Achille Guillard et la science démographique
p. V-XVII
Remerciements
Jacques Véron et Jean-Marc Rohrbasser remercient le service des Éditions et en particulier Martine Rousso-Rossmann pour la relecture de la présentation et Nicole Berthoux pour le soin apporté à la reproduction de l’ouvrage d’A. Guillard.
Texte intégral
1Connus pour l’introduction du terme « démographie » qui désigne cette branche du savoir consacrée à la population, les Éléments de statistique humaine ou démographie comparée d’Achille Guillard, parus en 1855, semblent avoir été peu lus. Rares sont les démographes à se référer à ce texte en dépit de son intérêt, même s’il reste marqué par l’époque à laquelle il fut publié.
2Sa formation de naturaliste conduit Guillard à des points de vue parfois singuliers sur la science de la population. Sa personnalité, son culte de la science, son esprit positif et ses liens intimes avec la famille Bertillon en font, aux côtés de Joseph Garnier ou d’Emile Levasseur, une figure importante des sciences sociales au xixe siècle.
Un itinéraire scientifique empreint d’éclectisme
3Né à Marcigny, en Saône-et-Loire, le 28 décembre 1799, Jean-Claude-Achille Guillard est le fils de Claude Guillard, docteur ès lettres, qui se préoccupait tout particulièrement d’instruction publique. Selon la biographie que lui consacra Claude-Louis Grandperret, secrétaire de l’Académie royale de Lyon, Claude Guillard présenta « dès l’année 1806 [...] un plan qui se retrouva presque tout entier dans le décret de mars 1808 portant organisation générale de l’Université2 ». Nommé inspecteur d’académie à Clermont-Ferrand en 1809, puis à Lyon, il y fonda en particulier l’école des sourds-muets.
4Tout jeune, passionné de sciences naturelles, Achille Guillard « parcour[t] l’Auvergne pour en étudier la géologie » et constitue à cette occasion une collection minéralogique. Après des études littéraires au lycée de Clermont-Ferrand, il est, à l’âge de 16 ans, professeur au collège de Saint-Chamond3. D’abord intéressé par la théologie, il devient en 1825 chef d’une institution d’enseignement, poursuivant en même temps des études scientifiques. Élève du botaniste français Nicolas Charles Seringe4, il soutient sa thèse de docteur ès sciences en 18355. Devenu lui-même botaniste, il achève des travaux sur « l’inflorescence », ordre de développement des rameaux et des fleurs dans les plantes, montrant que cet ordre est toujours le même pour chaque espèce et obéit à des lois constantes. Ses travaux d’anatomie végétale sont jugés fondateurs par son petit-fils Alphonse Bertillon6.
5Après avoir cédé son institution à son frère Louis, Achille Guillard devient ingénieur. En 1840, il organise la compagnie du gaz de Milan, qu’il dirige jusqu’en 1844. Rentré en France, il s’occupe de la liquidation d’une compagnie française d’éclairage au gaz.
6Père de plusieurs enfants, Achille Guillard est lié aux Bertillon par sa fille, Zoé, qui épouse Louis-Adolphe Bertillon7. Une autre de ses filles épouse l’économiste et historien Gustave Hubbard8. Zoé et Louis-Adolphe Bertillon auront trois enfants dont Alphonse et Jacques9 qui connaîtront une réelle notoriété, tout particulièrement Alphonse à l’origine de l’anthropométrie judiciaire.
7« Républicain convaincu », Achille Guillard s’insurge contre le coup d’Etat de décembre 1851 qui le laisse « épouvanté de la dégradation apparente dont la France semblait subitement frappée ». Il entreprend alors l’étude des sociétés humaines pour voir si elles sont soumises, « comme les autres organismes, à des lois naturelles et générales dont un accident peut bien altérer momentanément les effets, mais dont le cours des siècles montre néanmoins l’inaltérable constance10 ».
8Les éléments dont on dispose sur la personnalité même de Guillard sont rares ; ils sont dus essentiellement à Louis-Adolphe Bertillon, qui fit le récit de leur première rencontre :
Un soir où il [Bertillon] était à un club situé rue de l’Arbalète dans les locaux de l’ancienne Ecole de pharmacie, il vit monter à la tribune un homme d’une physionomie remarquablement intelligente. De magnifiques cheveux noirs et bouclés donnaient un relief étrange à son visage qu’illuminaient des yeux d’un éclat extraordinaire. Sa voix était grave et forte, son geste élégant et noble, sa parole imagée et persuasive. Quoique son auditoire fût presque exclusivement composé des ouvriers très peu cultivés qui habitaient ce quartier de Paris, il sut leur imposer et remporta un vif succès. M. Bertillon voulut connaître cet homme éloquent. Il lia conversation avec lui, et bientôt la connaissance fut faite. Entre autres choses, il s’enquit de la position sociale de son interlocuteur ; l’inconnu répondit modestement qu’il était gazier11.
9Marqué par la mort de son fils Léon, lors de la guerre de 1870, puis par celle de sa femme, Achille Guillard connaît une phase de découragement à la fin de sa vie, déclarant alors que même les plantes ne l’intéressent plus. Cependant, très attaché comme son père à l’instruction publique et convaincu de son importance pour le redressement national, il se remet à la pédagogie. Travaillant à un traité sur l’heure de l’épanouissement des fleurs, L’horloge de Flore, il ne peut l’achever : il meurt à Paris, d’une bronchite, le 20 février 1876, à l’âge de 77 ans.
Une histoire naturelle et sociale du genre humain
10En 1841, à Ulm, le naturaliste et économiste suisse Christoph Bernoulli (1782- 1863) publie un traité synthétique12 dans lequel il se donne pour objectif de circonscrire une discipline, la science de la population, fondée sur des résultats statistiques, alliant ethnologie (Völkerkunde) et anthropologie (Menschenkundé) : il la nomme « Populationnistique » (Populationistik). Bernoulli distingue ce qu’il nomme « populationnistique générale [allgemeine Populationistik] », faisant abstraction du temps et de l’espace, de la « populationnistique particulière [besondere Populationistik] » ou Bevölkerungskunde, discipline à caractère plutôt ethnographique13. Il assimile Populationistik et Bevölkerungslehre et désigne la science de la population également par les termes de Bevölkerungskunde, Bevölkerungstatistik et Bevölkerungswesen. Guillard, comme Bernoulli, entend donner un statut particulier à la statistique appliquée à la population.
11Dans les premiers écrits de Guillard sur la population, qui datent de 1853, le terme de démographie n’apparaît pas encore. Il est question de « statistique de la population14 » ou de « statistique humaine15 ». Il faut attendre 1854 pour voir apparaître dans un article dont le titre général est « Statistique humaine », le substantif « démographie » et l’adjectif « démographique » en intitulé de deux paragraphes16. Le terme de démographie a pu être utilisé dès février 1853, lorsque Guillard lut aux membres de l’Académie des sciences morales « quelques fragments » de son ouvrage de 1855, dont le titre est alors Études de statistique humaine17.
12Guillard reprend, de son texte de 1854, certains aspects de cette discipline qu’il nomme « démographie » dans l’ouvrage de 1855 dont le titre définitif est Éléments de statistique humaine ou Démographie comparée18. En 1854 comme en 1855, le socle de la démographie est assimilé, dans une conception étroite de la discipline, à « la connaissance mathématique des populations » et, dans une conception large, à « l’histoire naturelle et sociale de l’espèce humaine ». Guillard inclut dans la démographie au sens restreint, aussi bien ce qui touche à « la succession des générations » et à « la durée de la vie » qu’aux « rapports de l’homme avec la nature ». Dans le texte de 1854, la démographie, dans son sens le plus large, est présentée comme un « piédestal solide sur lequel se posera le groupe des sciences morales et économiques » ; ce groupe des « sciences morales et économiques » devient en 1855 celui des « sciences économiques et sociales ».
13S’interrogeant sur la place de la démographie par rapport à la science que Quetelet nomme Physique sociale, Guillard soutient « qu’elle en doit être le tronc » ou « le réservoir commun où doivent confluer tous les courants de la statistique » :
La Statistique agricole, l’industrielle, la commerciale, la financière, l’administrative, la judicaire, la médicale et quelqu’autre que ce soit, ne dessinent donc que les rameaux de cet arbre immense de l’humanité, qui doit couvrir la terre entière de son feuillage toujours vert, et faire contribuer à son développement tout ce qu’elle porte et enserre. C’est la Statistique humaine ou Démographie qui peut seule le portraire dans son ensemble.
14Dès l’avant-propos de ses Éléments de statistique humaine (p. vi) Guillard précise l’objet de la science de la population qu’il conçoit d’une manière très large. Il en circonscrit en détail le domaine, qui est de « s’occuper des hommes, de leur état encore précaire, de leurs progrès encore contestés, des lois physiologiques qui les régissent, des lois sociales qui les doivent régir, de l’économie des forces humaines qui est de théorie, et de leur dissipation qui est de fait, de la liberté et de la servitude, du travail obligatoire et du repos mérité, du bien-être par hérédité, de la misère par ignorance, de la naissance et de la mort, de l’argent et du sang, de l’agriculture, du commerce, du gouvernement, de l’industrie, et de quelques autres géhennes ». Ensuite, Guillard établit un lien particulier entre la démographie et la géographie, en intégrant explicitement la dimension spatiale de la science de la population :
La Démographie décrit les masses au moyen des nombres, et selon les lieux qu’elles couvrent. On pourrait l’appeler la géographie mathématique du genre humain19.
15Il revient sur ce lien à l’occasion d’un article paru dans le Journal de la Société de Statistique de Paris en novembre 1861, en citant la conception que se faisait le statisticien et économiste Ernst Engel de la démographie, largement inspirée de celle de Guillard lui-même :
Géographie et Démographie se complètent réciproquement. Dans le sens le plus restreint, la géographie est la description des pays ; la démographie la description des peuples. Dans le sens le plus étendu, la démographie est l’histoire naturelle et sociale du genre humain. Elle est, pour nous comme pour l’auteur [Achille Guillard], la connaissance positive, par nombre et mesure, de la condition physique, intellectuelle et morale de la population des états20.
(Engel, Zeitschrift, 1855, n° 9, p. 141)
La « Loi de population »
16Conçue comme une histoire de la société humaine, la démographie s’identifie, pour ce qui est de son « objet de recherches », à la « Loi de population » que Guillard définit comme « la loi ou l’ensemble des lois sous lesquelles l’humanité accomplit son progrès, en quantité d’abord, puis en instruction, en moralité, en vigueur, en bien-être21 ». Trois variables, la population, les subsistances et le travail, jouent à ses yeux un rôle central par les liens qui les unissent, étant la substance même de la vie humaine.
17Guillard s’oppose farouchement à Malthus et à son principe de population, défendant la thèse d’un équilibre durable puisque, selon lui, « la population se développe suivant la même progression que les subsistances22 ». Il dénomme « loi du rapport inverse » la relation qui, toutes choses égales par ailleurs, existe entre l’accroissement annuel d’une population et sa densité (ou sa « condensation »), relation qu’il examine sur la base de comparaisons internationales23. Mais c’est l’« équation générale des subsistances » qui fonde véritablement la loi de population (la « Loi de P »). Elle est « générale » car elle s’applique à tous les êtres vivants, animaux et végétaux. Dans le cas de l’espèce humaine, elle se résume selon Guillard ainsi :
« P (la population moyenne) se proportionne aux subsistances disponibles » [sic].
18Par « subsistances », l’auteur des Éléments entend les conditions générales d’existence, ce qui inclut à ses yeux aussi bien « l’alimentation et les boissons, le vêtement, le couvert, l’air même que l’on respire » que « les conditions morales », parmi lesquelles figurent « la vertu, la joie des bonnes actions, la sécurité que donne l’ordre public appuyé sur la liberté24 ». Cette équation des subsistances, Guillard la démontre par le raisonnement puis par l’expérience (tableau 1). Il en déduit « logiquement » des corollaires qui « doivent exercer une influence souveraine sur la pratique de l’économie sociale » (tableau 2).
Instruction, morale et progrès
19Se revendiquant très explicitement des « Lumières », et en particulier de Condorcet dont il invite le lecteur à relire l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Guillard considère que le progrès porte sur la connaissance et non sur l’esprit car l’individu ne change pas au cours du temps. Ce qui change, c’est « l’état de l’espèce », en raison de l’expérience accumulée par l’ensemble des êtres humains au fil des âges. L’histoire de l’humanité est alors celle de la constitution d’un « fonds », d’un « capital ». Progrès, instruction et morale sont, à ses yeux, indissociablement liés.
20Dans l’équation générale de la population, les subsistances ne se réduisent pas aux seuls aliments, mais elles incluent « les conditions morales qui, elles aussi, concourent à sustenter l’homme, et au premier rang desquelles il faut compter la vertu, la joie des bonnes actions, la sécurité que donne l’ordre public appuyé sur la liberté25 ». Les conditions de la vie déterminent les « trois éléments N [naissances], D [décès], P [population], desquels se forme la notion de la Population et de ses mouvements ».
21Guillard dresse en particulier un tableau des facteurs culturels et de leur influence, positive ou négative, sur la natalité et la mortalité (tableau 3).
Tableau 1. Démonstrations de l’équation générale des subsistances

Tableau 2. Corollaires de l’équation générale des subsistances

Tableau 3. Facteurs culturels de la natalité (N) et de la mortalité (D)

22L’instruction joue un rôle central dans l’évolution des sociétés : pour Guillard, la misère ne résulte pas d’un trop grand accroissement de la population, mais des mauvaises mœurs, conséquence de l’ignorance. La natalité n’interagirait pas, en particulier, avec le niveau d’instruction de la population :
[...] quand le Peuple ouvrier sera instruit, dites, que fera-t-il ? Il n’aura pas moins d’enfants, puisqu’il n’en a pas trop. Seulement avec les lumières de l’hygiène et de la bonne vie, il les conservera mieux26.
23Le « mal social » vient, pour l’auteur des Éléments, d’une inégale répartition des produits et des charges du travail. Cette inégalité est liée aux difficultés pour le travailleur de défendre ses droits, et à son état matrimonial : le célibat met en danger les bonnes mœurs alors que le mariage en est un des meilleurs garants. La « moralité » est également liée à la justice, « base unique et exclusive de tous les rapports des hommes entre eux », et à la liberté, lente conquête de l’humanité. L’ordre social repose sur ces deux piliers et toutes les classes – surtout celle des travailleurs de l’industrie – en doivent récolter les bienfaits. C’est bien en observant la justice et en conquérant sa liberté que « l’humanité se développe, se maintient et prospère, conditions dont la première notion est dans la Loi de P ».
24Par ailleurs, instruire les populations est un « but social » à poursuivre. Guillard fait sienne la conviction de Victor Cousin, philosophe et un temps ministre, selon laquelle l’instruction publique relève d’un « devoir social ». Il est donc important de mesurer le niveau d’instruction d’une population ; ceci peut se faire à l’aide d’un indicateur brut comme le rapport du nombre d’élèves à la population totale ou d’un indicateur plus fin, le rapport entre le nombre d’élèves et celui des enfants en âge de suivre les cours élémentaires (c’est-à-dire les « survivants » entre 5 et 15 ans que Guillard note V5-15). Cette mesure lui permet de comparer les performances de différents pays européens.
25Pour apprécier « les progrès de l’instruction populaire », faute de données produites par le ministère en charge de l’Instruction, Guillard utilise les Comptes rendus du recrutement du ministère de la Guerre qui permettent de distinguer les jeunes gens sachant lire et écrire de ceux sachant seulement lire et des illettrés. Il apparaît ainsi qu’en 1827, plus de la moitié des conscrits ne savaient pas lire et qu’en 1851, en dépit des progrès de l’instruction publique, les illettrés comptaient encore pour un peu plus d’un tiers. Un tableau par département de la proportion d’illettrés parmi les conscrits montre une forte inégalité géographique dans les progrès de l’instruction publique.
La science démographique au service de la société
26Ayant, par sa formation, le modèle de la botanique en tête, Achille Guillard considère la démographie comme une science sociale qui doit satisfaire les mêmes exigences que les sciences naturelles. Cela se traduit par une approche critique des données, des catégories et des classements, par une vision dynamique des populations et de leur équilibre, ainsi que par un souci permanent de rigueur.
27Dans sa construction scientifique de la démographie, Guillard s’appuie sur les travaux d’Adolphe Quetelet qui, pour lui, a popularisé « chez les statisticiens les principes posés par Pascal, Condorcet, Lagrange, Laplace, Fourier, Poi[s]son ». Il conçoit cette science comme une science positive qui ne présuppose aucun système a priori mais un modèle fondé sur l’expérience : il s’agit de « suivre fidèlement la méthode statistique » et par conséquent de ne retenir que « les moyennes des grands nombres publiquement constatés ». Une série de nombres établis directement à partir d’observations ne saurait donc administrer quelque preuve que ce soit, car « la moyenne seule prouve quelque chose ». Non seulement les nombres absolus prennent sens à travers les moyennes qu’ils permettent d’établir mais ils permettent encore d’apprécier des disparités et des évolutions par l’intermédiaire de tableaux établis avec soin. En effet, comme les données démographiques sont appelées à être utilisées par des administrateurs, Guillard souligne l’importance à ses yeux de « l’art de composer les tableaux numériques » ; il attire en particulier l’attention sur une nécessaire disposition méthodique des colonnes du tableau et sur la précision de leurs en-têtes. Soucieux de comparaisons, il se préoccupe des modalités de classements des groupes humains et de la pertinence des catégories : ainsi, pour être à même de confronter les proportions des différentes professions dans plusieurs pays d’Europe, il faut s’interroger sur la construction même des catégories.
28La démographie a également pour vocation de mesurer les progrès de l’humanité en général et ceux de toute société en particulier, dans l’esprit de l’arithmétique politique que les Anglais ont fondée dans la seconde moitié du xviie siècle. Guillard rend un vibrant hommage à Condorcet, ce « martyr de la liberté, de la science et de la vertu27 ». Accordant une grande valeur à la connaissance, il attend de l’instruction populaire un progrès moral de la société. La démographie est alors au service de la société dans la mesure où elle permet d’apprécier ce progrès moral.
29Enfin, si la démographie se présente comme une statistique de la population utile aux administrateurs, elle est aussi une science obéissant à des lois, la principale étant l’équilibre entre population et subsistances que Guillard nomme « Loi de population ». Cet équilibre, l’auteur des Eléments l’illustre par une image empruntée à la botanique, sa discipline de prédilection :
La Population est, par rapport aux récoltes annuelles, comme une plante aquatique de belle venue, une Algue, un Potamot, qui occupe entièrement l’eau d’un bassin à niveau mobile et inconstant, et qui, selon la loi de végétation, remplace chaque année par de nouveaux bourgeons ceux qui ont accompli leur évolution. Quand le niveau de l’eau s’élève, la plante, incessamment vigoureuse, donne avec plus d’abondance des pousses nouvelles, qui garnissent en peu de temps l’eau surajoutée. Quand le niveau s’abaisse, les rameaux qui restent à nu, se dessèchent, périssent et ne sont pas remplacés. N’est-il pas manifeste que l’institution de la société et de son gouvernement, si elle est conforme aux vœux de la nature, de la morale et de l’humanité, a pour but essentiel, peut-être pour but unique, d’affaiblir graduellement les inconstances du niveau et, s’il est possible, de le fixer28 ?
Un nom nouveau, une science nouvelle ?
30Définir un champ scientifique qu’il juge central pour toute investigation sur les sociétés, l’étude des populations, c’est donc l’ambition première d’Achille Guillard dans ses Éléments de statistique humaine. Soucieux de faire de cette « statistique humaine » une véritable science, il lui donne un nom – « démographie » – et la définit comme « la connaissance, donnée par l’observation, des lois suivant lesquelles les populations se forment, s’entretiennent, se renouvellent et se succèdent ».
31Ce terme de « démographie » est décliné tout au long de l’ouvrage : il y est ainsi question de démographes (« lecteur, si tu es démographe... »), de correspondance démographique (« Correspondance démographique relative à l’équation générale des subsistances »), de méthode démographique (« le procédé qui le [un fait de recensement] prend pour base usurpe la place de la vraie méthode démographique »), de travaux démographiques (« ainsi ces précieux relevés offrent une base solide aux travaux démographiques »), de science démographique (« [lecteur] nous t’exhortons à lire l’Esquisse des progrès ; car elle fait partie intégrante de la science démographique, elle est de premier fonds dans la statistique humaine »), de démographie du sexe (« sans qui il est impossible de dresser la Démographie du sexe »), de démographier (« il faudrait démographier la bourgeoisie »), de tableaux démographiques (« on peut proposer comme modèle des tableaux démographiques ceux des Comptes rendus de l’administration de la justice en France »), de faits démographiques (« l’ignorance des faits démographiques ») et d’éléments démographiques (« signes représentatifs des éléments démographiques »).
32Donnant un « nom nouveau » à la science de la population, Guillard entend créer « une science nouvelle ». Toutefois, dans ses Éléments, il opère plus une synthèse de diverses considérations antérieures sur la population humaine qu’il n’introduit à proprement parler une science nouvelle. Ainsi, Guillard s’inscrit explicitement dans la lignée de Halley (en revanche, John Graunt n’est pas cité), de Deparcieux, de Quetelet et de Malthus, sans oublier Montesquieu et Condorcet. Il se réfère également aux travaux de Joseph Fourier et de Louis René Villermé. Si Guillard a une vision analytique des questions de population – il accorde en particulier une grande attention à l’établissement des nombres, à leur qualité et à leur interprétation –, il est avant tout soucieux de décrire l’état et l’évolution de la société, afin de mesurer les progrès de l’Humanité. S’il n’introduit pas vraiment une science nouvelle, il entend cependant faire de la démographie une véritable science.
Infortune d’un texte, fortune d’un terme
33Dès le premier trimestre de 1855, il est fait mention des Éléments de Guillard et du sommaire de l’ouvrage dans les Annali Universali di Statistica, publiées à Milan. En 1855 encore (cf. ci-dessus), le statisticien et économiste allemand Ernst Engel fait état des Éléments en notant la pertinence du terme démographie pour désigner la statistique humaine. En 1863, Gustav Rümelin s’interroge sur l’existence d’une « science descriptive ou systématique du peuple » et la qualifie de « Demographie oder Demologie29 ». Les médecins Louis-Alphonse Bertillon et Arthur Chervin fondent les Annales internationales de démographie en 1876 et, avec Émile Levasseur, organisent, deux ans plus tard, un premier congrès international de démographie à Paris. À la suite d’une fusion avec les congrès internationaux d’hygiène, dont le premier eut lieu à Bruxelles en 1876, des Congrès internationaux d’Hygiène et de Démographie sont régulièrement organisés à partir de 188230. Dans le discours d’ouverture du congrès de démographie de 1878, Émile Levasseur propose différentes dénominations pour la discipline traitant de la population :
On donne différents noms au genre d’études que nous poursuivons ensemble : statistique, démographie, démologie, théorie de la population, physique sociale. J’attache, pour ma part, plus d’importance aux choses qu’aux mots. Si nous avons pris le titre de Congrès de Démographie, c’est que ce mot a été employé par plusieurs auteurs depuis les travaux de M. Guillard, et qu’il indique, d’une façon suffisamment claire, l’objet de la science31.
34Dans le tome premier de La Population française, paru en 188932, ainsi que dans l’article « Démographie » de La Grande Encyclopédie, Levasseur revient sur ces questions en définissant, dans cette dernière, la démographie comme « une science qui, à l’aide de la statistique, traite de la vie humaine considérée principalement dans la naissance, le mariage et la mort, dans les rapports qui résultent de ces phénomènes et dans l’état général des populations qui en est la conséquence33 ».
35Alors qu’en Allemagne, en Italie ou en Espagne, le terme de démographie s’impose rapidement pour désigner la statistique humaine, dans le monde anglo-saxon il semble que ce soit d’abord en lien avec l’hygiène, la médecine ou la santé publique qu’il s’utilise. La fusion entre les Congrès internationaux d’hygiène et ceux de Démographie contribue vraisemblablement, à la fin du xixe siècle, à l’imposition de ce terme dans une acception plus large en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.
36Si les Éléments de Guillard n’ont guère été repris au xxe siècle, cela peut tenir à plusieurs raisons. L’une d’entre elles serait une orientation plus technique de la démographie, à la suite en particulier mais pas seulement, des travaux d’Alfred Lotka, et, en France, d’un large accent mis sur l’analyse démographique. Une autre raison serait le style même de Guillard, à la fois littéraire et engagé dans l’esprit de la Troisième République, style qui ne correspond pas au paradigme d’une science qui se refuse à être normative.
37En dehors de la référence à son invention du terme démographie, Achille Guillard reste largement méconnu au-delà du cercle des historiens de la discipline : ainsi dans l’entrée « Population Thought, History of » de l’Encyclopedia of Population, Philip Kreager mentionne Guillard et sa contribution, tandis que, dans l’entrée « Demography, History of » du même ouvrage, John C. Caldwell ignore l’auteur des Éléments34. Gageons que cette réédition pourra contribuer à réparer cet oubli et permettre à ce texte de renouer avec un public.
Notes de bas de page
2 Grandperret C.-L., « Notice sur M. Claude Guillard », séance de la Société royale d’agriculture, 10 janvier 1845, Mémoires de la société royale d’agriculture, 1845-1846, p. 425.
3 Bertillon A., « Notice sur M. Achille Guillard », art. cit., p. 432.
4 N. C. Seringe (1776-1858) devient, après des études de médecine à Paris, chirurgien militaire. Retiré à Berne, il se spécialise en botanique puis devient directeur du Jardin des Plantes de Lyon et, à partir de 1834, il enseigne à la faculté des sciences de cette ville.
5 Guillard A., Sur la formation et le développement des organes floraux, thèse pour le doctorat ès sciences, Lyon, 1835.
6 Dans ce domaine, Guillard est l’auteur d’un Essai de formules botaniques représentant les caractères des plantes par des signes analytiques qui remplacent les phrases descriptives (Lyon, 1835). Cet ouvrage est republié l’année suivante, toujours à Lyon, augmenté d’un Vocabulaire organographique et d’une Synonymie des organes, en collaboration avec N.C. Seringe. Il publie également des Observations sur la moelle des plantes ligneuses (Société royale d’agriculture et histoire naturelle de Lyon, janvier 1847), une Théorie de l’inflorescence (Bulletin de la Société botanique de France, 1857), une Anatomie végétale (Bulletin de la Société botanique de France, 1870) ainsi que Des caractères distinctifs des familles à puiser dans l’organisme interne (Adansonia, vol. VIII).
7 D’abord médecin, Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883) fut professeur de démographie à l’École d’Anthropologie et chef des travaux de la statistique municipale de la ville de Paris. Il est le père d’Alphonse et de Jacques Bertillon.
8 Nicolas-Gustave Hubbard (1828-1888) a notamment publié Saint-Simon, sa vie et ses travaux (1857) et une Histoire contemporaine d’Espagne en six volumes (1869-1883).
9 Alphonse Bertillon (1853-1914), criminologue, créa en 1870 le premier laboratoire de police d’identification criminelle. Il est l’inventeur de l’anthropométrie judiciaire, appelée « système Bertillon » ou « bertillonnage ». Son frère, Jacques Bertillon (1851-1922) fut statisticien et démographe. Médecin de formation, il succéda à son père à la statistique municipale de Paris. En 1896, il fonda l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française.
10 Bertillon A., « Notice sur M. Achille Guillard », art. cit., p. 433-434.
11 Bertillon J. et Bertillon A., La vie et les œuvres du docteur L.-A. Bertillon, Paris, Masson, 1883, p. 12.
12 Bernoulli C. Handbuch der Populationistik oder der Völker – und Menschenkunde nach Statistischen Er[g]ebnissen [Manuel d’ethnologie et d’anthropologie d’après des résultats statistiques], Ulm Verlag der Stettin’schen Buchhandlung, 1841.
13 Horváth R.A., « De Christophe Bernoulli à Achille Guillard : les tentatives de création d’une discipline démographique autonome au milieu du xixe siècle », Population, (35) 4-5, 1980, p. 893-910.
14 Guillard A., « Les sociétés de statistique-Nécessité de constater l’âge des décédés », Journal des économistes. Revue de la science économique et des questions agricoles, manufacturières et commerciales, Tome Trente-Cinquième, 12e année, n° 145, 15 mai 1853, rubrique correspondance, p. 272-274.
15 Guillard A., « De la statistique des naissances dans ses rapports avec la question générale de population », Journal des économistes. Revue de la science économique et des questions agricoles, manufacturières et commerciales, Tome Trente-Sixième, 12e année, n° 148, 15 août 1853, p. 184-193 (p. 193-195, discussion par Joseph Garnier).
16 Guillard A, « Statistique humaine. Conservation des enfants, naissances frustranées ». Revue du xixe siècle, 1854, p. 367-376.
17 Guillard A, « De la statistique des naissances dans ses rapports avec la question générale de population », art. cit., p. 185.
18 Dans un autre texte de la même année, Guillard traite des « tables mortuaires », sujet qui selon lui « touche en même temps à la plus haute philosophie de la statistique et aux applications les plus communes » (« Eclaircissements sur les tables dites de mortalité », Annuaire de l’Economie politique, 1854, p. 441-485).
19 Guillard A., Éléments..., p. xxvi.
20 Guillard A., « I. Démographie (lois de population) », in Journal de la Société de Statistique de Paris, deuxième année, 1re série, 2e vol. – n° 11, novembre 1861, p. 277.
21 Guillard A., Éléments..., p. xxx.
22 Garnier J., « Question de la population-Lettre de M. Guillard », Journal des économistes. Revue de la science économique et des questions agricoles, manufacturières et commerciales, Tome Trente-Sixième, 12e année, n° 149, 15 septembre 1853, p. 460.
23 Ibid., p. 11.
24 Ibid., p. 55.
25 Éléments, I, IV, et note 2, p. 55.
26 Ibid., I, V, p. 96.
27 Guillard A., Éléments..., p. 212.
28 Ibid., I, IV, p. 80.
29 Gustav Rümelin, « Zur Théorie der Statistik » Zeitschrift für die gesamte Staatsivissenschaft, Band 19, H4 (1863), p. 689.
30 Henri Bunle et Claude Lévy, « Histoire et chronologie des réunions et congrès internationaux sur la population », Population, 9 (1), 1934, p. 9-36 ; Libby Schweber et Michel Chariot, « L’échec de la démographie en France au xixe siècle ? », Genèses, 29, 1997, p. 5-28.
31 Emile Levasseur, [Discours d’ouverture], Congrès international de Démographie, Paris, 5-9 juillet 1878, Paris, Imprimerie nationale, 1881, p. 12.
32 Emile Levasseur, La population française..., tome premier, Paris, Arthur Rousseau, 1889, p. 18-19.
33 Émile Levasseur, « Démographie », La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts..., tome quatorzième, Paris, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, 1892, p. 70.
34 Paul Demeny et Geoffrey McNicoll (eds), Encyclopedia of Population, volumes I et II, Thomson Gale, Macmillan Reference USA, 2003.
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