Chapitre 10
S’approprier les règles d’un « jeu » interactif sur écran tactile
p. 237-254
Texte intégral
Introduction
1Avec le dispositif Elipss, il est devenu possible d’utiliser un support informatique pour une collecte autoadministrée* sur échantillon représentatif* de la population française1. Cette innovation a permis de systématiser une forme d’enquête qui ne se résume pas à une série de questions, ou plus généralement à une série d’appels à la réaction directe des enquêté·es, mais qui autorise des interactions plus complexes entre les enquêté·es et le dispositif de collecte. Les deux enquêtes élaborées dans le cadre du projet Cordi (Connaissances ordinaires du monde social2) se sont saisies de ces potentialités. Le projet trouve sa source dans les expérimentations sous forme de jeux qu’ont orchestrées Luc Boltanski et Laurent Thévenot au tournant des années 1980 : le « jeu des paquets » appelait à réaliser des paquets constitués de vignettes en papier cartonné représentant chacune une personne (réelle) décrite par certaines de ses caractéristiques sociodémographiques ; le « jeu du poker » appelait à deviner la profession d’un individu mystère à l’aide d’indices à acheter en puisant dans un budget fictif, indices qui concernaient les caractéristiques sociales de l’individu, ses goûts et son style de vie ; enfin, le « jeu des cas typiques » appelait à décrire ce qu’était, pour les joueur·ses, un·e « cadre » typique puis un·e « ouvrière ou ouvrier » typique, notamment par ses goûts et son style de vie (Boltanski et Thévenot, 2015 [1983] ; Pénissat et al., 2015). Le projet Cordi a consisté à adapter ces jeux pour les implémenter dans l’application d’enquêtes Elipss conduites sur tablettes numériques, afin de faire varier plus systématiquement les profils sociaux des enquêté·es.
2Les données collectées résultent d’au moins trois logiques distinctes :
- celle propre à l’instrument qu’est la tablette numérique, auquel le dispositif Elipss avait familiarisé les enquêté·es mais dont l’enquête faisait intervenir de nouvelles fonctionnalités inconnues pour certain·es (glisser-déplacer, écran de jeu interactif) ;
- celle liée à la forme ludique particulière des enquêtes Cordi, qui supposait que le joueur ou la joueuse en maîtrise les règles pendant le temps où il y prenait part ;
- enfin, celle attachée plus directement à l’objet de l’enquête, c’est-à-dire aux manières de se représenter les positions professionnelles et les styles de vie qui peuvent leur être associés.
3Il s’agit ici de faire état des rôles respectifs que jouent ces trois types de logique, afin d’en tirer des conséquences tant sur la méthodologie des enquêtes utilisant le même support que sur ce qu’il a été possible d’en inférer à propos des représentations ordinaires de la stratification professionnelle. Mais il est utile, avant toute considération sur les résultats ou les appropriations différenciées des enquêtes, de les décrire dans leurs grandes lignes.
I. Trois jeux-enquêtes sur tablette numérique
4Le support qu’est la tablette numérique individuelle et les spécificités du logiciel qui implémente les enquêtes Elipss ont rendu nécessaire de ne pas reprendre tels quels les jeux originels développés par Luc Boltanski et Laurent Thévenot. L’adaptation s’est faite dans le sens d’une simplification selon des principes qui, outre les contraintes techniques, se sont appuyés sur une expérience récente (2008) de passation directe d’un jeu de cartes proche de celui des paquets (Deauvieau et al., 2014) et sur une série de tests de versions antérieures des jeux auprès de publics diversifiés. Il en a résulté trois jeux : les deux premiers, le jeu des métiers (reprenant en partie celui des paquets) et le jeu des cas typiques, ont fait l’objet d’une première phase d’enquête, de juillet à septembre 2014 ; le troisième, le jeu de la profession mystère (reprenant celui du poker), a été appréhendé lors d’une seconde phase d’enquête, en novembre 2014.
5Le jeu des métiers se présente sous la forme d’un écran comportant trois colonnes, dont celle de gauche est composée de onze vignettes rectangulaires empilées avec, dans chacune, un intitulé de métier (figure 1). Deux instances du jeu étaient successivement proposées aux enquêté·es selon un ordre aléatoire (ce qui était aussi le cas des vignettes affichées à l’écran) : elles correspondaient respectivement à des métiers de cadres et chef·fes d’entreprise d’une part, d’ouvrier·ères et employé·es d’autre part. L’enquêté·e avait pour tâche de déplacer tout ou partie de ces vignettes dans les deux autres colonnes pour former deux groupes de métiers. Le déplacement des vignettes constituant ici l’opération élémentaire, le jeu s’ouvrait par une explication animée de la manière de faire glisser un objet graphique sur la tablette numérique. Chaque instance était suivie d’une question demandant, pour chaque groupe de métiers réalisé, quel métier le représentait le mieux et quel nom pouvait lui être attribué. Une fois les deux jeux réalisés, deux questions à modalités de réponse prédéfinies demandaient aux enquêté·es sur quelles sources elles et ils s’étaient appuyé·es pour réaliser les groupes (par exemple, le fait de connaître des personnes exerçant les métiers concernés, des critères généraux, l’intuition ou le hasard) et quels critères elles et ils avaient employés (par exemple, le secteur d’activité, la qualification ou le style de vie).
Figure 1. Capture d’écran des deux instances du jeu des métiers

Source : enquête Cordi, phase 1, 2014, Elipss/CDSP.
6On peut noter deux évolutions importantes du jeu des métiers par rapport à la version originelle de Boltanski et Thévenot ou à celle adoptée en 2008 : le classement ne porte que sur des intitulés de métiers, et non sur des cartes représentant des personnes exerçant ces métiers, qui précisaient par ailleurs plusieurs autres de leurs caractéristiques (nom, âge, diplôme, secteur d’activité, etc.) ; désormais, également, les deux séquences du jeu se limitent à deux portions distinctes de l’espace social et visent à identifier, de façon binaire, une frontière en leur sein, alors que les jeux antérieurs supposaient de classer des cartes figurant la diversité d’ensemble des positions sociales.
7Le jeu des cas typiques, qui suivait immédiatement celui des métiers, consistait à demander aux enquêté·es d’imaginer ce qu’était, à leur avis, un·e représentant·e typique des « cadres » d’une part, des « ouvrières ou ouvriers » d’autre part, pour chacune des deux instances du jeu qui se succédaient dans un ordre aléatoire. Ce jeu se rapproche par sa forme des enquêtes traditionnelles par questionnaire et ne diffère que peu de la première expérience de Boltanski et Thévenot3 : une série de questions étaient posées à propos de ces deux représentant·es typiques, en commençant par leurs caractéristiques sociales dans un sens assez classique (métier à saisir par écrit, sexe, prénom, âge, revenu, type de lieu de résidence, diplôme, type de contrat de travail, secteur d’activité, taille de l’entreprise), puis en passant à des caractéristiques tenant davantage aux goûts et au style de vie (type de voiture conduite, émission de télévision préférée, musicien ou chanteur préféré), avant une dernière question sur la manière dont avait été imaginé le cas typique. La première phase d’enquête se clôturait par deux questions portant sur les éventuelles difficultés de compréhension du questionnaire, puis sur les remarques ou suggestions dont l’enquêté·e voulait faire part à son sujet.
8Le jeu de la profession mystère, enfin, a occupé toute la seconde phase de l’enquête. L’enquêté·e y était invité·e à deviner la profession d’un individu mystère réel, au sein d’une liste de huit métiers variés, en entamant le moins possible le crédit fictif de 100 € dont il disposait. Le fait de devoir trouver la profession mystère parmi une liste fermée de métiers, et non de façon ouverte, constitue la principale différence par rapport au jeu de Boltanski et Thévenot. Pour y parvenir, les joueur·ses pouvaient acheter différents indices sur l’individu mystère4, d’une valeur de 5 €, 15 € ou 50 € : les indices étaient d’autant plus chers qu’ils portaient sur des caractéristiques directement liées à la profession, comme le revenu ou le diplôme, et d’autant moins chers qu’ils concernaient des éléments a priori périphériques, comme l’opinion sur les impôts, la chanson préférée (sous la forme d’un extrait sonore) ou la destination des dernières vacances (sous la forme d’une image assortie d’un court texte).
9Matériellement, l’enquête se présentait sur tablette comme un plateau de jeu. La partie haute était composée de trois colonnes de 8 vignettes rectangulaires correspondant aux 24 indices (les différences de teinte indiquant leur valeur en euros), tandis que la partie basse comprenait 8 vignettes nommant les métiers parmi lesquels il fallait choisir la profession mystère (figure 2) : le jeu consistait pour l’essentiel à sélectionner avec le doigt, sur l’écran tactile, des indices et, ensuite, des métiers. Deux instances du jeu se succédaient dans un ordre aléatoire : l’une pour laquelle l’individu mystère était une aide-soignante, l’autre pour laquelle c’était un directeur d’agence bancaire. Chacune était suivie de trois questions sur les raisonnements adoptés : l’enquêté·e connaissait-elle ou connaissait-il personnellement une aide-soignante (ou un directeur d’agence bancaire) ? Avait-elle ou avait-il pensé à des personnes réelles parmi ses proches ou vues dans les médias ? Avait-elle ou avait-il au contraire réfléchi à partir de critères ? Pour celles et ceux qui avaient deviné la profession mystère, quel indice leur avait été le plus utile pour y parvenir ? Pour clôturer l’enquête, une question demandait de décrire en quelques phrases la manière de jouer, en écrivant sur la tablette ou en s’enregistrant oralement grâce à celle-ci.
Figure 2. Capture d’écran du jeu de la profession mystère, instance où il fallait deviner le directeur d’agence

Source : enquête Cordi, phase 2, 2014, Elipss/CDSP.
10Outre les éléments concernant directement l’objet d’étude (cf. encadré 1 pour une synthèse des principaux résultats établis jusqu’ici5), ces deux enquêtes font intervenir le rapport à certaines fonctionnalités plus ou moins complexes propres à l’outil tablette (faire glisser une vignette sur un écran tactile, sélectionner un indice ou un métier, plus simplement faire défiler une liste de modalités), mais aussi le rapport au jeu (prendre au sérieux les injonctions à former deux groupes de métiers et à imaginer des cas typiques, réagir à l’arrivée de nouveaux indices sur l’individu mystère, s’accommoder de divers degrés de cohérence dans les choix réalisés), et enfin le rapport à des règles du jeu d’une relative complexité, ainsi qu’à la façon dont elles sont expliquées6. Dans un premier temps sont donc présentées les différentes manières dont les panélistes ont pu s’approprier les enquêtes, d’abord dès le stade de la construction de l’échantillon*, puis au prisme des difficultés exprimées à l’égard du jeu de la profession mystère. Dans un second temps, il est constaté que les ressources n’ont toutefois pas manqué aux panélistes pour deviner la profession mystère, quelles qu’aient pu être les difficultés rencontrées et la variété des appropriations du jeu.
Encadré 1. Les grands résultats du jeu des métiers et du jeu de la profession mystère
Le jeu des métiers a permis de vérifier que les représentations ordinaires de la société ne sont pas brouillées, mais bien arrimées à des supports institués. Si ces supports renvoient pour partie aux règles et conventions juridiques qui structurent le monde du travail, ils doivent surtout être envisagés dans un sens durkheimien : ce sont des relations sociales stabilisées et cristallisées qui organisent les représentations sociales. L’analyse des catégories ordinaires mobilisées par les enquêté·es réaffirme la pertinence d’un clivage qu’on aurait pu croire estompé entre le monde des ouvrier·ères et celui des employé·es de type administratif, travaillant dans des bureaux ou pour l’administration. S’agissant des métiers de cadres et chef·fes d’entreprise, plusieurs clivages sont apparus, qui organisent la fraction supérieure de l’espace social sur la base d’institutions puissantes : la position sociale, parfois exprimée dans le langage des classes sociales ; le statut (salarié·e/indépendant·e ; public/privé) ; la profession (qui oppose expert·es et managers). Il ressort plus fondamentalement que les enquêté·es cadres et professions intermédiaires proposent, davantage que les enquêté·es ouvrier·ères et employé·es, une classification hiérarchisée du haut, mais également – de manière plus subtile – du bas de l’espace social. On constate une nette asymétrie des taxinomies proposées entre catégories populaires et moyennes-supérieures. Plus précisément, les hiérarchies sociales sont à la fois plus souvent évoquées pour et par les individus occupant une position élevée, alors que ce sont davantage des oppositions transversales (statutaires ou professionnelles) qui sont utilisées pour et par les personnes situées plus bas dans l’échelle des emplois.
Le jeu de la profession mystère a mis en évidence la capacité des individus à lire la structure sociale. Les manières de jouer témoignent de l’importance des stéréotypes sociaux cristallisés dans les représentations ordinaires pour deviner les professions recherchées. La préférence accordée à certains d’entre eux ne dépend pas uniquement – ni même principalement – de leur prix. Tout en étant ajustés à la situation personnelle des joueur·ses, les indices qu’elles et ils sélectionnent délimitent un ensemble restreint de marqueurs perçus comme pertinents pour trouver son chemin dans l’espace social. Un autre résultat du jeu traduit l’importance, dans l’exercice proposé, de pouvoir s’appuyer sur des « points saillants », c’est-à-dire sur des constructions institutionnelles et politiques : en témoigne la réussite très inégale des enquêté·es à identifier l’aide-soignante (59 %) – dont la profession est quantitativement répandue et symboliquement cristallisée – et le directeur d’agence bancaire (34 %) – à l’image sociale plus floue. Le sens social des enquêté·es ne se limite cependant pas à la connaissance des catégories socioprofessionnelles et à leurs caractérisations sociologiques ou économiques. En effet, la réussite au jeu ne reproduit que partiellement la hiérarchie scolaire des enquêté·es : elle dépend également de dispositions réflexives à interpréter la structure sociale qui sont liées aux trajectoires sociales des individus, à leur intérêt pour la politique ou encore à leur connaissance intime des professions à deviner.
II. Entre effet tablette et effet d’autoadministration
1. L’outil tablette et la construction de l’échantillon
11Le dispositif Elipss a visé la participation d’un échantillon aussi représentatif* que possible de la population de 18 à 75 ans, résidant dans un logement ordinaire de France métropolitaine hors Corse et ne devant pas déménager dans les trois mois suivant le recrutement (entre 2013 et 2014). Parmi les 4 500 logements initialement tirés au sort par l’Insee, seuls 1 349 ménages* ont accepté de participer à cette expérimentation leur permettant de disposer d’une tablette numérique et d’un abonnement à Internet. De nombreuses précautions ont été mises en œuvre (cf. chapitre 1) pour atténuer les différents biais* susceptibles d’intervenir lors de la constitution de l’échantillon-pilote, puis de sa restriction, par attrition*, à 809 individus pour la première enquête Cordi et à 754 pour la seconde : en particulier, les échantillons ont été redressés par une fine pondération*, et les 1 039 enquêté·es de départ ont été familiarisé·es au dispositif en se voyant offrir la possibilité de suivre une formation téléphonique, puis à l’occasion de la toute première vague* d’enquête, dont la visée était didactique. Indépendamment de ces précautions, figurer dans l’échantillon peut aussi tenir au désir de bénéficier d’un objet technique à la mode et encore rare aux débuts d’Elipss, en échange de la réponse aux enquêtes. Aux biais classiques tenant au rapport aux enquêtes en général, et aux enquêtes émanant d’un organisme étatique en particulier, s’ajoutent donc des biais tenant à l’intérêt porté à ce type d’échange, ainsi qu’aux nouvelles technologies et à leurs usages7. Il est donc utile de se faire une idée de la sélection particulière qui en résulte.
12Les spécificités de l’échantillon en matière de rapport à la tablette numérique apparaissent à l’examen des commentaires libres que les panélistes étaient invité·es à faire à l’issue de la première phase d’enquête8 : seul·es 3,8 % font état de difficultés techniques tenant au support et, pour 19 des 32 individus concernés, il s’agit de problèmes informatiques ou de connexion vraisemblablement indépendants de leurs compétences techniques. Pourtant, le jeu des métiers était la première enquête Elipss à faire intervenir le glisser-déplacer (glisser un objet graphique du bout du doigt sur l’écran tactile) et à en imposer l’usage. Selon toute vraisemblance, l’échantillon sur-représente* donc non seulement les enquêté·es à l’aise avec l’outil par effet d’apprentissage suite à la participation aux enquêtes précédentes, mais également celles et ceux qui l’étaient initialement et qui sont enclin·es à le devenir. Le contraste est frappant avec les individus rencontrés lors de la phase de préenquête9, dont la plupart des plus de 50 ans montraient des difficultés à utiliser l’écran tactile. Le cas d’une femme d’une cinquantaine d’années sollicitée alors qu’elle terminait un jeu sur son propre téléphone à écran tactile est intéressant. Elle dit à l’enquêteur vouloir choisir deux représentants et non un seul pour le premier groupe de métiers qu’elle a constitué en jouant au jeu des métiers. Elle sélectionne donc d’abord un métier, puis un second, sans s’apercevoir que sa dernière sélection a annulé la première. Même une relative familiarité avec l’outil numérique ne garantit donc pas que les données reflètent fidèlement les attitudes des enquêté·es et ne résultent pas en partie d’erreurs matérielles.
13La possibilité donnée aux panélistes de commenter oralement, sous forme d’enregistrement plutôt que par écrit, la passation de la seconde enquête10 offre quelques enseignements supplémentaires sur le rapport que celles-ci ou ceux-ci entretiennent avec le support d’enquête. Si les répondant·es des communes rurales, comparé·es à celles et ceux qui résident dans une unité urbaine de plus de 100 000 habitants, tendent à utiliser davantage la réponse vocale11, ce n’est vraisemblablement pas en raison d’une propension particulière à l’usage de la parole plutôt qu’à celui de l’écrit. En effet, les enquêtes précédentes ont familiarisé tou·tes les panélistes à la saisie de textes sur la tablette, au point que, pour notre première enquête, seul·es deux répondant·es avaient mentionné des difficultés de saisie. Il paraît plus juste d’y voir la trace d’un biais de sélection* en vertu duquel les individus ruraux interrogés s’éloignent des autres individus ruraux par un intérêt particulier pour ce type de dispositif technique. Le même raisonnement vaut plus nettement encore pour les quelques personnes âgées de 70 ans à 75 ans, qui sont 15 %12 à utiliser la réponse vocale, contre 5,6 % pour l’ensemble de la population13. La sur-sélection de ces deux catégories se révèle à la comparaison avec les données de l’enquête de 2011 sur les budgets des familles (Insee) : la dépense annuelle moyenne des ménages en équipement informatique, indice de leur familiarité avec les nouvelles technologies domestiques, est de 126 € pour l’ensemble des ménages de France métropolitaine, mais de 94,5 € seulement pour les ménages des communes rurales et de 32,7 € pour ceux dont la personne de référence a 70 ans ou plus14.
14L’échantillon ne représente donc pas rigoureusement la population visée. Les sources possibles de ce biais de sélection ont toutes les chances d’être ici plus nombreuses que pour les enquêtes plus classiques. Et aucun calcul de pondération n’est véritablement capable de redresser le biais. En effet, si les individus d’une catégorie donnée – comme les personnes âgées ou celles vivant en milieu rural – s’avèrent peu enclins à prendre part au dispositif, le coefficient de pondération qui leur est appliqué n’agira que sur les individus qui y ont pris part malgré tout, individus exceptionnels de ce point de vue dans la catégorie considérée et, à ce titre, peu représentatifs de celle-ci – au moins sous certains aspects. La limitation n’est pas pour autant rédhibitoire : on peut mentionner, à titre de comparaison, la richesse des conclusions auxquelles ont abouti Jacques et Mona Ozouf (Ozouf et al., 1992) à partir des réponses spontanées à un questionnaire passé auprès d’institutrices à la retraite. Le tout est de tenir compte du biais lors de l’analyse, ou du moins de rappeler que les généralisations ne peuvent porter que sur une population suffisamment à l’aise avec la lecture et encline à l’usage des outils numériques. Par ailleurs, à ces précautions tenant au support viennent s’en ajouter d’autres tenant à la conjonction de deux particularités des enquêtes : le fait qu’elles se présentent sous forme de jeux aux règles d’une relative complexité et le fait qu’elles soient autoadministrées.
2. Interprétation des règles du jeu et rapport à la lecture
15Les résultats s’interprètent en fonction des spécificités de l’échantillon, mais aussi du rapport au dispositif d’enquête. Les panélistes ne se voyaient pas poser de simples questions : elles et ils étaient en présence de jeux dont il leur fallait comprendre et mémoriser les règles, ce qui a introduit une difficulté supplémentaire. La seconde phase d’enquête, dédiée au jeu de la profession mystère, est particulièrement intéressante de ce point de vue, puisqu’il s’agit de celle qui prend le plus clairement la forme d’un jeu aux règles complexes. Dans les commentaires qu’elles et ils pouvaient rédiger à la fin de l’enquête, 5,7 % des panélistes ont fait état de difficultés dans la manière de jouer, jugeant le jeu « trop compliqué », « difficile », « surprenant » ou « mal expliqué », voire déplorant n’avoir « rien compris ». Examinons à quelles caractéristiques sociales s’associent les difficultés évoquées15, à l’aide de la régression linéaire* du tableau 1.
Tableau 1. Régression linéaire sur les chances (%) de faire part de difficultés pour jouer au jeu de la profession mystère

16Du fait du faible effectif, les variations sont ténues et doivent être considérées avec prudence, même si plusieurs choix de variables* alternatifs à celui présenté ici donnent des résultats convergents. Les variations les plus fortes qui ont pu être décelées tiennent au type de voisinage résidentiel, selon une gradation qui manifeste en partie l’intensité des sociabilités populaires – rappelons que les variations contrôlent le diplôme des enquêté·es16. La différence la plus nette – mais la plus susceptible d’être imprécise en raison du faible effectif concerné – s’observe en effet entre les zones mixtes réunissant immeubles et maisons, et les cités et les grands ensembles, où les chances d’avoir rencontré des difficultés sont plus élevées de 7,4 %17. Et si ces zones mixtes se distinguent peu des lotissements pavillonnaires, les chances y sont à nouveau plus élevées de 6,3 % que dans les voisinages plus favorisés, composés d’immeubles (en ville) ou de maisons dispersées.
17L’écart est également net (7,1 % en moyenne) entre les niveaux de diplôme extrêmes (les titulaires d’un CAP, du certificat d’étude ou d’aucun diplôme mentionnent plus souvent des difficultés ; les diplômé·es de l’enseignement supérieur en mentionnent moins) : cela se comprend par le caractère scolaire de l’injonction à suivre rigoureusement un ensemble de consignes écrites. De même, les femmes, dont on connaît non seulement l’intérêt particulier pour la lecture (Donnat, 2009, p. 144-158) mais aussi la tendance à la docilité scolaire (Merle, 1993) et – hormis dans une fraction populaire et âgée – au légitimisme culturel (Robette et Roueff, 2021), ont en moyenne 3,4 % de chances de moins que les hommes de mentionner des difficultés à répondre – signe qu’elles sont plus à l’aise avec cet exercice de type scolaire, ou qu’elles s’y appliquent davantage18.
18À ces variations tenant au capital scolaire (par l’effet direct des compétences en lecture ou par l’intermédiaire de la familiarité avec les jeux de société aux règles complexes), on en observe d’autres qui renvoient davantage à l’habitude, inculquée dans certains cursus scolaires et contextes professionnels, de devoir suivre précisément un ensemble de consignes d’ordre technique ressemblant à celles qui accompagnent nos deux enquêtes. Ainsi, les niveaux de diplôme associés aux chances les plus faibles de faire état de difficultés avec le jeu sont le baccalauréat technologique ou professionnel et le BEP (chances plus basses de 7,3 % que pour les catégories inférieures de diplôme). De même, chez les panélistes exerçant un ensemble de professions à forte dimension technique (technicien·ne, agent·e de maîtrise, employé·e de bureau19, ouvrier·ère qualifié·e ou agricole, agriculteur·trice), les chances de signaler des difficultés à jouer sont plus basses que chez les autres à hauteur (5,2 % en moyenne).
19Un écart se dessine par ailleurs selon l’âge, les chances de faire état de difficultés à jouer étant plus élevées de 6,2 % chez les 65-75 ans que chez les 25-44 ans – la faiblesse des effectifs impose néanmoins de rester prudent. Cela pourrait tenir à l’appartenance à une génération où les jeux de société étaient moins diversifiés et moins diffusés20, mais il se peut aussi que les difficultés évoquées pour le jeu soient une manière d’exprimer des difficultés avec la tablette.
20L’inégale aisance avec le jeu en fonction du rapport à l’école et, vraisemblablement, de la maîtrise de lecture, constatée dans l’échantillon de la seconde enquête, se confirme à l’examen des phases de préenquête visant à tester les jeux auprès de publics peu dotés en capital culturel, pour en améliorer la passation. En particulier, la préenquête portant sur le jeu des métiers permet des raisonnements qui valent a fortiori pour le jeu de la profession mystère, dont la consigne était plus complexe encore. Les difficultés tenant à la lecture y ont été fréquentes, chez les hommes en particulier, dont la majorité n’avait pourtant pas de difficulté avec le maniement de l’écran tactile : ils s’impatientaient alors très rapidement et passaient les consignes pour arriver directement au jeu. On pense à cet immigré malien qui lit tout haut, laborieusement, les consignes face à l’enquêteur mais qui, au moment de constituer ses groupes de métiers, ne sélectionne qu’une seule profession, celle qu’il juge correspondre à son propre milieu social. Quand les consignes lui sont réexpliquées, il se justifie : « La langue française, elle est difficile. » À des niveaux un peu plus élevés de capital culturel, les consignes ne sont pas non plus totalement comprises ou du moins retenues : ainsi, un employé d’entretien technique de la fonction publique, après avoir constitué ses groupes, avoue ne pas s’être souvenu qu’il n’était pas obligatoire de faire entrer dans un groupe tous les métiers proposés. Ce même enquêté ne voit d’ailleurs pas les consignes comme des impératifs incontournables lorsque, en choisissant le métier représentant le mieux son premier groupe, il annonce à l’enquêteur : « Je prends le premier, mais ça pourrait être n’importe lequel. »
21Ces observations sont difficilement généralisables, puisque la préenquête a privilégié l’étude d’individus de l’agglomération parisienne peu dotés en capital culturel. Elles suggèrent néanmoins que le fait même d’accepter de participer à l’enquête dépend d’une maîtrise minimale de la lecture de la langue française et, a fortiori, de son écriture, donc que l’échantillon est biaisé dans le sens d’une sous-représentation* voire d’une absence des publics privés de cette maîtrise21. En dernière analyse, c’est moins le support de l’enquête qui est en cause ici que le fait qu’elle soit autoadministrée. Les outils multimédias – les tablettes du dispositif Elipss, par exemple – sont d’ailleurs les mieux à même de compenser ces problèmes qui surviennent dans les cas où il s’avère inévitable de recourir à une enquête autoadministrée : ils sont en effet les seuls à permettre d’assortir le texte d’une question de sa diffusion sonore, mais aussi d’enregistrer (voire de retranscrire) une réponse orale.
III. Entre sens social et investissement dans l’enquête
22Le dispositif Elipss, par le biais du support employé, du mode de recrutement des enquêté·es et de la passation autoadministrée, induit donc une série de particularités, tant dans l’échantillon obtenu que dans les manières de répondre aux enquêtes – certaines de ces particularités s’amplifiant dans le cas des enquêtes prenant la forme de jeux complexes, comme celles dont il est question ici. Ces effets du dispositif n’ont en outre aucune raison de s’articuler directement aux résultats de ces enquêtes, puisqu’ils préexistent à leur élaboration : c’est avant tout sous la forme de précautions lors des interprétations, des conclusions et des hypothèses généralisatrices qu’il est possible et nécessaire d’en tenir compte.
23Si l’on sort des précautions méthodologiques en s’intéressant désormais à l’objet proprement dit – la perception de l’espace professionnel –, on gagne à tenir compte de deux sources d’information distinctes : les résultats directs des enquêtes et les manières de jouer qui leur sont articulées. En effet, les modalités de l’investissement dans les jeux en disent long sur la manière dont les enquêté·es voient l’espace social. On s’en convainc par une observation simple concernant les commentaires que les panélistes étaient invité·es à formuler sur la première enquête : 15 % ont laissé un commentaire négatif, les remarques portant principalement sur le jeu des cas typiques22. Les panélistes concerné·es regrettent de se voir imposer de produire des caricatures de cadres et d’ouvrier·ères auxquelles elles et ils ne souscrivent pas. Qu’elles et ils recourent à un registre moral (« J'ai détesté inventer des personnages caricaturaux, presque honte ! ») ou qu’elle et ils se réclament d’une posture objective (« Je suis bien placé pour savoir que tous ces profils correspondent à des stéréotypes sociaux »), elles et ils montrent leur conscience des disparités qu’effacent les grandes catégories juridiques ou sociologiques. Les répondant·es critiquent d’ailleurs davantage ce qui fait violence à leur connaissance spontanée du monde social que la démarche consistant à comprendre leur propre sens social : ainsi, elles et ils n’étaient plus que 6,1 % à adresser des reproches au jeu de la profession mystère quand on les invitait à donner leur avis en fin d’enquête. Examinons donc plus précisément cette enquête, qui prend plus clairement que les autres une forme ludique, pour montrer ce que les appropriations du jeu peuvent apprendre des représentations de l’espace professionnel23.
1. Une capacité partagée à s’approprier un jeu…
24Après les deux instances du jeu, les enquêté·es étaient invité·es à décrire oralement ou par écrit la façon dont elles et ils avaient procédé pour deviner la profession mystère, et 58 % l’ont fait. Les réponses tendent à montrer que la grande majorité des enquêté·es a joué le jeu, c’est-à-dire qu’elle a compris et a su s’approprier les consignes, et qu’elle s’est réellement livrée à l’exercice. Sur les 440 réponses, qui ne sont d’ailleurs pas le fait de joueur·ses ayant particulièrement réussi l’exercice24, seules 2 indiquent des difficultés importantes de compréhension du jeu et 5 une incompréhension totale, comme celle-ci : « Je n’ai pas compris la base du jeu donc j’ai joué un peu par hasard ». Cet exemple peut laisser croire que les 25 panélistes ayant indiqué la mention « au hasard » (soit 5,7 % des répondant·es à la question) n’ont pas eu la motivation ou les capacités suffisantes pour jouer. Une lecture attentive de leurs réponses montre toutefois que ces personnes se partagent entre les répondant·es qui indiquent avoir seulement joué « au hasard » ou « au pif » et celles et ceux qui complètent cette mention par un qualificatif « un peu », ou par d’autres manières de jouer (« et par intuition », « et par connaissance des métiers », « en imaginant un portrait », etc.). L’ambivalence de la notion de hasard chez les enquêté·es est d’ailleurs bien illustrée par l’expression « au pif », qui renvoie autant à une manière de jouer « au petit bonheur la chance » qu’à l’odorat, au fait de sentir, c’est-à-dire à une forme d’intuition. Si la mention du hasard est souvent le fait des enquêté·es aux revenus les plus bas (elle concerne 5,6 % de celles et ceux dont le ménage perçoit moins de 1 650 € mensuels par unité de consommation [UC]*, contre 1,6 % pour les autres) et des enquêté·es les moins diplômé·es (5,9 % de celles et ceux qui n’ont pas le bac, contre 1,4 % pour les autres), elle ne préjuge pas pour autant de la moindre réussite de celles et ceux qui s’en revendiquent.
25Un autre indicateur d’incompréhension réside dans les postures critiques et les remarques portant sur le jeu lui-même. Ainsi, 8,1 % des panélistes ont émis un jugement négatif sur le jeu en réponse aux questions ouvertes qui leur permettaient de le faire. Dans certains cas isolés, le jugement renvoyait à une critique sur la faisabilité ou la compréhension du jeu, considéré comme « compliqué » ou « pas facile à comprendre ». De manière plus fréquente, les joueur·ses ont déploré le manque de « réalisme » de certains indices : « J’ai été surprise que l’aide-soignante pense qu'on paie trop d’impôts », ou « Les directeurs de banque ne travaillent jamais le dimanche et encore moins le soir, et ont 10 semaines de congés ». Les critiques les plus fréquentes étaient toutefois étaient celles qui remettaient en question la logique sous-jacente du jeu, s’interrogeant laconiquement sur son « intérêt » ou détaillant davantage : « Pourquoi voulez-vous que l'on stigmatise les gens, pourquoi voulez-vous que nous les classions selon des critère[s] complètement simplistes ? Je trouve que vous nous demandez là de rentrer dans de gros clichés, alors qu'il y a une diversité infinie de personne[s]. » Les commentaires ont toutefois été plus souvent positifs, pour 10,1 % des panélistes qui ont alors pu décrire le jeu comme « intéressant » ou « rigolo ». En définitive, quelle que soit leur tonalité, ces remarques adressées aux concepteurs et conceptrices de l’enquête sont surtout le fait de celles et ceux qui se sont pris au jeu et en viennent à le critiquer, à l’amender ou à prendre leurs distances avec ses attendus, plus que de celles et ceux qui exprimeraient une incapacité à jouer25.
2. …qui véhicule une certaine vision de l’espace social
26L’essentiel des réponses explicite en réalité les manières effectives de raisonner. Autrement dit, non seulement les répondant·es expriment rarement des difficultés, des incompréhensions ou une incapacité à jouer le jeu, mais elles et ils sont, en outre, souvent en mesure de verbaliser la manière dont elles et ils s’y sont pris. Plusieurs registres d’explicitation de leur démarche sont mobilisés pour cela, démarche ainsi reconstruite après coup. Une minorité d’explications mentionnent les registres cognitifs employés : s’opposent alors les enquêté·es qui insistent sur l’exercice de « logique », de « déduction », d’« analyse » et qui « évite[nt] le subjectif » (8 %) et d’autres qui indiquent avoir laissé parler leur « intuition », leur « spontanéité », leur « instinct » (1,9 %) ou avoir « imaginé » la profession en pensant à leur « entourage », à leurs « amis », à leur propre situation (2,5 %). Pour la majorité des cas en revanche (31 % des panélistes et environ la moitié des répondant·es à cette question), l’explicitation se concentre sur la description des indices choisis, le commentaire de leur utilité pour prédire la profession mystère et l’analyse des erreurs ou succès rencontrés. En écho aux jeux de société, les enquêté·es verbalisent alors les chemins qu’elles et ils ont empruntés jusqu’à la victoire ou à l’échec. Dans de nombreux cas, elles et ils font référence, de façon combinée ou non, à des stratégies de jeu par association (deviner la profession par les indices qui lui correspondent le mieux, 11 %) et par élimination (exclure des professions perçues comme incompatibles avec les indices connus, 9,9 %). Les allusions récurrentes à des manières de jouer par élimination montrent d’ailleurs la capacité des joueur·ses à s’adapter aux règles, tout comme la préférence donnée aux indices peu chers qui renvoient au mode de vie plutôt qu’à ceux, bien plus coûteux, renseignant des informations institutionnelles (revenu, diplôme, contrat).
27Cette préférence pour les indices les moins chers indique que le protocole d’enquête a bien fonctionné. Les bas prix de certains indices étaient en effet là pour inciter les joueur·ses à se confronter à une vision de l’espace social dépassant ses représentations officielles ou institutionnelles. A ainsi pu être révélée la propension des enquêté·es à suivre cette logique d’association de la profession exercée avec des marqueurs sociaux ordinaires, mêlant opinions politiques, indicateurs de niveaux de vie, goûts ou pratiques culturelles. Accepter cette manière de jouer peut être arrimé à une situation personnelle, ou encore renvoyer à une sociologie spontanée, voire à une théorie ordinaire du monde social, par laquelle les joueur·ses (qui ont d’ailleurs plus souvent trouvé les professions mystère26) mettent en rapport des indices et des styles de vie associés à des milieux sociaux (11 % des panélistes). Cette lecture du monde social fondée sur l’homologie entre des positions professionnelles et des goûts et des pratiques sociales, souvent évoquée, peut toutefois susciter des formes de rejet – on l’a vu. Dans d’autres cas, certain·es joueur·ses soucieux·ses de montrer qu’elles et ils ont conscience de la vision du monde social qu’on les invite à adopter l’indiquent par une forme de mise à distance : « Nous sommes souvent [des] caricatures de nous-mêmes. La mixité sociale est rare. »
28Les panélistes semblent donc posséder une série de supports cognitifs (langagiers, symboliques, culturels) pour se montrer en mesure de participer à ce jeu de repérage social, et plus généralement pour démontrer leur aptitude à « lire la structure sociale » – à l’image de ce qui transparaissait déjà dans l’enquête originelle de Boltanski et Thévenot (Boltanski et Thévenot, 2015[1983]). Cette aptitude et l’engagement dans l’enquête se lisent également dans la manière dont les panélistes ont enchaîné les deux instances de jeu.
3. Apprendre du jeu et de ses erreurs
29La capacité d’adaptation des enquêté·es se révèle en effet dans les dynamiques de jeu, qui témoignent d’un effet d’apprentissage : les enquêté·es ont plus souvent gagné la seconde fois (49 %) que la première (44 %). Pour cela, deux stratégies différentes, aux résultats contrastés, ont manifestement été suivies. Les joueur·ses ayant gagné lors du premier jeu ont ensuite essayé d’optimiser leur manière de procéder en sélectionnant moins d’indices (2,7 contre 3,1) et en dépensant moins (38 € contre 45 €). Cette stratégie était visiblement risquée : leur taux de réussite la seconde fois (45 %) n’est en effet que très légèrement supérieur à celui observé sur le premier jeu pour l’ensemble des panélistes (44 %). À l’inverse, la stratégie des joueur·ses ayant initialement perdu s’est révélée plus payante : elles et ils ont utilisé davantage d’indices (3 contre 2,7) et, en moyenne, des indices plus chers (ils ou elles ont dépensé 52 €, contre 39 € la première fois), ce qui leur a permis une réussite bien supérieure (53 %) que l’ensemble des panélistes lors du premier jeu. Ainsi, l’analyse quantitative des manières de jouer révèle à la fois la progression moyenne des joueur·ses et leur adaptation aux résultats obtenus précédemment. Cette adaptation tient au double objectif qui leur était posé (trouver la profession et dépenser le moins d’argent), dont les joueur·ses ont différemment pondéré les deux composantes selon qu’elles et ils ont initialement réussi ou échoué. De même que les nombreuses et souvent riches descriptions proposées de leur manière de jouer, ces résultats indiquent que, loin d’être passif·ves face aux exercices proposés, elles et ils se sont en règle générale montré·es actif·ves et engagé·es.
Conclusion
30La réception des deux enquêtes du projet Cordi suggère donc à la fois des enjeux de méthode spécifiques aux dispositifs conçus et la possibilité – sous réserve d’interprétations prudentes soucieuses de la faiblesse des effectifs et prenant en compte les manières de jouer – de donner un sens aux données ainsi collectées. L’outil tablette induit des biais technologiques qui s’atténueront avec sa banalisation. Le caractère autoadministré de l’enquête en induit d’autres qui tiennent aux capacités de lecture que, précisément, l’outil tablette permet de contourner. Quant aux consignes parfois complexes des jeux, elles induisent des biais associés à la capacité d’abstraction, biais qui peuvent être atténués par l’emploi de tutoriels. L’objet même des jeux a par ailleurs suscité des réactions diverses de la part des enquêté·es, plus ou moins critiques concernant l’intérêt ou les présupposés des exercices proposés. L’analyse des manières de jouer à l’enquête sur la profession mystère témoigne toutefois, en règle générale, de leur capacité à s’approprier le jeu et ses consignes, et donc à éclairer le sens social ordinaire.
Bibliographie
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Amossé T., Penissat É., Sinthon, R., 2018, « Trouver une “profession mystère”. Le sens social, entre appuis institutionnels et réflexivité ordinaire », Politiques de communication, 10, p. 159-191.
10.3917/pdc.010.0159 :Amossé T., Penissat É., 2019, « Entre ordonnancement hiérarchisé des professions et regroupement des métiers par domaine d’activité. La double asymétrie des représentations ordinaires », L’Année sociologique, 69(2), p. 511-539.
10.3917/anso.192.0511 :Beck F., Guignard R., Legleyle S., 2010, « L’influence du mode de collecte sur la mesure des prévalences de consommation de substances psychoactives. Comparaison entre l’enquête EVS et le baromètre santé 2005 », in F. Beck, C. Cavalin, F. Maillochon (dir.), Violences et santé en France. État des lieux, Paris, La Documentation française, p. 261-274.
Boltanski L., Thévenot, L., 2015, « Comment s’orienter dans le monde social ?», Sociologie, 6(1), p. 5-30. Initialement paru en anglais en 1983 : “Finding one’s way in social space: a study based on games”, Social Science Information, 22(4-5), p. 631-679.
10.3917/socio.061.0005 :Deauvieau J., Penissat É., Brousse C., Jayet, C., 2014, « Les catégorisations ordinaires de l'espace social français : une analyse à partir d'un jeu de cartes », Revue française de sociologie, 55(3), p. 411-457.
10.3917/rfs.553.0411 :Donnat O., 2009, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte /ministère de la Culture et de la communication.
10.3917/cule.095.0001 :Jonas N., 2012, « Pour les générations les plus récentes, les difficultés des adultes diminuent à l’écrit, mais augmentent en calcul », Insee Première, 1426.
Merle P., 1993, « L’adhésion des lycéennes de terminale C au modèle de l’excellence scolaire », Sociétés contemporaines, 16, p. 7-26.
10.3406/socco.1993.1138 :Ozouf J., Ozouf M., Aubert V., Steindecker C., 1992, La république des instituteurs, Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes études ».
Penissat É., Brousse C., Deauvieau J., 2015, « “Finding one’s way in social space” : genèse, postérité et actualité d’une enquête originale », Sociologie, 6(1), p. 31-42.
Robette N., Roueff O., 2021, « Une légitimité multidimensionnelle. L’échelle de légitimité culturelle et les interactions entre diplôme, âge et sexe », Biens symboliques, 8, p. 369-374.
Notes de bas de page
1 Cette représentativité, posée comme objectif, n’est que partielle en raison de l’inévitable biais de sélection* technologique, qu’aucun redressement* ex post ne peut pleinement compenser (cf. infra). Toutefois, ce biais est susceptible de s’atténuer dans les enquêtes ultérieures sur tablette avec la banalisation des outils numériques.
2 Le projet a initialement été coordonné par Cécile Brousse et a associé, outre les auteurs de ce chapitre, Jérôme Deauvieau, Étienne Penissat, Ivaylo Petev, Tiaray Razafindranovona et Laurent Thévenot. Dans la suite du texte, la mention « équipe Cordi » renvoie à ces huit personnes.
3 À l’exception toutefois du nombre de caractéristiques, initialement plus nombreuses, à renseigner pour ces positions typiques (Boltanski et Thévenot, 2015[1983]).
4 Pour chacune des deux professions à deviner, la teneur des indices a été déterminée en interrogeant une dizaine de personnes réelles (en l’occurrence des aides-soignantes franciliennes et des directeurs d’agence bancaire de province), puis, afin d’éviter d’induire les enquêté·es en erreur, en sélectionnant comme individu mystère la personne ayant donné les réponses qui dissonaient le moins avec ce que les autres individus interrogés faisaient apparaître comme étant le profil modal.
5 Cf. Amossé et al., 2018, ainsi que Amossé et Penissat, 2019.
6 Notamment, il n’a pas été possible de familiariser les enquêté·es au jeu des métiers ou au jeu de la profession mystère à l’aide d’une version d’essai simplifiée du jeu, à la façon des « tutoriels » auxquels recourent un grand nombre de vrais jeux sur téléphone portable ou sur tablette numérique. Chaque jeu était néanmoins précédé d’explications écrites des règles et, pour le premier, d’un schéma expliquant le glisser-déplacer.
7 Sur les effets possibles de l’usage de technologies récentes lors d’une enquête par sondage, voir Beck et al., 2010 (ces auteurs vérifient que l’on est d’autant plus à l’aise avec une passation informatisée que l’on est jeune). Olivier Donnat (Donnat, 2009, p. 45-69) donne des indications plus générales sur les ressorts du rapport à ces technologies.
8 Étienne Penissat, Rémi Sinthon, équipe Cordi, équipe Elipss [auteurs] : Catégorisations et connaissances ordinaires de la société : le jeu des métiers, 2014 [fichier électronique], Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) [producteur], Centre de données sociopolitiques (CDSP) [diffuseur], version 0 (en abrégé : enquête Cordi, phase 1).
9 La préenquête a eu pour principal objet de tester le dispositif (qualité des consignes, difficultés de manipulation, de compréhension ou de réponse, etc.). Il est vite apparu que les problèmes apparaissaient d’autant plus nettement que les personnes interrogées appartenaient aux univers les plus éloignés du monde académique. Les 25 personnes finalement rencontrées à cette occasion sont presque toutes issues de milieu modeste.
10 Étienne Penissat, Rémi Sinthon, équipe Cordi, équipe Elipss [auteurs] : Catégorisations et connaissances ordinaires de la société : le jeu des portraits, 2014 [fichier électronique], Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) [producteur], Centre de données sociopolitiques (CDSP) [diffuseur], version 0 (en abrégé : enquête Cordi, phase 2).
11 Les probabilités brutes de répondre oralement, de 7,0 % pour les premier·ères et de 4,0 % pour les second·es, ne diffèrent pas significativement*. Mais l’écart devient significatif dans deux régressions linéaires aux résultats convergents, l’une contrôlant sexe, âge et PCS détaillée, l’autre contrôlant sexe, âge, diplôme et revenu par unité de consommation.
12 Ce chiffre, comme tous ceux tirés ici des deux enquêtes Elipss exploitées, est redressé* par les pondérations* du producteur. Source : enquête Cordi, phase 1, 2014.
13 Les deux régressions linéaires déjà mentionnées à propos des individus ruraux font état d’un écart très significatif.
14 Les écarts seraient sans doute plus marqués encore si l’on pouvait considérer les dépenses en tablettes numériques.
15 Ces difficultés ont été codées à la lecture des commentaires. Elles n’incluent pas les problèmes techniques propres à la tablette ou à sa manipulation.
16 Si l’on contrôle en outre la profession, la profession du père et le degré d’urbanisation du lieu de résidence, la corrélation reste forte.
17 Dans ce chapitre, toutes les comparaisons chiffrées de pourcentages font état d’écarts bruts, jamais d’écarts relatifs : un écart de 10 % indique que l’écart entre les deux chiffres considérés vaut 0,1, et non qu’il est égal au dixième du premier de ces chiffres.
18 On a là une piste d’interprétation parmi d’autres de l’intérêt plus féminin que masculin pour les jeux de société (cf. chapitre 9).
19 L’activité de la plupart des employé·es administratif·ves comprend une dimension technique, qui justement prend souvent appui sur des consignes écrites à suivre ou à respecter.
20 À propos de la diversification des pratiques de jeux selon l’âge, cf. chapitre 9.
21 En 2011, l’Insee recense, chez les résident·es en France de 18 à 65 ans, 16 % d’individus qui « éprouvent des difficultés dans les domaines fondamentaux de l’écrit », dont 11 % pour qui « ces difficultés sont graves ou fortes » (Jonas, 2012).
22 Sur ces 129 avis négatifs, 56 peuvent être rattachés au jeu des cas typiques et 10 au jeu des métiers : cela laisse croire que la plupart des 63 commentaires négatifs généraux qui ne mentionnent pas clairement l’un des deux jeux portent en réalité sur celui des cas typiques. Ces comptages excluent les commentaires faisant état de problèmes d’ordre strictement technique.
23 Les résultats de cette enquête font l’objet d’une analyse plus approfondie dans Amossé et al., 2018.
24 En effet, les joueur·ses sont en moyenne 58 % et 37 % à avoir trouvé, respectivement, l’aide-soignante et le directeur d’agence bancaire, contre 59 % et 34 % pour l’ensemble de l’échantillon.
25 De telles manières de prendre position sur la société ont également été observées dans la première enquête, en l’occurrence avec le jeu des métiers, quand les panélistes devaient donner des noms aux groupes de métiers qu’elles et ils avaient constitués.
26 Ce résultat n’est toutefois pas statistiquement significatif en raison du faible nombre de telles réponses. On peut en outre remarquer que ces joueurs sont plus souvent des diplômés du supérieur et des cadres ayant connu une trajectoire de promotion sociale par rapport à leurs parents.
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