Chapitre 10
Lieux de vie de la famille et solidarités intergénérationnelles aux Antilles et à La Réunion
p. 237-256
Texte intégral
Introduction
1Ce chapitre s’intéresse aux départements d’outre-mer (Dom) qui, en regard des réalités de la France métropolitaine, présentent pour notre sujet le double intérêt de l’éloignement géographique et de la spécificité des modèles familiaux, dont les effets combinés façonnent des formes particulières de relations et d’entraide familiales1. Pour les natifs de ces territoires, « faire famille » se partage – aux deux extrêmes des distances possibles – entre la plus grande des proximités (cohabitation) pour les uns et « l’au-delà des mers » (le plus souvent en métropole) pour les autres. Si pour un ultramarin, vivre loin de son département de naissance peut, au plan administratif, s’apparenter à la migration interne d’un métropolitain, les implications de ces migrations sur sa vie familiale sont tout autres.
2Les recensements de la population donnent la mesure de l’importance des ménages complexes intergénérationnels ultramarins au sein desquels cohabitent parents et enfants devenus adultes, ces derniers ayant eux-mêmes constitué (ou non) leur propre famille. L’enquête Migrations, famille, vieillissement (MFV, Insee, 2009-2010)2 permet, elle, une analyse fine des formes de solidarités intergénérationnelles que développent les populations ultramarines et surtout leurs manières particulières de « faire famille à distance », dans un contexte général de réduction de la taille de la famille et de fortes migrations (Marie et Breton, 2015 ; Temporal et al., 2010). Dans une première partie, nous rendons compte de l’importance de l’éclatement géographique des familles ultramarines tant du point de vue des parents que de celui des jeunes adultes, et dans les deux cas, de juger des déterminants d’une expérimentation de la « famille à distance »3. Dans une seconde partie, nous étudions les entraides familiales et les effets de la localisation de la famille sur ces dernières (Attias-Donfut, 2005 ; Géran et Henry, 2012).
I. Parents ici, enfants là-bas4
1. Des enfants résidant souvent hors du département
3L’importance des migrations dans la vie des natifs des Dom depuis plus d’un demi-siècle leur impose une expérience très particulière de la « famille à distance » : eux « ici » et leurs enfants « là-bas ». Alors que le recensement ignore la localisation des membres non cohabitants de la famille, l’enquête MFV apporte sur ce thème des éclairages inédits, autorisant la construction de 3 types d’indicateurs combinant différentes dimensions. Ils associent, en effet, comportement fécond, expérience migratoire des parents et trajectoire migratoire des enfants devenus adultes – en tenant compte, de plus, de l’intensité variable de chacun de ces facteurs d’une génération à l’autre. Ces indicateurs autorisent ainsi une juste appréciation des réalités de la « famille à distance », de leurs effets sur la vie des protagonistes, de leurs différences d’un Dom à l’autre et, surtout, de leur évolution au fil des générations.
- Le premier indicateur renseigne sur le nombre moyen d’enfants selon leur lieu de vie : dans le « ménage de leurs parents » ; hors du ménage de leurs parents, mais « dans la même commune » ; « ailleurs dans le département » ; et « hors du département »5 (barres verticales grisées dans la figure 1).
- Le deuxième indique, parmi les personnes ayant au moins 1 enfant en vie au moment de l’enquête, la proportion de celles qui expérimentent, partiellement ou totalement, la réalité d’une « famille à distance » (courbe continue dans la figure 1).
- Le troisième révèle, parmi les personnes ayant au moins 1 enfant en vie au moment de l’enquêtela proportion de celles dont aucun ne réside plus dans le département. Ces personnes vivent pleinement – en regard de leur(s) enfant(s) – la « famille à distance » (courbe en pointillés dans la figure 1).
4Avant 50 ans, les valeurs varient selon l’âge des parents. Le nombre d’enfants et leur avancée en âge progressent avec le temps, de même que la part des enfants qui ne vivent plus dans le ménage, à mesure des décohabitations (figure 1). En parallèle s’accroît la part des parents ayant au moins 1 enfant vivant hors du département, et même pour certains sans enfant à proximité. Au-delà de 50 ans, la descendance finale atteinte, ces dynamiques se modifient et les indicateurs reflètent autant des effets de génération que de comportement.
5Si l’avancée en âge se double, en toute logique, d’une accentuation de la décohabitation parent(s)-enfant(s), la baisse de la fécondité se traduit, elle, par une diminution du nombre d’enfants au fil des générations (– 1 enfant en moyenne en Martinique ; – 1,5 en Guadeloupe et à La Réunion). Toutefois, parmi les enfants non cohabitants, la part de ceux qui vivent hors du département progresse chez les plus jeunes, reflétant l’accélération des flux d’émigrations dans les générations récentes, avec probablement des installations définitives plus fréquentes hors du Dom d’origine.
Figure 1. Nombre et lieu de vie des enfants

Champ : natifs âgés de 20 à 79 ans, ayant au moins 1 enfant en vie (dans les Dom : natifs du Dom). Note : pour la métropole, les catégories utilisées sont les suivantes : dans le ménage, à moins de 1 h de trajet, de 1 à 5 h de trajet, à plus de 5 h de trajet. Lecture : Les barres verticales représentent le nombre moyen d’enfants, cumulé selon leur lieu de vie (dans le ménage, dans la même commune, ailleurs dans le département ou hors du département), et se réfèrent à l’axe vertical gauche. Les courbes représentent la part des personnes sans enfant dans le département (pointillé) ou avec au moins 1 enfant hors du département (trait plein) ; elles se réfèrent à l’axe vertical droit. Par exemple, les femmes de 60-69 ans en Guadeloupe ont en moyenne 3,7 enfants, dont 0,5 dans leur ménage, 0,8 dans la même commune, 0,8 ailleurs dans le département et 1,6 hors du département ; environ 15 % d’entre elles n’ont plus d’enfant vivant dans le département, tandis que 75 % en ont au moins 1 hors du département. Sources : MFV, Insee, 2009-2010 pour les Dom ; Érfi, Insee, 2005 pour la métropole.
6C’est à La Réunion que la proximité parent(s)-enfant(s) se révèle – de loin – la plus forte : outre que très peu de parents réunionnais ont toute leur descendance en dehors du département, cette très grande proximité familiale se vérifie au sein même de l’île. Il est en effet très fréquent que les enfants non cohabitants qui y résident habitent dans la même commune, le même quartier, voire la même rue que leurs parents. À l’évidence, à La Réunion, l’espace de vie familiale demeure nettement plus resserré qu’aux Antilles, autorisant des solidarités intergénérationnelles plus fortes.
7Cela posé, dans les trois Dom, on note peu de différence entre hommes et femmes, sinon que ces dernières cohabitent davantage avec leur(s) enfant(s), et que la part des adultes sans enfant résidant dans leur département est généralement plus forte chez les hommes (notamment aux Antilles), conséquence probable d’une monoparentalité féminine plus accentuée (Charbit, 1987 ; Marie et Breton, 2015).
8On ne dispose pas pour la métropole d’indicateurs strictement comparables. Nous nous sommes donc efforcés d’en construire un ad hoc à partir de l’enquête Études des relations familiales et intergénérationnelles (Insee, Érfi, 2005) (Régnier-Loilier, 2009), matérialisé par un temps de trajet entre le domicile de l’enfant et celui de ses parents. L’enfant est ici considéré « vivre à proximité » lorsque la durée de ce trajet est inférieure à 1 heure, ou à l’inverse « vivre à distance » lorsque le trajet est supérieur à 5 heures (équivalent d’un Lille-Marseille en train). Selon ces critères, il apparaît qu’en métropole la moitié des enfants non cohabitants vivent à moins de 1 heure de chez leur(s) parent(s), les trois quarts à moins de 2 heures 30, et près de 90 % à moins de 5 heures.
9À l’évidence, qu’elle soit mesurée en « temps de trajet » (et plus encore en « coût financier »), les contraintes de la « famille à distance » sont, pour la population métropolitaine, sans commune mesure avec celles vécues par les natifs des Dom ayant des enfants installés en métropole. À titre d’exemple, aux Antilles, 15 % des parents âgés de 60-69 ans n’ont aucun enfant vivant à proximité, contre 5 % en métropole ; de même, 66 % des parents antillais ont au moins 1 enfant « à distance », contre à peine 25 % des parents métropolitains.
2. Les enfants des « migrants-retour » plus souvent à distance
10Aux réalités précédentes s’ajoutent les effets combinés des niveaux de fécondité et des trajectoires migratoires des parents sur le nombre d’enfants et leur lieu de vie – effets qui diffèrent selon que les parents sont « sédentaires » ou « migrants-retour »6 (figure 2). C’est ainsi que la fécondité moins élevée des « migrants-retour » réduit d’autant le nombre de leurs enfants vivant à proximité – bien plus aux Antilles qu’à La Réunion.
11Il en va de même de l’incidence du parcours migratoire des parents sur le lieu de vie des enfants. Comparés aux « sédentaires », les « migrants-retour » sont plus souvent éloignés de leur(s) enfant(s) : soit que ces derniers, reproduisant l’expérience de leur(s) parent(s), émigrent plus souvent ; soit que, nés en métropole, ils ne les ont pas suivis à leur retour. Ce résultat se vérifie autant aux Antilles qu’à La Réunion. À titre d’exemple, aux Antilles, chez les 70-79 ans, le nombre moyen d’enfants vivant dans le département est légèrement supérieur à 1 chez les migrants-retour, contre 3 chez les sédentaires ; ils sont respectivement de 3 et 4 à La Réunion. En conséquence, parmi les « migrants-retour » antillais de cet âge ayant au moins 1 enfant vivant, 20 % n’en ont aucun dans le département ; la proportion atteint même 25 % en Martinique dans le même groupe d’âge. Une part qui risque encore de s’accroître dans les générations suivantes, du fait d’une émigration toujours plus importante et plus sélective combinée à une baisse continue de la fécondité. S’agissant des enfants résidant dans le département, on observe que leur proximité géographique est également plus forte chez les sédentaires, en particulier à La Réunion.
Figure 2. Nombre et lieu de vie des enfants selon le lien d’Ego à la migration

Champ : natifs âgés de 40 à 79 ans, ayant au moins 1 enfant de 18 ans ou plus en vie. Source : MFV, Insee, 2009-2010.
3. Une expérience de la famille à distance variable selon l’origine sociale
12Combinés les uns aux autres, plusieurs facteurs (nombre d’enfants, lien à la migration, niveau de diplôme, etc.) influent donc sur la probabilité que des parents vivent l’expérience de « famille à distance », soit de manière relative (avoir au moins 1 enfant vivant en dehors du département), soit sous forme plus absolue (n’avoir aucun enfant résidant dans le département). La construction de modèles logistiques permet de juger de l’effet de chaque facteur une fois contrôlés tous les autres facteurs retenus (tableau 1). On observe alors que les caractéristiques qui, toutes choses égales par ailleurs, augmentent la probabilité dans le modèle 1 (avoir au moins 1 enfant vivant en dehors du département), ont généralement un effet inverse dans le modèle 2 (n’avoir aucun enfant vivant dans le département).
13La première variable dont on souhaite contrôler l’effet est le nombre d’enfants de 18 ans et plus. C’est celle pour laquelle les odds ratios (OR) sont soit les plus élevés (modèle 1), soit au contraire les plus faibles (modèle 2). La seconde – directement dépendante de la précédente – est l’âge de la personne enquêtée, et son effet va dans le même sens dans les deux modèles.
Tableau 1. Modèles logistiques « avoir au moins 1 enfant vivant hors du département » et « n’avoir aucun enfant dans le département »

14Une fois contrôlées ces deux variables, on observe que la plupart des autres ne sont pas significatives dans le modèle 2, quand, dans le modèle 1 à l’inverse, la probabilité d’avoir au moins 1 enfant à distance s’accroît nettement avec le niveau d’études et le revenu des parents. L’effet du revenu est ici particulièrement net (OR=2,36*** pour le 4e quart de revenus), confirmant le caractère très sélectif de la mobilité des enfants, de facto facilitée dans les catégories les mieux dotées scolairement et les plus aisées financièrement. Ce résultat est à mettre en regard de l’effet négatif d’être enfant de natif sédentaire (OR=0,62***).
15La propension à la mobilité moindre chez les Réunionnais comparés aux Antillais, déjà mise en lumière à travers des statistiques descriptives7, est ici confirmée par le modèle (OR=0,37***). De même, la part de personnes ayant au moins 1 enfant vivant hors du département apparaît aussi plus élevée en Guadeloupe qu’en Martinique (modèle 1, OR=0,83**). Enfin, une fois les effets des différentes variables contrôlés, l’effet du sexe n’apparaît pas significatif dans le modèle 1, alors qu’il l’est dans le modèle 2, même si son intensité demeure faible (OR=0,86**). Du reste, ce dernier résultat pourrait tenir à une sous-déclaration par les hommes de certains de leurs enfants vivant hors du département.
4. Trois profils de parents avec enfants à distance
16Une fois identifiés les facteurs favorisant l’expérience la « famille à distance », nous avons mis en évidence 3 profils types de parents ayant des enfants « à distance », très proches aux Antilles et à la Réunion, avec toutefois quelques nuances et surtout des poids différents selon le territoire8 :
- Parents modestes, natifs sédentaires, avec une descendance importante répartie entre « ici » et « là-bas » (35 % aux Antilles, 66 % à La Réunion). Ce premier groupe est majoritairement composé de personnes sans diplôme, souvent « sédentaires » et ayant eu un nombre élevé d’enfants, aujourd’hui répartis dans et hors du département. Dans ce cas, c’est le nombre d’enfants (ajouté à un effet de génération – voir tableau 1) qui tout à la fois augmente la probabilité de départ de certains et diminue celle de n’avoir plus d’enfant dans le département. À La Réunion, où ce profil regroupe les deux tiers des parents concernés par les enfants « à distance », seuls 8 % n’ont plus d’enfant dans le département, contre 23 % en moyenne. À La Réunion encore, les femmes sont surreprésentées dans ce groupe, tandis que femmes et hommes sont également concernés aux Antilles.
- Parents avec tous leurs enfants majeurs en métropole (14 % aux Antilles, 11 % à La Réunion). Ce deuxième groupe est constitué d’individus plus jeunes (40-49 ans), n’ayant que 2 enfants de 18 ans ou plus, qui une fois celui-ci parti se retrouvent sans enfant majeur dans le département. Plus diplômés et bénéficiant de revenus plus élevés que la moyenne, ces parents sont eux-mêmes un peu plus souvent « migrants-retour ». C’est ici tout à la fois leur expérience migratoire, leur niveau d’études et leurs revenus plus élevés qui facilitent l’émigration de leurs enfants. Leur profil laisse penser que leurs enfants actuellement mineurs partiront à leur tour lorsqu’ils auront atteint leur majorité. Aux Antilles, les femmes et les personnes ne vivant pas en couple sont surreprésentées.
- Parents ayant une descendance réduite et souvent sans enfant dans le département (51 % aux Antilles, 23 % à La Réunion). Ce groupe rassemble pour l’essentiel des parents d’âge mûr (50-59 ans), plus souvent des « migrants-retour ». Ses membres ont eu entre 2 et 3 enfants, qui vivent pour partie hors du département. Aux Antilles comme à La Réunion, 30 % n’ont plus aucun enfant auprès d’eux : soit que ceux-ci aient émigré, soit qu’ils soient restés en métropole au moment du retour des parents dans le Dom. Ce groupe est composé de personnes qualifiées, disposant d’un revenu plus élevé que la moyenne (42 % appartiennent au dernier quartile de revenus aux Antilles, près de 90 % à La Réunion).
5. Peu de « parents à distance » dans les Dom
17À l’instar de la localisation des enfants du point de vue des parents, l’enquête MFV permet de construire deux autres types d’indicateur. Le premier est relatif à la répartition des jeunes adultes selon le lieu de vie de leur(s) parent(s), en distinguant 4 catégories : 1) au moins 1 parent vivant dans leur ménage ; 2) aucun parent vivant dans leur ménage, mais au moins 1 dans la même commune ; 3) aucun parent dans la commune, mais au moins 1 dans le département ; 4) aucun parent dans le département (le(s) parent(s) vivent ailleurs).
18Le second indique la proportion de jeunes dont au moins 1 parent vit en dehors de son département, permettant ainsi d’estimer la part de ceux qui vivent l’expérience de « famille à distance » en raison de la migration de leur(s) parent(s). Comme précédemment, nous avons créé à partir de l’enquête Érfi des indicateurs comparables pour la France métropolitaine. La répartition varie ici selon l’âge des personnes mais aussi selon leur sexe (figure 3). Les résultats confirment la décohabitation parentale plus tardive aux Antilles qu’à La Réunion (notamment pour les hommes) et bien plus encore qu’en métropole ; ils sont ainsi en accord avec les résultats issus de traitements spécifiques du recensement9.
19Dans les trois Dom étudiés, la cohabitation des jeunes hommes avec au moins 1 parent marque un pic autour de 30 ans – là encore, nettement plus prononcé aux Antilles –, témoignant probablement d’un retour de ces jeunes adultes au domicile de leur(s) parent(s) après une première décohabitation. En miroir de la précédente (du point de vue des parents), cette analyse trouve une proximité géographique plus forte à La Réunion, lorsque l’enfant quitte le domicile de ses parents. Parce qu’elle permet en outre de connaître le lieu de résidence des parents non cohabitants et donc leur éventuelle émigration, l’enquête MFV révèle que très peu de parents émigrent ou demeurent en migration sans leurs enfants nés dans leur département de naissance : la part de jeunes adultes natifs dont « aucun parent ne vit dans le département » est nulle ou presque.
Figure 3. Répartition des jeunes de 18 à 34 ans selon le lieu de vie de leurs parents

Champ : natifs de 18 à 34 ans, ayant au moins 1 parent connu et en vie (moyennes mobiles d’ordre 5). Note : pour la métropole, les catégories utilisées sont les suivantes : dans le ménage, à moins de 1 h de trajet, de 1 à 5 h de trajet, à plus de 5 h de trajet (respectivement : aucun parent à moins de 5 h de trajet). Sources : MFV, Insee, 2009-2010 pour les Dom ; Érfi-GGS, Insee, 2005 pour la métropole.
II. Les solidarités familiales en lien avec la localisation des membres de la famille
1. Des aides essentiellement intergénérationnelles
20Outre de repérer les membres de la famille, l’enquête MFV permet d’évaluer l’entraide familiale régulière, notamment trois types d’aide : la garde d’enfants, les aides financières et les aides non financières. Chacun des enquêtés devait préciser, pour ce qui le concerne, le(s) destinataire(s) et/ou le(s) pourvoyeur(s) de ces aides régulières. Il en ressort, en premier lieu, qu’à l’exception des gardes d’enfants, cette entraide se limite quasi exclusivement au cercle familial, entre les générations (parent(s)-enfant(s)), mais varie selon sa nature (financière/non financière) et l’âge des bénéficiaires. Nous étudions d’abord la répartition du volume des aides reçues et apportées (tableaux 2 et 3), indépendamment de leur fréquence, puis nous en analysons la nature en nous limitant au flux parent(s)-enfant(s), quel que soit leur sens.
21Dans les trois Dom, les enfants sont de loin les premiers bénéficiaires des aides financières (45 % des aides déclarées aux Antilles ; 35 % à La Réunion), que reçoivent moins souvent les parents (respectivement 21 % aux Antilles et 30 % à La Réunion). Inversement, les parents sont les principaux pourvoyeurs de ces aides (près de 50 % des cas aux Antilles et 55 % à La Réunion), les enfants et autres membres n’étant à l’origine que de 10 % à 15 % des aides apportées. Quand les parents bénéficient d’aides, ces dernières sont presque exclusivement des aides non financières, en revanche mieux réparties entre les différents pourvoyeurs. La garde d’enfants régulière est celle qui mobilise le plus largement le réseau familial, avec une place plus importante occupée par l’échange au sein de la fratrie (ou d’autres personnes étrangères à la famille), même si les aides apportées le sont surtout par les parents.
Tableau 2. Répartition des aides apportées aux différents bénéficiaires, selon le type d’aide

Tableau 3. Répartition des aides reçues par pourvoyeur, selon le type d’aide

22La majorité des aides régulières déclarées se distribuent entre parents et enfants10. L’intensité des relations varie selon l’âge des protagonistes : partout, ce sont les jeunes qui profitent le plus largement des aides financières, tandis que les plus âgés bénéficient quasi exclusivement d’aides non financières (figure 4). On note cependant que l’intensité de ces aides régulières (apportées ou reçues) est toujours plus forte à La Réunion, exception faite des « générations pivots11 », pour lesquelles les différences sont peu sensibles d’un Dom à l’autre.
Figure 4. Aides entre parents et enfants, nature de l’aide apportée et reçue par âge

Champ : natifs de 18 à 79 ans, ensemble des aides échangées entre parents et enfants. Source : MFV, Insee, 2009-2010.
2. L’entraide intergénérationnelle fortement dépendante du lieu de vie des enfants
23Exception faite des « générations pivots »pour lesquelles on note peu de différences d’un Dom à l’autre, l’enquête MFV révèle une intensité toujours plus forte des solidarités intergénérationnelles à La Réunion. Cette spécificité réunionnaise tient à des facteurs à la fois culturels et structurels. Ainsi, le caractère essentiellement non financier des aides reçues par les personnes plus âgées suppose une proximité géographique avec leurs pourvoyeurs (souvent les enfants) qui se révèle plus forte à La Réunion qu’aux Antilles, comme montré précédemment. Peut-on en déduire que la distance séparant les enfants d’avec leur(s) parent(s) influerait sur l’intensité de l’aide qu’ils apportent ?
24Les données disponibles ne permettant pas d’identifier de quel(s) enfant(s) est reçue l’aide ; on ne peut donc pas établir de relation directe entre l’enfant pourvoyeur d’aide et son lieu de vie. Pour pallier cette difficulté, nous avons créé un indicateur caractérisant la présence d’au moins 1 enfant de 18 ans ou plus dans un périmètre géographique délimité : dans le ménage, dans la commune, dans le département. Nous avons ensuite comparé, dans chacune des catégories, la part des personnes recevant une aide (non financière) d’un enfant ou d’une autre personne (cercle familial autre que le(s) enfant(s) ou hors du cercle familial strict) (tableau 4).
Tableau 4. Part des 60 ans et plus recevant une aide non financière (de leur(s) enfant(s) ou de quelqu’un d’autre) selon la localisation de leur(s) enfant(s)

25Deux enseignements se dégagent de cette analyse. L’aide non financière apportée par les enfants est bien conditionnée par la proximité géographique. La part des personnes âgées recevant une aide de leur(s) enfant(s) est en effet maximale lorsqu’au moins 1 de ceux-ci est cohabitant12 ou installé dans la même commune. Elle est nettement réduite lorsqu’il n’y a aucun enfant à proximité directe (dans le département mais hors de la commune), et quasi nulle lorsqu’il n’y a pas d’enfant dans le département. On note de plus qu’en cas d’absence d’enfant dans le département, et plus encore dans le cas d’absence totale d’enfant, ce manque est compensé par l’entourage élargi ou non familial.
26Ces résultats ne nous disent rien des besoins objectifs d’aide des personnes concernées (ou à l’inverse de l’absence de besoin) ; ils n’indiquent pas plus, pour ceux qui ne reçoivent pas d’aide, les raisons de cette situation : n’en ont-ils pas besoin ou leur entourage est-il « défaillant » ? Il est impossible de répondre à cette question, sauf à contrôler le niveau de dépendance des personnes mesuré à partir des réponses aux questions sur leur incapacité. Les difficultés sont alors liées à des effectifs trop faibles de personnes se déclarant en incapacité.
Conclusion
27Comparée à la métropole, l’organisation de la vie familiale aux Antilles et à La Réunion présente la particularité d’associer, d’une part, des cohabitations intergénérationnelles plus fréquentes découlant des traditions de solidarités intrafamiliales encore très vives et, d’autre part, un éloignement géographique parent(s)-enfant(s) sans commune mesure avec ce qui s’observe en métropole, lié à une expérience très spécifique des migrations. Sur ces deux points, l’enquête Migrations, famille, vieillissement apporte des connaissances jusqu’alors inédites.
28En nette diminution dans l’hexagone, les cohabitations intergénérationnelles demeurent importantes outre-mer, traduisant la spécificité des modes de socialisation. Plus que des « ménages complexes » au sens du recensement, il s’agit ici de « ménages intergénérationnels » qui concernent aussi bien des « grands aînés » (80 ans et plus) cohabitants avec leur(s) enfant(s) d’âge mûr, que de jeunes adultes (18-34 ans) résidant durablement avec leur(s) parent(s), y compris parfois avec leur(s) propre(s) enfant(s)13.
29Dans un contexte de forte précarité économique, ces cohabitations constituent sans conteste une forme d’entraide intergénérationnelle. C’est notamment le cas pour les jeunes adultes, pour qui cette situation se prolonge bien au-delà de la durée de leur vie estudiantine, du fait d’une autonomie entravée par des difficultés d’insertion économique très supérieures à celles observées pour les mêmes classes d’âge en métropole. S’agissant des plus âgés, outre la persistance des traditions culturelles, leur présence dans le ménage de leur(s) enfant(s) tient aussi à la faiblesse de l’offre en établissements spécialisés (Beaugendre et al., 2016). Cela explique que dans les Dom plus de 90 % d’entre eux vivent en ménage ordinaire. Une modélisation des données de l’enquête MFV a ainsi confirmé qu’à cet âge, ce type cohabitation est beaucoup plus fréquent dans les Dom qu’en métropole, mais aussi plus fréquent à La Réunion qu’aux Antilles14.
30En contraste avec ces traditions de solidarités intergénérationnelles et les proximités familiales qu’elles suggèrent, les populations des Dom font l’expérience parallèle de « famille à distance » dans une proportion bien supérieure à celle des familles métropolitaines. Sur ce point, l’enquête MFV apporte aussi, on l’a vu, des éclairages inédits, soulignant les différences selon le parcours migratoire et l’origine sociale de chacun, mais aussi selon le Dom et la génération. Les données analysées ont permis de mettre en évidence plusieurs profils de « parents avec enfants à distance », dont l’un avec une descendance réduite et souvent sans enfant dans leur département. Ce profil d’adulte d’âge mûr (50-59 ans) ayant fait l’expérience d’une émigration durable (migrants-retour), plus fréquent aux Antilles qu’à La Réunion, est probablement emblématique des évolutions à attendre dans un avenir proche. On peut craindre que sa fréquence plus élevée dans les générations futures modifie notablement les modes d’exercice des solidarités intergénérationnelles traditionnelles et, par suite, les conditions de prises en charge des personnes âgées dans un contexte d’accélération du vieillissement des populations antillaise et réunionnaise et de forte précarité économique (Beaugendre et al., 2014).
Bibliographie
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Attias-Donfut C., 2005, « Solidarités familiales, solidarités publiques. L’indispensable complémentarité », Économie et humanisme, 374, p. 68-71.
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10.3917/popu.1103.0555 :Notes de bas de page
1 Il ne s’agit pas dans ce chapitre de décrire les spécificités des structures et des dynamiques familiales dans les départements d’outre-mer. L’enquête MFV a montré les changements et les résistances à certaines normes métropolitaines (Marie et Breton, 2015). Des travaux plus anciens décrivent parfaitement ces spécificités à La Réunion (Festy et Hamon, 1983) comme aux Antilles (Charbit, 1987).
2 Voir la description de l’enquête en fin d’ouvrage.
3 Seuls 3 des 5 Dom seront ici étudiés : la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion. La Guyane, autre département concerné par l’enquête MFV 2009-2010, et Mayotte, département abordé seulement dans l’enquête MFV 2016, ont été exclus de l’analyse en raison de la singularité de leur régime démographique, tant naturel (transition démographique en cours) que migratoire (proportion très forte de non natifs, notamment dans la population des jeunes adultes).
4 Cette première partie a déjà été partiellement publiée dans un article de la revue Recherches familiales (Beaugendre et al., 2016).
5 Précisons que « hors du département » signifie dans plus de 90% des cas « en métropole ». Les autres destinations sont un autre Dom-Com (5%), qui concerne essentiellement les Antillais, et l’étranger (5%).
6 Sont qualifiés de « migrants-retour » les natifs ayant effectué un séjour d’au moins 6 mois hors de leur Dom, par opposition aux « sédentaires » qui ne l’ont jamais quitté ou seulement pour une courte durée.
7 L’enquête MFV avait mis en évidence cette résistance à la mobilité des jeunes Réunionnais (Temporal et al., 2010) et suscité la réalisation d’une enquête spécifique de l’Insee sur ce thème en 2012 (Insee, 2013). Un des éléments explicatifs avancés est l’effet favorable à la migration d’avoir un membre de la famille vivant déjà en métropole, situation bien plus fréquente pour les Antillais que pour les Réunionnais.
8 Deux analyses des correspondances multiples (ACM) ont été réalisées à partir des mêmes variables que celles des modèles logistiques ; pour les Antilles d’une part et La Réunion d’autre part. Des classifications ascendantes hiérarchiques (CAH) sur les coordonnées des variables sur les différents axes des ACM ont servi à déterminer les 3 profils types.
9 La cohabitation parentale des jeunes adultes au-delà de l’âge des études est plus fréquente dans les Dom, notamment aux Antilles et tout particulièrement pour les jeunes hommes. C’est le cas de près de 90% des 18-24 ans (70% chez les femmes du même âge) au recensement de 2011, contre respectivement 65% et 55% en métropole.
10 Y compris beaux-parents (parents du conjoint ou conjoints des parents) et beaux-enfants (enfants du conjoint ou conjoints des enfants). L’aspect générationnel est ici privilégié.
11 Cette catégorie recouvre, au sens large, les 35-55 ans.
12 Dans le cas des enfants cohabitants, une sous-déclaration des aides reçues est possible, celles-ci pouvant être vues comme une participation naturelle aux tâches du ménage et de ce fait ne pas être déclarées comme telles.
13 Il s’agit de données issues de traitements spécifiques du recensement de la population de 2011 non présentées ici. On a ainsi vérifié que, dans les Dom, 40 % à 60 % des 25-29 ans vivaient au sein de « ménages intergénérationnels », de même que plus de 40 % des 90 ans et plus.
14 Résultats de traitements non présentés ici.
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