chap. iv ci-dessus).
174Votre article ne laisse pas encore deviner quel but vous vous proposez d’atteindre. On attend ce que vous aurez à dire sur cette charité, bien respectable, mais si généralement aveugle, que notre collègue Wolowski a cru pouvoir la définir, le régime protecteur de la misère. On voit seulement que, conscient de la dette que tout homme instruit par la société contracte envers elle, vous voulez la payer mieux que par l’ignare procédé de l’aumône. Votre talent nous promet de nouvelles lumières, si votre courage vous élève au-dessus des ambiguités de Malthus.
175On espère que votre pensée ne s’écartera pas trop de celle qu’avait Franklin, lorsqu’il disait : Aucun plan pour secourir la pauvreté ne mérite attention, s’il ne tend à mettre les pauvres en état de se passer de secours.
176Quant à moi, mon but en vous écrivant a été de vous porter à examiner sur les bases récemment fournies par la science le vieux principe de P, et à reconnaître qu’il y a lieu de rechercher à nouveau quelles sont les causes générales de la misère.
177Serais-je assez heureux pour avoir touché juste ? Pardonnez mes railleries, comme je pardonne fraternellement les vôtres ; et ne gardons de ressentiment que contre les erreurs nuisibles au genre humain.
178P.-S. Pendant que j’attends mon tour d’impression (car au banquet servi par Hennuyer les places sont plus serrées qu’à celui de Douix), je trouve au journal Guillaumin, (janvier /55), 25 pages salies des phrases les plus obscènes de Fourier, Proudhon et autres écrivains dévergondés, toujours pour glorifier un système que vous ne voulez jamais énoncer nettement. Accepteriez-vous cette simple formule ?
179« Ayez moins de naissances, vous aurez moins de misère. »
180Si c’est là le système de Malthus et l’enseignement que son école s’efforce à perpétuer, il n’y a plus d’ambiguité. Voilà un terrain net, sur lequel on pourra déployer les faits et les mettre en bataille. J’attends que vous me fassiez l’honneur de relever le gant.
181Une seule réflexion. Notre divergence n’est pas grande en apparence, c’est une idée à retourner. Je demande à dire, moi : Ayez moins de misère, vous aurez moins de Naissances. C’est simplement une conséquence logique à tirer, mais c’est un abîme à remplir.
troisième lettre a m. G. DU PUYNODE, docteur en droit et confesseur de la foi malthusienne.
182Quand vous parlez de Populations surabondantes, de Naissances trop multipliées, de procréations imprévoyantes, ou vous ne voulez rien dire, ou vous n’osez pas dire « Les pauvres ont trop d’enfants ». Mais c’est l’équivalent de votre phraséologie. Cela est horrible à penser, honteux à proférer : niez donc que ce ne soit le fond de votre système, de ce que vous appelez votre doctrine, votre science.
183Eh bien ! voici les faits publics et authentiques.
184J’extrais de la Statistique officielle de France deux listes de départements : l’une, de ceux où la proportion de la Population aux Naissances est la plus grande (gauche), l’autre, de ceux où elle est la plus petite (droite).
185Orne,
186Calvados,
187Eure,
188Lot-et-Garonne,
189Gers,
190Aube,
191Charente,
192Haut-Rhin,
193Seine,
194Bas-Rhin,
195Pyrénées-orientales,
196Finisterre,
197Cher,
198Haute-Vienne,
199Sarthe,
200Manche,
201Indre-et-Loire,
202Tarn-et-Garonne,
203Charente-inférieure.
204Loire,
205Gard,
206Nord,
207Bouches-du-Rhône,
208Rhône.
209J’ai l’honneur de vous rappeler que, dans la première, la Vie moyenne dépasse 40 ans, atteint même à 50 ans, ou s’en rapproche à chaque heure ;
210que, dans la seconde, elle est au-dessous de 30 ans, ou atteint à peine ce chiffre.
211Vous pouvez observer que les Naissances abondent seulement dans deux cas généraux :
Lorsque la vie est courte : Indre, Cher, Bas-Rhin, Finisterre, etc.
Lorsque le travail s’accroît : Paris, Lille, Roubaix, Lyon, Tarare, St-Denis, Mulhouse, etc.
Quelles sont donc ces classes pauvres qui, selon vous, ont trop d’enfants ?
212Est-ce la classe agricole à courte vie ? Si vous diminuez ses naissances, ses champs resteront en friche : ce dont on se plaint déjà. Demandez au préfet de l’Indre s’il n’est pas vrai que les paysans indigènes de la Brenne ne suffisent point à y reproduire les bras nécessaires à la culture, et s’ils ne se recrutent pas d’adultes étrangers à leur fertile mais insalubre contrée.
213Est-ce la classe industrielle et manufacturière ? Oui, c’est elle seule que vous pouvez avoir en vue, elle dont les plaies béantes sont sous vos yeux, dont les cris importuns troublent votre sommeil, et vous font trembler sur votre avenir. C’est là qu’est la misère menaçante et terrible. Mais ce n’est pas là encore que les hommes naissent trop vite : car tous ces grands ateliers aussi se recrutent incessamment d’étrangers. De 1836 à 50, le département du Nord s’est accru de 131 868 de Population effective, et l’excès de N sur D n’a donné que 20 080.
214Le Rhône s’est pareillement accru d’éléments exogènes : sur une augmentation de 92 721, plus des neuf dixièmes lui viennent du dehors (P. II, n° 20 et 43).
215Toutes nos localités manufacturières sont dans le même cas. Le travail producteur de richesse est si actif en France que, la reproduction ne suffisant point chez les pauvres travailleurs, parce que la misère ne laisse pas grandir leurs enfants, il appelle incessamment des travailleurs nés et grandis à l’étranger : rançon que les nations voisines paient, selon le droit naturel, à la nation la plus forte, la plus puissante, la plus habile. Le département du Nord occupe à lui seul plus de 80 mille belges (Recensement 1851, Annuaire départemental),
216les Ardennes ... 19000,
217les Bouches-du-Rhône, 21 434 italiens,
218la Moselle .... 16589 allemands,
219le Haut-Rhin... 12461 id.
220le Bas-Rhin presque autant,
221le Rhône .... 15000 étrangers de toutes nations’.
222Note8
223Diminuez les naissances au seuil des ateliers, qu’arrivera-t-il ?
224— ou le travail se ralentira ; la misère en sera-t-elle soulagée ?
225— ou les ouvriers étrangers entreront plus nombreux : le salaire en sera-t-il relevé ?
226Montrez-moi donc une classe où les Naissances soient trop hâtives, où la Population soit surabondante.
227Si vous ne le pouvez, dites que c’est le travail lui-même qui est la cause de la misère. Mais comme c’est absurde et révoltant, ne vous « entêtez pas à un système » qui manque de base, et cherchez ailleurs : regardez à côté. Car, la vraie cause de la maladie une fois énoncée, reconnue et acceptée comme cause, le remède sera bien près.
228Vous avez si bonne grâce à proférer les mots « d’ignorance, d’irréflexion, d’erreur oublieuse, de prétention bruyante, de méprise étrange, d’incroyable gageure, de déclamation, de mensonge, de calomnie, » que je dois vous en laisser le privilège. « A la fois9 ce sont les meilleures preuves de votre système ; en outre que j’augmenterais encore ces preuves, si j’imaginais leur ôter toutes leurs chances10 ». Mais, si je ne vous dispute pas vos avantages moraux et littéraires, je ne puis m’empêcher de faire remarquer à nos lecteurs que le système ou enseignement que vous appelez malthusien (et qui est, en effet, de l’un des deux Malthus), ne se soutient que par l’ignorance où l’on est généralement des faits démographiques, authentiquement constatés depuis quelques années.
229Vous ne demanderez pas ce que c’est que la Démographie. Car, vous qui lisez beaucoup, vous avez lu sans doute la Revue du 19e siècle. Vous avez vu que l’on se sert de ce mot nouveau pour éviter la répétition fastidieuse d’une périphrase. On objectera qu’il y a déjà anthropologie : mais c’est, une toute autre science. Celle-ci, comme branche de la zoologie, étudie l’organisme individuel ; la Démographie ne s’occupe que des masses. L’une veut être la science de l’homme, l’autre la science de l’humanité. La Démographie est la connaissance, donnée par l’observation, des lois suivant lesquelles les Populations se forment, s’entretiennent, se renouvellent et se succèdent. Démographie est synonyme de statistique humaine, ou de Populationistique, comme articulent les savants allemands, — ou de science économique, comme l’appelle notre collègue et ami l’érudit J. Garnier, à la condition toutefois de traiter l’Economique au point de vue exclusif du travail social, de la fortune sociale, comme vous dites très-bien, en un mot, du progrès actuel et du bien-être futur des masses. Vous en montrez l’évidente préoccupation ; c’est celle d’un honnête homme : nous croyons l’avoir aussi. Vous la soutenez avec talent ; nous n’avons pour nous que les faits. Mais, puisque nous tendons au même but, donnons-nous la main, et nous y arriverons ensemble.
230A.G.
Notes de bas de page
1 V. Journ. des Econ., 15 juin 1853, t. XXXV, p. 428.
2 Il nous paraît que le mot disponibles, en limitant l’équation, resserre sa rigueur au lieu de la relâcher, et ce, dans le propre sens de l’auteur de la lettre, auquel nous adhérons volontiers. Il est rigoureusement vrai de dire que P égale les subsistances disponibles, c’est-à-dire, suivant la traduction de notre savant correspondant, que le nombre des Vivants est égal au nombre des rations. A.G.
3 En effet, si c=1, on aura c’=1, c"=1, et par suite la formule [1] des immobiles. Si c’=1, on aura c=c", et la formule [5] deviendra la formule [3], où P et S croissent sans que le bien-être augmente. Si R diminue (comme il est probable dans la Styrie, la Moravie, ch. xi, p. 286 et 7), c’est que c’ deviendra moindre que 1 et on aura c" > c : car dans ce cas P augmente plus vite que S, et R diminue, parce qu’il est multiplié par une fraction c’. De même, si on aura la formule [4], dans laquelle l’accroissement des subsistances n’est employé qu’à l’augmentation du bien-être. Si c’’<1, on aura c’>c, cas où en effet R croît plus vite que S, et ce aux dépens de P, comme on en voit quelques exemples tableau A. Enfin dans les années de disette on aura c<1, et par conséquent c’ ou c" ou tous deux deviendront aussi plus petits que 1.
4 V. le Journ. écon. t. xxxiv, xxxv ; voir aussi t. iv de la 2e série, p. 5.
5 « J’en sais pour lesquels il n’est besoin que de leur parole pour persuader que la Population se proportionne toujours aux subsistances disponibles ; ce qu’ils nomment simplement la théorie de l’équation des subsistances... L’équation des subsistances ne fait plus du dénûment qu’un mot de dictionnaire, et de mauvaise récolte qu’un terme de plaisanterie. » (Ib. p. 11.)
6 Dans une courte mais admirable allocution sur l’objet et l’utilité des Statistiques, J.B. Say dit, après le bon Malthus : « Si les hommes vivent plus longtemps, il en naît un moins grand nombre » (Rev. encycl. sept. 1827). Et le même Say demande dans un catéchisme économiste : « Qu’arrive-t-il si le nombre des Naissances excède ce que les produits de la nation peuvent nourrir ? Voyez quelle est l’influence de l’enseignement malthusien sur les têtes les plus sages.
7 De la propriété, 3, ch. 7.
8 Voy. chapitre V ci-dessus, p. 100, et P. I, n° 24.
9 J. éc. l. c. p. 59, 77.
10 L. c. p. 60, 78.
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