La naissance de la science de la population en Suède
p. 105-151
Texte intégral
1À partir des années 1740, dans les Mémoires de l’Académie des sciences de Suède paraissent de courts textes consacrés à la population de ce royaume. Le premier présenté ici est publié en 1744, le dernier en 1782. Ces quarante années voient simultanément naître en Suède le premier bureau de statistique démographique ayant jamais existé et une véritable science des populations. Les six Mémoires que fait paraître l’astronome Pehr Wargentin (1717-1783), le directeur du Bureau, pendant les six trimestres consécutifs allant du troisième de 1754 au dernier de 1755, forment la colonne vertébrale d’un ensemble équivalant à un traité de la population que le même savant enrichira jusqu’à sa mort avec six autres Mémoires publiés de 1766 à 1782. Tous les aspects de la science des populations y sont abordés avec de remarquables avancées théoriques. S’y ajoutent, inclus dans le présent volume, les compléments scientifiques apportés par d’autres auteurs qui proposent d’autres données et d’autres types d’approches couvrant, à la même époque mais avec davantage de détail, différentes aires géographiques de la Suède y compris la Laponie.
2Le titre générique donné aux six Mémoires de 1754-1755, Observations de Wargentin sur l'utilité des relevés annuels des nés et des morts en un pays, pourrait être celui du traité que forme la série. Il dénote sans ambiguïté les intentions de l’auteur : démontrer à ses collègues académiciens et au gouvernement l’utilité d’un savoir sur la population de la Suède, d’une connaissance pratique de celle-ci accompagnée d’une théorie sur la manière d’analyser les phénomènes dont elle est le résultat. Ces écrits offrent donc un ensemble d’analyses démographiques précises en même temps que des propositions générales visant à élaborer, non seulement une politique de population, mais encore une méthode pour connaître l’état et l’évolution de cette population.
3Quoique présentées sous la forme concise de Mémoires académiques, ces observations sont exposées avec la clarté propre au dessein pédagogique et pragmatique de Wargentin. Elles se fondent en tout premier lieu sur la connaissance approfondie que l’astronome a des travaux de ses prédécesseurs. Il les mentionne tous, Anglais, Hollandais, Français, Allemands, et les utilise à l’appui de ses propres réflexions ou tentatives de comparaisons, notamment les données fournies par un autre astronome, l’Anglais Edmund Halley, par le pasteur prussien Johann Peter Süssmilch dont il partage les vues providentialistes et par le mathématicien français Antoine Deparcieux. Il échange, notamment avec ces deux derniers, une correspondance dont on trouvera des extraits dans Hecht (1967 ; 1979, p. 163-166).
I. L’utilité des relevés
4À l’exemple de ses prédécesseurs en la matière, Wargentin affirme que la puissance d’un État réside principalement dans une population abondante de « bons et distingués citoyens ». Les bons souverains, ajoute l’astronome, « s’efforcent d’augmenter la quantité de leurs sujets et leur richesse ; et ils tiennent que la première contribue à la seconde ». Les deux facteurs, quantité de population et richesse ou « puissance naturelle » du pays – selon les termes de E. F. Runeberg –, interagissent en se renforçant mutuellement. Lorsqu’il y a défaut de population, « l’agriculture, les arts, le commerce et tous les moyens de subsistance » dépérissent, et « le bien public comme le citoyen sont en difficulté » (Wargentin, 1754a). Il convient donc d’être informé de l’état de la population et des lois qui en régissent le mouvement d’accroissement ou de diminution. La mortalité, la morbidité et l’émigration produisent une diminution des effectifs tandis que la natalité, la nuptialité et l’immigration en produisent l’augmentation. Ces mouvements sont régis par des rapports, des proportions, qu’il faut calculer à partir des données pour les comprendre et en estimer l’étendue et la portée. Runeberg, en rappelant la fondation du Tabellverket, souligne à son tour que les relevés les plus exacts possibles sont utiles pour connaître d’un État « sa situation politique, s’informer des maladies et les éradiquer, évaluer et calculer ses avantages ou ses inconvénients, ses gains ou ses pertes et enfin déterminer sa puissance naturelle en la comparant à celle d’autres États », et qu’ils servent « de fondement à toutes les entreprises politiques dans l’économie générale » (Runeberg, 1764).
5Dans la première partie de son Mémoire de 1769, Wargentin retrace brièvement l’origine de « notre Institut des tables » et souligne que, « chaque consistoire ayant agi selon son propre sentiment, les registres avaient été tenus de manière très dissemblable et il s’avérait difficile de les comparer et d’en tirer des conclusions générales ». Il n’est cependant pas impossible de comparer anciens et récents registres en prenant les précautions nécessaires, compte tenu de la modification des divisions administratives de la Suède : le royaume est en effet passé d’un découpage en 14 chapitres à une répartition du territoire en 25 préfectures. En 1780, Wargentin décrit la procédure de collecte des données et déplore que « les relevés des paroisses de chaque communauté doivent passer entre beaucoup de mains avant de parvenir à la Commission royale ». En effet, le prévôt rassemble les relevés de toutes les paroisses de sa prévôté et en fait la synthèse puis le consistoire rassemble les relevés des prévôtés d’un chapitre, « soit en un seul relevé de chapitre, soit, quand le chapitre s’étend sur plusieurs départements, en autant de relevés qu’il y a de départements ou de comtés dans le chapitre ». Puis la préfecture de département regroupe en un seul les relevés parvenus des chapitres. Enfin, cette dernière synthèse est envoyée au Tabellverket, à la Commission des relevés (Wargentin, 1780).
6Au fil d’une brève rétrospective historique – on en trouve une autre, d’approche légèrement différente, dans Hülphers (1773) –, Wargentin évoque les méthodes pour connaître la population propres aux « temps anciens » durant lesquels « on ne connaissait pas de meilleure voie que de faire quelquefois dénombrer les gens, fastidieuse entreprise qui ne fournissait cependant pas les vérités que l’on aurait dû principalement chercher à découvrir ». Par ailleurs, ces dénombrements se bornaient souvent à « la somme générale des hommes aptes à combattre, ce qui, non seulement laissait entièrement de côté l’un des sexes, mais encore toutes les personnes jeunes et âgées du sexe masculin, toutes méritant cependant une égale attention ». Les méthodes des « temps modernes » sont différentes. On fait inscrire « chaque année les noms des baptisés et des enterrés dans une communauté » afin d’obtenir des relevés utilisables. L’astronome évoque les prédécesseurs du Tabellverket, Graunt, Petty, Halley, Kersseboom, Süssmilch et Deparcieux. Il mentionne également son ex-collègue, « feu notre secrétaire » Pehr Elvius dont on trouvera un Mémoire dans le présent volume. Ces pionniers ont mis en œuvre et vulgarisé un outil universel : le multiplicateur.
II. Les multiplicateurs
7La méthode d’utilisation de cet instrument repose sur l’idée qu’il existe des quantités en rapport simple et relativement constant avec la population totale. Par exemple, le nombre de naissances, de décès, de mariages survenus pendant une année. Pour passer de cet indicateur à la population, il suffit de connaître le rapport existant entre l’un et l’autre et d’effectuer une multiplication. Si l’on sait – après avoir examiné les relevés d’un territoire et effectué les calculs – qu’une naissance annuelle correspond à 25 habitants en moyenne et que l’on y a dénombré 100 naissances au cours d’une année, la population de ce territoire peut alors être estimée à 100 multiplié par 25, soit 2 500 habitants. Il devient ainsi possible, d’une part d’estimer, non seulement la quantité de population, mais encore les variations de cette quantité, d’autre part de substituer aux dénombrements nominatifs une « estime », à savoir une valeur qui, pour être approchée, n’en suffit pas moins à informer la décision.
8Wargentin présente le multiplicateur des naissances comme un indicateur fiable de l’évolution de la population dans un lieu déterminé. Il rappelle qu’il convient de le préférer dès lors que « celui des décédés est plus variable » (Wargentin, 1769). Il prend l’exemple de Londres (tableau 1).
Tableau 1. Naissances annuelles à Londres pendant 120 ans

9L’astronome en conclut qu’il est extrêmement probable que le nombre les habitants de Londres ait triplé pendant cette période. On peut également se livrer à des comparaisons « transversales » en admettant que les nombres d’habitants sont à peu près dans les proportions où sont les naissances à un moment donné (tableau 2).
Tableau 2. Naissances annuelles dans des villes d’Europe au milieu du xviiie siècle

10Tentant de déterminer un multiplicateur moyen des naissances, Wargentin constate que l’ensemble des résultats « concorde assez précisément et montre que la quantité des nés de chaque année multipliée par 29 donne à peu près la quantité des habitants, jeunes et vieux », précisant que cela vaut surtout à la campagne et dans les petites villes. Dans les grandes villes, les domestiques et les apprentis célibataires, en particulier, seront causes « qu’il y aura davantage de personnes en proportion du nombre des enfants ». C’est ce même chiffre que trouve Runeberg pour Stockholm, en le comparant au 31 qu’aurait proposé Süssmilch et en soulignant l’avantage qui s’en déduit pour la capitale suédoise (Runeberg, 1775). Une discussion plus approfondie est menée par Carl Fredric Mennander à propos de l’accroissement du district d’Åbo ou encore par Jacob Turdfjäll (1779) en ce qui concerne la Laponie. Selon Mennander, le multiplicateur des naissances est dans le district d’Åbo de 25, c’est-à-dire, en ses propres termes, « de 4 pour 100 ». Il le compare aux multiplicateurs moyens avancés par Süssmilch qu’il mentionne, plus justement, être de 29 à 30 « ce qui n’est pas beaucoup plus que 3 pour 100 » (Mennander, 1769). Süssmilch mentionne les chiffres de Wargentin, les données de petits villages de Prusse, de villes et de villages anglais, de Rome et de villages hollandais. Il en ressort un multiplicateur moyen de 29 à 30 (Süssmilch, 1761-1762, I, VI, p. 105-112, p. 216-221). En Laponie, ce multiplicateur des naissances est estimé être de 27, ce qui, commente Turdfjäll, « s’accorde assez bien à ce que l’on a le plus souvent admis pour la Suède ».
11Dans son Mémoire de 1744 sur Uppsala, Elvius avait utilisé le multiplicateur des naissances pour évaluer la population de cette ville. Il emprunte à Maitland (1737-1738, p. 412) des données londoniennes, à savoir 31 008 naissances pour 725 903 habitants. Le multiplicateur est donc de 23. Suivant un nombre moyen de 114 naissances, Elvius obtient, avec ce multiplicateur, « plus de 2 500 habitants » à Uppsala, à peu près 2 600, tout en étant bien conscient des limites de cette estimation qui « peut être différente selon les endroits puisqu’elle se rapporte à des âges inégaux auxquels les gens se marient aussi bien qu’ils meurent », les mœurs et les climats n’étant pas à Londres ce qu’ils sont à Uppsala.
12La validité, en tant qu’indicateur, du multiplicateur des naissances est liée à la détermination du nombre moyen d’enfants par mariage, la fécondité des mariages. Wargentin voit dans la situation économique et politique d’un État la cause susceptible de faire varier cette fécondité. Or, suivant l’astronome, il est possible d’intervenir sur cette situation et, le cas échéant, de la modifier. Il suppose qu’une action de l’État peut peser sur la décision d’engendrer et de rendre une politique de population possible voire souhaitable puisque, dans le cas de la Suède, il s’agit d’encourager la fécondité. Le nombre moyen de 4 enfants par mariage que trouve Wargentin est celui sur lequel s’accordent les savants du milieu du xviiie siècle (Wargentin, 1754a ; 1774).
13En comparant des données provenant de districts suédois, Wargentin décrit l’interaction entre nuptialité et fécondité ainsi que les principes et les causes de la variation de ces phénomènes. Prenant toujours un multiplicateur moyen de 1 naissance pour 29 vivants, l’astronome propose une distribution de cet indicateur qui, dans les districts concernés, irait de 25 pour 1 à 31 pour 1. Il s’agit bien de la recherche d’une moyenne puisque « Westmanland et Dalland tiennent le milieu ». Peut-on comprendre pourquoi la propagation est plus lente dans des provinces où le nombre de naissances est proportionnellement plus élevé ? Wargentin élimine l’hypothèse d’une influence de la différence du degré de fécondité et propose de chercher la cause de la plus ou moins grande vitesse de propagation « dans la quantité des mariages, ce qui est confirmé par les relevés ». C’est donc la nuptialité qui détermine le système fécondité des mariages/accroissement de la population comme l’établit également Süssmilch (1761-1762, I, IV, p. 53-54 et 120-124). Cette variation est, là encore, fonction de circonstances politiques, « l’économie domestique qu’il faudrait soutenir par des dispositions appropriées » (Wargentin, 1754b).
III. Les ménages
14Dans le dernier Mémoire qu’il ait écrit, en 1782, Wargentin étudie les ménages comme unité domestique et propose cet indicateur comme multiplicateur. Il propose une qualification de la catégorie « ménage », à savoir « tous ceux qui mangent à la même table ou bien vivent du pain d’un père ou d’une mère de famille. Donc, non seulement mari et femme, enfants et personnel domestique, mais encore tous les vieux parents et autres parents qui sont aux bons soins du père de famille ».
15Les précautions habituelles étant observées quant au découpage géographique, les données des 25 départements suédois sont présentées en 1751 puis en 1772. Le nombre moyen de 6,5 personnes par ménage est maintenu d’une date à l’autre. En 1751, l’amplitude est de 5 à 9, en 1772 de 5 à 10. L’astronome discute longuement la pertinence des données en fonction de ce qu’il peut établir de la fiabilité des relevés. Le nombre des ménages peut encore être utilisé pour déterminer le nombre de citadins dans le royaume. Par exemple, en comptant 34 585 ménages citadins en 1751 et 42 070 en 1772, et en prenant un multiplicateur de 6,5, « nombre établi suivant ce qui a lieu à Stockholm en 1772 », on obtient 224 802 citadins en 1751 et 273 455 en 1772. Connaissant la population totale, Wargentin obtient par simple soustraction la population rurale puis calcule la proportion des citadins aux ruraux. Il conclut de cette proportion que « les habitants des villes semblent, en proportion, s’être accrus un peu plus fortement que les campagnards, mais constituent moins de la huitième partie de ces derniers, même dans la dernière année ». L’astronome se dit « persuadé que, dans les deux années, tant la population totale que le nombre des ménages sont en réalité plus grands que ne les donnent les tables ». Il mesure l’accroissement de la population et montre que c’est en Finlande que celui-ci a été le plus important.
16Wargentin faisait déjà allusion, en 1774, à des données fournies par « le Professeur Piscator », indiquant le nombre des ménages en Värmland et en Dalsland de 1749 à 1772. Il en concluait que « chaque ménage est en général composé de 6 ou au plus 7 personnes ». Runeberg (1764) avait également utilisé les ménages pour mesurer l’accroissement de la population suédoise rurale et y faisait allusion en 1765 à propos de l’occupation du territoire. Enfin Mennander (1769) observe que, dans les différents districts que regroupe le vaste chapitre d’Åbo, « tant les avantages et les incommodités naturels que les ménages sont très différents ».
17Dès 1662, Graunt abordait la question, déclarant avoir « imaginé qu’il y avait environ 8 personnes en moyenne par famille, à savoir l’homme et sa femme, 3 enfants et 3 domestiques ou locataires » (Graunt, 1676, p. 104). Cette hypothèse est plus élevée que celle que l’on trouve chez la plupart des successeurs de l’auteur des Observations. Par exemple, William Petty, lorsqu’il essaie d’évaluer la population de Londres vers 1680, choisit, après discussion des propositions de Graunt, un multiplicateur de 6 personnes par famille (Petty, 1899, p. 534). Süssmilch compte 5 personnes par famille lorsqu’il tente de déterminer le peuplement de la Marche électorale de Prusse ou de la Silésie (1741, VIII, pp. 107, 271 et 115, 294) ou celui de l’Espagne (1761-1762, II, XX, p. 379, p. 182-183). Chez les Hébreux des temps bibliques il compte 5 ou 6 personnes par famille (1741, V, p. 57, p. 149). Enfin, il mentionne les quantités données par Thomas Short : 4,4 personnes par famille dans la campagne anglaise de 1750 et 4,5 personnes ou 9 personnes pour 2 familles en ville (1761-1762, I, VI, p. 122 et 233). Le multiplicateur retenu par Wargentin, 6,5 personnes par ménage, est donc tout à fait conforme aux standards de l’époque.
IV. La saisonnalité
18Comme Caspar Neumann à Breslau (Halley, 1693), Wargentin et ses collègues du Tabellverket disposent de bonnes données saisonnières de natalité et de mortalité. L’astronome y ajoute des données sur les mariages et consacre son Mémoire de 1767 à cette répartition par saison et mois des phénomènes démographiques, à propos de laquelle il fait observer que « Monsieur Süssmilch, qui a par ailleurs, avec tant de soin, tout examiné de ce qui se rapporte à l’ordre de la nature dans la propagation de l’espèce humaine, ne dit pas le moindre mot de cette circonstance »1, ce qui est erroné, Wargentin ne connaissant vraisemblablement que la première édition de L’Ordre divin. En effet, l’une des nouveautés de l’édition augmentée de cet ouvrage est une étude de la mortalité par mois et par saison.
19Les données qu’utilise Wargentin s’étendent sur 13 années, de 1749 à 1754 et de 1756 à 1763, excepté 1758. Pour cinq années qu’il ne précise pas, l’astronome propose des résultats portant sur la seule ville de Stockholm. Dans ses calculs, il tient compte de la différence entre les mois et indique « ce qui aurait dû se produire si tous les mois étaient d’égale longueur ».
20En ce qui concerne les naissances, le maximum se situe en septembre pour Stockholm et le royaume, le minimum en juin pour le royaume, et en décembre pour Stockholm, alors que ce dernier mois est un pic inattendu pour le royaume. Comme Wargentin le fait lui-même observer, « le plus grand nombre de naissances tombe aussi ici en septembre […] mais l’ordre et la proportion des mois ne sont pas ici en général comme dans le royaume entier » (figure 1). Le mois de conception s’obtient, ainsi que l’indique Wargentin, en reculant de neuf mois.
Figure 1. Mouvement saisonnier des naissances en Suède et à Stockholm (1749-1754 ; 1756-1763) (indice base 100 mensuelle)

Lecture : un indice 105 (resp. 95) correspond à un mois où l’on a observé 5 % de conceptions en plus (resp. en moins) par rapport au nombre attendu de conceptions en l’absence de variations saisonnières.
Source : calculs de l’auteur d’après les données de Wargentin.
21Runeberg (1775) fait la même observation que son prédécesseur et explique cette différence par celle des mœurs : « il est singulier que la fécondité saisonnière soit différente chez les habitants de Stockholm et dans le royaume entier. On ne s’en étonnera pas dès lors que les mœurs sont très différentes et que des accidents pénibles affectant la subsistance des gens se produisent à différents moments ». Et il ajoute que la cause principale de cette disparité, à Stockholm, est « la condition économique des gens, tantôt plus tantôt moins misérable selon l’époque. La quête pénible et difficile de ce qui est nécessaire à la vie affaiblit les sens et entrave toute vivacité ; la disette et les années dures constituent les obstacles les plus lourds à l’accroissement de la population et il en résulte la montée des prix des subsistances, si tant est qu’il y en ait, ainsi qu’une moindre fécondité » (Runeberg, 1775, p. 224).
22En comparant ces résultats suédois à ceux qu’obtient Dupâquier (1976) pour la France du xviiie siècle (figure 2), on constate un mouvement similaire, le pic de septembre étant moins accentué en France et l’« exception suédoise » de novembre-décembre n’existant plus. Le mouvement saisonnier français se trouve ainsi ressembler plutôt à celui de Stockholm qu’à celui du royaume entier.
Figure 2. Mouvement saisonnier des naissances en France au xviiie siècle et en Suède (1749-1754 ; 1756-1763) (indices base 100 mensuelle)

Source : calculs de l’auteur d’après les données fournies par Dupâquier et Wargentin.
23Dans un cycle de neuf Mémoires, le médecin et chimiste Paul-Jacques Malouin, membre de l'Académie des sciences de Paris, consigne le nombre des naissances et des décès par sexe ainsi que celui des mariages à Paris de 1746 à 1754. Le mouvement saisonnier des naissances, sexes confondus, est d’allure semblable à Paris et à Stockholm, le pic d’automne étant moins accentué dans la première et le pic de février à Stockholm se décalant en mars à Paris (figure 3).
Figure 3. Mouvement saisonnier des naissances à Stockholm et à Paris (1746-1754) (indices base 100 mensuelle)

Source : calculs de l’auteur d’après les données de Malouin et de Wargentin.
24Suivant les données dont dispose Wargentin, le mois où le plus d’enfants sont engendrés est donc décembre. L’astronome rejette l’hypothèse d’une influence exercée par la qualité de la nourriture, réelle sur une petite durée mais négligeable en moyenne. L’hypothèse de la plus ou moins grande quantité de « travail difficile et ininterrompu » ne lui semble « non plus entièrement satisfaisante ». Ce sont donc « le printemps et la première partie de l’été, qui redonnent vie à toute la nature » qu’il faut retenir comme cause, en notant toutefois que « la seule exception à cet ordre est la fécondité de décembre qu’il faut peut-être imputer à des causes différentes agissant concurremment ».
25Wargentin fournit des données similaires – à savoir sur 13 ans de 1749 à 1754 et de 1756 à 1763, excepté 1758 – pour la mortalité, données que l’on peut également comparer (figure 4).
Figure 4. Mouvement saisonnier des décès en Suède et à Stockholm (1749-1754 ; 1756-1763) (indices base 100 mensuelle)

Source : calculs de l’auteur d’après les données de Wargentin.
26Le mouvement saisonnier montre une tendance similaire à la hausse dans les mois d’hiver. Le mode est en avril en Suède et en août à Stockholm. Le nombre des décès est toujours plus élevé en ville à partir de juin et la baisse sensible des mois d’été et d’automne dans le royaume y est moins régulière.
27L’astronome belge Adolphe Quetelet (1835) livre, sans les chiffres correspondants, le rang des mois des plus aux moins fatals, en France de 1702 à 1826. La comparaison est ici faite avec les années contemporaines de celles de Wargentin, soit 1743 à 1762. On peut faire l’hypothèse d’une corrélation des rangs des données de Wargentin pour la Suède et de Quetelet pour les années parisiennes de 1743-1762, au risque de 1 pour 1 000 (Rs = 0,87 ; figure 5).
Figure 5. Rang des mois fatals en Suède et en France (1743-1763)

Source : calculs de l’auteur d’après les données de Wargentin et de Quetelet.
28Ce caractère ne se confirme pas entre Paris et Stockholm (figure 6), ce qui est sans doute dû à la différence de taille des deux villes et à des conditions différentes de salubrité. Les décès parisiens se répartissent nettement en deux groupes : au dessus de la moyenne en hiver et au printemps, au-dessous en été et en automne. Les décès de Stockholm sont plus irréguliers : leur tendance est à la baisse en automne, tandis qu’elle marque une légère hausse à Paris ; mais les deux nombres sont inférieurs à la moyenne. On note, à Paris, de 1746 à 1754, un très léger différentiel par sexe.
Figure 6. Mouvement saisonnier des décès à Stockholm et à Paris (1746-1754) (indice base 100 mensuelle)

Source : calculs de l’auteur d’après les données de Malouin et de Wargentin.
29Süssmilch, en 1761, présente la mortalité saisonnière durant 10 ans : 1746-1755, à Berlin, 10 ans ; 1739-1750, à Dantzig, 15 ans ; 1732-1747, à Londres et « non seulement 30, 40, mais encore plus de 140 » ans de petites villes et bourgs d’Angleterre. Dans l’édition augmentée par Baumann figurent en outre les chiffres de la ville de Dantzig pour les années 1764 à 1774. Les deux pasteurs en déduisent, comme à l’accoutumée, qu’il règne « un bel ordre » dans ces résultats et, conformément à leurs contemporains, que « le printemps est [la saison] de toutes la plus dangereuse pour la vie » (Süssmilch, 1761, II, XXIV, p. 534, p. 456 ; Süssmilch et Baumann, 1776, add. chap. XXIV, § 532, p. 636). La courbe des villes choisies reproduit grosso modo et avec des mouvements moins accentués les tendances parisiennes. Stockholm conserve par rapport à ces villes le caractère particulier qu’elle avait au regard de Paris (figure 7).
Figure 7. Mouvement saisonnier des décès à Stockholm, à Paris (1746-1754) et dans diverses villes (indice base 100 mensuelle)

Source : calculs de l’auteur d’après les données de Wargentin, de Malouin et de Süssmilch.
30Jean-Baptiste Moheau, testant l’existence de « mois climatériques », présente le nombre de décès à tous âges par mois dans 8 paroisses prises de différentes provinces françaises (« dont six de campagne et deux petites villes »), 29 années de Rochefort et dans l’île de Ré de 1764 à 1773, toujours en comparant avec Paris et la Suède. Un deuxième et un troisième tableau présentent les décès en trois groupes d’âges, de 0 à 15 ans, de 16 à 60 ans et au-dessus de 60 ans, pour 8 paroisses de l’île de Ré de 1764 à 1773 et pour 8 paroisses françaises d’une part, pour 2 paroisses françaises, d’autre part. La comparaison n’est faite ici qu’avec le premier tableau (figure 8). Les deux saisonnalités sont parfaitement opposées, la mortalité dans les communes françaises examinées par Moheau étant forte en été et automne — avec un pic prononcé en septembre et octobre —, plus faible en hiver et au printemps. Le Français voit une explication de ce fait dans le changement des saisons, « le temps le plus formidable pour l’humanité, et singulièrement le renouvellement et la fin de l’année physique ». Il ajoute que « les pays où la mortalité est moins variable sont les pays froids », ce qui, sans éclaircir la corrélation négative entre la Suède et la France, peut toutefois servir d’indication (Moheau, 1778 [1994], I, XI, p. 179).
Figure 8. Mouvement saisonnier des décès en Suède et en France (1749-1754 et 1764-1773) (indice base 100 mensuelle)

Source : calculs de l’auteur d’après les données de Wargentin et de Moheau.
31L’actuaire hollandais Willem Kersseboom propose des relevés mensuels de décès à Amsterdam, « sur une période de 12 ans, du début d’avril 1724 à la fin de mars 1737 (l’année comprise entre le début d’avril 1727 et la fin de mars 1728 n’y figure pas à cause d’une très grande mortalité » (Kersseboom 1738 [1970], p. 34). La comparaison de la mortalité saisonnière d’Amsterdam à celle de Stockholm (figure 9) montre une accentuation du creux de l’été dans la première ville. Pour le reste, les tendances sont à peu près les mêmes quoique moins contrastées à Amsterdam.
Figure 9. Mouvement saisonnier des décès à Stockholm et Amsterdam (1724-1737 et 1743-1762) (indice base 100 mensuelle)

Source : calculs de l’auteur d’après les données de Wargentin et de Kersseboom.
32L’actuaire hollandais revient à la charge en 1742 avec les données saisonnières de décès dont il dispose pour la ville de Rotterdam de 1724 à 1739 inclus. En comparant, à titre de test, la situation de Rotterdam à celle d’Amsterdam, on constate, comme on pouvait s’y attendre, une grande similitude. La comparaison des situations de Rotterdam et de Stockholm peut donc être assimilée à celle effectuée ci-dessus avec Amsterdam.
33De la prédominance d’avril, mai, mars et février, Wargentin ne conclut pas à l’influence du froid hivernal sur l’augmentation de la mortalité. Il semble, selon lui, que ce soient « les changements soudains et violents de chaleur et de froid » qui attaquent le plus notre santé, et ils sont plus fréquents au printemps. En outre, en cette saison, « des vapeurs malsaines emplissent l’air […] lorsque la neige fond et que le gel s’évapore de la terre » occasionnant beaucoup de maladies qui élèvent le niveau de la mortalité. On notera que ces conclusions se rapprochent beaucoup de celles que tire Moheau une dizaine d’années plus tard. La variation des températures est réputée moins nocive en ville qu’à la campagne. Par ailleurs, dans le cas particulier de Paris, le maximum printanier est davantage dû à la diminution des épidémies qui frappent la capitale à la fin de l’été.
34Enfin, Wargentin fournit, pour le royaume de Suède, les données de 6 années de mariages dont les millésimes ne sont pas indiqués (figure 10).
Figure 10. Mouvement saisonnier des mariages en Suède durant 6 années, au xviiie siècle (indice base 100 mensuelle)

Source : calculs de l’auteur d’après les données de Wargentin.
35L’astronome constate que les mariages se font de préférence en automne, avec un pic en octobre. Il explique ce fait par le comportement des paysans « qui tiennent le festin de noces presque pour une nécessité capitale lors du mariage ». Pour ce faire, ils manquent plus en été du temps libre nécessaire aux cérémonies. Ainsi, beaucoup de noces, qui devraient se faire au printemps ou en été, « sont, pour cette raison, différées de plusieurs mois, certaines peut-être seulement parce que les dépenses des réjouissances ne peuvent être faites ».
V. Le rapport de masculinité a la naissance
36Comme chez Süssmilch, le rapport de masculinité à la naissance fournit selon Wargentin une « preuve singulière des sages dispositions de la providence ». Sans mentionner le Mémoire de 1710 dû à John Arbuthnot, l’astronome utilise un célèbre cas londonien. Après avoir présenté les baptêmes de 82 années à Londres, de 1629 à 1710 (figures 11), Arbuthnot calculait la probabilité que, pour ces 82 années, le nombre de naissances masculines soit, de manière répétée, toujours supérieur à celui des naissances féminines, ce qui se constate bien dans le tableau 3. Cette probabilité étant, selon lui, infime, le médecin anglais en conclut que le phénomène (82 fois plus de garçons nés que de filles) ne peut être imputé au hasard mais bien plutôt à une organisation voulue par le dessein de la divine providence (Arbuthnot, 1710).
Figure 11. Rapport de masculinité à la naissance à Londres (1629-1710)

Source : graphique tracé à partir des données fournies par Arbuthnot (1710).
37Wargentin mentionne un autre paradigme constant trouvé dans Malouin (1751-1757). Les données fournies par ce dernier permettent en effet de disposer du rapport de masculinité à la naissance à Paris de 1746 à 1754 (tableau 3). Il y naît en moyenne, durant ces neuf années, 104,34 garçons pour 100 filles, soit 104 garçons pour 100 filles. Le rapport le plus général en régime de fécondité naturelle, Wargentin le mentionne en citant Süssmilch, est de 105 garçons pour 100 filles. Comme le remarque Wargentin, la constance du rapport parisien est remarquable si l’on excepte les deux dernières années qui se situent exactement aux deux bornes symétriques extrêmes par rapport à la moyenne (figure 12).
Tableau 3. Rapport de masculinité à la naissance à Paris de 1746 à 1754

Figure 12. Rapport de masculinité à la naissance à Paris de 1746 à 1754

Source : d’après les données de Malouin (1751-1757).
38Wargentin ne se livre à aucune considération probabiliste et n’insiste pas sur le déséquilibre réglé du rapport, mais plutôt sur la « quasi-égalité » qui règne dans les naissances des deux sexes. Cela s’explique par les données suédoises dont il dispose – Elvius, 1744 ; Wassenius, 1747 ; Hedin, 1754 ; Wargentin, 1754b ; Wargentin, 1766 – qui permettent, ajoute-t-il, de trouver un rapport de masculinité à la naissance moyen de 103 garçons pour 100 filles. L’ensemble des résultats permet en effet de calculer un rapport de masculinité à la naissance moyen de 102,69, soit 103 garçons pour 100 filles. Les résultats sont très réguliers, l’amplitude allant de 100 à 105 garçons pour 100 filles, l’ensemble se situant principalement en dessous du rapport général et justifiant la remarque de Wargentin indiquant une quasi-égalité. Il est cependant intéressant d’observer que le rapport se rapproche de la valeur-standard 105 lorsqu’il s’agit du royaume entier (tableau 4 et figure 13).
Tableau 4. Rapports de masculinité à la naissance en Suède 1688-1763

Figure 13. Rapports de masculinité à la naissance en Suède 1688-1763

Source : d’après les données de Wargentin, Elvius, Wassenius et Hedin pour la Suède de 1688 à 1763.
39L’astronome mentionne bien que « les garçons [sont] ordinairement un peu plus nombreux », ordinairement signifiant évidemment « suivant le principe des grands nombres ». En effet, « si l’on prend ensemble davantage de communautés et d’années afin que la somme des enfants se monte à quelques milliers, les garçons l’emportent alors d’ordinaire en nombre ». Même dans la série londonienne, ajoute Wargentin, il est remarquable que « le nombre des filles n’a jamais été une seule fois plus grand que celui des garçons, mais il n’a non plus jamais été de beaucoup inférieur » (figures 11 et 12).
40Quant à la cause du phénomène, Wargentin n’ajoute rien aux explications déjà classiques à son époque. En réglant le rapport de masculinité à la naissance, le dessein de la providence est de compenser la plus grande mortalité des garçons exposés à de plus grands risques après leur naissance et dans leur adolescence. Högström (1755) donne un détail intéressant de ces risques, insistant sur l’influence des périodes de troubles : « le sexe masculin est, plus que le féminin, exposé aux dangers, aux autres nourritures, au commerce, aux voyages en mer aux travaux manuels et, principalement, en temps de guerre, sacrifié à la faux dévoratrice ». Il s’agit alors, déclare Wargentin, « de compenser la perte plus grande dans les années de l’enfance ». Dès lors, à l’âge de 15 ou 16 ans, se retrouve une parité des sexes, « ce qui est une preuve manifeste de la conduite bienveillante et sage d’un Dieu qui soutient ainsi la conservation et la propagation de l’espèce humaine ». Comme ses prédécesseurs, Wargentin tire de cette étude un argument dirigé contre la polygamie.
VI. La mortalité
41Outre la question du mouvement de la population, ce sont les habituelles préoccupations utilitaires qui conduisent Wargentin (1755b et 1766) à étudier en détail la mortalité. La distribution des décès par âges – ou la connaissance du nombre des vivants par âge – est en effet indispensable, en particulier pour résoudre les questions relatives aux emprunts viagers et aux assurances. C’est là encore le point de vue de tous les prédécesseurs de l’astronome suédois. Wargentin livre une explication claire de ce que sont les rentes viagères simples ou en tontines et mentionne les caisses de pensions pour veuves. C’est un domaine dans lequel doit régner la prévision : « dans la vente et l’établissement des contrats, comme dans certaines clauses, par exemple, où chacun s’engage à fournir le vendeur jusqu’à sa mort, dans les testaments et dans de nombreux autres cas, qui ne sont pas si rares chez nous, un homme prévoyant n’abandonne pas l’issue au hasard aveugle ».
42L’astronome rappelle pourquoi Halley a choisi Breslau et non Londres pour étudier la mortalité (Halley, 1693, p. 597-598). Après avoir donné une description des données utilisées par ses principaux prédécesseurs, il présente deux tableaux (le premier contenant les décès, le second les survivants) où sont confrontés, entre autres, les résultats de Halley (1693) pour Breslau, de Kersseboom (1742) pour les Pays-Bas, de Simpson (1742) pour Londres et de Wargentin (1755b) pour la Suède (figure 14). Il en conclut que la mortalité est plus forte à Londres, que « partout, la mort épargne principalement les années de la jeunesse, de 10 à 25 ans », et propose une première réflexion concernant le différentiel par sexe, dès lors que « les relevés suédois semblent […] confirmer que le sexe féminin a le pouvoir de vivre plus longtemps que le masculin ». Un autre astronome, le hollandais Nicolas Struyck, ainsi que l’actuaire Willem Kersseboom avaient auparavant fait cette observation (Théré et Rohrbasser, 2006). Wargentin ajoute que « les physiologistes peuvent rechercher la cause de cette disproportion et si elle se rencontre constamment ».
Figure 14. Courbes de survie comparées de deux villes et de deux États européens (1687-1749)

Source : d’après les données de Wargentin (1755b).
43Ce différentiel est confirmé par le Mémoire de 1766, spécifiquement consacré à la mortalité. Wargentin précise que les données dont il dispose ne correspondent pas à la situation qui autoriserait à élaborer une table de mortalité, c’est-à-dire à une population stationnaire et fermée : « si, chaque année, autant naissaient, autant mouraient à chaque âge, autant partaient de la campagne etc., les classes d’âges s’amoindriraient toujours suivant une certaine série à mesure que l’âge augmente ». Il est toutefois possible de proposer une représentation de l’allure des courbes de survie par sexe de 0 à 80 ans pour la Suède de 1755 à 1763 (figure 15). On a utilisé les proportions respectives des décès d’une classe d’âges par rapport à la précédente, en l’appliquant à 10 000 nouveau-nés. Il est aisé de constater la moindre mortalité des femmes à tout âge. Comme le fait remarquer Jacques Dupâquier, premier traducteur et commentateur du Mémoire de 1766, le travail de l’astronome suédois présente « deux progrès considérables par rapport à toutes les tables antérieures : – elles sont établies séparément pour chaque sexe ; – elles sont fondées sur la comparaison du nombre des décès par groupes d’âges à la population vivante correspondante » (Dupâquier, 1996, p. 158).
Figure 15. Courbes de survie par sexe en Suède de 1755 à 1763

Source : d’après les données de Wargentin (1766).
44Comme ses contemporains, Wargentin fait appel à la notion de force vitale qui est, écrit-il, « au plus haut vers la 15e année d'âge, puisque de 120 vivants durant une année, il n'en meurt communément pas plus d'un. Immédiatement après la 20e année, la force vitale commence à sensiblement décliner, quoique les forces du corps puissent encore augmenter durant quelques années. Une personne de 75 ans a autant d'espérance de vivre encore une année qu'un enfant dans sa troisième année, et, entre 85 et 90 ans, l'espérance est presque plus grande que pour un enfant nouveau-né » (figure 16). Par exemple, la probabilité de décéder – l’inverse de la force vitale – d’un enfant dans sa 3e année est à peu près de 0,057 et celle d’une personne de 75 ans de 0,056 à peu près.
45En un court paragraphe, l’astronome réfute l’existence d’années climatériques et aborde la « durée présumable de la vie d’un individu ou d’un autre ». Voici sa définition de la vie moyenne : « si l'on rassemble toutes les années et tous les mois que, dans une certaine quantité de personnes, chacun a vécus au-delà d’un certain âge, et que l'on divise la somme par ce nombre de personnes, le quotient donne la durée de la vie moyenne que ce nombre de personnes a atteinte à partir de cet âge ». Il donne un tableau comparé des vies moyennes chez Kersseboom et Deparcieux, remarquant que, en fonction des données utilisées, c’est le Hollandais qui parvient à la plus grande généralité. Il ne s’agit cependant, souligne Wargentin, que d’estimations moyennes ne valant certes pas pour l’individu. Il invoque alors la providence : « il serait téméraire, suivant les renseignements que donne cette table, de tenir pour certain qu'une personne a encore beaucoup d'années à vivre. Il y a des décès à tous les âges et, quant à déterminer qui est touché d’abord par le sort, c’est le bon plaisir de la Providence. Il est cependant utile en maintes occasions de pouvoir indiquer quelque probabilité ». Enfin, comme le souligne Dupâquier, le calcul de la vie moyenne pour la Suède ne figure ni en 1754 ni en 1755, quoique, contrairement à ce que suggère cet auteur, Wargentin en maîtrise la notion.
Figure 16. Force vitale par sexe en Suède de 1755 à 1763

Source : d’après les données de Wargentin (1766).
VII. La morbidité
46Le quatrième Mémoire de 1755 est entièrement consacré à une utilité « capitale » des relevés : la distribution des causes de décès, les maladies et leurs remèdes. Selon Wargentin, « c’est une vérité incontestable que l’on n’a aucun moyen plus sûr et plus efficace de favoriser l’accroissement du nombre des habitants que celui d’en diminuer la perte en cherchant à prévenir ce qui cause, d’une part le départ des gens hors du pays, d’autre part les maladies auxquelles on ne peut se soustraire ».
47Au xviie siècle, la mort était devenue un sujet d’études quantitatives avec, notamment, l’exploitation par John Graunt des bulletins de mortalité de Londres. L’auteur des Observations propose une distribution des fréquences des phénomènes observés, à savoir des décès dont les causes sont recueillies dans les bulletins de mortalité qui avaient été mis en usage entre autres afin d’alerter les Londoniens sur l’imminence d’une épidémie de peste.
48Le travail de Graunt inaugure une tradition de dénombrement des causes de décès et d’estimation des variations de la mortalité selon l’âge. Le capitaine construit une table dans laquelle il compile vingt-deux années de bulletins : 1629-1636 et 1647-1660. Les causes sont présentées sous la forme d’une liste alphabétique. Graunt ne totalise les décès que sur 20 années, 1629-1636 et 1647-1658, et en obtient 229 250. Il peut ainsi comparer les chiffres annuels par maladie (Graunt, 1676).
49Comme on peut s’y attendre, cette table montre d’amples variations dans la mortalité épidémique annuelle : 1 317 enterrements en 1630, 1 en 1634, 10 400 en 1636, 3 597 en 1647 et 6 en 1653, tandis que la mortalité imputée aux autres maladies paraît plus constante. Par exemple, la jaunisse compte de 35 à 102 enterrements sur la période. Graunt classe les causes de décès en quatre groupes : les maladies infantiles, les chroniques, les graves et épidémiques, et les maux externes – « outward griefs »–, les « accidents venant de l’extérieur ». Il remarque la forte mortalité infantile en tentant de regrouper les maladies frappant seulement les enfants : « aphte (muguet), convulsions (épilepsie), rachitisme, poussée des dents et vers ; tout comme les avortons, les enfants morts avant d’être baptisés (chrysomes), l’hypertrophie du foie et les étouffements », dont il conclut que « environ un tiers de l’ensemble meurt de ces maladies dont nous présumons qu’elles frappent toutes les enfants au-dessous de 4 ou 5 ans ». En d’autres termes, les enfants de ces âges sont comptés pour un tiers des décès à Londres, cette estimation donnant le premier chiffre de la table de mortalité. À propos des maladies chroniques, « auxquelles la ville est le plus sujette » et de quelques accidents, Graunt note qu’ils « ont une proportion constante avec le nombre total des enterrements ». Il mentionne la consomption, l’hydropisie, la jaunisse et la goutte ainsi que « quelques accidents comme le chagrin (grief), la noyade, le suicide et la mort par plusieurs accidents ». La mortalité imputée aux maladies graves et épidémiques comme la peste, la petite vérole et la rougeole (measles), en revanche, varie énormément d’année en année et dépend, dit Graunt, du climat et des altérations de l’air. Les théories médicales prévalant à l’époque montaient en épingle la corrélation entre mauvais air et maladies épidémiques qui se déclarent « soudainement et avec violence » (Graunt, 1676, II, p. 19, 65-66 ; p. 15, 63).
50Le tableau 5 présente les proportions des maladies que Graunt catalogue, établies par rapport au nombre total des « enterrés » : 232 427 sur 20 années et 262 254 sur 22 années, nombres corrigés. Les maladies et accidents sont pris ensemble. Le classement reflète l’importance des décès dus à chaque maladie par rapport à l’ensemble des décès. Lorsque le classement sur 22 années est différent de celui effectué sur 20 années, le résultat est indiqué en italiques. Le classement prédominant est celui qui s’effectue sur les 20 années – 1629-1636 et 1647-1658 – « sélectionnées » par Graunt (tableau 5).
Tableau 5. Proportion des maladies à l’ensemble des décès et classement de celles-ci

Tableau 5. suite

51Graunt, espérant que ses lecteurs se persuaderont que nombre des maladies « notoires redoutables » qu’ils craignent le plus sont en réalité relativement peu fréquentes, présente un tableau de ces notorious Diseases et de ces Casualties. Ces maladies importantes que choisit Graunt ne sont pas forcément celles qui totalisent le plus grand nombre de cas dans la table, mais celles que l’auteur estime les plus connues du public et, peut-être, les moins sujettes à caution en ce qui concerne leur caractérisation (tableau 6).
Tableau 6. Classement des maladies et accidents notoires

52Plusieurs savants anglais qui se préoccupent de statistiques de causes de décès au xviiie siècle continuent de se fonder sur les bulletins de mortalité en dépit de leur fiabilité parfois douteuse. Le médecin Thomas Short compile et commente les recherches de ses prédécesseurs, en analysant, outre les bulletins de mortalité, les registres paroissiaux de Londres, de la province, de Dublin et d’autres villes d’Europe. Convaincu comme la plupart de ses contemporains que la campagne est plus salubre que la ville, il examine scrupuleusement les bulletins de la campagne et des résultats pris partout où il dispose de données.
53Short répartit les causes de décès en cinq classes : 1) « les maladies propres aux enfants » ; 2) les maladies « communes aux enfants et aux adultes » ; 3) les maladies propres aux adultes et aux gens âgés » ; 4) « les maladies externes » ; 5) « les morts non-naturelles ou violentes » (Short, 1750, p. 204). Il présente ses résultats sous la forme de deux tables (Short, 1750, p. 199-202 et p. 224) et regroupe ses observations sous forme d’un synoptique de trois groupes de huit années, chaque groupe formant un Octenary, un « octénaire ». La table XVI présente « les nombres de ceux qui meurent durant trois octénaires, à des périodes distantes et distinctes ». Ces trois octénaires s’étendent de 1629 à 1636, de 1653 à 1660 et de 1734 à 1742. La première colonne renferme les noms des maladies, la deuxième le nombre des décès dus à ces maladies (Short, 1750, p. 203).
54Short calcule les risques de décéder dans chaque octénaire en rapportant les nombres des décès de chaque catégorie à un ensemble de décès. Il rapporte le nombre de chaque cause de la première catégorie (comprenant 15 causes de décès) à l’ensemble des décès : par exemple, il y a en tout 78 597 décès dans le premier octénaire et les 3 798 avortons et mort-nés représentent bien le 1/20 de ce total. Puis il rapporte les nombres de décès des autres catégories au total des décès moins ceux de la première catégorie : par exemple, dans le premier octénaire, il y a 47 907 décès des catégories restantes et les 10 484 décès par fièvres représentent bien 1 décès sur 4,5 (Short : 4 « fraction 12/21 »). La comparaison des sommes de cas avec celles que propose Graunt et celles des bulletins de mortalité montre une accumulation de discordances (tableau 7).
Tableau 7. Nombre de décès dans les trois octénaires de Short, comparés à Graunt et aux bulletins de mortalité

55À partir de ces données, il est possible de classer les causes de décès. Voici d’abord les 10 plus fréquentes dans les 3 octénaires – on a utilisé les chiffres recalculés (tableau 8).
Tableau 8. Les 10 causes de décès les plus fréquentes dans les trois octénaires de Short

56Puis les 10 les moins fréquentes (tableau 9).
Tableau 9. Les 10 causes de décès les moins fréquentes dans les trois octénaires de Short

57Enfin, en attribuant 10 points à la cause classée première et ainsi de suite, on peut dresser le tableau des causes qui apparaissent le plus fréquemment dans l’ensemble des octénaires (tableau 10).
Tableau 10. Les 14 causes de décès les plus fréquentes dans les trois octénaires de Short

58Süssmilch (1741) intitule son septième chapitre « Des maladies et de la proportion qu'elles ont entre elles ». Le pasteur compare les listes de mortalité des différentes villes en normalisant à 10 000 la racine de sa table (tableau 11) :
Tableau 11. Principales causes de décès à Londres (1629-1636, 1647-1659 et 1730-1739), Vienne (1738-1739), Berlin (1722-1724), Breslau (1722-1724)

59Pour Londres, le pasteur reprend les chiffres de Graunt ramenés à 10 000. Son objectif est d’établir une nomenclature et une classification raisonnées en allemand. En 1761, il donne une table commentée des maladies à Londres, les nombres étant cette fois ramenés à 1 000. Il reproduit l’ensemble des rubriques anglaises et intitule sa traduction commentée des rubriques « Explication des noms anglais des maladies ». Süssmilch propose par ailleurs une nouvelle classification des causes de décès dans laquelle, cette fois, apparaît la petite vérole2 (Kinderpocken) (Süssmilch, 1761, II, XXIV, 524, p. 427-432).
60Comme ses prédécesseurs, Wargentin (1755d) souligne l’importance que revêt à ses yeux la statistique des causes de décès dans le domaine politique et reprend à son compte les considérations providentialistes de Süssmilch sur le fait que « Dieu a répandu dans la Nature différents remèdes contre beaucoup de maladies » et sur la nécessité d’avoir de bons médecins en ville comme à la campagne. Après avoir rappelé, d’un point de vue à la fois historique et conjoncturel, comment dresser des tables de causes de décès, il en vient à sa propre table qui renferme, dans la première colonne, la proportion des maladies en Suède, en 1749 et 1750. La deuxième colonne montre les proportions propres à Stockholm suivant les relevés de 1749 à 1753. Les troisième et quatrième colonnes reproduisent les données de Süssmilch. Les nombres de décès sont ramenés à 10 000 et permettent d’utiles comparaisons avec les travaux ci-dessus présentés. Le lecteur pourra s’y livrer et comparer aussi ces résultats avec ceux qu’obtient Wassenius dans la paroisse de Wassenda pour les années 1721 à 1761 (Wassenius, 1762).
61Tout en prenant acte des difficultés d’interprétation que soulignait déjà Süssmilch, Wargentin conclut des données « qu’un médecin savant et expérimenté peut fonder là-dessus beaucoup d’observations utiles ». À propos de la variole, il se déclare favorable à l’inoculation3 qui ferait baisser la mortalité des enfants. Il note que les décès de femmes en couches font ressentir le manque de sages-femmes expérimentées. Sans entrer autant dans l’examen détaillé de l’impact des causes de décès à Stockholm, auquel se livre Runeberg (1775), il impute la différence de mortalité entre villes et campagnes principalement au manque de soins et de remèdes dans ces dernières. Il déplore que les tables suédoises ne donnent que la variole, la rougeole et les toux asthmatiques comme maladies infantiles « et que toutes les autres soient mélangées sous l’inutile dénomination de “maladies infantiles inconnues” ». Or les maladies de cœur, les aphtes, les maux de dents tuent plus d’enfants que la variole et semblent même causer encore plus de dommages à Londres et à Berlin qu’en Suède, « mais l’inégalité des nombres dans la troisième ligne de la table provient essentiellement de ce que, dans le Tabellverket, beaucoup d’enfants sont mélangés avec les personnes d’âges supérieurs et figurent sous d’autres maladies ». Selon Wargentin, ce n’est pas le cas dans d’autres pays, où l’on réserve une section à part aux maladies infantiles. Mais « cette différence est également en partie cause que toutes les maladies qui attaquent des personnes plus âgées sont ici en plus grand nombre que dans les autres pays ». L’astronome fait enfin cette remarque : « que le nombre des assassinés et des exécutés semble en proportion moins élevé à Londres que chez nous ne provient que de ce que les relevés anglais sont incomplets de ce point de vue » (Wargentin, 1755d, p. 249 et 252).
62L’astronome a toutefois une claire conscience des difficultés de cette recherche, tenant à la nomenclature et à la classification des causes de décès, donc à l’interprétation des résultats. Il fait par exemple observer que les tables suédoises sont fautives en ce qui concerne les maladies infantiles. Il ouvre la discussion sur certaines catégories de décès et se montre surpris « que plus de cinq cents enfants soient étouffés suite à de prétendus accidents, c’est-à-dire par l’inattention des mères ou des gardiennes […] Il en meurt sans doute encore davantage de telles négligences dès lors que l’on n’indique pas une telle cause ».
63Wargentin met également en avant les difficultés inhérentes en général à toute tentative de comparaison internationale dès lors que dans certaines tables de causes de décès, les maladies sont autrement réparties ou indiquées, ou encore regroupées sous un nom générique même si elles sont différentes. Enfin, « on n’a également à l’étranger presque aucun renseignement certain sur les villages, mais seulement à propos des grandes villes où les maladies se comportent tout autrement » (Wargentin, 1755d, p. 245-246).
64La conclusion que propose l’astronome – « un gouvernement aussi sage et avisé que le nôtre ne peut envisager de faire un secret de la situation économique » (Wargentin, 1755d, p. 253) – vaut pour l’ensemble de ces prédécesseurs. En effet, avec toutes ses incertitudes et ses défauts, la statistique médicale naissante est immédiatement considérée par ses promoteurs comme une partie capitale et riche d’avenir de l’arithmétique politique générale qu’ils projettent et recommandent à leurs gouvernements respectifs.
VIII. Dynamique
65Pour étudier l’accroissement ou la diminution de la quantité de population, une question préalable se pose : quel multiplicateur utiliser ? La position de Wargentin est nuancée. Il remarque « que les relevés des décédés ne peuvent, contrairement aux registres des nés, donner à connaître si la quantité s'accroît et dans quelle mesure elle le fait ». Puisque, ajoute-t-il, « si davantage d'enfants naissent, il faut qu'il y ait davantage d'hommes », il doit en aller de même avec les décès lorsqu’il n’y a pas d’épidémies. Mais, précise-t-il, « autant j'ai vu de tableaux, autant il y a toujours eu estimation égale et plus concordante si l’on s'en tient aux enfants, du moins dans les endroits où les mœurs et les lois ne sont pas trop différents ». Aussi, conclut-il, est-il « plus sûr d'user des deux méthodes en même temps et de les confronter ».
66Il s’agit alors de savoir si la population s’accroît ou non en nombre. Comparant les résultats suédois à ceux qu’obtiennent les Anglais, Wargentin en conclut que « la manière dont Halley dénombre la quantité des gens dans un pays ne convient pas chez nous, en Suède : aussi bien toutes les sommes principales que la plus grande part des nombres pour chaque âge tombent visiblement plus bas, ce qui, dès lors que l’on n’a rien oublié de consigner, semble une preuve que, dans la première moitié du présent siècle, nous nous soyons quelque peu améliorés dans ce qui fait la puissance et la richesse intrinsèques d’un pays ».
67La croissance ou la diminution de la population est une préoccupation constante des savants du Tabellverket, et elle se fait jour dans tous les Mémoires académiques présentés ici. Wargentin (1769) traite de l’accroissement de Stockholm de 1721 à 1766 et conclut à un important développement de la capitale. Il traite du même sujet (1774) à propos du chapitre de Karlstad de 1721 à 1736, puis de 1749 à 1773 et en conclut « un accroissement important » en 30 ans, quoiqu’il y ait eu de « mauvaises » années de maladies épidémiques. Il souligne également l’influence des disettes et rappelle que « les tables de mortalité sont une sorte de thermomètre qui montre si les habitants du pays ont eu plus ou moins de progrès ». Enfin, il compare l’accroissement observé – 20 150 personnes – à ce qu’il aurait pu être, à savoir de 24 360 personnes. Wassenius (1747) et Mennander (1769) se préoccupent également de la croissance de la population, ce dernier Mémoire renfermant une comparaison de différentes croissances dans les districts d’un même chapitre, celui d’Åbo. Enfin, Runeberg (1775) poursuit l’étude de la croissance de Stockholm et montre que celle-ci, relativement lente, est fortement liée à des conditions particulières de mortalité.
68Le calcul de la vitesse du doublement de la quantité de population, développé par Petty (Rohrbasser, 1999), est, à l’époque, utilisé comme indicateur de la croissance d’une population. Wargentin rappelle que « la multiplication naturelle se fonde uniquement sur le surplus des nés sur les morts ». Revenant sur ses prédécesseurs anglais, il montre sa sensibilité à la relativité statistique. Graunt, Petty et Maitland ne pouvaient aboutir aux mêmes résultats, quant à la « quantité de peuple », dès lors qu’ils ne fondaient pas leurs calculs sur le même type de données : le premier sur de « petites communautés » d’Angleterre, le deuxième sur « Londres et d’autres grandes villes » où il y a beaucoup d’immigration et qui donc doublent très vite, le troisième en ne se fiant qu’à des « conjectures ou à des estimations imparfaites ». Cependant, « tous s'accordent […] en ceci que la quantité de peuple a multiplié de manière remarquable au siècle précédent, quoique la guerre et la peste aient causé à différentes reprises de grands dommages ».
69Après Elvius en 1744, Wargentin (1755a) démontre qu’il maîtrise la progression géométrique dans le calcul de la croissance d’une population, et ce avant la rectification des calculs de Süssmilch par Euler en 1761 (encadré 1). Il propose pour la Suède une durée de doublement de 74 ans, fondée sur l’examen des registres paroissiaux.
Encadré 1.
Une suite géométrique
En 1744, Pehr Elvius, faisant l’hypothèse que « l’accroissement [de la population] est proportionné au nombre des enfants », les nombres annuels de naissances formant une « suite géométrique », donne une méthode « facile » pour calculer cette croissance. Abraham Gotthelf Kästner, le traducteur allemand des Mémoires de l’Académie des sciences de Suède, formalise ainsi le calcul.
Soit a, b, c, d, e, etc., les nombres d’enfants dans les différentes années successives. Si l’accroissement annuel se rapporte toujours au nombre de l’année précédente comme m : 1, alors b = a + ma = (m + 1)a ; c = b + mb = (m + 1)b = (m + 1)2.a ; d = mc + c = (m + 1)c = (m + 1)3.a… et si u désigne le nombre des enfants dans l’année de rang u, alors u = (m + 1)n – 1.a et . Alors
.
Calcul du doublement de la population
Selon Kästner, Wargentin pose le rapport des naissances aux vivants n/v, et le rapport des naissances de l’année aux décès de l’année n/m. Il nomme p « le nombre des hommes qui vivent au commencement d'une année donnée ». Il y a donc en une année pn/v naissances et pm/v décès. Au début de l’année suivante, le nombre des vivants est p + pn/v – pm/v = p(v + n – m)/v. En supposant la natalité et la mortalité uniformes et comme p(v + n – m)/v « vaut pour la deuxième année ce que valait p pour la première », l’astronome obtient la population de la troisième année en multipliant celle de la deuxième année par (v + n – m)/v, soit p((v + n – m)/v)2 « et l’on voit que, au commencement de la (q + 1)ème année, le nombre des vivants est p((v + n – m)/v)q.
Ainsi, dès lors que, par exemple, la Finlande, « montrait […] 144 enfants pour 100 morts […] si l'on ne compte que 25 adultes pour un enfant […] », on a v = 25, n = 1 et m = 100/144.
. Si r est le facteur multiplicatif de la population, elle est, au bout de q années, pq = rp, en l’occurrence = 2p. Et qlogp = logr = log2. Donc q = log2/logp avec p = (v + n – m)/v = 911/900. Le calcul donne 58 ans de durée de doublement comme l’indique Wargentin.
70Les préoccupations relatives à la croissance de la population, outre la raison politique classique qu’une grande population fait la force de l’État, croisent des débats sensibles de l’époque : la population du monde est-elle stationnaire ? Quelle est, de Londres ou de Paris, la ville la plus peuplée ? Le monde s’est-il dépeuplé par rapport au passé ? Par exemple, la controverse sur la taille des villes a, selon Wargentin, « obligé les Anglais à examiner la justesse de ce qu’ils avançaient, et les a conduits à concéder que, les relevés des morts étant satisfaisants, la somme des nés par an était en revanche à peu près d'un tiers trop petite, les enfants des quakers et autres sectes n'y étant pas compris ». À propos de la dépopulation, l’astronome mentionne ce qui lui semble des cas de diminution du nombre d’habitants par rapport au passé : « l'Italie fut sans aucun doute plus peuplée au temps des Romains qu'au nôtre. L'Espagne a certainement été plus emplie d'hommes qu'elle ne l’est à présent ; les Français eux-mêmes accordent qu'ils ont, il y a 200 ans, formé une quantité d'à peu près 20 millions […] et qu'ils ne sont pas davantage aujourd’hui ». Il mentionne cependant au moins un exemple contraire, emprunté à Süssmilch : « Tacite décrit l'Allemagne, aujourd'hui si densément peuplée, presque comme un désert ». Enfin, selon Wargentin, la migration ne joue qu’un rôle mineur dans le mouvement de la population : « que la quantité de peuple diminue par émigration des habitants ou augmente en accueillant des étrangers, ce n’est que de manière accidentelle ».
71Pour comprendre l’accroissement naturel, deux phénomènes interagissent, à savoir la natalité et la mortalité : « si, par exemple, durant 60 années, pas plus de la moitié autant d’enfants sont nés qu’à présent, on a des raisons de croire qu’il n’y a à présent que la moitié autant de personnes de soixante ans qui vivent, que l’on en trouvera dans une durée à venir de soixante années ». On peut dès lors recourir à la proportion de la population par classes d’âges : « là où la quantité a été plus grande auparavant, il y a eu plus de nés et davantage de personnes ont atteint un certain nombre d’années d’âge, ce pourquoi on trouve davantage de personnes âgées par rapport à la quantité des jeunes ». Il s’agit donc de comprendre comment la population se distribue en fonction de l’âge.
IX. La distribution par âges
72Avec une grande originalité, Wargentin se comporte devant ses données comme devant une pyramide des âges dont, à défaut de représentation, il en maîtrise intuitivement la notion (Wargentin, 1754b et 1766). En effet, les données concordent en ceci que l’espérance (de survie) diminue chaque année. Wargentin, constatant que « la mort fait partout la même différence entre les âges », en déduit que, d’une part, la proportion des jeunes aux personnes âgées est relativement constante partout, et que, d’autre part, chaque âge est dans une certaine proportion avec un autre âge et avec leur somme, en comprenant par « âge », la quantité des vivants à cet âge. Ainsi, si l’on connaît la quantité des vivants à un âge donné et le rapport de ces quantités à chaque âge, « on peut déterminer avec une relative précision la somme réelle de tous les âges ». Wargentin compare alors la population à une pyramide représentant la somme des vivants de tous les âges à un moment donné et « dont les enfants forment la surface de base et les personnes les plus vieilles le sommet. » Comme la mortalité n’est pas absolument uniforme suivant l’âge, « les côtés du cône prennent une courbure particulière par rapport à son axe ». L’astronome fait ici allusion à des « recherches mathématiques sur les propriétés des lignes courbes qui représentent l’ordre de la mortalité suivant l’âge » dont il dit se souvenir. La première représentation de cette sorte se trouve dans la correspondance échangée entre Lodewijk et Christiaan Huygens en 1669. C’est le physicien Christiaan qui, non seulement conçoit une courbe de survie, mais encore la dessine. Mais, de cette correspondance non publiée, Wargentin ne pouvait avoir connaissance (Véron et Rohrbasser, 2000). Plus tard, en 1766, Wargentin précise encore sa comparaison : « la quantité du peuple, répartie en classes d’âges, représente, pour ainsi dire, une sorte de pyramide qui, suivant certaines lois, devient toujours plus étroite au fur et à mesure qu’elle se rapproche de la pointe, c’est-à-dire de l’âge le plus élevé ».
73Wargentin (1755c) propose une table montrant la répartition de la population suédoise par classes quinquennales en 1749, dans l’ensemble du royaume puis dans 8 districts et par sexe (figures 17 et 18). Il compare ces résultats avec ce qu’aurait pu obtenir Halley à Breslau et en déduit la manière dont la population suédoise a augmenté en 90 ans. Il souligne de nouveau que ces considérations sont propres à « éclairer un gouvernement en maintes occasions si l’on cherche à savoir combien l’on trouve dans un pays de personnes d’un certain âge ou d’un âge compris entre des âges donnés. Par exemple, combien de personnes entre 20 et 50 ans sont-elles aptes à faire la guerre ? ». Halley s’était posé cette dernière question et l’avait résolue. La distribution par âges est également précieuse s’il s’agit de l’assiette de l’impôt, par exemple « si l’on demande combien il y a de personnes entre 15 et 60 ans qui doivent payer la capitation ».
Figure 17. Répartition par âges de la population suédoise en 1749, comparée à celle de Breslau (1687-1691)

Source : d’après les données fournies par Wargentin (1755c).
Figure 18. Pyramide des âges de 8 districts suédois en 1749

Source : d’après les données fournies par Wargentin (1755c).
74Une étude similaire figure dans Runeberg (1765). Ce dernier calcule que la population suédoise en 1760 s’élève à 2 383 113 personnes et en propose deux distributions par âge, d’abord en cinq classes, créées d’après la condition physique et morale de leurs membres, puis en décennies, découpage plus abstrait et, si l’on veut, plus « statistique » (tableaux 12 et 13).
Tableau 12. Première distribution de la population suédoise en 1760

Tableau 13. Seconde distribution de la population suédoise en 1760

75Runeberg regroupe les cinq classes de la première distribution en trois : les âges extrêmes (classes 1 et 5) ; les âges intermédiaires (classes 2 et 4) ; « la partie médiane de la vie humaine » (classe 3). À partir de la seconde distribution, il indique la proportion de chaque classe par rapport à une racine de 1 000 et en conclut que « le déficit dans la quatrième décennie est le moins élevé », de même que, suivant une classification par sexe, il appert encore que les femmes sont plus nombreuses à tout âge, ce que précise en outre Peter Jacob Hielm pour l’évêché d’Uppsala : il indique en effet que « le sexe féminin est toujours à peu près de 1/7 plus nombreux que le masculin » (Hielm, 1774). On n’oubliera pas, enfin, l’intéressant dénombrement par sexe proposé pendant 11 années pour la Laponie par Turdfjäll (1779) : la population de cette région est répartie en deux classes, les moins de 15 ans et les plus de 15 ans.
X. La densité
76Dès 1743, Mennander propose une réflexion sur la densité en population de la Suède. Le pays, selon lui, a une superficie de 10 000 lieues carrées et pourrait nourrir beaucoup plus que les 3 millions d’habitants qu’il lui attribue dans les années 1740, à savoir 30 millions. En prenant comme référence la lieue commune terrestre sous l’Ancien Régime, soit 3,898 km, et, comme le propose l’astronome Joseph-Nicolas Delisle (Dawson et Vincent, 2000, p. 158), la lieue suédoise double de la lieue française, le royaume aurait une superficie d’environ 608 000 km2 (la superficie de la Suède actuelle est de 450 000 km2). Mennander fait référence à une région du royaume, l’Uppland, qui contient 6 780 fermes sur une superficie de 170 lieues carrées (10 370 km2) : si le pays était cultivé comme cette région, il pourrait s’enorgueillir de 398 823 fermes.
77Pour Runeberg (1764), les « puissances naturelles » du royaume, sa richesse naturelle, sont équivalentes à sa densité en population. Il pose que, en Suède, 472,5 individus en moyenne vivent sur une lieue carrée de terrain, soit sur environ 61 km2, ce qui donne à peu près 8 habitants au km2. La densité de la Suède actuelle, estimée faible, est de 19,76 habitants au km2, et une densité équivalente à celle que calcule Runeberg pour la Suède de 1760 serait celle de l’actuel Tchad.
78À partir des mesures de densité, on peut, expose Runeberg, comparer « la puissance naturelle de deux pays en prenant des superficies égales pour le calcul et en divisant dans chaque pays sa quantité de population par sa superficie ». En outre, il démontre, à partir de l’exemple de deux régions, que cette mesure de densité « indique que [dans une contrée] les moyens de subsistance sont mieux ou moins produits que dans une autre contrée soumise aux mêmes conditions ». Il s’agit donc bien à la fois de puissance naturelle et de puissance économique, celle-ci dépendant en relation directe, non de la quantité brute de population, mais de la densité de cette dernière. Il n’est plus question ici de la maxime classique des mercantilistes mais bien d’un indicateur différent qui met en relation population et espace habité.
79Runeberg montre que les forces naturelles peuvent être égales dans deux États n’ayant pas une population égale, et vice-versa, et que, dans un État dont le territoire a une moindre superficie, elles peuvent être égales ou supérieures à celles d’un autre État dont le territoire a une superficie supérieure, et vice-versa. Il ajoute quelques applications de ces principes et présente un tableau des densités de population dans les différents districts du royaume. Ces réflexions sur la puissance naturelle du pays lui permettent d’établir que le royaume était, au xve siècle, « beaucoup plus fort qu’il n’est aujourd’hui ». Les difficultés que rencontre la Suède en matière de population sont, selon Runeberg, essentiellement économiques et tiennent surtout à la cherté des subsistances et à l’immobilisme du commerce. Admettant une durée de doublement de la population de 25 ans, l’auteur se pose alors un problème malthusien avant la lettre et approche le principe des rendements marginaux décroissants : comment être certain que les subsistances seront disponibles pour la même quantité au bout de 25 ans ? Il expose alors les règles qui permettraient d’augmenter la puissance naturelle, à savoir une meilleure répartition des terres cultivables, donc une meilleure répartition des biens, et un engagement de la part de l’État à protéger et assurer la liberté de chaque sujet.
XI. La migration
80C’est pour battre en brèche une idée reçue que Wargentin rédige le Mémoire de 1780 portant sur l’émigration. L’astronome entreprend de montrer que ce mouvement – brièvement mentionné auparavant par Hielm (1774) pour le district d’Uppsala, et par Behr Osbeck (1774) dans le pastorat de Haslöf – n’est pas aussi considérable que le pensent des personnes non ou mal informées. L’institution du Tabellverket permet d’effectuer une recherche en la matière, et surtout d’obtenir une mesure du phénomène permettant à son tour d’émettre un jugement autorisé. À l’époque, ce Mémoire brille à la fois par son originalité et par la rigueur avec laquelle son auteur critique les données dont il dispose. Il est en effet nécessaire de contrôler la fiabilité des trois types de relevés qu’établit le Bureau afin de mener à bien la description des mouvements migratoires : le relevé des naissances et des décès, celui des âges et des maladies des décédés, enfin celui qui indique « tous les habitants vivants selon le sexe, l’âge et l’état ». Or, note Wargentin, le dernier relevé est le plus inexact des trois en maints endroits, et l’astronome s’emploie à déceler les erreurs manifestes qui s’y sont glissées. Puis, en examinant l’évolution du phénomène de 1750 à 1773, il a « la satisfaction de trouver que l’émigration présumée n’avait pas, et de loin, été aussi forte ».
81Wargentin présente les soldes migratoires pour chaque département suédois. Voici un tableau synthétique des résultats qu’il obtient, en prenant, pour chaque zone, le nombre maximum d’années considérées (tableau 14).
Tableau 14. Mouvements migratoires en Suède de 1750 à 1772

82Wargentin en conclut une perte annuelle de 922 personnes par an en vingt ans, de 1750 à 1770, ce qui n’est que le sixième du chiffre avancé par l’opinion reçue, à savoir de 5 000 à 6 000 personnes par an. Quoique satisfait de ce résultat, l’astronome n’en déplore pas moins une telle perte annuelle, « surtout que n’émigrent pas de tous jeunes et de très vieux mais des gens dans leurs meilleures années et principalement du sexe masculin », et que, de plus, ce chiffre ne représente qu’une partie de la perte réelle. En effet, ajoute Wargentin, il ne faut compter parmi les individus qualifiés d’émigrés « que ceux qui ont quitté délibérément et sans autorisation leur patrie, sans dessein d’y revenir et qui se sont installés en dehors du pays » puisque les décès survenus à l’étranger « au service du royaume, à la guerre, au cours de voyages autorisés, sur terre ou sur mer » ne sont pas à compter dans le solde. L’astronome démontre, chiffres à l’appui, qu’une bonne moitié de personnes regardées comme émigrées sont en réalité mortes en Poméranie, succombant aux hasards de la guerre et qu’il y en a davantage encore qui sont décédées de maladies. Ainsi, « il peut y avoir beaucoup de manières pour quelques-uns de sortir chaque année du pays sans pour autant les appeler des émigrants ». Tout comme Süssmilch (1752) le notait à propos de la croissance de Berlin, Wargentin souligne que Stockholm, en tant que grande ville capitale, « attire chaque année à elle une foule de peuple, certes en partie des étrangers, mais aussi venant de beaucoup de régions, en particulier voisines ». Le statisticien que demeure Wargentin (Cederberg, 1919) termine cet important Mémoire en exprimant l’espoir que, « à l’avenir, le troisième relevé sera plus exact puisqu’il devrait n’être dressé que tous les cinq ans et envoyé par les consistoires directement à la Commission royale des relevés ».
XII. Providence et politiques
83Ayant pour objectif de favoriser le développement de la population suédoise, donc de la puissance de l’État, les propositions et les démonstrations effectuées dans ces Mémoires académiques ressortissent à+- ce que William Petty avait conceptualisé comme « arithmétique politique » (Petty, 1691) et reposent sur une thèse fondamentale : l’ordre de la nature et la régularité des lois naturelles sont garantis par la sagesse de la divine providence, les écarts par rapport à cette régularité provenant essentiellement du comportement des hommes, de leur manière de vivre en société, des différents types de gouvernement. Ainsi, par exemple, « toutes les petites irrégularités qui apparaissent sur notre pyramide de population, ne doivent cependant pas être considérées comme preuves d’erreurs dans les registres. L’ordre propre de la nature a ses petites exceptions, et il est souvent perturbé par l’intervention de l’homme » (Wargentin, 1766). Le recours à l’ordre de la providence est clairement affirmé et se redouble d’une utilisation critique et avisée du principe des grands nombres. Wargentin, par exemple, justifie l’usage des remèdes sur le plan théologique et demande d’accorder que « la vie et la mort de l’homme ne sont pas régies par un destin aveugle et que Dieu a répandu dans la nature différents remèdes contre toutes sortes de maladies afin que nous puissions en user ». C’est bien l’être humain qui est responsable de ses maux, et il doit aider la providence en prenant en main sa santé. Découlant directement de ce qui précède, s’affirme la thèse de la nécessité d’une politique de santé. En effet, « un gouvernement avisé a beaucoup gagné lorsqu’il connaît comment le plus puissant de ses ennemis, les maladies, se rapportent à la multiplication du peuple dans le pays et dans les villes, lesquelles ont le plus de virulence, en quels endroits telle ou telle maladie fait rage avec le plus de violence, comment les épidémies s’implantent et se répandent, à quel âge et en quelle saison une certaine maladie attaque le plus fréquemment, etc. » (Wargentin, 1755d). Le Tabellverket a manifestement une vocation de conseiller politique. L’astronome souligne, entre autres, l’utilité pour le gouvernement de pouvoir déterminer le nombre des hommes aptes à porter les armes à propos de sa table de survie. De même, l’analyse très fine de la fraude sur la capitation (Wargentin, 1755c) est une convaincante illustration de ce pragmatisme. Wargentin, explicitement, et Runeberg, implicitement, voient dans la Commission des tables une institution dont la principale pratique est l’arithmétique politique qu’ils nomment « économie générale », et en évoquent un développement futur, « à savoir [de connaître] la proportion de chaque quantité d’individus selon leur état et leurs moyens de subsistance » (Wargentin, 1755d). Enfin, une bonne politique consiste, non seulement à connaître la population, mais encore à l’éclairer en continuant de publier des résultats et des analyses.
84Le lecteur des pages qui suivent sera sans doute surpris, non seulement de la pertinence et de la rigueur des textes ici présentés, mais encore des avancées remarquables qu’ils contiennent dans le champ de la science des populations. Outre les éléments classiques des traités de démographie avant la lettre élaborés par les prédécesseurs, ces Mémoires traitent en effet de questions qui ont été, mal, peu, voire pas du tout abordées auparavant. On y rencontre des considérations sur la saisonnalité des naissances, des décès et des mariages, un calcul exact du doublement de la population et de sa vitesse, une prémonition théorique de la pyramide des âges comme représentation pertinente de la distribution par âges d’une population, une réflexion sur le rapport entre peuplement et territoire et, enfin et surtout, une tentative de mesure des mouvements migratoires, à notre connaissance inédite en 1780. Ces importantes propositions théoriques s’insèrent dans un ensemble très complet, un véritable traité de la population qui, tout en privilégiant, de manière compréhensible, la situation suédoise, n’en recourt pas moins à de nombreux éclairages comparatifs qui généralisent et expliquent les résultats obtenus. Par ailleurs, la discussion critique de la collecte et de la pertinence des données est toujours effectuée avec un soin et une rigueur qui peuvent encore servir de modèle aux statisticiens d’aujourd’hui. Le Tabellverket n’avait donc pas été fondé en vain : ses premiers membres ont utilisé avec profondeur les abondantes et bonnes données recueillies et ont, non seulement animé les recherches du premier bureau de statistique démographique ayant existé au monde, mais encore, dans cet ensemble de Mémoires, proposé un précis de statistique des populations dans la lignée des ouvrages fondateurs de Graunt et de Süssmilch, marquant ainsi une étape nécessaire dans l’histoire de la pensée démographique.
Notes de bas de page
1 Sauf indication contraire, toutes les citations de cette partie sont tirées de Wargentin (1767).
2 La petite vérole n’apparaissait pas dans le tableau synthétique de 1741 (ici tableau 11) parce que Süssmilch n’y inclut pas les maladies épidémiques.
3 Le débat sur l’inoculation de la petite vérole parcourt tout le siècle. C’est Mary Montagu, épouse de l’ambassadeur anglais en Turquie, qui importe cette technique en Angleterre. On prélève un peu de pus et on l’injecte sous la peau, ce qui permet de n’avoir qu’une petite vérole bénigne. Cependant, cette pratique ne garantit pas à 100 % que l’inoculé ne mourra pas. Elle sera supplantée par la vaccination à la fin du siècle.
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