Une économie vertueuse. Le contexte économique suédois à l’époque du Tabellverket
p. 23-40
Texte intégral
1Pourquoi la Suède est-elle devenue le premier pays à se résoudre à faire un recensement complet et à le réaliser ? Comment se fait-il que Pehr Wargentin, statisticien démographe éminent du xviiie siècle, soit issu d’une région aussi périphérique de l’Europe ? Pour répondre à ces questions, il faudrait décrire le développement – riche et mouvementé – de la culture politique et intellectuelle suédoise à cette époque, ce qui n’est pas ici notre objet. Je me contenterai de souligner deux éléments, uniques pour la Suède ou de toutes façons rares qui, bien que contradictoires, offrirent ensemble, un terrain propice au Tabellverket et à une statistique démographique élaborée. Le premier élément est l’adoption, générale et enthousiaste, des idéaux scientifiques modernes dans le monde suédois érudit. Il est bien connu que la Suède de cette époque a produit, par rapport à son nombre d’habitants, beaucoup de savants. Carl Linné est bien sûr le plus connu parmi d’autres, plus ou moins connus à l’étranger, comme ses disciples, mais aussi le minéralogiste Axel Fredrik Cronstedt, l’astronome Anders Celsius, l’économiste Anders Berch, et Pehr Wargentin. Cet élément n’est toutefois pas suffisant : dans beaucoup de pays européens, les idéaux scientifiques étaient adoptés par des savants célèbres – la France, par exemple. Mais cet élément, combiné au second – la pensée économique propre à ce pays – devient intéressant en Suède. Cette pensée était spécifique seulement parce qu’elle était démodée, aussi démodée que les idéaux scientifiques étaient modernes.
2La recherche s’est longtemps accordée sur l’idée que le mercantilisme était aussi populaire en Suède qu’ailleurs. Cependant, ces dernières années, une notion plus étendue et plus complexe du mercantilisme s’est substituée à un emploi routinier de la notion comme étiquette pour toutes les pratiques et les idées économiques se fondant sur l’utilité de l’État, et sur l’intervention de celui-ci dans tous les secteurs de l’économie. Avec ce revirement, des auteurs ont démontré que le mercantilisme suédois diffère du mercantilisme français ou anglais. Au xviie siècle, la pensée économique suédoise était surtout fondée sur l’éthique et des idéaux économiques empruntés à l’Antiquité et à l’Ancien Testament : le « bon ménager1 » était vertueux, ordonné et diligent. Ainsi, les statistiques démographiques en vinrent à occuper une position centrale dans la pensée économique suédoise grâce au mélange de l’ancien et du nouveau, à la réunion de la science moderne et des idées économiques anciennes.
3Je discuterai d’abord des idéaux scientifiques en Suède, passerai ensuite à la pensée économique, contraint que je suis de faire une description assez détaillée de ses principes avant de pouvoir montrer le rôle qu’y ont joué la démographie et les statistiques démographiques.
I. La science moderne et son exigence d’utilité
4Les statistiques démographiques de la Suède, ainsi que les mémoires de Pehr Wargentin sur ce sujet, sont des produits typiques de la science et de la conception que l’on s’en faisait au xviiie siècle. Selon cette conception, le monde est une grande énigme, ou un puzzle, qui devient intelligible grâce à des observations, des études empiriques et les conclusions tirées de celles-ci. Cette science empirique n’est pas exercée pour elle-même mais pour l’utilité publique, pour le bien de la société : on y trouve toujours une forte exigence d’utilité. Plus les pièces du puzzle se mettent en place, plus l’homme et la société gagnent en bien-être et en puissance. Au xviiie siècle, les idéaux scientifiques modernes sont à peu près les mêmes partout dans l’Europe savante : en Suède ou en Allemagne, dans les salons parisiens ou londoniens, dans les académies de Dijon ou de Stockholm. Guidé par sa raison et libéré des préjugés et des autorités anciennes, le savant doit explorer et inventorier le monde entier au moyen d’études empiriques, et est apte à transformer ses résultats en applications pratiques.
5Curieusement, il semble que ces idéaux scientifiques aient eu plus d’impact en Suède qu’ailleurs : ils reléguaient au second plan les autres idéaux intellectuels et les belles-lettres. L’un des historiens suédois les plus célèbres du xviiie siècle, Sven Lagerbring, se plaignait, dans une lettre de 1764 adressée à un autre historien distingué, Johan Ihre, du fait que l’histoire et les belles-lettres soient obligées de passer au second plan en faveur des sciences naturelles et de l’économie (Eriksson, 1973, p. 15). Ce regret n’était pas sans fondement. Tandis que les sciences naturelles prospéraient et que la pensée économique connaissait une période d’expansion — du moins en nombre de publications —, la littérature, la philosophie et la recherche classique dépérissaient. Il existait sans doute quelques écrivains habiles, comme Olof von Dalin, mais le premier roman suédois, Adalriks och Giöthildas Äfwentyr (les aventures d’Adalrik et Giöthilda), publié en 1742-1744, n’était qu’une variante, en costume nordique, des Aventures de Télémaque de Fénelon, publié avant 1700. Il n’y avait par ailleurs que cinq ou six romans publiés, et, comme le montre l’historien de la littérature Mats Malm, ils avaient tous plus ou moins un siècle de retard sur le développement continental (Malm, 2001). Il y avait des historiens, bien sûr, mais peu étaient sérieux : à côté de Dalin, Lagerbring et Ihre, déjà mentionnés, on trouve Anders Schönberg et Anders Botin.
6Quant à la philosophie, la situation n’était pas meilleure — plutôt pire. À partir de 1730, les wolffianistes suédois occupèrent une position hégémonique. Ils ne s’éloignaient pas beaucoup de l’école aristotélicienne suivant en cela le maître allemand sans pouvoir cependant s’élever à son niveau. À côté du wolffianisme, le droit naturel de Pufendorf, interprété de manière autoritaire, prenait une place importante. Excepté Anders Rydelius, philosophe à Lund avant les années 1730, le pays n’avait qu’un seul philosophe digne de ce nom, le malheureux disciple de Linné, Petrus Forsskål, dont les écrits furent interdits et brûlés.
7Les belles-lettres n’étaient donc pas bien cotées. Seules comptaient les sciences naturelles, et ce parce qu’elles étaient considérées comme utiles à l’État et à la société. Les sciences naturelles pouvaient restaurer l’ancienne gloire de la Suède, malgré des frontières géographiques de plus en plus limitées. Une place importante était aussi donnée à l’économie : puisque l’utilité des sciences naturelles tenait à leur capacité à contribuer à la richesse du pays, un savant comme Linné pouvait très bien définir l’économie comme un produit des sciences naturelles. Les idées physico-théologiques avaient un grand impact en Suède : chaque chose et chaque être avait une fonction d’utilité et l’homme, couronnement de l’œuvre de Dieu, avait le droit d’en profiter. Les sciences naturelles se préoccupaient donc d’inventorier la nature et de découvrir l’utilité de chaque chose.
8Dans une perspective méthodologique, les sciences naturelles étaient donc modernes. L’empirisme du philosophe anglais Francis Bacon était adopté sans réserve, les savants suédois remportaient de grands succès et suscitaient l’admiration du monde intellectuel européen. L’importance de Carl Linné, surtout dans la botanique mais aussi dans la zoologie et l’anthropologie, est bien connue. Ses disciples contribuèrent au progrès de ces sciences. D’autres savants sont aussi réputés : Anders Celsius en astronomie et en météorologie, Samuel Klingenstierna, disciple de Christian Wolff, remarqué à l’étranger grâce à ses travaux de mathématiques et de physique, Carl de Geer qui, dans son ouvrage, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes (1752-1778), approfondissait les études entomologiques de René-Antoine Ferchault de Réaumur. Un grand nombre de découvertes furent faites, par exemple en chimie, avec le nickel d’Axel Fredrik Cronstedt. Par ailleurs, Anders Berch fut un précurseur de l’agriculture expérimentale, connu surtout en Allemagne par ses études poussées sur la production du beurre et du lait, et aussi sur les charrues. Tous ces savants seréunissaient à l’Académie royale des sciences de Suède, fondée en 1739, et la plupart des découvertes et essais étaient présentés dans les Mémoires de cette Académie (Svenska Vetenskapsakademiens handlingar). Cronstedt y a décrit le nickel,et le chimiste Georg Brandt le cobalt ; de Geer a révélé les secrets du monde des insectes ; Wargentin, et des savants comme l’économiste Ephraim Otto Runeberg et son frère Edvard Fredrik, Carl Fredrik Mennander, professeur, évêque et archevêque, y ont publié des textes d’arithmétique politique.
9L’Académie avait délibérément abandonné le latin en faveur du suédois pour s’éloigner de l’héritage scolastique et surtout pour rendre les résultats plus accessibles, c’est-à-dire utiles. Ainsi, nombre de ces travaux furent remarqués à l’étranger bien qu’ils fussent écrits en suédois. Ils étaient traduits en allemand — et, pour certains dans d’autres langues — mais sans que l’Académie en prenne l’initiative. Abraham Gotthelf Kästner, professeur de mathématiques à Leipzig, publia à partir de 1749 tous les mémoires ; il s’assurait d’avoir une nouvelle année complète à temps pour la Foire aux livres de Leipzig, ce qui lui procurait un bon profit. Des extraits furent publiés en Hollande, au Danemark et en France ; presque rien, cependant, en Angleterre. En France, le baron d’Holbach et Augustin Roux publièrent le Recueil des mémoires de chymie et d’histoire naturelle, contenant des mémoires choisis traduits via les textes allemands de Kästner. En 1772, Louis-Felix Guinement de Keralio, un ami de la littérature nordique, publiait les Mémoires de l’Académie royale des Sciences de Stockholm2. Wargentin y figurait en bonne place (Frängsmyr 1989 ; Lindroth 1967, p. 208-214 ; Lindroth, 1975 et 1988).
II. L’économie morale de parcimonie : science et pensée économique
10Étant donné l’importance et de l’influence de la science moderne et de ses méthodes, il aurait été possible d’imaginer la Suède comme figure de proue de la marche des Lumières et de la révolution rationaliste. Il n’en fut cependant rien. Fût-elle moderne, la science vaut moins lorsqu’elle est appliquée avec les idées et les idéaux anciens, à l’instar de ce qui est arrivé en Suède. Les sciences étaient légitimées du point de vue de leur utilité mais cette dernière était étroitement définie. Elle était parfois envisagée comme un bienfait pour l’humanité en général, mais plus souvent encore comme un avantage pour le pays dont elle augmentait le pouvoir et la richesse. L’utilité était d’abord un terme économique et, dans ce domaine, les savants suédois tenaient — plus qu’en d’autres pays européens — aux idéaux anciens.
11Qu’y avait-il de si démodé dans le mercantilisme suédois ? La discussion lancée par Lars Magnusson sur la signification de ce terme peut nous aider. Cet auteur soutient que le discours mercantiliste constitue une rupture décisive par rapport à l’époque précédente, surtout sur deux points. D’abord, le mercantilisme, sous l’influence de l’empirisme baconien et des nouvelles sciences naturelles, impliquait une attitude scientifique exigeantdes analyses fondées sur des observations empiriques (Magnusson, 1996, p. 23-24, p. 246). Ensuite, les mercantilistes avaient une conception mécanique, inédite jusque-là, de l’économie. Ils voyaient cette science comme un système cohérent dans lequel des variables impersonnelles, plutôt que des conduites individuelles vertueuses ou vicieuses, étaient déterminantes pour le développement. « Le marché était regardé de plus en plus comme un système de puissances mécaniques interactives, un système qui rappelait le monde naturel » — puisqu’il était régi par des lois impersonnelles. Cette manière de voir implique la possibilité d’analyser l’économie comme un sujet particulier, séparé de l’État, de la politique et de la morale (Magnusson, 1996, p. 22-23, p. 245). De ce point de vue, la discussion économique est devenue une discussion sur le marché et donc sur le commerce ; elle devient une « science du commerce ». Comme le souligne Eli F. Heckscher, la morale n’intervient plus comme une force importante dans l’économie (Heckscher, 1953, p. 145, 275).
12Cependant, Magnusson remarque aussi qu’un tel discours mercantiliste n’existait pas avant les années 1620, en Angleterre, et qu’il ne s’y développe complètement qu’à partir des années 1680. Dans la France ou l’Allemagne du xviie siècle, le discours économique n’était pas mercantiliste, dans l’acception de Magnusson, mais s’interrogeait plutôt sur les moyens d’atteindre puissance et indépendance – les activités de commerce n’étant qu’un instrument pour atteindre cet objectif très politique. Ce discours ne développait pas une « science du commerce » dans lequel l’économie est regardée comme un système dirigé par des lois mécaniques : il était donc nécessairement tributaire de considérations morales. Selon Magnusson, ce ne fut qu’au xviiie siècle que le discours économique en France devint mercantiliste (Magnusson 1996, VII).
13Au xviiie siècle, la pensée économique suédoise n’atteint pas encore cette phase. Elle ne se préoccupe que peu du commerce et du marché – préoccupations que nous associons aujourd’hui à l’économie. Les considérations morales demeurent décisives parce que l’économie n’est pas perçue comme un système indépendant et mécanique. Elle est, en revanche, dominée par un idéal d’indépendance qui ne se réalisera que si les conduites des citoyens sont dirigées dans le sens souhaitable et moralement juste. Ce système repose sur trois arguments principaux : 1) un pays peut et doit être indépendant dans la mesure la plus large possible ; 2) la Suède peut être un pays indépendant grâce à ses conditions naturelles très avantageuses, avec ses grands espaces propices à l’agriculture, ses vastes forêts, ses montagnes riches en minéraux et en métaux, et ses rivières et lacs poissonneux ; 3) jusque-là, l’économie suédoise a été mal gérée, les ressources nationales restant en terre, dans les lacs, les forêts et les montagnes, et le pays demeure par conséquent dépendant. Cette dépendance se manifeste surtout avec une balance commerciale négative : le pays achetant plus qu’il ne vend, ses ressources et ses fonds étant dépensés à l’étranger.
14La pensée économique du « Temps des Libertés » – période allant de 1720 à 1772, correspondant à une expérience républicaine menée sous un roi dénué de pouvoir – était donc très orientée vers l’exploitation des ressources. Quelques chercheurs suédois ont montré que cette période correspond à un grand effort et à une grande volonté d’inventorier et de faire une carte complète des ressources du pays, fondement de l’économie future (Frängsmyr 1971-1972 ; Lindroth 1975 ; Legnér 2002). Ainsi, la balance négative pouvait s’inverser, le pays vendant plus qu’il n’achèterait. Et si le développement s’avérait vraiment positif, le pays vendrait mais n’achèterait plus – notamment ce qu’il ne pouvait pas produire, comme le vin et le sel.
15L’exploitation des ressources s’appliquait aux trois règnes de la nature, minéral, végétal et animal, et elle s’appliquait aussi aux plus petits sujets. Si tout était créé pour l’utilité de l’homme, la nature n’était qu’un grand magasin dans lequel il pouvait venir chercher ce dont il avait besoin ou qu’il demandait pour son confort — un cornucopia à vider à volonté, s’il savait seulement comment le faire. Le naturaliste, plus tard évêque, Johan Browallius écrivait, dans un discours de 1741 :
Nous sommes entourés d’un riche magasin et nous demeurons dans un grenier qui contient tout ce dont nous avons besoin : mais il faut du zèle et de l’esprit, de la raison et de la réflexion, pour en avoir le véritable profit (Browallius, 1747, p. 14 ; Löfberg, 1949, p. 127-131).
16Les sciences naturelles et les idéaux scientifiques se rejoignent, les premières trouvant leur place et leur légitimité. Par des explorations empiriques, les ressources du pays seraient inventoriées, cataloguées, examinées et jugées selon leur utilité. Selon Linné et d’autres naturalistes, l’histoire naturelle et la physique représentent le fondement de toute économie (Linné, 1740, p. 411-412 ; Löfberg, 1949, pp. 119-120, 128-129, 205-206), et Browallius se voit précisément comme un disciple de Linné : on retrouve d’ailleurs chez ce dernier une conception de l’économie comme destinée à exploiter les ressources naturelles. Il fallait alors savoir ce que l’on peut chercher, pourquoi, c’est-à-dire pour quelle utilité (l’un des plus célèbres travaux de Linné s’appelait Cui bono) et où.
17Également importante est la vertu des citoyens. Tous les travaux et examens destinés à créer l’indépendance nationale — améliorer les outils de l’agriculture, utiliser du jonc et des rameaux de sapin pour le fourrage, extraire le bois des arbres jusque-là négligés ou faire une boisson à partir du sapin, produire de l’encre de tourbe, ou du sel par congélation sur des rochers nus, etc. — sont des preuves de l’importance de la parcimonie en Suède. En utilisant ses propres ressources, on ne crée pas d’autres besoins. Qui n’achète rien ne court pas le risque de voir disparaître ses ressources et ses richesses, ce que fait la dépendance. La parcimonie était, selon les savants du Temps des Libertés, la clé de la prospérité, tant pour un pays que pour un individu. Jusque-là, selon les mêmes savants, elle n’avait pas été pratiquée. En outre, si cette vertu était pratiquée par tous les citoyens, l’économie du pays serait bientôt entièrement différente tandis que, en son absence, le pays serait en danger. À l’opposé de la parcimonie se trouvent le vice et l’égoïsme ; pour chaque action frugale existait un contraire gaspilleur : le pré moussu, le gaspillage du fermier dans la forêt, les herbes des bois négligées, les vastes tourbières intactes, les plantes médicinales importées.
18La frugalité individuelle – l’effort de chacun pour mieux utiliser les ressources disponibles – conduit à la parcimonie collective, à savoir à la richesse et à l’indépendance du pays. Mais la parcimonie peut sembler de l’avarice, une avarice nationale. Dans un mémoire de l’Académie des sciences, Anders Johan Nordenberg3 mentionnait des activités pour les pauvres qui pouvaient ainsi être utiles au pays. La production de potasse, un produit que le pays importe, demande du bois et de la cendre. Dès lors que l’on trouve cette dernière dans chaque maison, les pauvres peuvent la collecter aussi bien que des branchages dans la forêt. Ils peuvent donc utiliser quelques matériaux négligés et en même temps contribuer à l’indépendance nationale. À partir de la résine, une fortune forestière oubliée, les pauvres peuvent fabriquer de la colophane et de la térébenthine, encore deux produits importés. Autre trésor de la forêt, l’écorce de bouleau peut être nettoyée, tassée et brûlée par les pauvres qui en extraient une huile bonne pour le graissage du cuir et des roues (Nordenschöld, 1741, p. 211-217).
19Tout parcimonieux qu’il paraît, Nordenschöld n’en partage pas moins cette attitude avec d’autres, par exemple l’ethnologue Maria Adolfsson a montré, dans la littérature topographique et économique du xviiie siècle, cet effort pour faire profiter le pays entier d’une parcimonie au « niveau micro » (Adolfsson, 2000, p. 55). Le fait que l’économie soit de la parcimonie exprimée par une exploitation maximale des ressources disponibles n’était pas remis en question. Le médecin et naturaliste Johan Hesselius tenta d’utiliser la cendre de tourbe pour produire de la poudre à perruques, encore un produit d’importation et de luxe. Un autre médecin, Johan Otto Hagström, se plaint de la cherté de la toile à linceul et remarque que le pays s’épargnerait de grands frais, si, à la place, on utilisait des rameaux de sapin (Hesselius 1745 ; Hagström, 1993, p. 71). Dans un mémoire, l’économiste Per Niklas Christiernin écrit qu’il fallait, pour bien conduire son ménage, du zèle et de l’ordre, « afin que tous les royaumes de la nature soient utilisés pour notre plus grand profit et avec la plus grande parcimonie » (Christiernin, 1760, p. 127).
20Cette conception de l’indépendance comme fondement de la prospérité, et de la parcimonie comme moyen d’indépendance, était ancienne. Elle s’exprimait dans les textes de sagesse de l’Ancien Testament, les Proverbes, l’Ecclésiaste et l’Ecclésiastique (qui n’était pas considéré comme apocryphe en Suède au Temps des Libertés). Ces textes contiennent un grand nombre d’idées économiques dont la plus importante est qu’un ménage atteint son indépendance grâce à la vertu de bon ménager, exprimée par la parcimonie, le zèle et l’ordre. Cet idéal de ménage était présenté aussi par des écrivains de l’Antiquité : La Politique d’Aristote, l’Oikonomicos de Xénophon, le De Re Rustica de Caton l’Ancien, et quelques autres œuvres. Caton l’a très clairement formulé, écrivant que le bon ménager doit vendre mais ne pas acheter ; il doit donc produire suffisamment pour soi-même et son ménage, et aussi, si possible, un excédent à vendre, pour être indépendant du reste du monde. L’aphorisme de Caton trouvait un écho dans le discours suédois du xviiie siècle. Il est clair que l’ancien idéal d’indépendance joua un rôle central au cours du xviie siècle, lorsque la pensée économique en Suède commençait à prendre sa forme explicite. Les auteurs de cette époque se référèrent souvent aux livres de sagesse de l’Ancien Testament et aux auteurs anciens (Runefelt, 2001, p. IV-V).
21Notons que cet idéal est opposé à l’idée souvent attribuée à Adam Smith et formulée avant lui par des philosophes comme Bernard Mandeville, François Melon et Montesquieu, à savoir, que la conduite égoïste de l’homme en général – son effort pour satisfaire ses propres besoins – crée le bien public (Berry, 1994, p. V). Cette idée moderne ne pouvait être entendue, compte tenu du climat intellectuel de la Suède du Temps des Libertés. Selon des savants comme Anders Berch et Carl Linné, le bien public et la prospérité ne pouvaient jamais être le produit de l’égoïsme, jamais des vices des individus, seulement de leurs vertus. L’égoïsme et les vices dévastaient les forêts et, de ce fait, des alternatives aux produits importés n’étaient pas étudiées. Un pareil avis, non seulement est opposé aux thèses d’Adam Smith ou de Bernard Mandeville, mais encore ne laisse aucune place à une conception de l’économie comme système régi par des lois mécaniques. Pour Mandeville, l’égoïsme généralisé fonctionne comme une loi ; l’homme est passif, guidé par ses seules passions. Dans le monde idéal des savants suédois, l’homme est ou doit être actif ; c’est alors la vertu active, la parcimonie et le zèle, qui crée le bien-être.
III. Le manque de peuple et les autres obstacles à l’indépendance
22Dans le discours suédois, trois sujets apparaissent centraux, requérant chacun une solution : 1) la question de l’ordre et de l’organisation du commerce et de la production intérieure de biens de consommation ; 2) la question de la plus grande diminution possible de consommation de biens importés ; et 3) la question du nombre de travailleurs, un nombre trouvé tout à fait insuffisant pour l’exploitation de la nature.
23Concernant la première question, les efforts furent dirigés vers l’édification de manufactures intérieures, visant à remplacer les biens importés par des produits nationaux, et aussi vers un règlement de commerce interdisant l’exportation des matières premières et de l’argent, tout comme celle de biens de consommation inutiles. Le mercantilisme offrait évidemment ce type de solutions. Le discours suédois différait cependant du discours anglais : dans le domaine du commerce, celui-là mettait également l’accent sur la vertu, notamment celle du commerçant. Si celui-ci ne voyait que ses propres intérêts, il avait l’occasion de faire de grands profits, mais aux dépens du bien public. Ces commerçants égoïstes étaient diffamés comme étant vicieux. Dans le discours suédois, un commerce de bon aloi n’était pas possible sans la vertu du commerçant. Pour la répandre, il fallait une main ferme de l’État sur le marché : il n’y avait aucune place pour un ordre libéral. On n’estimait donc pas que l’égoïsme du commerçant pouvait contribuer au bien-être et à la prospérité du pays. Surtout, il ne venait à l’idée de personne que le commerce fût un domaine où seuls agissaient des mécanismes de marché. Le commerce n’était pas vu comme un échange de biens entre deux parties au moins formellement égales, mais plutôt comme un jeu où le plus développé ou le plus riche – c’est-à-dire le plus indépendant – pouvait écouler ses biens superflus chez les ignorants et les paresseux.
24La deuxième question, la plus grande diminution possible de la consommation de biens importés, se manifesta surtout par une discussion au sujet du luxe. Certes, quelques-uns en Suède avaient adopté une vision moderne du luxe comme utile à la société, vision courante dans quelques pays d’Europe et propagée par des penseurs comme Mandeville, Melon, Montesquieu et Voltaire. Cependant, la plupart des penseurs suédois rejetaient cette vue qu’ils considéraient comme dangereuse pour la société puisqu’elle laissait le champ libre à l’égoïsme et aux vices. L’ordre devait au contraire se fonder sur la vertu individuelle, c’est-à-dire la modération manifestée par une consommation en rapport avec le rang et la condition. Des gens très riches vivaient certes dans un grand luxe mais ils appartenaient à l’aristocratie et avaient non seulement le droit, mais aussi le devoir de le faire puisqu’ils occupaient les plus hautes positions dans la hiérarchie de la société. Les autres devaient, comme eux, vivre suivant leur rang, et puisque la plupart étaient pauvres et sans rang, ils devaient vivre simplement et pauvrement. La modération était ainsi chose toute relative.
25La troisième question concernait les travailleurs : comment les ressources potentielles du pays pouvaient-elles être exploitées ? Il était clair que, comparée à beaucoup d’autres pays européens, la Suède manquait d’une ressource vitale, à savoir des gens. Créer une économie forte et indépendante en Suède consistait donc en grande partie à encourager une augmentation de la population et aussi à mettre fin à une prétendue émigration4. Sur cette question de la population, l’opinion des économistes suédois était que les ancêtres avaient non seulement été négligents, mais aussi destructeurs, ayant pendant de longs siècles décimé le peuple en menant différentes guerres.
IV. Économie et population au Temps des Libertés
26Pehr Wargentin commence son cycle de mémoires sur l’utilité des relevés annuels des nés et des morts en un pays, publié par l’Académie royale des Sciences de Suède en 1754-1755, en soulignant que la principale force d’une communauté réside dans la quantité et la qualité de ses membres. Il partage ainsi l’opinion d’une longue série d’économistes et de savants. La prise de conscience du faible peuplement de la Suède s’opéra dans les années 1720 et 1730. Pendant ces décades, la cause de ce manque de population peut avoir été, d’une part un meilleur climat qui, augmentant les récoltes, créait ipso facto un besoin de travailleurs et, d’autre part, une pénurie de gens aptes au travail après une longue guerre (Pulma, 1985, p. 69-70). Olof von Dalin figure parmi ceux qui ont très tôt souligné le rapport entre la richesse d’un État et la quantité de sa population. En 1733, il écrivait dans son périodique Then Swänska Argus (L’Argus suédois) :
Si je le pouvais, j’expulserais les malices et les vices ; je fais du moins l’effort. Mais la quantité de peuple, je ne veux absolument pas la diminuer. Je sais qu’un grand nombre de gens capables, diligents et assidus, est la richesse la plus solide et la plus grande d’un pays (Dalin, 1910, p. 362 ; Carleson, 1735, p. 9-10)5.
27Quelles que soient les autres divergences, les savants suédois s’accordaient sur ceci que la puissance de l’État dépendait de la quantité de population. L’écrivain et manufacturier Jonas Alströmer6 voyait un rapport direct entre la capacité du pays à exploiter ses ressources et la quantité de la population :
Les trésors du monde entier sont offerts à tous les hommes, et le pays ou la province qui a le plus grand nombre d’ouvriers et d’artisans pour ramasser ce trésor en gagne aussi proportionnellement (Alströmer, 1745, p. 7 ; et aussi Berch, 1746, p. 6 ; Faggot, 1750, p. 264 ; Kryger, 1758, p. 3 ; Botin, 1765, p. 41f ; Westerman, 1768, p. 11-12, 17 ; Hjelt, 1899, pp. 8-9, 24).
28Il fallait donc augmenter la population. Brièvement discuté, le risque de surpeuplement était considéré comme très petit (Polhem, 1951, p. 310-311 ; Berch, 1746, p. 8-10). Un auteur constatait que « un pays en friche avec d‘affreuses régions désertes réclame encore des gens et témoigne de ce que le nombre de peuple est trop petit » (Hammar, 1758, p. 58). Mennander remarquait que la Suède nourrissait 3 millions de personnes mais que le pays en pourrait contenir cinq fois plus (Mennander 1743, p. 227-232). Ephraim Otto Runeberg, dans un mémoire d’arithmétique politique, disait que Lajhela, un village représentatif en Finlande, avait beaucoup plus de terre non cultivée que cultivée, et que le nombre des familles y pourrait augmenter de 90 à 390 (Runeberg, 1758, p. 112-113). Pour l’économiste Johan Fredrik Kryger, il était impossible de nier que la Suède, étant donné ses grandes ressources potentielles, pourrait nourrir vingt fois plus d’habitants et que c’était le pays le moins peuplé de toute l’Europe (Kryger, 1758, pp. 3-4, 8). Dans un mémoire publié par l’Académie royale des sciences en 1744, l’économiste Eric Salander calculait combien de personnes l’agriculture de la Suède pourrait nourrir. Selon lui, il y avait 3 millions d’hommes en Suède mais jusqu’à 9 000 lieues carrées suédoises de superficie7. Même si tout ce terrain n’était pas cultivable – du fait des forêts, des lacs, des montagnes, etc. – la terre suédoise pouvait cependant nourrir jusqu’à 20 millions d’hommes (Salander, 1744, p. 62-63). Dans son ouvrage d’arithmétique politique publié en 1746, Berch atteignait le nombre encore plus grand de 26 millions, dont 2 millions habiteraient les villes. Il estimait alors la population suédoise à 2 708 000 habitants (Berch 1746, p. 50-57).
29La faible population constituait un obstacle important pour l’économie. L’exploitation des ressources était difficile sans hommes, les distances étaient trop longues, les villes trop petites et peu développées, les prix trop élevés, les travaux agricoles importants — comme le déblaiement des pierres et les défrichements, négligés. Le prix des journées de travail était très élevé et les ruraux forcés à la « polypolie », c’est-à-dire à être capables de tout faire sans exceller en rien (Runeberg, 1764, § 7 ; Berch, 1746, p. 6 ; Næsman, 1747, p. 131 ; Lagerström, 1751, p. 214 ; Salander, 1754, I, § 13 et II, § 5 ; Westerman, 1768, p. 11-12).
30Ces problèmes relatifs à la taille de la population ont fait l’objet d’un mémoire de l’économiste Edvard Fredrik Runeberg en 1764, qui porte sur la dimension naturelle des pays. Il y discute de la mauvaise situation de la Suède. Selon lui, la « dimension naturelle » est déterminée par la relation entre la quantité de population et la surface du pays. L’Angleterre ayant une moyenne de 5 508 individus par lieue carrée, la Suède n’en avait que 345. Pour atteindre la même puissance que l’Angleterre, il fallait que la population de la Suède soit d’au moins de 27 725 534 individus. En traduisant ce chiffre en surface cultivable, on trouve 4,5 arpents par personne en Angleterre, mais 49 en Suède. En imaginant tous ces arpents cultivés — et des penseurs suédois l’imaginaient volontiers et souvent — on peut, selon Runeberg, conclure que chaque Suédois devait travailler comme douze Anglais. Et si le Suédois ne travaillait pas ainsi, un grand nombre de ces arpents resteraient incultes pour toujours. Par conséquent, la production suédoise était beaucoup plus faible que celle de l’Angleterre et aussi d’autres pays, et le prix des biens et du travail y était plus élevé (Runeberg, 1764, 86, p. 91-98 ; Faggot, 1755-1946, p. 277-278 ; Berch, 1746, pp. 13-14, 16, 61).
31Selon l’opinion générale, la Suède était donc un pays sous-exploité. Si l’on peut penser aujourd’hui qu’une grande augmentation de gens ne pouvait qu’aggraver la situation d’une population déjà pauvre, tel n’était pas le cas pendant le Temps des Libertés. On supposait au contraire qu’un plus grand nombre de gens créait de nouvelles occasions pour le peuple de se nourrir – les ressources étaient en terre et il fallait du monde pour les exploiter. Les sciences, les artisanats, le commerce, les possibilités d’emploi, tout augmenterait pourvu que le nombre de gens augmente. Alströmer justifiait cet état de choses par la situation du continent où les gens grouillaient comme des fourmis, chacun ayant son occupation sans que l’on y trouvât des mendiants. Ainsi, Wargentin comparait la Suède à la Chine « où 200 millions d'hommes, dans un pays qui n'est pas beaucoup plus que cinq fois plus grand que la Suède, ne se plaignent cependant pas qu'il leur soit trop étroit, mais se tiennent au contraire pour le peuple le plus heureux du monde et n’ont en cela pas tout à fait tort » (Wargentin, 1755a, p. 92 ; Alströmer, 1745, p. 6 ; Runeberg, 1764, p. 85 ; Mennander, 1766, p. 7). E. O. Runeberg, le frère d’Edvard, remarquait qu’une augmentation de la population conduisait à une meilleure exploitation des ressources et donc à une meilleure économie :
Celui qui sait bien quelles nouvelles inventions le génie de l’homme peut produire lorsque, dans un pays bien peuplé, il est incité par le besoin, celui-là n’ose pas estimer une terre quelconque impropre et inutilisable. Le grand Créateur a tout fait pour l’avantage et pour que l’utilité des biens se révèle à mesure que les besoins augmentent (Runeberg, 1758, p. 118-199 ; Ankarcrona, 1744, p. 7-8).
32Selon Ephraim Otto Runeberg, le grand problème à Lajhela était la famine qu’il trouvait être « le plus grand ennemi de l’augmentation du peuple » (Runeberg, 1758, p. 130). Il n’en demeure pas moins qu’il y avait place pour une population plus grande – puisqu’un plus grand nombre pouvait cultiver les vastes terres jusque-là inexploitées. Runeberg ne se demanda jamais pourquoi ces terres étaient restées inutilisées (Runeberg, 1758, p. 119 ; Johannisson, 1988, p. 97). On peut alors se demander si des penseurs comme Wargentin et les frères Runeberg ont vraiment tenu compte de la réalité. En outre, certains auteurs posait le problème de l’émigration de la population suédoise, sujet qui donna lieu à un concours de l’Académie proposé en 1762 : « Quelle est la cause pour laquelle un si grand nombre de Suédois s’en vont chaque année à l’étranger, et quelles seraient les mesures pour l’empêcher ? » L’Académie reçut vingt-huit réponses. Cette inquiétude s’avéra en fait sans fondement. En réalité, la population augmenta pendant le Temps des Libertés (Utterström, 1957, I, 2, p. 252).
V. Moyens d’agrandir la population
33Il n’est pas bien sûr possible de rapporter l’ensemble des idées et des projets présentés dans la littérature économique et démographique pour augmenter le nombre d’habitants (Edgren, 2001, p. 98-118 ; Pulma, 1985, IV), nous nous contenterons donc de quatre points, en écartant des propositions plus périphériques comme une taxe pénale pour les célibataires et la diminution des impôts pour les familles avec cinq enfants ou plus. Ces quatre aspects concernent les divisions de fermes (le morcellement des terres), l’immigration, les maisons d’enfants et les mesures pour améliorer la santé générale.
34Le morcellement des terres. Depuis les années 1740, pour l’opinion commune, l’interdiction de diviser les fermes (le décret de 1749) constituait l’un des plus graves obstacles à l’accroissement du peuple. Cette interdiction avait été introduite afin d’assurer une quantité suffisante de travailleurs à la campagne. Les contradicteurs soutenaient que celle-ci forçait les jeunes gens à quitter le pays ou à se marier très tard. La question fut discutée à la Diète de 1746-1747. Beaucoup de politiciens pointèrent que cette interdiction était la cause de l’émigration ; elle fut alors partiellement abrogée (Montgomery, 1933, p. 263-265 ; Utterström, 1957, I, p. 257-258). À partir de ce moment, Berch et d’autres auteurs plaidèrent pour une libre division des fermes (Berch, 1746, p. 60-62 ; Faggot, 1746, p. 49-54 ; Högström, 1755, p. 171 ; Runeberg, 1764, p. 113-114 ; Mennander, 1769, p. 203). Arthur Montgomery et Gustaf Utterström ont montré que les économistes ne connaissaient pas les véritables circonstances de l’émigration, l’interdiction de morceler les terres étant depuis longtemps inefficace et la division étant très avancée dans quelques parties du pays (Montgomery, 1933, p. 253 ; Utterström, 1957, I, p. 9-11).
35L’immigration. Nombre d’auteurs, à l’instar de Berch et de Salander, ont pensé qu’elle était le moyen d’obtenir une plus grande population. Ils ne présentaient cependant pas d’idées concrètes sur la réalisation de cet objectif, ne faisant que mettre en évidence les avantages qu’avaient retirés les Hollandais et les Anglais de l’accueil de huguenots exilés de France et jugeant que la Suède devait agir pareillement si une situation analogue se développait quelque part en Europe. Cette réaction aux persécutions religieuses était vue comme un moyen d’attirer des artisans capables, avec des privilèges spéciaux et de faibles impôts (Sandberg, 1949).
36Maisons d’enfants. Un moyen d’augmenter la population pouvait être d’établir des maisons d’enfants ou des orphelinats. Pendant le Temps des Libertés, la Suède, comme toutes les sociétés de l’Ancien Régime, regorgeait d’orphelins. Avec des orphelinats, l’État pouvait sauver ces enfants et les préserver jusqu’aux âges productifs. Les Diètes et les résolutions politiques furent attentives aux orphelinats à partir des années 1740. À la Diète de 1755-1756, cinq rapports différents furent remis sur la question des enfants orphelins et sur les maisons d’enfants. On forma alors une commission particulière dont les résultats et les projets furent vivement débattus lors des Diètes suivantes (Pulma, 1985, p. 75-82 et VI). Des orphelinats furent aussi fondés par des particuliers, comme l’officier d’artillerie Augustin Ehrensvärd qui avait remarqué une mortalité infantile très élevée parmi les enfants nés chez les soldats de son régiment ; d’autres orphelinats furent fondés par les francs-maçons (Pulma, 1985, p. 134-135 et VI).
37De même, les économistes soulignaient l’importance des orphelinats pour sauver les enfants pauvres et exposés, donc en faire des citoyens productifs et féconds à l’avenir (Carleson, 1734, p. 23 ; Linné, 1963, p. 191 ; Kryger, 1758, p. 16-18). Berch affirmait que le vice ne pouvait jamais être supprimé et que l’État devait donc établir des orphelinats où les enfants engendrés en secret seraient sauvés ; selon l’historienne Monika Edgren, Berch parlerait ici d’une « maternité d’État », les orphelinats apparaissant comme un complément nécessaire, forcé par le vice et les besoins d’une économie nationale, au mariage traditionnel. Des orphelinats, établis autour du pays, pourraient devenir « un magasin plein de futures familles » (Berch, 1746, p. 24-25 ; Edgren, 2001, pp. 87, 108-109).
38Mesures pour améliorer la santé générale. Si les orphelinats pouvaient sauver et garder les enfants pauvres et abandonnés, ils ne pouvaient rien faire contre la mortalité très élevée des paysans suédois. La littérature économique ou topographique n’est guère prolixe à ce sujet ; Berch (1754, § 13-16) souligne l’importance du fait que les curés connaissent les médicaments pour établir les causes de décès. Pourtant, comme l’a démontré l’historien des sciences Henrik Sandblad, la constitution d’un réseau de médecins provinciaux (provinsialläkarsystemet) à partir des années 1740, aussi bien que d’autres efforts pour améliorer la santé générale, comme l’augmentation de la connaissance par le public des maladies les plus fréquentes et des médicaments, ne peuvent être compris qu’à la lumière de la pensée et de la politique économique du Temps des Libertés. Dans ses travaux démographiques, Wargentin a indiqué quelques cas de très forte mortalité, sans doute causés par le manque de médecins et de médicaments ; cela représentait un grand gaspillage de vies humaines, peut-être la ressource la plus importante du pays. Par exemple, selon les calculs de ce savant, plus du double de personnes mouraient de petite vérole et de rougeole à la campagne par rapport à la ville (Sandblad, 1979, p. 3-12 ; Edgren, 2001, p. 98-118). Sandblad a montré que le développement d’un réseau de médecins provinciaux était la conséquence d’observations analogues.
VI. La population et le zèle
39Dans son ouvrage, Det mätbara Samhället (La société mesurable), l’historienne des sciences suédoise Karin Johannisson remarque que les statistiques démographiques du xviiie siècle diffèrent des statistiques modernes : entièrement quantitatives, elles manquent d’éléments qualitatifs comme l’ethnie, la religion ou les opinions (Johannisson, 1988, p. 103 ; Edgren, 2001, p. 96). Il est cependant impossible de soutenir que les statistiques ou les opinions générales sur la population étaient libres de jugements moraux. Au contraire, on trouve dans presque chaque texte traitant de la population un accent mis sur le devoir que chacun a d’être diligent — depuis fort longtemps une vertu centrale dans la pensée économique.
40Pour créer l’indépendance des richesses et du pouvoir, la parcimonie et la modération n’étaient pas les seules vertus nécessaires. Lorsque Wargentin écrit que la clé de la force d’une communauté civile réside dans la quantité des citoyens, il n’omet pas de dire que ceux-ci devaient être également cultivés et zélés. Ces mots, « zélé », « zèle », « assiduité », se retrouvent chez chaque auteur du Temps des Libertés : seul un peuple plein de zèle pouvait exploiter les ressources du pays et, si sa population n’était pas zélée, la Suède en viendrait à être surpeuplée, le vice y triompherait et la ruine du pays serait imminente (Berch, 1746, p. 6 ; Carleson, 1749 ; Faggot, 1750, p. 264 : Hammar, 1758, pp. 28, 42 ; Runeberg, 1764, p. 85).
41Si la prospérité d’un peuple plein de zèle ne connaît aucune limite, celle d’un peuple paresseux en a une très évidente. Beaucoup de place est donnée dans la littérature économique à la paresse comme au zèle ; celle-là est accompagnée de ses corollaires, le vagabondage et la mendicité. La mendicité et le désœuvrement étaient, comme l’a dit Tomas Plomgren, « un vol continuel commis contre la société entière » (Plomgren, 1740, p. 333). Berch estimait que beaucoup de gens cachaient leur paresse sous le masque des maladies et de la vieillesse (Berch, 1746, p. 65).
42Le zèle était une vertu centrale dans la philosophie pratique — l’éthique — du Temps des Libertés (Runefelt, 2004). La paresse était condamnable et le zèle louable en économie comme en philosophie : la première impliquait l’égoïsme, le second l’utilité publique ; le zélé contribuait au bien public tandis que le paresseux en profitait. L’attitude à adopter contre la paresse devait s’apppuyer sur l’éthique, mais aussi sur la théorie du droit naturel : c’était le devoir de chaque citoyen de contribuer, selon sa propre capacité, à la préservation et au développement de la société. Il n’y avait aucune autre liberté : celle dont l’homme avait bénéficié dans l’état de nature n’existait plus. Ainsi, dans la société moderne, la liberté était restreinte et limitée, et elle supposait l’exercice de quelques vertus centrales comme la diligence, la modération, la parcimonie. La pensée démographique suédoise reposait donc sur un fondement moral.
43Dans la Suède du xviiie siècle, la pensée économique était fondée sur des idéaux scientifiques. En procédant à des observations et à des expériences, en dressant des inventaires, en effectuant des calculs et en élaborant des statistiques, il serait possible de déterminer les ressources du pays, ses faiblesses et ses défauts ainsi que les remèdes à ces derniers. L’un des problèmes majeurs de l’économie suédoise était la faible quantité de population. L’augmentation de cette dernière était donc un objectif essentiel, et parmi les plus importants projets nationaux se trouvait l’examen des obstacles à cette augmentation. Le Tabellverket – les grandes collectes et les relevés de la statistique démographique établis sous les auspices du gouvernement – fondé en 1749 et soumis depuis 1756 à la Commission des tables (Tabellkommissionen), était au centre de ces efforts : il répondrait aux inquiètudes de nombre d’économistes et donnerait une base à la réalisation des mesures visant à augmenter la population.
44La place importante donnée aux statistiques démographiques correspondait aux souhaits d’une population plus importante comme clé de voûte des objectifs économiques débattus dans la littérature. Ces objectifs n’étaient toutefois pas aussi modernes que les méthodes. Il s’agissait d’abord de créer une indépendance nationale en exploitant efficacement les ressources du pays, dont plusieurs étaient encore en terre. Cette indépendance était vue comme un produit de la vertu des hommes : parcimonieux, modéré et zélé, le peuple suédois serait riche et puissant. Cette conception de l’économie comme étant régie par les vertus des hommes n’était pas nouvelle : elle avait été formulée par les sages de l’Ancien Testament et les philosophes grecs et romains de l’Antiquité qui décrivaient le ménage comme l’unité fondamentale de l’économie, conduit à la prospérité par les vertus de chacun de ses membres ou ruiné par leurs vices. Ailleurs, cette conception fut abandonnée au cours des xviie et xviiie siècles en faveur d’une économie conçue comme un système indépendant, réglé par des lois mécaniques.
45La question posée en préambule – pourquoi la Suède a-t-elle pu produire d’importants statisticiens démographes au xviiie siècle ? – trouve sa réponse dans le fait que des idéaux modernes se conjuguaient à d’anciennes conceptions de l’économie. La science suédoise, fût-ce avec des méthodes et un habillage modernes, ne réussit cependant pas à se libérer du poids des autorités anciennes.
Notes de bas de page
1 C’est celui qui gère bien son ménage, l’expert en économie domestique.
2 Un mémoire de Edvard Fredrik Runeberg, intitulé « Population de la Suède », figure dans la Collection académique composée de l’histoire et des mémoires des plus célèbres académies et sociétés littéraires de l’Europe ; concernant L’Histoire naturelle, la Physique expérimentale, la Chymie, la Médecine, l’Anatomie, etc. Tome onzième de la partie étrangère, contenant les mémoires de l’académie des sciences de Stockholm. Paris, Panckoucke, 1772, p. 325-328. Voir dans le présent volume les extraits de Runeberg (1764).
3 Nordenberg fut, plus tard, anobli et son nom devint Nordenschöld.
4 En réalité, cette émigration n’existait pas.
5 C’est Dalin qui souligne.
6 Cet auteur est, à tort, célèbre comme introducteur de la pomme de terre en Suède.
7 Une ancienne lieue suédoise valait 36 000 pieds ou 10 688 mètres ; elle était donc beaucoup plus grande qu’une lieue française.
Auteur
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