Conclusion
p. 207-216
Texte intégral
I. Quelles précarités en eau ? Nommer pour faire exister
1Le projet de l’ouvrage sur les « précarités en eau » est né d’un constat et d’une intention : dévoiler l’existence d’un phénomène mal connu en Europe et, semble-t-il, en expansion. Des ménages pauvres et des populations marginalisées rencontreraient des difficultés croissantes à accéder à l’eau, bien essentiel et vital, s’il en est, pour l’existence humaine, mais aussi pour l’existence sociale.
2Pour appréhender ce nouveau phénomène et rendre compte de cette réalité en l’objectivant, nous avons eu besoin d’affiner les outils cognitifs à disposition. Nous avons donc mobilisé trois catégories en construction, celles de pauvreté en eau, de précarité sanitaire et de précarité hydrique, notions proches mais non interchangeables. L’effet révélateur d’une réalité jusque-là peu perçue par les acteurs de l’eau et la mise en visibilité de cette pauvreté spécifique ont ouvert la voie à un dialogue réflexif entre chercheurs et acteurs de l’eau.
3Il fallait identifier les obstacles s’opposant à l’accès à l’eau des ménages pauvres : le prix de l’eau trop élevé et les inégalités territoriales ont d’abord été mis en évidence. En effet, des territoires sont plus touchés que d’autres par la pauvreté qui se traduit par des revenus trop faibles pour que les ménages puissent faire face à leur facture d’eau. Le volume d’eau consommée dans les foyers augmente avec la taille des ménages tandis que les équipements sanitaires dégradés dont le coût de réparation est prohibitif pour les ménages entraînant des fuites qui gonflent la facture d’eau. Ce dialogue réflexif s’est prolongé par un examen critique du critère technico-marchand qui prévaut dans la gestion et la gouvernance des services publics d’eau. Ce faisant, l’analyse menée au travers du jeune concept de pauvreté en eau en a aussi montré ses limites. Ne s’appliquant qu’aux ménages pauvres raccordés au réseau et payant une facture d’eau dont le poids budgétaire par convention est à 3 % du budget des ménages, une telle définition interroge l’effet de seuil introduit par la mesure adoptée. Les analyses de terrain de la pauvreté en eau présentées dans l’ouvrage ont révélé ces limites propres à toute opération de définition et de mesure de phénomènes sociaux : en l’occurrence, la catégorie des pauvres en eau exclut d’emblée les ménages qui ne sont pas raccordés au réseau et dont la marginalité accroît la vulnérabilité et la difficulté d’accès à l’eau. Enfin, certains ménages pauvres échappent au radar du seuil de 3 % pour des raisons liées à leur petite taille et à leur faible consommation d’eau.
4Aussi, d’autres notions mieux à même d’appréhender les enjeux masqués des problèmes contemporains d’accès à l’eau ont été nécessaires. La catégorie plus générale de précarité hydrique, qui représente la difficulté d’accès à l’eau eu égard à la capacité de la personne ou du ménage de répondre à ses besoins de base en eau, a permis de rendre compte des problèmes d’accès à l’eau, indépendamment de la limite de démarcation conventionnelle des 3 % séparant les pauvres en eau et ceux qui ne le seraient pas.
5De même, le recours à la notion de précarité sanitaire qui resurgit dans notre ère post-industrielle1 a été opportun. Ces deux notions neuves sont apparues comme des catégories mieux à même d’identifier et de décrire les angles morts de l’analyse menée en recourant à la seule notion de pauvreté en eau – laquelle cependant, et contrairement à celle de précarité énergétique qui se stabilise – reste en construction. Elles ont permis en particulier d’appréhender la privation d’eau des populations vivant en squat, celle que subissent les personnes sans-abris, celle des ménages connaissant des conditions d’habitat dégradé et privés du confort sanitaire, ou encore celle des ménages pauvres en eau dont l’absence ou la faiblesse de ressources oblige à des alternatives telles que les bains-douches municipaux ou l’épuisant aller-retour quotidien vers des bornes-fontaines ou d’autres lieux d’approvisionnement.
6C’est donc au travers de ces trois catégories d’analyse, différentes mais complémentaires, que nous avons pu préciser et clarifier les contours d’un phénomène qui apparait comme relativement nouveau dans les pays du Nord.
7Au final, le regroupement proposé par l’expression de précarités en eau, notion qui englobe les différentes facettes de la privation d’un accès à l’eau aisé en Europe, s’est avéré heuristiquement pertinent.
II. Croiser les disciplines et les points de vue
8C’est en croisant les approches disciplinaires, les méthodes d’investigation et les regards entre chercheurs et acteurs du terrain – ici principalement les organisations non gouvernementales (ONG) – qu’il a été possible de rendre compte et d’expliciter les différentes dimensions objectives et subjectives des précarités en eau. La complémentarité apparait a posteriori comme relevant de l’évidence entre les approches juridiques, politiques, historiques, géographiques et socio-anthropologiques. En effet, la présentation des dispositions législatives et réglementaires, même aux différentes échelles auxquelles le droit se dit, ne suffit pas à éclairer ce qui finalement compte, à savoir la mise en œuvre du droit, ou au contraire son impuissance. L’espace ouvert entre la lettre, l’esprit et l’application du droit positif a gagné à être investi par les sciences sociales et politiques. Les outils et les concepts de la sociologie de l’action publique et de la sociologie des organisations ont pu entrer en dialogue avec ceux de l’histoire, des sciences de la gestion, de l’anthropologie et de la géographie sociale. En effet tout se tient : conception, production, adduction, répartition, consommation sont autant affaires de normes construites dans le temps long des politiques et des usages que d’ingénierie et de management.
9La question qui traverse cet ouvrage, à savoir l’identification des obstacles et au contraire des leviers pour rendre l’accès à l’eau universel, a donc nécessité une collaboration entre les disciplines. Mais pour nécessaire qu’elle soit, une telle mise en commun des sources, des méthodes et des connaissances est sans doute insuffisante.
10Dans la société, des acteurs s’emparent de la question et la font évoluer. Au plus près des personnes ou dans les sphères discursives du plaidoyer et du contentieux, ils possèdent un savoir sur ce que l’on pourrait appeler « la question sociale de l’eau ». Des ONG internationales aux associations locales, leur expérience et leur expertise constituent un apport décisif dont nous n’avons pas voulu nous priver. Leur présence dans le champ est aussi un gage de continuité, dans un domaine où la robustesse des avancées dépend aussi de la mémoire qui permet de les capitaliser, voire de les remettre en travail si nécessaire.
III. Construire un référentiel de connaissances sur les précaires en eau
11Les principaux résultats que livre notre ouvrage entendent initier la construction d’un référentiel de connaissances sur les précarités en eau des pays européens. Nous en situons la portée à la fois sur un plan épistémologique, cognitif et pratique. Les contributions convergent vers l’identification d’éléments qui permettent une première esquisse des précarités en eau en Europe.
12Deux étapes peuvent être distinguées. On peut d’abord avancer que les précarités en eau ressortent d’un champ au sens de Bourdieu (2013), entendu comme espace social doté d’une logique autonome qui fait intervenir des acteurs aussi bien publics que privés, individuels qu’institutionnels et où s’exercent des rapports de domination à partir de positions inégalitaires entre les différents acteurs. Les précarités en eau que nous avons décrites sont constitutives d’un phénomène difficile à saisir, non transparent, car les populations pauvres en eau sont peu visibles au moyen des métriques en usage dans le monde de la gestion de l’eau et des politiques sociales ; les populations concernées sont aussi des populations discrètes qui n’ont que très rarement accès à une parole publique. Il s’agit aussi de populations instables lorsque les conditions de migrant sans droit au séjour ou de vie en squat imposent une mobilité forcée et en font, ipso facto, des populations aux marges, voire en marge des services publics et des équipements. Pour ces personnes, à la dimension spatiale s’ajoute une dimension temporelle de la précarité en eau : l’illégalité du statut et de l’occupation de l’espace peut s’allonger indéfiniment en l’absence d’accès à un droit à séjourner et à un droit à habiter. Lorsque ces occupants privés de statut sont chassés des lieux où ils se sont installés, le problème ne prend pas fin, il se déplace sur d’autres lieux à l’instar de la situation des migrants de Calais et plus récemment des expulsés des campements de Saint-Denis.
13En second lieu, la précarité en eau en tant qu’expérience nous confronte à ses dimensions subjectives, où entrent en jeu le rapport à son propre corps et le rapport à autrui. Ces aspects ont été abondamment illustrés dans l’ouvrage par les récits de privation d’eau vécue par des femmes sans domicile fixe et par des populations vulnérables subissant des conditions de logement dégradées. Pour les femmes en errance, faire sa toilette est un parcours d’obstacles coûteux en énergie. Ainsi se révèle un pan caché et intime de la précarité sanitaire. Ces expériences déclinent d’une manière originale la dialectique commune du propre et du sale en faisant intervenir différentes images de la précarité sanitaire de nos mondes urbains occidentaux, telles la figure repoussoir de « la clodo » derrière laquelle se cache une misère inqualifiable. La dimension plurielle de ces situations de précarité sanitaire est également révélée lorsqu’est mis en exergue le sentiment de honte sociale qui parachève l’exclusion des personnes privées d’eau. Et c’est paradoxalement l’effort fourni par ces personnes pour pouvoir se laver et accéder à l’hygiène corporelle afin de préserver leur dignité et une place dans la cité qui attire l’attention et pousse à l’action.
IV. Proposer une typologie
14Les caractéristiques des précaires en eau qui se dégagent des chapitres de l’ouvrage sont diverses et nous conduisent à distinguer au moins trois types.
15Le premier est celui des précaires en eau logés dont la caractéristique est avant tout la pauvreté économique. Il inclut particulièrement les populations qualifiées de pauvres en eau au seuil retenu et les précaires hydriques tels que définis par la loi belge par exemple. Il s’agit de ménages dont la faiblesse des revenus et la part des dépenses incompressibles (loyer, énergie) ou encore l’état de surendettement entraînent une incapacité considérée comme structurelle à régler leur facture d’eau, ce qui se traduit en impayés récurrents de factures d’eau pouvant aboutir à la coupure d’eau2.
16Le deuxième type est celui des précaires en eau en habitat dégradé dont la caractéristique majeure est la pauvreté économique conjuguée à la précarité de l’habitat, associée parfois à un statut administratif instable. On y retrouve une part des usagers des bains-douches parisiens, les locataires qui en représentent un bon quart ainsi que ceux qui habitent en hôtel meublé, en foyer ou en chambre de bonne, et dont l’habitat ne leur donne pas accès à une douche. C’est aussi ce cas qu’analysent nos collègues de Belgique, qui présentent les précaires en eau comme ceux dont le logement insalubre, les équipements sanitaires défectueux, chasses d’eau et robinets fuyards, sont à l’origine de fuites le plus souvent invisibles, génératrices de frais de réparation et de factures d’eau insupportables pour les ménages en question. C’est le cas enfin des habitants des copropriétés dégradées où le défaut d’accès à l’eau chaude fait de l’accès à l’hygiène un véritable parcours du combattant, tout particulièrement pour les familles nombreuses.
17Le troisième type renvoie aux précaires en eau sans domicile fixe et dont la caractéristique majeure relève de la grande vulnérabilité et de l’absence d’habitat. Leur dépendance à l’égard des espaces d’accueil et d’hébergement qui proposent des douches et des toilettes les singularise. Les populations vivant en squats, en campements et dans les bidonvilles connaissent également une privation sévère d’accès à l’eau et aux toilettes. L’illégalité administrative dans laquelle beaucoup sont maintenus constitue une condition aggravante qui les prive de leurs droits. L’engagement des ONG et des différents soutiens qui les défendent s’attache précisément à les rétablir dans leurs droits, dont l’accès à l’eau. Il apparaît donc qu’il était pertinent de s’affranchir d’une approche purement sectorielle des causes et des traitements des précarités en eau, qui aurait isolé la dimension hydrique d’autres caractéristiques dont on a bien vu qu’elles étaient multidimensionnelles. Le statut administratif, les conditions de logement, le niveau et la nature des revenus, mais aussi la capacité à faire valoir le droit sont sans conteste les plus déterminantes.
V. Souligner les enjeux juridiques et politiques
18Le statut de problème public des inégalités d’accès à l’eau des ménages pauvres appelant sinon à les maitriser, du moins à les considérer, l’ouvrage aborde également le rôle des politiques publiques et du droit dans la lutte contre les précarités en eau. Alors que le principe d’un droit à l’eau en France et en Europe est en construction pour réduire les précarités en eau dans les pays du Nord, l’ouvrage pointe la portée juridique et pratique de l’affirmation et de la construction d’un tel droit dans cette partie du monde. En effet, l’inscription du problème des précarités en eau à l’agenda législatif institutionnel international et européen a conduit certains États, et notamment la France, à reconnaître l’accès à l’eau comme un droit humain fondamental, et à initier la construction juridique et la mise en œuvre d’un droit à l’eau. Malgré la formulation juridique récente de ce droit à l’eau et un contenu normatif qui s’s’étoffe au fil du temps, il s’est constitué un socle fondé sur l’interdiction des coupures d’eau aux ménages en impayés et raccordés au réseau d’eau, appliqué au Royaume-Uni et en France. Pour autant le droit à l’eau qui intervient dans un contexte marchand n’exonère pas le ménage pauvre de devoir régler tôt ou tard sa facture.
19Plus généralement, à l’échelle de l’Europe, le recours aux droits humains fondamentaux pour assurer l’accès des populations les plus démunies aux biens essentiels à la vie (logement, santé, éducation, etc.) sert de cadre de référence renouvelé pour régler ce nouveau phénomène de pauvreté.
20Dans les pays étudiés dans l’ouvrage (France, Royaume-Uni, Belgique), des dispositions légales prévoient que le budget de l’eau puisse contribuer au financement des dispositifs d’aide aux impayés des ménages pauvres. Pour autant, la reconnaissance de droits humains fondamentaux, qui se révèlent par nature interdépendants et qui affirme la nécessité que les États prennent des mesures légales pour garantir la justice sociale et le respect de la dignité humaine envers les plus fragiles, ne permet pas d’en faire un droit effectif pour les populations théoriquement bénéficiaires.
21Les enjeux de l’action publique visant à combattre les précarités en eau ont pu être clarifiés : mise en place de tarifs sociaux, sauvegarde ou redéploiement des bains-douches municipaux, interdiction des coupures d’eau en cas d’impayé, étalement des dettes. Ces mesures sociales appellent une réflexion sur la nature de bien commun3 de l’eau dont les usages en commun requièrent l’existence de règles visant la participation de tous et l’égalité d’accès. Si l’eau est un commun et un bien indispensable à la vie, n’est-il pas nécessaire de penser la mutualisation de la charge qu’elle représente ? En ces temps de crise sanitaire globalisée, apparue avec la propagation du virus Covid-19 à l’échelle planétaire, l’enjeu de santé publique et celui de l’accès à l’eau sont plus liés que jamais. On relèvera que les inégalités d’accès à l’eau pourraient apparaître comme d’autant plus intolérables qu’elles se répercutent directement sur la santé de tous. Les populations dites vulnérables sont devenues visibles, faisant l’objet de mesures spécifiques à portée plus ou moins générale : en témoignent la décision de réouverture avant l’été de toutes les fontaines dans les espaces publics, de même que l’installation de trois rampes à eau à proximité de camps de migrants à Paris, dès la première semaine du confinement4 et plus généralement les mesures d’urgence adoptées pour réduire la précarité sanitaire des personnes sans-abris ou des ménages collectifs, formels ou informels, aggravée par une exposition majorée à la pandémie5.
22Aux États-Unis, la suspension des coupures d’eau aux ménages qui ne pouvaient pas payer leurs factures pendant la crise du coronavirus a mis en exergue une pauvreté en eau révélée par des circonstances exceptionnelles ainsi que par le caractère inédit de la mesure6. En France, cette actualité sanitaire remet à l’ordre du jour la question du droit à l’eau en faveur des ménages pauvres et des populations marginalisées que le projet de loi Glavany7 avait tenté de mettre en œuvre.
VI. Indiquer des pistes, ouvrir des chantiers
23Les résultats présentés indiquent enfin les pistes à poursuivre et les nouveaux chantiers qu’il serait souhaitable de mettre en route. L’eau est comme l’air, indispensable à la vie ; la pauvreté en eau prive ceux qui en sont victimes d’un bien et d’un droit à la fois. Elle porte atteinte à leur santé et à leur confort, mais aussi – et peut-être surtout – à leur condition de citoyens. La pauvreté en eau est donc une forme nouvelle, originale et bien identifiable de pauvreté. Ce n’est d’ailleurs pas tant sa nouveauté qui en fait une question inévitable dans les mois et les années à venir, que le fait que les solutions sont à trouver du côté de la mutualisation, de l’entraide et du partage. Et peut-être de modes de vie et de consommation plus sobres, qualité dont le succès récent est spectaculaire pour des raisons qui seraient à élucider. La précarité hydrique est construite par nos sociétés. Quels facteurs contribuent à la produire, quels leviers sont disponibles, ou à inventer, pour la contrer ? Ces questions doivent être posées avec les premiers concernés, ceux qui la subissent. L’expérience des précaires en eau a toute sa place dans la construction et la mise en œuvre des politiques publiques, encore faut-il l’entendre et la faire parler. Sans cette vigilance, le risque est grand d’instituer des normes réglant un bon usage de l’eau, excluant le mauvais consommateur et récompensant les vertueux.
24Mais les différentes formes de précarités en eau que nous avons identifiées sont-elles solubles dans les « bons gestes », comme ceux recommandés dans le contexte de la précarité énergétique ? Le rapprochement de l’évaluation et du traitement de ces deux types de précarités pourrait s’avérer une voie prometteuse, ainsi que la comparaison des effets des mesures appliquées en matière de lutte contre la pauvreté en eau dans différents contextes européens.
25Si indéniablement, la montée en Europe du discours des droits humains fondamentaux comme réponse au problème de l’accès à l’eau pour les plus vulnérables, comporte une forte dimension symbolique susceptible d’impulser des politiques publiques en faveur des précaires en eau, les auteurs ont relevé que les pouvoirs publics peinaient à remplir leurs obligations juridiques, la réalisation effective des droits dépendant de fait d’une volonté politique proactive au niveau des États et des institutions. En particulier, la soumission de ces droits humains fondamentaux à l’impératif du prix des services dont les populations aux faibles ressources doivent malgré tout s’acquitter, reste un obstacle à l’effectivité de ces droits. Aussi, la mobilisation et l’action des ONG pour la protection et la défense des droits humains fondamentaux peut aboutir à transformer un droit à portée déclarative en un droit effectif. Ce levier d’action décisif ̶ l’arme du droit (Israël, 2009) ̶ montre également l’importance de l’enrôlement des citoyens dans la défense et la mise en œuvre des droits humains fondamentaux. L’interdépendance des droits établie par la Charte sociale européenne a permis à une coalition d’acteurs de faire jurisprudence en faveur de populations privées d’accès à l’eau, en lien avec la privation d’autres droits, notamment du logement et de la scolarisation des enfants.
26Enfin, une dernière série de questions nouvelles relevant à la fois du champ du management public, de l’analyse des politiques publiques, de la sociologie de l’action et du droit, doit être posée. La montée des précarités en eau interroge la définition même des missions des services publics d’eau en Europe. En effet, face à l’exacerbation de la précarité sanitaire, une nouvelle sémantique des attentes de la société émerge. Dans sa lettre d’information du 14 avril 2020, l’ONG Coordination Eau Ile-de-France mentionne la notion de « service sanitaire fondamental » qui permettrait une évolution des missions des services publics d’eau et d’assainissement précisément en les rangeant du côté des communs.
27En réalité, dans l’univers de la « citadelle technique » et de son référentiel technico-marchand – au sens de Pierre Muller (2015)8 – qui cadre la décision et le management des services d’eau, l’inscription des précarités en eau comme enjeu et objet managérial à part entière reste imparfaite.
28Si ce sujet largement documenté au Royaume-Uni est aussi étudié en France, il devient un sujet d’observation en soi dans les autres pays d’Europe (Belgique, Espagne, Portugal) et représente un vaste champ d’exploration empirique à investir pour enrichir ce domaine de connaissances en construction. Plus globalement, la montée des précarités en eau – ou la moindre tolérance à son égard – dans les pays riches amène à reformuler la question des solidarités, de la cohésion sociale et de leur prise en charge par les services publics plus ou moins robustes des pays du Nord. Elle amène également à examiner la durabilité des systèmes de fourniture en eau fondés sur une conception de l’eau comme bien marchandise, et à interroger l’argument alternatif du bien commun dans la prise en charge des précarités en eau.
29Il faudrait alors se détourner de la vision moralisatrice pointant le gaspillage dont les pauvres en eau se rendraient coupables, pour porter le débat du côté de la rente de monopole dont ne bénéficient à ce jour que les actionnaires et les collectivités, en proposant de la socialiser. Faisant écho à celui de l’accès à l’eau comme droit humain, l’argument de bien commun fondamental pourrait constituer le motif d’un nouveau champ d’intervention et d’analyse en matière de droits sociaux, celui de « nouveaux droits sociaux fondamentaux » relatifs aux biens et services essentiels qui ne sont pensés à ce jour ni d’un point de vue juridique, ni en termes de politique sociale applicable.
Bibliographie
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Bourdieu P., 2013, « Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975. Introduction de Patrick Champagne », Actes de la recherche en sciences sociales, 200(5), p. 4-37.
Dardot P., Laval C., 2014, Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.dardo.2015.01 :Israël L., 2009, L’arme du droit, Paris, Collection « Contester », Presses de Sciences-Po.
10.3917/infle.015.0101 :Muller P., 2015, La société de l'efficacité globale. Comment les sociétés modernes se pensent et agissent sur elles-mêmes, Paris, Puf.
10.3917/puf.mulle.2015.02 :Notes de bas de page
1 Nous aborderons plus loin le contexte inédit de la pandémie de Covid-19 qui sévit alors que nous relisons ces lignes. Notes des directrices de l’ouvrage, mars 2021.
2 Contrairement à la France, où la loi Brottes a rendu les coupures d’eau pour impayés illégales, la Belgique autorise encore les coupures d’eau aux ménages débiteurs.
3 L’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval (2014) constitue une bonne introduction à la question. Voir également le forum Eau organisé en 2017 par le journal Libération qui s’est interrogé sur le sujet : https://www.liberation.fr/evenements-libe/2017/01/14/l-eau-un-bien-comme-les-autres_1541458
On consultera également avec profit le site de Coalition eau : https://www.coalition-eau.org/
4 Porte de la Villette, porte d’Aubervilliers et rue de l’Hôtel-de-Ville (Lettre d’information de Coordination Eau Ile-de-France du 14 avril 2020).
5 Voir notamment la circulaire du 27 mars 2020 : « Instruction sur la prise en charge et le soutien des populations précaires face à l’épidémie de Covid 19 ».
6 “Detroit suspends water shutoffs over Covid-19 fears”, The Gardian, 20 March 2020, https://www.theguardian.com/us-news/2020/mar/12/detroit-water-shutoffs-unpaid-bills-coronavirus.
7 Proposition de loi évoquée à plusieurs reprises dans l’ouvrage qui visait la mise en œuvre effective du droit à l’eau potable et à l’assainissement. Détail des étapes de ce projet adopté par l’Assemblée nationale le 14 juin 2016 et finalement rejeté par le Sénat en février 2017 http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl15-685.html
8 Dans cet ouvrage, il est question de la crise du référentiel néolibéral et du nécessaire changement de paradigme concernant les échelles de la gouvernance.
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