Conclusion
p. 77-78
Texte intégral
1En 2000, en conclusion à sa réponse aux critiques de l’optimal matching, Andrew Abbott, de manière provocatrice, donnait rendez-vous aux sceptiques trente-cinq ans plus tard pour constater le succès de l’appariement optimal (Abbott, 2000). Une vingtaine d’années après, on est tenté de lui donner raison : l’OM et l’analyse descriptive des séquences en général se sont imposés comme des outils légitimes d’analyse quantitative en sciences sociales1. L’existence de l’analyse de séquences est maintenant « durcie », incarnée dans un corpus de publications, avec des logiciels qui ne s’évanouiront pas, quelle que soit l’évolution de l’appropriation effective de la méthode (ou son absence).
2On peut toutefois nuancer ce constat optimiste. Abbott – toujours en 2000 – remarquait qu’il n’existait pas d' « application véritablement marquante » (p. 75), qui ferait significativement « bouger les lignes » sur une thématique donnée. Aujourd’hui, la situation n’a pas beaucoup évolué. Une grande partie des analyses de séquences menées durant ces années sont de grande qualité, mais peu marqueront une étape décisive dans la connaissance et l’appréhension de leurs objets d’étude. Mais c’est sans doute trop demander à une méthode dont l’ambition consiste avant tout à identifier des régularités : l’analyse de séquences ne marque pas une révolution, un changement profond de paradigme (Kuhn, 1962).
3À la rareté des applications « blockbusters » s’ajoute l’étroitesse du spectre des objets étudiés. Parmi les nombreux articles utilisant l’analyse de séquences avec des données empiriques, seul un très petit nombre d’entre eux n’analyse pas de trajectoires individuelles (carrières, parcours de vie, etc.). Parmi ceux-ci, quatre ont été écrits (ou co-écrits) par Abbott : ils portent sur des pas de danses folkloriques, l’adoption de programmes de sécurité sociale par des États et la structure rhétorique d’articles scientifiques. Les autres analysent des trajectoires d’entreprises, des contacts avec des enquêtés lors d’une enquête par questionnaire, l’évolution historique des lynchages dans le Sud des États-Unis ou la structure de manuels de physique et de sociologie. L’analyse de séquences s’est finalement peu diffusée au-delà de l’étude des carrières et des parcours de vie. L’agenda identifié par Abbott (2001, p. 61) – c’est-à-dire les situations où l’on étudie le déroulement d’un processus, avec peu de cas, une information collectée large et hétérogène (les organisations, les professions, les révolutions ou les politiques par exemple) – n’a pas rencontré un large public. Le « positivisme instrumental2 » dominant (Bryant, 1989 ; Ollion, 2011) inhibe peut-être l’imagination sociologique, empêchant de concevoir l’ensemble des applications potentielles de l’analyse de séquences (Mills, 1959 ; Abbott, 2001, p. 63). Plus généralement, alors que l’OM comme proposition méthodologique s’inscrivait chez Abbott dans un projet théorique plus large, ce cadre général de recherche n’est que très peu repris (les articles programmatiques d’Abbott sont d’ailleurs beaucoup moins cités que ses applications empiriques). Comme dans le cas du paradigme des variables avant elle (Fabiani, 2003), la méthode s’autonomise de la théorie. Cette « sécularisation » illustre une fois encore la puissance hégémonique de la « réalité linéaire générale » (Abbott, 2001).
4Pour conclure, quelques constats méritent d’être repris. Les approches présentées dans cet ouvrage se placent dans un mouvement plus général de réhabilitation de la description comme outil d’analyse légitime et central en sciences sociales (voir par exemple Savage, 2009). Elles sont à la fois souples et puissantes, et on ne peut qu’encourager des usages imaginatifs et réflexifs. À condition de ne pas trop attendre de ces méthodes, elles produisent des résultats robustes, contrairement à ce qu’affirment parfois certains défenseurs des analyses statistiques causales et inférentielles. Et pour achever de démystifier cette question : « il vaut bien mieux une réponse approximative à la bonne question, qui est souvent vague, qu’une réponse exacte à une mauvaise question, que l’on peut toujours rendre précise » 3.
Notes de bas de page
1 Pour une analyse du processus de diffusion de l’optimal matching en sciences sociales, voir Robette (2016).
2 Selon Bryant, « le « positivisme instrumental » […] est « “instrumental” dans la mesure où ce sont les instruments de recherche disponibles qui délimitent l’objet de la recherche, et « “positiviste” en ce que cette autocontrainte des sociologues traduit leur volonté de se soumettre à une rigueur d’analyse comparable à celle qu’ils attribuent aux sciences naturelles » (Bryant, 1989).
3 « Far better an approximate answer to the right question which is often vague, than an exact answer to the wrong question, which can always be made precise », Tuket, 1962, p. 13.
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