Chapitre III.
Développement de la population française
p. 19-54
Texte intégral
1Nous prenons la France comme premier champ d’études, non-seulement parce que son histoire est le plus à notre portée, mais surtout parce que ce pays paraît le mieux choisi comme étalon de subsistances et de P. En effet, le travail de ses habitants suffit à les nourrir tous, sans secours étrangers, et sans déplacement considérable des denrées ; ils n’ont point de superflu en ce genre ; ils n’en font importation et exportation que selon les variations accidentelles des récoltes, et pour des quantités relativement insignifiantes.
article 1er. – Chronologie féodale.
2Voyons d’abord, géographiquement, comment la France est devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Voici le tableau de sa formation et de ses accroissements, à partir de l’époque où la féodalité, accomplie, commença d’être ébranlée par le mouvement moderne.
3Il y a, à construire ce tableau, un peu d’arbitraire inévitable. Il y en eut tant dans son objet ! Il serait facile à dresser, si la France eût été construite régulièrement, comme par un habile architecte, qui conçoit son plan, le trace et l’exécute sans corrections. Mais non : on sait combien de fois déchirée, démembrée, arrachée, démantelée, puis restaurée, presque dissoute, puis réamalgamée, au gré de l’ardente ambition des princes et de l’humble résignation des peuples.
4Il semble que l’on devrait trouver ce tableau tout dressé dans chaque auteur d’histoire, de résumé, de manuel historique, chronologique ou géographique ; – tout au moins le pouvoir extraire, haut la main, de Mézeray, Hénaut ou Vély et Villaret. Point ! Il y a une carte de Lesage, bien superficielle ; 3 cartes de l’atlas Denaix, mieux frappées, claires et instructives ; peu de chose dans Dury ; un atlas historique de France, par Brué, 1821, 24 cartes in-folio, pauvres de détails, ouvrage inachevé. Il y a de bonnes petites cartes de Rizzi-Zanoni, atlas historique de la France, in-4°, publié en 1765 par Desnos ; les géographes postérieurs y ont peu ajouté, et ne l’ont pas assez copié. Il faudrait dépelotonner toute l’histoire de France, et lire toutes ces collections d’illisibles chroniques, qui enrichissent les salles de manuscrits de la Bibliothèque nationale.
5L’embarras est aussi dans le choix des époques de réunion. Ceux qui ont préféré noter la réunion définitive, comme Las-Cases et A. Hugo (France pittoresque), avaient leur motif : c’est beaucoup que le définitif. Mais ce plan a l’inconvénient de montrer comme toutes récentes des adjonctions parfois fort anciennes, d’effacer les origines, de dissimuler les crises et les va-et-vient. Nous avons cru devoir garder l’ordre chronologique des premières accessions, et noter les subséquentes aux dernières colonnes.
FORMATION ET ACCROISSEMENT DE LA FRANCE MODERNE EN DESTRUCTION DE LA FEODALITE.

1. Se complète par les comtés de Chartres (1284) et de Dunois (1707) ; 2. Outre le comté de Mâcon (1245), les Dombes (1531), Bresse et Bugey (1601) ; 3. Outre les comtés d’Alençon (1195) et d’Évreux (1200).

1. Outre les comtés de Sens (1017) et d’Auxerre (1365). 2. Se complète par Die et Valentinois (an 1404) ; 2. V. la note p. suivante : c’est de même pour le Dauphiné.

1. Car le Parlement d’Aix rendait, tous ses arrêts, au nom du Roi, comte de Provence et de Forcalquier, et le roi prenait les mêmes qualités dans ses lettres à ce pays-là.

Pour réunir les éléments de chaque département, voyez Stat. Fr., P. I. n° 19, et Dict. de Guibert.
6L’étendue de la France est de 530 495 kilomètres c.1, suivant un renseignement fourni par M.-Jonnès dans un ouvrage qui n’a rien d’officiel (Élém. statist., p. 68). Il est à regretter que l’Administration tarde autant à publier les résultats des dernières triangulations, et à réformer d’après eux les tableaux des anciennes provinces et généralités, qu’elle a publiés sur des mesures imparfaites. Force a été, en attendant, de nous en tenir aux calculs approximatifs des auteurs les plus autorisés. En cette besogne ardue, nous nous sommes aidé principalement, outre les ouvrages historiques, du dictionnaire de la France, d’Expilly (1763) et du dictionnaire géographique de Guibert (1850), corrigeant l’un par l’autre, et tous deux par la Statistique de France (Terr. P. n° 17), attendu que d’Expilly a souvent affaibli, Guibert souvent exagéré l’aréa des fiefs et possessions.
7Tous ces pays, qui étaient autrefois la propriété de 100 grands seigneurs et de 70 000 tyranneaux, aujourd’hui se possèdent eux-mêmes. Longtemps chargés des liens de servitude que rompait et renouait à son gré l’avidité héréditaire et qui les tenaient à la fois assujettis et divisés, ils les ont à la fin secoués pour jamais, par la seule force de leur vitalité développée ; et ils forment maintenant la nation la plus grande, la plus véritablement une et indivisible, sinon la plus libre, du monde éclairé.
8Cette France, objet de notre orgueil et de l’envie des autres peuples, s’est formée avec lenteur, comme le patrimoine d’une bonne maison, qui, géré avec prudence et économie, s’étend et s’arrondit par des accessions de toutes sortes, héritages, dots matrimoniales, acquêts à prix d’argent, cessions avantageuses, échanges, donations.
9La force et la ruse n’y ont pas manqué non plus. Mais ces rois, fiers de leur pouvoir, mais ces profonds politiques, qui croyaient gagner pour eux et pour leur race tout ce qu’ils ajoutaient au faisceau commun, travaillaient sans le savoir, et sans que personne le sût, pour l’accomplissement de la loi de l’humanité, et pour les descendants des hommes qu’ils opprimaient. Leur puissance était un édifice de plâtre sur une base de marbre et de bronze ; ou, si l’on veut, c’était une machine productrice de force, qui devait fonctionner un temps donné, mais qui éclaterait tôt ou tard, et avec d’autant plus de violence, que le ressort en aurait été plus comprimé.
10Ce ressort était la Population même, dont le développement a suivi pas à pas l’avancement de l’ordre public.
article 2. – Sous les Valois.
11Le plus ancien document que nous trouvions sur la Population française est un manuscrit du 14e siècle (Bibl. nat. ancien fonds n° 9475), qui a été signalé par Dureau de la Malle. Ce littérateur célèbre en a fait le sujet d’un mémoire, lu en 1829 à l’Académie des Inscriptions et imprimé en 1842 (Mém. Ac. Inscr. t. xiv, 2e p.). Comme l’auteur a cité cette pièce et a raisonné dessus sans en faire connaître la teneur, nous donnons ici, publiée pour la première fois, et textuellement extraite, la partie qui se rapporte à notre sujet.
12Nous y mettons seulement quelque ordre géographique pour la facilité de retrouver les lieux cités. Le manuscrit paraît se rapporter à l’an 1328.
13« Les paroisses et les feux des baillies et sénéchaussées de France.
141° de la vicomté de Paris :


1. Le Lyonnois et le Forez dépendaient du bailliage de Mâcon. Ils sont même joints à la Langue-d’oc, dans une ordonnance de mars 1316 (Philippe-le-Long), Mais par rapport au gouvernement, ils faisaient partie de la Langue-d’oïl. (Vaissette Hist. Lang, iv, 541.)

15Dureau croit pouvoir compter 4 individus et demi par feu, ce qui donnerait 11 240 813 habitants. Il dit que les baillies et sénéchaussées énumérées fesaient à peine 1 /3 de la France actuelle. La France, supposée complète, aurait donc eu alors près de 34 millions d’habitants. L’auteur en trouve même 34 625 299, « sans compter les seigneuries ecclésiastiques et séculières, les vilains qui possédaient moins de 10 liv. parisis, les serfs, le clergé des deux sexes, les universités et la noblesse. » Aussi ne craint-il pas de soutenir que « le territoire de la France, en prenant les limites actuelles, avait, de 1328 à 1367, une P. au moins égale, probablement plus forte que celle qu’il renferme à présent » (l. c. p. 41). Il reste lui-même stupéfait du résultat incroyable de son calcul. Mais il le maintient comme certain. Le nom respectable de l’auteur et l’autorité du recueil dans lequel il a écrit, nous font un devoir de discuter une assertion aussi extraordinaire, qui contredit tout ce que l’on a observé des causes du développement de la Population.
16Le premier point à examiner est l’étendue des pays cités au manuscrit. L’auteur nous facilite cette vérification, en donnant lui-même la liste des provinces qui y manquent. La voici, avec la superficie en regard des noms géographiquement rangés.

1. Il est bien probable qu’Artois, Boulonnais, Calésis, réunis 2 fois, en 1199, en 1223, étaient compris dans les baillies d’Amiens et Vermandois, puisque le manuscrit attribue à ces 2 baillies ensemble 2 453 paroisses. Le Vermandois, selon La Martinière, était le bailliage le plus étendu de France. Mais ne chicanons pas pour si peu l’illustre auteur, et faisons-lui reste de droit.
17Or, comme la France actuelle a 521 655 kilométrés carrés, sans la Corse, on voit que la France d’alors avait en étendue, non pas 1/3, mais plus des 3/5 de ce qu’elle a aujourd’hui ; et que, si l’on suppose la Population uniformément répartie, elle aurait eu au plus 17 820 000 habitants en son complet, le feu compté à 4.50, ou seulement 15 850 000, en comptant le feu à 4, ce qui paraît plus exact pour ce temps-là, (parce que, les exactions étant levées par feux, les maltôtiers devaient compter le plus de feux possible). Et ce calcul serait encore exagéré. Car, on ne peut supposer que les pays violemment occupés par l’Anglais, sans cesse pressurés et dévastés par cet ennemi, maintinssent leur Population comme ceux qui étaient jusqu’à un certain point sauvegardés par le pouvoir du roi de France. Cela est si vrai, que toutes les provinces alors séparées, hors la Flandre, la Bretagne et l’Alsace, c’est-à-dire les 5/7 de l’aréa réunie depuis, sont toujours restées, pour la quantité de P, au-dessous de la moyenne de la France. Ainsi, on peut voir au tableau n° 40 de la Statistique officielle Terr. P. I) qu’à une époque où la France avait déjà
18en moyenne……………………..47.25 habit. au kil.
19la Franche-Comté n’en avait que 43.25
20la Guyenne………………………42.40
21la Bourgogne……………………41.80
22la Provence……………………..35.50
23le Béarn, Navarre……………….34.
24le Dauphiné……………………..32.80
25le Roussillon…………………….24.75
26Pour étayer sa thèse chancelante, le célèbre littérateur l’appuie encore sur l’offre que les Etats-généraux firent en 1356, d’entretenir 30 mille hommes d’armes, le tiers-état devant solder 1 homme d’armes par 100 feux. Donc, 3 millions de feux. « Et c’était seulement la langue d’oïl, moins du 1/3 de la France.2 » Par conséquent la France au complet, plus de 9 millions de feux ; — à 4 1/2, plus de 40 millions d’habitants ! — Au milieu du 14e siècle !!
27L’auteur s’ébahit, non sans sujet. Mais où a-t-il vu que les 30 mille hommes d’armes seraient entretenus par le seul tiers-état ! Est-ce qu’on ne laissait rien à faire au patriotisme des nobles et des prêtres ? Lisons Villaret (ix, p. 207, in-12) : les députés s’engageaient d’entretenir 30 mille hommes d’armes ; pour assigner les fonds nécessaires à cette dépense, on établirait une imposition de 3/20 sur tous les revenus tant des ecclésiastiques que des nobles, et par les bonnes villes et le plat pays, il serait soudoyé et armé 1 homme d’armes par 100 feux. C’est ainsi que l’entend et l’expose Boulainvilliers (Histoire de l’Ancien gouvernement de la France, t. 2, l. 9, p. 203). La chronique de Saint-Denis est encore plus expresse :
28An 1355, 30 novembre, « Les gens des 3 estats s’engagent à faire, chascun an, 30 mille hommes d’armes, et establissent un impôt proportionel sur toutes gens, gens d’église, nobles ou autres. Il en faut voir le détail, qui tient 2 col. in-f° (1416 et 17), rien n’y manque, estat, âge, ni profession. »
29An 1356, 15 octobre. « Le duc (de Normandie, Régent) demande quelle ayde les 3 estats lui vouloient faire. Lesquels répondent qu’ils vouloient ordener entre eux que les gens d’Eglise paieroient 1/10 et demi, les nobles autant et les gens des bonnes villes feroient pour 100 feux un homme d’armes. Et disoient que la dite ayde estait merveilleusement grant, et qu’elle pouvoit bien monter à 30 mille hommes armés. »
30« Mais les conseillers du duc lui monstrèrent que la dite ayde ne povoit monter que 8 ou 9 mille hommes armés... En même temps les 3 estats de la Langue-d’Oc (Occitanie), assemblés à Toulouse, décidèrent qu’ils feraient 5 mille hommes d’armes. » (Grande Chronique, publiée par P. Paris et Isarn-Freissinet, f°).
31Au reste, cette ayde ne fut point payée, par le refus que firent les nobles et les gens d’église d’ouvrir leur bourse privilégiée à la France menacée de destruction (Ib. col. 1439-40).
32Payée ou non, il est clair qu’elle n’apprend rien de certain sur le nombre des feux, puisque premièrement, les États, selon les conseillers royaux, l’avaient évaluée avec exagération ; deuxièmement, elle était votée à la charge des 3 ordres, et non du tiers-état seul.
33On voit si le savant éditeur des grandes chroniques a été trop sévère en mettant l’opinion que nous combattons « au rang des paradoxes dont se fait un jeu l’imagination des érudits « (Col. 1486).
34C’est pourtant sur de tels paradoxes que l’auteur, « stupéfait de l’énorme Population de la France à cette époque et de la diminution de l’espèce humaine depuis environ 5 siècles » conclut que « l’état de servage est éminemment favorable à l’accroissement de P, » et confirme son dire par l’exemple de « la Russie où le servage existe dans toute sa vigueur, et qui double sa Population en 20 ans » (1.c. p. 41 et 51). On a vu plus haut (chap. ii, p. 16 et 17), ce qu’il y a de vrai dans ce prétendu doublement ; on en peut conclure ce qu’il y a de juste et d’humain dans cet éloge de la servitude.
35Si l’auteur se fût contenté de dire qu’au commencement du 14e siècle, la population était probablement plus forte qu’au 15e, nous ne l’eussions pas contredit. Elle avait dû s’accroître dans le 13e siècle par une longue paix intérieure, par les soins que donnèrent au gouvernement Louis IX et Philippe-le-bel, par quelque organisation des Communes, et par l’affranchissement des serfs. Elle ne pouvait que reculer à partir de Charles-le-bel, quand le pays était livré au pillage par ses propres souverains, au meurtre et à l’incendie par les étrangers, quand toutes les villes étaient des places de guerre, quand les campagnes n’étaient labourées que par les 8000 chariots du roi anglais. Mais, M. Dureau, quand vous avancez que cette France morcelée et dévastée avait plus d’habitants que celle qui commande aujourd’hui à la civilisation, vous vous inscrivez en faux contre vos savants confrères, Villermé, Benoiston, Michelet, qui ont démontré que misère tue, qu’ignorance tue. C’est comme si vous souteniez que la France des Valois était mieux cultivée, mieux administrée, plus riche, plus éclairée, plus industrieuse que la France du 19e siècle. Et vous dites vous-même qu’elle avait « une agriculture imparfaite, une mauvaise police, l’absence presque totale de propreté, de précautions sanitaires, de commerce et d’industrie » (L. c. p. 36).
36En effet, quel ordre public, quel genre de travail aurait pu subsister dans de malheureuses contrées, sur lesquelles s’appesantissaient à la fois tous les fléaux destructeurs de l’espèce humaine, la famine et la peste, la guerre étrangère et la guerre civile, les dissensions dynastiques et les insurrections ? Quand peuples et rois, étrangers et citoyens, et la terre et l’air même, semblaient conjurés pour faire de la France une ruine déserte ? Si l’on veut juger impartialement de l’état du pays à cette époque qu’il plaît à l’érudit académicien de célébrer, il faut encore extraire quelques dates des grandes chroniques.
371292. Edouard roi d’Angleterre envahit la France, et commence à ravager, tuer, ardre tout sur son passage, aidé du traître Gui, comte de Flandre, et de Henri, comte de Bar. Pour cette guerre fut une exaction que l’on appelle maletoulte, du 100e et du 50e de tous les biens de chascun, tant de clercs comme de laïcs (1296).
381302. Bataille de Courtray, gagnée par les Flammands sur Robert comte d’Artois. — Revanche en
391303, par celle de Saint-Omer (Saint-Audemar) et de Mons-en-Puelle en 1304 ;
401310. Louis-le-Hutin, alors roi de Navarre, assiège Lyon pour punir les méfaits de l’Archevêque et la destruction du Chastel de Saint-Just.
411314. Révolte des alliés (Normandie, Picardie et Champagne), contre l’exaction de 10 deniers par livre. Le roi cède.
421315. Été pluvieux fait pourrir les blés et les raisins.
431320. Muette des pastouriaux (émeute des bergers et des paysans), s’étend de Paris à Carcassonne.
441327. Muette des bastards en Gascogne et Poitou. Les Anglais brûlent Saintes.
451328. Philippe de Valois s’en alla à Arras, fist ficher ses tentes vers Cassel, et fu le pays d’entour moult gasté. 20,000 Flammands y sont tués.
461337. Commencent les dévastations et incendies entre Anglais et Français.
471343. Grand’cherté de toutes choses par tout le royaume de France, et valait le sextier de blé 76 sous parisis, et avoine 40 sous parisis. Trahisons, destructions, occisions, rapines et supplices des nobles.
481346. Dolente bataille de Crecy.
491348. Peste noire. L’an de grâce 1348, commença la grande mortalité au royaume de France, et dura environ 1 an et 1/2, peu plus, peu moins. — Dont bien la tierce partie du monde mourut, dit Froissart (3, p. 22). Les habitants de la campagne déterraient les racines dans les champs, et mangeaient l’écorce des arbres. A Paris le setier de froment se payait 8 livres parisis (1 marc d’argent).
50Des provinces entières, les historiens en font foi, restaient en friche et dans un état de dépopulation complète (Villaret, xiv, 481, xv, 153) ; le commerce, déjà écrasé par les guerres, était anéanti par les folles ordonnances de Philippe-le-bel (comme le témoigne Clément V en l’une de ses bulles), – par l’altération répétée des monnaies, par le poids accablant des impôts, par la défense tyrannique d’exporter l’or et l’argent, etc. (v. Des États Généraux, p. 109).
51Et c’est un tel état social que l’on nous donne comme « éminemment favorable à l’accroissement » de l’espèce !
52Une grande Population est, en un sens, signe de prospérité, parce qu’elle ne se développe que sous les conditions de la paix et de l’ordre public. Or, quelle aurait pu être la base de telle prospérité, au 14e siècle ? Est-ce l’ordre matériel, quand gens de guerres pillaient, violaient, brûlaient partout impunément3 ? l’ordre moral, quand on voyait reines et évêques affichant l’impudicité, comtes souverains empoisonneurs et parricides, rois concussionnaires et faux monnoyeurs ? l’ordre administratif, quand d’affreuses disettes, qui se répétaient jusqu’à trois années de suite (1316, 17, 18), quadruplaient le prix du blé, et jonchaient de cadavres les rues et places (Chron. de S.-Denis) ; quand des ordonnances royales dispensaient les nobles de payer leurs dettes ; quand on établissait l’impôt proportionnel à rebours (H. Martin, Hist. Fr. v, 478)4 ; quand Juifs et Lombards étaient dépouillés périodiquement sous le populaire prétexte d’usure, et aux applaudissements d’une population abrutie ? Ecoutez Mezeray dénoncer Charles-le-bel comme « ayant saccagé la France par des violences et des extorsions inouies jusqu’alors ». Lisez, au t. iii du recueil de Secousse, l’ordonnance du 28 décembre 1355, qui déclare officiellement l’horrible état de l’administration et des finances, et les oppressions de tous genres qui pesaient sur le peuple. Aussi à quelles atroces représailles se portait sa colère ! Il suffit de rappeler qu’au décès de chaque roi il était passé en coutume de pendre son trésorier : Enguerrand en 1315, Pierre Rend en 1328, auxquels on peut joindre Giraud Guete ou Girard de Laguette, trésorier de Philippe-le-Long, mort en prison des suites de la torture, un an après ce roi.
53Toutes les chroniques témoignent, pour la sauvegarde de nos lumières et pour notre édification éternelle, de l’ignare superstition, de l’extravagante et féroce crédulité de ces temps odieux, que l’on voudrait nous apprendre à aimer et à regretter. Il faut relire le récit concernant les mesiaux (lépreux), que l’on brûlait tous (il y avait en France 2 mille hôpitaux pour les seuls lépreux), « tous les mesiaux étaient ars, pour ce qu’ils avaient confessé que tous les puis et fontaines ils avaient ou voulaient empoisonner pour les crestiens occire et touchier de meselerie » ; et les 11 articles du fourfait des templiers ; et les femmes hérétiques brûlées en place de Grève (an 1310) ; et les femmes juives brûlées pour avoir craché sur les saintes images ; avec moult juifs ars ensement : et leurs enfants qu’on prenait pour les faire chrestienner (gr. chron. col. 1703) ; et deux citoyens, dont l’un avait été prevost de château-Landon, condamnés au feu par l’inquisiteur et l’official de l’archevêque de Sens, parce qu’ils avaient enterré un chat vivant « pour aucun maléfice faire » (Chron. de S.-Denis, p. 686 et suivv.) etc.
54Ces traits d’histoire sont horribles mais bien utiles à rappeler. Que nos enfants se gardent de jamais retourner en arrière ! ils rencontreraient la fosse, abjecte où nos mères nous ont conçus ; et le soleil de l’avenir se serait levé en vain sur l’horizon épuré !
article 3. – Sous les Bourbons.
55Après le manuscrit qui a donné lieu à cette discussion, nous ne trouvons plus aucun monument de l’ancienne Population de la France, jusqu’à la fin du 17e siècle. Il faut y suppléer par les opinions probables des auteurs.
56Les assertions hasardées et contradictoires n’ont pas manqué en ce sujet. L’homme a un tel besoin de savoir et de connaître, que, quand il ne peut marcher à la vérité d’un pas mesuré, il s’élance vers elle sur les ailes de l’imagination. Voltaire, qui a été pris souvent lui-même de cette belle, mais impatiente et dangereuse ardeur, en reproche avec raison l’intempérance à de célèbres philosophes :
57« Montesquieu, dit-il, mêle trop souvent le faux avec le vrai, en physique, en morale, en histoire : il vous dit, d’après Puffendorf, que, du temps du roi Charles IX, il y avait vingt millions d’hommes en France. Puffendorf va même jusqu’à vingt-neuf millions : il parlait fort au hazard. On n’avait jamais fait de dénombrement en France, on était trop ignorant alors pour soupçonner seulement qu’on pût deviner le nombre des habitants par celui des naissances et des morts. La France n’avait point en ce temps la Lorraine, l’Alsace, la Franche-Comté, le Roussillon, l’Artois, le Cambrésis, la moitié de la Flandre ; et aujourd’hui qu’elle possède toutes ces provinces, il est prouvé qu’elle ne contient qu’environ vingt millions d’âmes tout au plus, par le dénombrement des feux assez exactement donné en 1751. » (Volt. dial. 26.)
58« On n’avait jamais fait de dénombrement en France ! » Cet acte essentiel de l’administration publique, qui est regardé maintenant comme la base et le fanal de tous les autres, est donc bien récent dans notre Europe. Faut-il s’en étonner ? On y répugnait par scrupule religieux. Un culte respecté avait réprouvé les recensements. David, roi très-haïssable pour ses vices et ses cruautés, mais doué d’un esprit habile et actif, fait faire un jour le dénombrement du peuple hébreu. Les Lévites historiographes ne voient dans ce soin royal qu’un mouvement coupable de vanité : le roi, d’ailleurs pieux, qui voulait éclairer son gouvernement, est puni par un fléau qui lui enlève 70 000 sujets5. Il est vrai que les Romains firent plusieurs fois de pareils dénombrements, et qu’ils en furent punis... par la conquête du monde. Mais les Pontifes de Rome républicaine étaient des administrateurs. Rome impériale avait elle-même conservé des magistrats spécialement chargés du soin des registres de Population, tabulariorum publicorum curatores6. Quant aux prêtres (juifs), ils ont toujours redouté la lumière, et non à tort : ce fut chez eux instinct de conservation.
59A défaut de dénombrement, l’abbé Expilly (un prêtre aussi, mais du 18e siècle) a suivi la Population du royaume bailliage par bailliage. Il compte 5 habitants par feu, appuyant sa manière de compter sur de longues et laborieuses recherches, au bout desquelles il trouve en France 20 300 000 âmes, non compris la ville de Paris, qui pouvait en avoir environ 500 0007.
60Voici en résumé ce qui nous paraît le plus approchant du vrai dans les diverses supputations des auteurs. On peut voir, chez ceux que nous citons ci-dessous, les motifs et les faits sur lesquels ils ont appuyé leurs déductions.

1. A superficie égale. L’accroissement moyen est calculé sur la demi-somme et la différence des valeurs de P par couple de périodes ; 2. Il a omis le Berry. (Dixme roy.).
61Il y a eu en 1762, au dire de M.-Jonnès (qui n’indique pas ses sources, Élém. p. 72, et P. I, n° 40 précité) ou en 1764 (P. I, p. xxii) un recensement des généralités, qui paraît être resté bien incomplet. Il ne portait la Population (au même dire) qu’à 21 769 163.
62La France, aux 16e et 17e siècles, avait une population aussi rare que l’ont aujourd’hui le Danmark, le Portugal, la Valachie, – moins de 40 habitants au kilom. c. ; et cette Population prenait deux fois moins d’accroissement qu’aujourd’hui, où elle est condensée à 68 par kilom. c. (v. ci-dessus, p. 13) ; elle s’accroissait moins que ne s’accroît maintenant celle de Belgique, qui est entassée à 151 par kilom. c. Pour une violation aussi flagrante de la Loi du rapport inverse (v. ch. ii), il fallait un état social bien oppressif. L’unité se formait : mais en se formant elle comprimait le développement. Les arts destructeurs étaient seuls en honneur ; le privilège était triomphant, le travail asservi, foulé et méprisé ; les classes les plus nombreuses et les plus productrices étaient au dernier degré de misère et d’abjection.
article 4. – Mouvement régulier de la France moderne.
63A partir de 1770, des données positives nous permettront d’établir avec une approximation très-grande la quantité de Population, dépendante de son mouvement moyen.
64Pour décrire la Population dans son état à une époque donnée et dans ses changements successifs (ce qui est l’objet de la Démographie), on puise à deux grandes sources de documents administratifs, qui sont les recensements et les relevés de mouvement. Ces documents donnent naissance à deux branches de la science, mais deux branches intimement soudées, se pénétrant, s’éclairant, se fortifiant par une prestation mutuelle. La population recensée est le bilan des mouvements ; il y a partie double, il faut que la balance se trouve.
65On doit avant tout chercher cette balance. Car, si les documents ne sont pas d’accord, il n’y a rien à faire sans avoir déterminé lesquels on doit rejeter, lesquels on doit accepter comme sources de déductions.
66Une précaution à laquelle un bon architecte ne manque jamais avant de mettre en œuvre ses matériaux, c’est de les recevoir. Ce travail préliminaire, indispensable, d’examen et de critique, les statisticiens s’en sont dispensés trop souvent ; ils ont expié cette omission par les contradictions nombreuses, par les divagations et aberrations qui ont retardé la science ; qui tous les jours l’encombrent et la discréditent. Si vous vous appuyez sur des documents fautifs, ce que vous nous donnez pour l’histoire de l’Espèce n’est qu’une fable, et une fable qui n’a rien d’amusant8.
67Les mouvements de population sont de deux sortes. On a appelé les uns intérieurs, ce sont les Mariages, Naissances et Décès ; les autres extérieurs, ce sont les migrations9. L’ensemble constitue le roulement.
68Pendant longtemps les mouvements intérieurs ont été enregistrés seulement par les prêtres, avec plus ou moins d’exactitude ; c’est toutefois un des services que ces hommes de confiance ont pu rendre aux époques d’ignorance et d’inorganisation, et qu’ils rendent encore de notre temps aux Etats arriérés. Ces mouvements sont maintenant garantis en France par l’institution de l’état-civil, confié aux fonctionnaires municipaux sous les prescriptions de la loi et sous la surveillance de l’autorité judiciaire.
69La création d’un office municipal de Population, indépendant du culte, la célébration du mariage comme engagement purement civil, la constatation des naissances et des décès comme faits naturels et sociaux, étaient la suite obligée de l’émancipation des croyances. La société terrestre, sortant de tutelle, se déclarant majeure, et prenant en main sa propre direction, ne pouvait plus tenir ses lois que d’elle-même : elle devait se soumettre toute hiérarchie ; elle devait aussi garantir à chacun de ses membres, sans exception ni distinction, son certificat d’origine, son état-civil, sa place à l’atelier et son repos sous l’herbe. Ces conditions ne pouvaient être remplies, si les registres qui constatent l’état des citoyens restaient au pouvoir de corporations spéciales, et ne devenaient éléments d’administration publique et propriété de l’État.
70Il y a évidente incompatibilité entre la liberté de conscience, légalement proclamée, et le culte reconnu comme fonction publique. Du moment où la liberté de croire et de ne pas croire devient principe social, le culte devient affaire privée. Chacun peut adhérer à telle ou telle association religieuse et s’en détacher à son gré, sans perdre la protection que les lois étendent sur tous. Mais on perd tout droit à cette protection, si l’on ne se met dans les conditions que les lois établissent pour faire de l’homme un citoyen. L’immatriculation civile est donc le plus important devoir de celui qui fait partie d’une société constituée ; elle est aussi son droit le plus précieux.
71Au reste, du jour où le gouvernement social, après de longs siècles d’égarement, ouvrait enfin les yeux, et s’occupait de l’état des citoyens, il ne pouvait laisser les actes du mouvement de Population désordonnés, inexacts et incomplets, comme ils étaient dans les cahiers des sacristies10. Plusieurs déclarations royales, et notamment celle de 1736, avaient constaté le mal et cherché à y remédier, mais avec peu de succès. L’expérience venait donc à l’appui du principe, pour démontrer la nécessité d’un office spécial.
72Cette création, préparée par tant d’efforts, est l’un des plus grands bienfaits du 18e siècle, et la plus sûre consécration de la rénovation sociale. Les nations qui n’ont pas voulu encore l’adopter ne peuvent se dire ni organisées ni libres : aussi n’ont-elles qu’une statistique (de P) imparfaite et stérile. Le même joug qui opprime leur conscience dénature leurs actes civils. Elles n’ont pas le droit de s’interroger et de reconnaître leurs éléments. Elles ne s’appartiennent pas : elles ne sont pas chez elles ; elles logent en hôtel garni. Que l’on lise les codes, même récemment rectifiés, je ne dis pas de Russie, mais d’Autriche, des Deux-Siciles, de l’État Sarde encore, on verra dans quelles inconséquences ils sont conduits par la lutte des deux autorités ; on verra que la liberté de conscience n’y est qu’un vain mot, à chaque instant contredit et raturé par des concessions au principe contraire et par d’iniques dispositions pénales (Foucher, Coll, des lois.) V. ci-après ch. xxii.
73Nous avons pour le 18e siècle les relevés de mouvement que l’ancienne académie des sciences a insérés dans ses Mémoires (1783, p. 712 ; 1784, p, 592 ; 1785, p. 689). Ils donnent les nombres des Naissances, Décès et Mariages pour 14 années consécutives, 1771-84. On ne comprend pas pourquoi la statistique de France, qui a reproduit (Territ. P. I, n° 65) les années 1781-84, n’a pas reproduit les précédentes, ni pourquoi elle n’a pas donné les suivantes. Elle dira peut-être pour celles-ci : les relevés ne sont pas faits. La Démographie répondra : qu’on les fasse11. N’est-ce donc pas un assez grand intérêt, historique, politique et social, que de connaître quel a été le mouvement de la Population pendant ces années de tourmente et de régénération ; que de suivre an par an les premiers progrès de l’état-civil nouvellement créé ; et de savoir si les secousses révolutionnaires ont fait payer bien cher à la grande masse agricole les bienfaits inappréciables qu’elles lui apportaient ?
74Pour l’époque précitée, nous avons adopté comme base de P (à défaut de recensement régulier) le chiffre calculé par Necker (Admin. fin. ch. ix), auquel se sont rapportés Dufau, Ch. Dupin et autres démographes. Il nous a paru que ce ministre, dont les écrits témoignent un esprit exact, sincère et judicieux, avait d’ailleurs sur tous les autres calculateurs un avantage essentiel : celui d’être incontestablement le mieux informé.
75Voici, au reste, les supputations les plus connues, rapportées par A. Young, Marc Jodot et A. Legoyt (Voyage, ch. 17, J. soc. fr. stat. octobre 1832, Fr. stat. p. xii).
1754 | 18 107 000 | Mirabeau, l’Ami des hommes. |
1760 | 20 900 000 | Expilly Diçt. de la France, Préf. |
1762 | 21 769 163 | Recens, des généralités. Stat. Fr. P. 1. n° 40. |
1767 | 22 014 357 | Dénombr. Expilly. Dict. art. P., p. 808. |
1772 | 23 665 000 | Montyon (Moheau, Rech. sur la Pop. de la Fr.) |
1776-80 | 24 802 580 | Necker, Admin. finan. ch. ix |
1790 | 25 500 000 | Condorcet, Peyssonel et Chapelier. B. h.p. t. 3. |
1791 | 26 303 071 | Relevé des rôles, ord. par l’Assemb.nat. (A. Young, l, c |
1796 | 26 541 428 | De Prony (Ann. long. an v). |
1799 | 28 811 000 | Depère. – (Exagéré). |
76Note12
77Passons au siècle courant.
78L’administration publique a exécuté en France dans la première moitié du 19e siècle, 7 recensements généraux (et non pas 9, comme il est annoncé dans la statistique officielle (Terr. P, 6 au vol. I, 3 au II). Car, ce même vol. I, par une bizarre contradiction, déclare (p. xxiii) que ce qu’il appelle les recensements de 1811 et de 1826 n’ont été que des supputations. S’il n’en est pas dit autant de celui de 1806, c’est sans doute qu’il n’équivaut pas même à une supputation ou calcul véritable. Il n’y a eu de recensements généraux réellement opérés qu’en l’an ix, en 1821, 1831, 1836, 1841, 1846 et 1851,
79L’imperfection de tous les dénombrements est reconnue des fonctionnaires mêmes qui les ordonnent et les reçoivent (Stat. Fr. l. c. ; Legoyt. Fr. stat. xi ; Rapport du min. de l’intér. sur le recensement de 1851). On les doit amender par la confrontation avec les relevés de l’état-civil.
80Il est facile de concevoir que les dénombrements de la Population doivent être plus imparfaits que les relevés de son mouvement. Ceux qui mettent la main aux recensements généraux ont fait ressortir les énormes difficultés de cette gigantesque énumération, dont l’exécution doit avoir lieu en toute hâte, parce que son plein succès tient en quelque sorte à son instantanéité, et dont les détails inquiètent et contrarient les citoyens, parce qu’ils ne sont prescrits que par des arrêtés administratifs, et non par des lois, et aussi parce que l’immatriculation exacte des habitants n’est pas encore entrée dans les mœurs. Les relevés de l’état-civil, au contraire, se font à tête reposée, sur des registres authentiques et tenus avec un soin proportionné à leur haut intérêt, par les mêmes fonctionnaires qui sont chargés de les relever. Ces fonctionnaires sont avertis que leur travail ne va pas seulement aux bureaux du ministère, mais qu’un exemplaire en en est déposé aussi au greffe du tribunal, et que l’officier de justice est tenu par la loi d’en vérifier l’exactitude. Ainsi ces précieux relevés offrent une base solide aux travaux démographiques, et un sûr contrôle de la valeur des dénombrements.
81Notre point de départ, pour le 19e siècle, a été le recensement de 1851, qui est le plus récent. Après les rectifications qu’il a subies par le travail répété des bureaux, (Bull, des lois, décret 10/5/52, n° 533 ; errata n° 598, p. 1248 seqq. ; décret 15/4/53, B. 42, n° 359, p. 642), une encore était indispensable, à cause de l’omission des enfants indiquée par A. Legoyt (Dict. écon. pol. P. (Lois stat. de). Les naissances de /50 ont été (sans mort-nés, v. P II, n° 44, corrigeant les ann. long.). 954 240

82C’est le chiffre auquel nous nous sommes arrêté : et y rapportant toutes les périodes quinquennales au moyen de la différence N-D, qui détermine l’accroissement intrinsèque, nous avons construit le Tableau suivant, qui reproduit les états successifs de P avec une exactitude approximative, dont les recensements sont tous plus ou moins éloignés.
MOUVEMENT MOYEN ANNUEL DE LA POPULATION FRANÇAISE PAR PERIODES QUINQUENNALES.

(ND compris à N et à D).
83En tirant la différence N-D, il a fallu prendre garde aux ND, qui, jusqu’à 1840, ont été relevés indistinctement avec les décès, et qui ne sont jamais inscrits aux naissances. Cette indistinction atténuait fictivement l’accroissement de P, comme l’a remarqué Mathieu dans les Ann. long. ; elle faussait le rapport de N à D, et toutes les déductions qu’on en tirait. M.-Jonnès, Raudot, Fayet y ont trébuché avec une foule d’autres écrivains. Depuis 1840, et grâce aux sollicitations de Demonferrand, les bureaux relèvent ND à part. Chaque année les relevés (ou les inscriptions) se rapprochent de l’exactitude, comme il est visible par le grossissement des chiffres (V. Stat. Fr. P. II, n° 44). Il est fort à désirer que l’autorité judiciaire, qui veille par état à la garde et à l’exécution des lois, rappelle comminativement aux agents des cultes qu’ils en violent bien souvent un article essentiel, celui qui défend à toute personne, sous peine d’amende et de prison, d’enlever un corps sans l’autorisation écrite de l’officier d’état-civil (Code civil, art. 77 ; C. pénal, 358). L’omission des mort-nés sur les registres municipaux est un abus qui n’affecte pas seulement la démographie (ce serait déjà un assez grand mal), mais qui peut en certain cas porter atteinte à l’état des familles, favoriser le vice, et protéger des crimes cachés.
84Les relevés officiels portent ND, pour 1841-45, à N 0.0327 (338 ND. p. 10 000 naiss. viv.), et pour /46-50, à N. 0.0357 (371 ND. p. 10 000 naiss. viv.). Sous la probabilité qu’une partie de ND restait sans inscription dans les premières années de l’institution de l’état-civil, nous avons réduit la correction à 0.03 pour toutes les périodes relevées au tome I, P. Stat. Fr.
85Ce travail de vérification nous met à même d’apprécier les recensements, de mesurer leur écart, et de discerner ceux qui ont été sérieusement exécutés, et ceux qui ont été supposés. Les dénombrements sincères resteront en général au-dessous de la réalité ; car en ce genre de travail les omissions doivent être beaucoup plus nombreuses que les doubles emplois. Mais si un conquérant veut intimider ses ennemis du dehors, et en même temps faire illusion à ses propres sujets sur les pertes de sang qu’il leur cause, il trouvera des recenseurs complaisants qui enfleront les états de Population. Le défaut de contrôle administratif laissera, comme toujours, naître et accréditer l’erreur. Mais elle sera démasquée tôt ou tard par la démographie, appuyée sur l’état-civil.

86On voit dans quelle mesure les recensements, ces grands actes de l’administration publique, se sont ressentis, et se ressentent encore de l’agitation des temps et de l’imperfection des rouages administratifs. Ils ont été critiqués, avec une rare impartialité, par les savants fonctionnaires eux-mêmes chargés de les mettre en ordre et de les publier : (M. Jonnès, Élém. stat., Legoyt, Fr. stat. p. lxxxii seqq., Annuaires de l’économie politique et de la statistique). Les bureaux de l’empire ont fait une critique assez piquante de celui de 1806, en le retenant comme bon pour 1811, avec quelques légères variantes, et après l’avoir diminué de 14 à 15 000 âmes. Il est vrai qu’il est follement exagéré : et ce serait vraiment abjurer tout esprit de saine critique que de s’appuyer sur une hyperbole aussi flagrante. Nous rencontrerons plus loin un autre motif de le condamner.
87Les savants auteurs de la Description topographique et statistique de la France, Peuchet et Chanlaire, citent rarement le prétendu dénombrement de 1806, et ne le citent que pour le combattre. Écrivant de 1810 à 1816, et donnant une attention particulière à l’état de la Population, ils appuient tous leurs calculs sur le recensement de l’an ix.
88Ils citent l’annuaire du département de la Seine-inférieure, pour 1807, qui donne 628 105 habitants, où les recenseurs de 1806 trouvaient 643 093.
89Le recensement de l’an ix, au contraire, mérite les éloges qu’il a reçus à diverses reprises (Préfet Colin, Delacroix, Stat. Drôme, Peuch. et Chanlaire), et notamment des auteurs de la Statistique de France (Terr. P. I. p. xxiii) : et il justifie suffisamment ceux qui s’y appuient pour des déductions de statistique comparée. Son écart n’est que de 0.0010 ; le recensement de 1831 s’écarte de 0.0115 ; celui de 1806 de 0.0423.
90Si le recensement de l’an ix n’a été, comme l’insinue un académicien, qu’un calcul de Laplace, il faut convenir que le génie mathématique a inspiré l’illustre géomètre jusqu’à la divination. Dans tous les cas, on en croira sans doute plus volontiers un calculateur comme Laplace, que des recenseurs comme ceux de 1806.
91Retournons un peu sur nos pas pour considérer la moyenne de l’accroissement annuel de P. On a vu, par le petit tableau p. 39, que cette moyenne croissait presque continûment, mais avec une lenteur extrême, tant que notre sol garda les empreintes glacées de la féodalité. C’est dans la seconde moitié du 18e siècle que cette croissance devient tout-à-coup plus sensible. L’avancement de l’agriculture occupait beaucoup les esprits : on en juge par les journaux du temps, et par l’ordonnance de 1766, qui encouragea les défrichements. Ce mouvement fut vivement secondé par le bienfaisant ministère de Turgot, qui, contrairement à tout usage, administrant pour les administrés, établit la libre circulation des grains, abolit les corvées, les jurandes et une multitude de droits locaux et de monopoles dont la subsistance du peuple était grevée. Ces essais d’amélioration, trop tôt interrompus, donnent pourtant un élan rapide à la Population : le nombre des Mariages s’accroît extraordinairement en 1776·, les Naissances atteignent l’année suivante le chiffre le plus élevé que la statistique française ait jamais enregistré (998 191 sans les ND) ; et cette brusque élévation produit dans leur variable proportionnelle une perturbation inouïe (V. plus loin au chap. xi). Certainement les causes matérielles que nous avons indiquées, une autre aussi dont nous parlerons plus tard, ne suffiraient pas pour expliquer ces mouvements extraordinaires. Il en faut signaler de morales, qui, selon nous, n’étaient pas moins efficaces : 1° les espérances qu’excitaient un gouvernement promettant d’être libéral, un roi jeune et alors bien intentionné, succédant à un monstre d’égoïsme et de corruption, et détruisant les restes de l’inquisition et de la servitude ; 2° la découverte de la vaccine, qui n’était pas encore de pratique générale, mais qui était assez connue déjà pour répandre partout chez les gens mariés l’espoir de conserver leur chère progéniture sans la voir défigurée.
92L’excitation ou la prostration du sentiment d’espérance a sur le mouvement de P une influence considérable, qui n’a pas été signalée encore, et que démontrent pourtant des exemples frappants.
93En 1846, le pain enchérit ; tout annonce la détresse : le nombre des Mariages s’arrête dans son accroissement continu ; il rétrograde de 15 ans l’année suivante, et par suite celui des Naissances s’affaisse et tombe plus bas qu’il n’était tombé en 1818 par la même cause, presqu’aussi bas qu’en cette sombre et désespérante année 1812.
94En 1848 au contraire, lorsque le peuple s’enivre de l’espoir décevant d’avoir enfin conquis son état social, le nombre des Mariages dépasse de beaucoup toutes les limites qu’il avait atteintes jusque là, et les naissances s’élèvent par suite à un chiffre qu’elles n’atteignaient plus depuis 14 ans.
95La moyenne de l’accroissement annuel de P, après l’élévation de 1771-1780, fléchit dans la période suivante, soit par l’effet des fièvres épidémiques qui désolèrent beaucoup de provinces (Laplace, mém. ac. sc. 1783, p. 702, tableau), soit par l’amortissement des espérances préconçues. Nous n’avons pas le détail des 3 périodes de 1786 à 1800. Nous voyons seulement qu’en somme la moyenne d’accroissement reprit sa marche ascendante, et que les terribles accidents de ces temps de crise ne purent neutraliser l’influence vivifiante de l’émancipation. V. p. 47 [5].
96La période an ix-xiii paraît, au rapport de plusieurs préfets, avoir été atteinte aussi d’épidémies meurtrières et qui frappaient généralement le bas âge.
97La moyenne d’accroissement recouvre son élévation dans la première période de l’empire ; mais elle rétrograde dans la seconde. Elle reprend une marche ascendante après la révolution de 1814 ; fléchit vers la fin du régime restauré ; fléchit encore sous les coups terribles du choléra de 1832 et 1834 ; se relève à partir de 1836 pour tomber de nouveau et lourdement dans la dernière période, sous la double atteinte de la cherté de 1847 et du choléra de 1849.
98Quelques auteurs, trop émus des fulgurantes tempêtes de notre grande révolution, ou peut-être égarés par des regrets politiques, ont soutenu que la Population française, loin de s’accroître, avait dû s’affaiblir dans la dernière décade du 18e siècle13. Ils n’ont donné d’autres preuves de cette opinion paradoxale que la terreur, les secousses, l’émigration. Ils n’ont pas fait attention que l’émigration n’avait entraîné que la classe des hauts privilèges, la plus absorbante et la moins reproductrice. Ils ont aussi perdu de vue que la grande masse de la Population française est population rustique, dispersée, courbée sur la glèbe ; que les paysans n’ont ressenti que par une transmission fort adoucie les coups de tonnerre qui secouaient nos villes et menaçaient de les abîmer ; et qu’en revanche, de l’état de brutes parquées où ils étaient ravalés, ils se sont élevés à la condition d’hommes, de citoyens, de propriétaires, se sont vus tout-à-coup les égaux, même les supérieurs de ceux qu’ils avaient toujours crus bien au-dessus d’eux, et ont commencé à jouir pleinement de ces trésors qu’ils savent tirer de la terre, et qui, sous l’ancien régime, passaient presqu’en entier à leurs maîtres. Ce nouveau genre de vie n’était-il pas aussi dilatant et aussi conservateur, que l’autre était étouffant et destructif ? Ne prêtez donc pas, Messieurs, vos débilitantes terreurs à ces bonnes et fortes gens. Nous vous accordons que quelques villes ont perdu de leur Population ou ne l’ont pas accrue pendant cette crise héroïque : oui, certains organes blessés, ceux où siégeait l’inflammation, se sont momentanément amaigris. Toutefois, malgré le soin maladroit que l’on prend de nous dérober la connaissance des mouvements de la Population dans cette période importante, nous pouvons vous édifier démographiquement sur ses progrès, au moyen d’un document indirect, mais authentique. Nous avons donné, dans une Revue scientifique14, le relevé complet des listes de tirage pour le recrutement, extrait des Comptes rendus par le ministre de la guerre, et nous l’avons réduit en périodes quinquennales.
99On y voit que la période 1816-20 a fourni plus de jeunes gens de 20 à 21 ans qu’aucune des trois périodes suivantes. Or, cette première période répond aux naissances de 1795 à 1800. Vous devez donc avouer que les naissances étaient plus nombreuses dans ces années où le nouveau régime venait d’éclore et où expirait le 18e siècle, que dans les 15 premières années du 19e15. Aimez-vous mieux admettre que, les naissances étant moindres, on était déjà à même de mieux élever et conserver les enfants ? Soit. Mais l’une et l’autre explication implique et démontre l’amélioration du sort du peuple dès la première période de son émancipation. Ne maudissez donc plus ces ruines fécondes, abritez-vous avec nous tous sous le bel édifice qui les a remplacées, aidez-nous à le compléter, et consentez enfin à être de votre temps.
Notes de bas de page
1 530 402 suivant le dernier Ann. long.
2 le royaume de France avait 2 parties : La Langue-d’Oyl, qui comprenait la France septentrionale jusques et inclus le Lyonnais, et la Langue-d’Oc, qui ne comprenait que là province nommée aujourd’hui Languedoc, avec le Quercy et le Rouergue, attendu, que la Guienne et quelques provinces voisines étaient alors à l’Anglais. Ainsi dit Secousse, Ordonnances des Rois, 3eme vol. préface, p. 128.
3 « On n’avait pas vu pareil exemple de destruction depuis la désolation du royaume par les Normands. » (Villaret, ix, p. 11. Froissart, l. c. D’Argentré, Hist.Bret.).’’
4 V. la Grande chronique, au 1355. La loi était faite par les gens riches. Pour un revenu au-dessous de 10 livres, l’ayde était de 10 s. ; de 10 à 40 liv., 20 s. ; de 40 à 100 liv., 40 s. ; de 100 liv. et au-dessus, 4 liv. Ainsi l’ayde s’allégeait à mesure que le revenu se fortifiait. H. Martin la qualifie donc bien. Michelet dit : « Qui plus avait moins payait » (Hist. Fr. iii, 366) sous-entendu proportionnellement ; et il a raison aussi. P. Paris ne veut pas voir ce sous-entendu, et reprend avec autant d’aigreur que d’injustice le célèbre professeur (Gr. Chr, 1417 note). Si l’on n’avait voulu favoriser les puissants, on aurait tout simplement imposé le sou par livre, sur tous les degrés de revenu. Mais qu’il y a loin de ce rapport inverse et aggravant à l’impôt progressif, le seul vraiment équitable, comme l’a démontré un homme riche, excellent citoyen, administrateur habile, dans une brochure trop peu connue ! (Fr. Terme, De l’impôt progressif)
Les nobles étaient taxés par la même ordonnance à 2 0/0 jusqu’à 5000 liv. de revenu, et néant oultre, et de plus 4 liv. pour les premières 100 liv. ; les bourgeois payaient le 2 0/0 jusqu’à 1000 liv. seulement. P. Paris s’en étonne, et demande pourquoi cette différence. Elle s’explique facilement par le génie connu du fisc. On voulait tout à la fois ménager effectivement les nobles les plus puissants, avoir l’air de ménager la bourgeoisie, et cependant faire rendre à l’impôt tout ce qu’il pouvait rendre. (Le ministre de Louis-Philippe a volé ce principe aux financiers du moyen-âge). En effet, il est évident que, par la combinaison de ces mesures, les nobles et les prêtres payaient, mais commodément et sans s’amaigrir, l’immense majorité des bourgeois payait, payait gros, et la plébécule était écrasée. Les petits, tant de la bourgeoisie que du peuple, ont toujours été dupes de leur confiance.
5 II. Reg. c. 24.
6 Ulpien, Pandectes de Justinien.
7 Expilly, Dict. de la France, 1763. Préface et Pop.
8 J. ec. 2/54. p. 213. Discussion des bases rationnelles de la Statistique humaine.
9 Les migrations n’ont pas encore leur état-civil. Cette lacune est regrettable et nuisible : elle l’est un peu moins peut-être chez une grande nation, où la population, très développée par ses propres forces et très attachée à la patrie, est aussi peu capable d’admettre beaucoup d’immigrants, que peu sensible au fallacieux appât de l’émigration. Il serait bon de savoir pourtant à quel point les naturalisations compensent lés émigrations annuelles. La science demande l’un et l’autre chiffre à l’administration, qui les a et les devrait publier.
10 Nous avons pu relever personnellement des cahiers de paroisse, en remontant jusqu’au milieu du 17e siècle. Les irrégularités y sont nombreuses et flagrantes. On parcourt quelquefois plus de 10 années sans trouver plus d’1 ou 2 décès d’enfant au-dessous de 12 ans. C’est dire que jamais on n’y inscrivait les enfants morts sans le baptême ecclésiastique. Ils ne se trouvent par conséquent ni au cahier, des naissances, ni à celui des décès. Les décès d’adultes sont souvent hors de leur date, ou bien l’âge est omis, surtout avant la déclaration de 1736. Cet acte amène une amélioration marquée pendant 2 ou 3 ans, au bout desquels il y a rechute dans le désordre. Une fois, sous la date du 24 sept. 1733 on prend note d’un enfant d’environ 6 ans, trouvé mort dans le ruisseau, et que le vicaire inhume « en présence du fossoyeur » sans autre recherche. Le nombre des mariages a de telles variations, qu’il est évident que l’on prenait acte seulement de ceux qui en valaient la peine, et que l’on ne faisait pas mention de l’union des gens qui n’avaient rien.
11 Des auteurs à portée d’être bien informés assurent que les archives des finances possèdent des documents sur les mouvements de P de cette époque. L’administrateur qui les retrouvera et les mettra au jour méritera bien de la science, de l’histoire et du pays.
12 C’est à tort que, dans la Stat. de Fr., 1. c. (et cette erreur est répétée Fr. Stat., p. xii), on rapporte l’évaluation de Necker à 1784. C’est la date de son livre : mais son calcul explicite porte nettement sur la période quinquennale 1776-80. Signalons l’entente précoce de la méthode démographique, que dénote ce calcul. Ce n’est pas la seule preuve qu’en ait donnée ce ministre éclairé, fonctionnaire citoyen, si malheureusement respué par la monarchie mourante.
13 Raudot, Décadence de la Fr. D’Ivernois, Bibl. univ. Juglard J. écon. 1851, t. xxx, p. 368. Fayet, ib. /50. V. aussi 1855, t. v, p. 361, le même Raudot.
14 J. éc. /2/54. I de la 2e série, p. 213-225 : Discussion des bases rationnelles de la statistique humaine.
15 0n a quelques relevés partiels, qui confirment cette induction. V. Stat, de la Drôme, par Delacroix, 4°/35 : N 1793-1802 est au-dessus de 1800-02, Id. Sarthe, Stat. du préfet Auvray ; Tarn, préfet Lamarque.
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