Ce qu’il y a lieu de faire
p. 111-124
Texte intégral
I
1Là où la dépopulation sévit ou menace, quels remèdes emploiera-t-on contre le mal ? Il est deux méthodes auxquelles on peut recourir pour combattre celui-ci : celle qui consiste à attaquer directement les causes, lesquelles sont d’ordre psychologique, à essayer par l’enseignement, par la propagande d’effacer, d’atténuer ces sentiments, ces dispositions dont procède la restriction des naissances, puis la méthode indirecte consistant à créer des conditions, extérieures à l’homme, qui agiront sur lui de manière à modifier sa conduite au regard de la famille et de la procréation.
2La deuxième méthode – par laquelle nous croyons à propos de commencer – vise à réduire, pour le moins, les désavantages que comporte la procréation. Il appartiendra à l’État, aux autres collectivités publiques, de l’appliquer ; l’initiative privée pourra aussi jouer un rôle important, qu’elle se manifeste chez les employeurs à l’égard de ceux qu’ils occupent – ainsi qu’il est arrivé lorsque le patronat français a créé les allocations familiales et, pour mieux faire fonctionner celles-ci, ce qu’on appelle les caisses de compensation –, qu’elle soit le fait d’œuvres diverses, ou encore de particuliers agissant autrement que comme employeurs.
3Nous attacherons-nous particulièrement à l’action législative ? Celle-ci, pour encourager la natalité, peut s’engager dans des voies multiples. C’est ainsi que divers projets ont été conçus, relatifs au régime successoral. Considérant que souvent, si les gens ne veulent avoir qu’un enfant, c’est pour éviter que leur domaine soit, après leur mort, divisé entre plusieurs enfants, comme l’exige la loi française, il a été demandé que celle-ci soit réformée de manière à permettre aux parents, quel que soit le nombre de leurs enfants, d’attribuer le patrimoine à l’un d’eux, ou encore que la loi fasse une telle attribution. Une formule a été mise en avant qui, au lieu de partager également le patrimoine du défunt entre les enfants de celui-ci, attribue à chaque enfant, outre sa part, autant de parts égales à la sienne qu’il a d’enfants lui-même. Nous citons de tels projets à titre d’exemples, et nous n’entreprendrons pas de les apprécier ou de les discuter, ce qu’il faudrait faire du triple point de vue des résultats qu’ils produiraient, des objections diverses qu’ils peuvent appeler, des chances qu’ils peuvent avoir d’être adoptés.
4Il se trouve qu’un pays, la France, a édifié, depuis un quart de siècle environ, toute une législation favorable à la famille, une législation dont les dispositions sont loin d’être d’égale importance, mais qui constitue un vaste ensemble, et dont la construction s’est faite, on peut dire, conformément à des principes logiquement appliqués. Il convient de donner de cette législation une vue sommaire, mais systématique.
5Tout d’abord, indiquons ce qui a inspiré le législateur français dans l’œuvre dont il s’agit. Il y a eu chez lui une préoccupation nationale, relative à la cause d’affaiblissement que représentait pour la France sa situation démographique. Il y a eu, d’autre part, une intention sociale. Et il est à remarquer que les considérations sociales suffiraient à elles seules à justifier l’œuvre, que celle-ci conserverait sa valeur même si elle ne devait servir en rien pour le relèvement de la natalité.
6Nous pensons ne pas sortir de notre sujet en insistant sur l’intérêt social des dispositions votées : c’est par rapport à cet intérêt, d’ailleurs, qu’elles se prêtent le mieux à une classification.
7Certaines procèdent d’une idée de justice, dans le sens le plus strict qu’on puisse donner à ce mot : ce sont les dispositions d’ordre fiscal. La Déclaration des droits de l’homme de 1789 dit, dans son article 13, que les citoyens doivent contribuer aux dépenses publiques « en raison de leurs facultés ». Comment a-t-on pu être si longtemps sans s’aviser que les facultés d’un contribuable, si elles dépendent de ses ressources, dépendent aussi, et tout autant, de ses charges, parmi lesquelles celles qui s’imposent avant tout à l’attention sont les charges résultant de la situation de famille ? Par exemple, l’assiette de l’impôt sur le revenu admet l’exonération d’une certaine somme, que l’on juge correspondre aux nécessités de la vie, au « minimum d’existence » ; s’il y a des charges de famille, cette « exonération à la base » sera augmentée. D’autre part, la cotisation établie sur la portion du revenu retenue comme imposable sera réduite si le contribuable n’a pas seul la jouissance de ce revenu, si des enfants la partagent avec lui.
8Dans ce qui vient d’être indiqué, il faut comprendre qu’il ne s’agit pas d’opérer ce qu’on appelle quelquefois une « péréquation sociale », mais seulement une « péréquation fiscale ». Un même revenu n’assure pas le même niveau de vie au célibataire, qui n’a à penser qu’à lui-même, et au père de famille, qui doit pourvoir, en même temps qu’à ses propres besoins, à ceux de sa femme et de ses enfants. On ne prétend pas faire, par l’impôt, que les niveaux de vie de l’un et de l’autre deviennent égaux. Mais, puisqu’un revenu donné procure au célibataire une satisfaction plus complète de ses besoins que celle qu’il procure au père de famille, une même somme prélevée par l’impôt sur le revenu constituera pour le célibataire un sacrifice moindre que pour le père de famille. C’est l’égalité du sacrifice pour un revenu égal que l’on vise à réaliser. Et on doit s’y attacher d’autant plus que c’est possible seulement pour certains impôts, les impôts directs et les impôts successoraux, lesquels ne représentent qu’une portion – dans la plupart des pays, la moins importante – des revenus publics. Nulle considération des charges de famille du contribuable ne saurait intervenir en matière d’impôts indirects ; même, parmi les impôts indirects, il en est qui, frappant des articles de première nécessité dont chacun consomme la même quantité, quelle que soit sa condition, constituant donc de véritables capitations, non seulement ne ménagent pas le contribuable qui a des charges de famille, mais le grèvent à proportion de ces charges.
9Sortant du domaine fiscal, ce ne sera plus la justice au sens strict du mot qui inspirera la législation familiale, mais la justice au sens large. Pleinement réalisée, celle-ci irait jusqu’à cette péréquation sociale dont il était parlé tout à l’heure. La formule la plus humaine, la meilleure, de la justice n’est-elle pas cette formule « à chacun selon ses besoins », qui s’applique à l’intérieur des groupes formant de véritables communautés, notamment dans la famille ? Des intérêts primordiaux, une organisation sociale nécessaire pour maintenir les stimulants de l’activité économique, font qu’on ne saurait aller jusque-là. Le progrès social ne pourra consister qu’à atténuer les inégalités : il conviendra, naturellement, de porter le principal effort là où ces inégalités lèsent le plus ceux qu’elles désavantagent. Dès lors, les objectifs principaux à viser seront les suivants : faire disparaître la misère en garantissant, notamment, les membres de la collectivité contre les risques qui peuvent la produire ; assurer à tous ce minimum de bien-être nécessaire pour que la vie puisse être matériellement heureuse, intellectuellement élevée, moralement digne ; donner à chacun toutes les facilités possibles pour s’instruire et pour développer les virtualités qui sont en lui. Est-il besoin de démontrer que les problèmes correspondant à ces objectifs présentent des aspects bien différents selon les situations de famille ? Ne voit-on pas tout de suite qu’ils n’ont pas un caractère marqué de gravité par rapport au célibataire, lequel généralement a une condition bien supérieure au « minimum d’existence », qui peut épargner, à qui il est permis d’avoir de l’ambition, de vouloir s’élever, mais qu’il en va tout autrement pour celui qui a des enfants ?
10La législation française contient des dispositions destinées à secourir la famille dans les accidents auxquels elle est exposée : il s’en trouve de telles, notamment, dans la loi des assurances sociales. D’autres dispositions viennent en aide à la famille, ou tout au moins à la famille nombreuse, dans sa vie normale, c’est-à-dire lorsque le père, la mère sont en état de travailler, et que des besoins exceptionnels ne résultent pas, par exemple, de maladies frappant les enfants. C’est ainsi que l’État subventionne largement les primes à la natalité instituées par les départements et les communes ; que les femmes en couches sont assistées ; que des primes sont données aux mères allaitant leur enfant. Il existe une loi d’assistance aux familles nombreuses et, pour les familles à la fois françaises et légitimes, une loi d’encouragement aux familles nombreuses, dont le régime est plus favorable. Une loi toute récente va étendre à tous les salariés les allocations familiales, jouant dès le premier enfant. Les familles nombreuses bénéficient de réductions sur les chemins de fer. D’autres dispositions pourraient être citées encore.
11Il est admis en France, aujourd’hui, que dans toutes les matières qui s’y prêtent, le législateur doit penser particulièrement aux familles nombreuses, ou même aux familles en général. C’est ainsi que les pensions de vieillesse sont majorées pour les titulaires ayant élevé trois enfants jusqu’à l’âge de 16 ans. C’est ainsi encore que la loi sur le recrutement accorde un « vieillissement » aux réservistes qui ont deux enfants ou plus ; selon le nombre des enfants, ils seront avancés de quatre classes, versés dans la deuxième réserve, ou dans la dernière classe mobilisable, ou libérés de toute obligation militaire.
12De mesures comme celles dont il vient d’être parlé, du renforcement de ces mesures, d’autres mesures encore auxquelles on pourrait penser, quels effets résulteront pour la natalité ? C’est là l’objet d’un grand débat, où s’affrontent des opinions parfois tout à fait divergentes. Certains croient que les lois peuvent beaucoup pour le relèvement de la natalité, qu’avec un « budget de la natalité » suffisant, on peut obtenir une situation démographique satisfaisante ; d’autres dénient toute efficacité à l’action dont il s’agit.
13Considérons l’expérience faite par la France. Elle mérite d’être étudiée dans ses résultats, d’autant que la France a été la première à entreprendre une politique familiale et nataliste, et que c’est depuis très peu de temps que des pays étrangers, d’ailleurs rares – la Belgique, l’Italie, l’Allemagne1 –, se sont engagés dans la même voie : d’où la possibilité de comparaisons intéressantes.
14Depuis que la France a commencé sa politique nataliste, le taux de la natalité y a baissé – de 18,8 ‰ en 1913, année que nous prendrons comme point de départ, à 17,3 ‰ en 1932 ; et le rapport des naissances aux mariages – qui est plus significatif – a baissé aussi, de 2,5 ‰ environ en 1913 à 2,3 ‰ en 1932. Mais dans les vingt années précédentes, soit de 1893 à 1913, la baisse de l’un et l’autre indice avait été notablement plus forte : 4 points au lieu de 1,5 pour le premier, 0,55 point au lieu de 0,20 pour le deuxième.
15Dans beaucoup de pays européens, les baisses de la natalité, de la fécondité ont été, au cours de la période la plus récente, beaucoup plus fortes qu’en France. Dira-t-on que, si des pays étrangers ont marché plus vite que nous, c’est parce qu’ils partaient de plus loin, et plus tard ? L’argument ne détruit pas complètement la signification du fait signalé : car il est à noter que nombre de pays étrangers sont parvenus à une situation démographique pire que celle de la France.
16Il y a lieu de penser que la politique pratiquée en France n’a pas été sans donner des résultats démographiques. Elle a retiré de leur force aux raisons qui font craindre à tant de gens la venue des enfants, tout au moins celle d’enfants quelque peu nombreux. Et il faut tenir compte aussi de l’effet moral produit par la sollicitude que les pouvoirs publics témoignent à la famille, puisque aussi bien nous sommes ici dans une matière où tout dépend de l’orientation des esprits, des manières de vivre qui se propagent – on est tenté de dire : de la mode ; il est frappant que le préjugé qui naguère, dans certains milieux, portait à regarder la famille nombreuse avec mépris tende à disparaître, pour être remplacé par un sentiment contraire.
17Il reste que les résultats de l’effort français ont été insuffisants. Il n’a pas empêché la situation d’empirer depuis 20 ans, et les toutes dernières données statistiques marquent une accélération de ce fâcheux mouvement. Le taux de la natalité, qui entre 1924 et 1930 était descendu seulement de 18,7 ‰ à 18 ‰, s’est abaissé à 17,4 ‰ en 1931 et à 17,3 ‰ en 1932 ; les neuf premiers mois de 1933 marquent une diminution de 33 135 naissances par rapport aux neuf premiers mois de 1932. La situation présente se maintiendrait-elle, elle serait toujours mauvaise, puisque la reproduction, en France, est nettement déficitaire.
18Il faudrait donc poursuivre la politique commencée, développer, renforcer la législation que cette politique a déjà constituée, et aller bien au-delà de ce qui a été fait jusqu’ici. Il s’agirait d’affaiblir plus encore les motifs, les mobiles qui détournent d’avoir des enfants, c’est-à-dire, notamment, de réduire encore la différence de niveau de vie que crée, pour un revenu égal, la composition diverse des familles ; il faudrait même supprimer l’influence de la composition des familles, égaliser les niveaux de vie ; mieux que cela, il faudrait peut-être – puisque la considération du niveau de vie, diminué par l’accroissement de la famille, n’est pas tout ce qui pousse à la restriction des naissances – faire en sorte que le niveau de vie s’élève quand le nombre des membres de la famille augmente. On accorderait donc des dégrèvements nouveaux, en matière fiscale, là où il y a des charges familiales. On procurerait à ceux qui ont des enfants des avantages positifs nouveaux – à ce propos, il peut être remarqué que certains avantages, tels des primes vraiment importantes à la natalité, sont susceptibles de manifester, tout au moins dans certains milieux, une efficacité supérieure à ce qui résulterait d’une exacte appréciation de leur valeur. Et il y aurait lieu de se déterminer à admettre l’idée, jusqu’ici toujours écartée, de disqualifications – si l’on ne veut pas employer le mot de pénalisations – appliquées aux sans enfants, et encore à ceux-là, peut-être, qui n’ont par exemple qu’un enfant.
19Il est instructif, ici, de donner un regard à l’effort le plus vigoureux qui ait été fait, dans le domaine législatif, en faveur de la population : c’est certainement celui d’Auguste.
20Devenu maître du pouvoir, Auguste a consacré, jusqu’à la fin de sa vie, le meilleur de son activité à combattre la corruption des mœurs et la dépopulation, deux fléaux entre lesquels il voyait des rapports étroits. Il a, contre ces fléaux, fait des lois qu’il a considérées comme constituant son œuvre principale, et que, bien longtemps après sa mort, on désignait en les appelant simplement les lois d’Auguste : la loi de adulteriis coercendis, la loi de maritandis ordinibus, la loi Papia Poppaea. Les deux dernières sont particulièrement intéressantes. La loi de maritandis ordinibus supprime divers obstacles qui pouvaient détourner du mariage légitime ; elle frappe les célibataires d’âge nubile d’incapacités en matière d’héritage, faisant profiter des parts qui leur sont retirées les enfants et parents du testateur, s’ils sont pères de famille ; elle frappe aussi, moins sévèrement, les orbi, c’est-à-dire les mariés sans enfants. Cette loi, cependant, ne concerne que les « ordres ». La loi Papia Poppaea est plus générale. Elle se caractérise, par ailleurs, comme attribuant aux pères de familles nombreuses, aux mères aussi, des avantages de diverses sortes – soit exonérations, soit préférences ou privilèges – qui vont très loin. On a ainsi tout un système qui défavorise, qui pénalise le célibat et la stérilité, et qui récompense le mariage fécond.
21Les lois d’Auguste, le dessein qu’elles ont voulu réaliser, marquent, de la part de cet empereur, une admirable clairvoyance. Il a reconnu les deux principes conjugués qui menaçaient, plus que toute chose, la puissance et la civilisation romaines. Et il a compris en même temps la gravité de cette double menace : sans quoi, lointaine comme elle était – ne devait-il pas se passer plus de deux siècles avant qu’il en sortît des désastres ? –, aurait-il eu un tel souci de la faire disparaître ? D’autre part, la combattant, quel haut sentiment de son devoir n’a-t-il pas montré. Un chef d’État est inexcusable de considérer avec indifférence le déluge qui risque de se produire au lendemain de sa mort. Mais si la perspective du déluge est pour beaucoup plus tard, elle devient beaucoup plus incertaine, et l’on ne se fait point blâmer pour ne pas avoir tenu ses regards fixés sur elle. Rome était dans toute sa splendeur. Elle étendait sa domination sur la plus grande partie du monde connu. Après tant de siècles de guerres entre les peuples, après l’horreur d’atroces guerres civiles, ce monde éprouvait pour la première fois les bienfaits d’une longue paix, il éprouvait ceux de l’ordre et d’une administration régulière. Et Virgile pouvait dire :
Tu regere populos imperio, Romane, memento (Haec tibi erunt artes), pacisque imponere morem, Parcere subjectis et debellare superbos2.
22Les lettres, les arts brillaient du plus vif éclat. Dans un tel moment, qui, à la place d’Auguste, eût entrepris la rude tâche à laquelle il se consacra ? Car, pour mener cette tâche à bien, il ne lui fallut pas seulement de la persévérance, il lui fallut un beau courage. Là, le maître tout-puissant, comme s’attaquant à la fois à des habitudes et à des intérêts, rencontra des résistances, tenaces comme sa volonté à lui. Et elles pouvaient le gêner d’autant plus que ses mœurs n’étaient pas irréprochables, que le scandale était dans sa famille, que ses principaux collaborateurs, les consuls qui donnaient leurs noms à ses lois, les poètes qu’il mettait au service de son action, n’appuyaient pas leur propagande par l’exemple.
23On aimerait pouvoir pénétrer dans la pensée intime d’Auguste, pendant le long développement de cette entreprise par laquelle il s’est caractérisé comme un homme d’État de la plus grande classe. On voudrait surtout pouvoir mesurer les résultats qui ont été obtenus. La dépopulation, en particulier, semble avoir continué, comme conséquence du célibat très largement pratiqué et d’une limitation des naissances dans le mariage généralement poussée très loin. Mais il est permis de penser qu’elle a été ralentie par les lois d’Auguste. Il est également permis de croire que celles-ci auraient eu de meilleurs effets si le mal avait été attaqué plus tôt, alors qu’il n’était pas enraciné au même point ; et il y a lieu d’ajouter que l’état moral du monde romain, au temps d’Auguste, ne fournissait pas les points d’appui qui sont nécessaires pour l’efficacité d’une lutte comme celle dont il s’agit. Ce n’est pas encore tout. Les lois d’Auguste, si elles ont pu être modifiées à diverses reprises après la mort de leur auteur, n’ont été abrogées que sous Constantin et Justinien. Mais on a pris avec elles, dans l’application, beaucoup de libertés : pour faire accéder un homme de mérite aux fonctions publiques, pour procurer un avantage fiscal à un favori, on lui attribuait, bien qu’il fût sans enfant, le jus trium liberorum. Sans ces accommodements, d’ailleurs, l’abrogation des lois d’Auguste fût peut-être intervenue plus tôt ; car les lois, quand elles visent à réformer les mœurs, peuvent avoir besoin de celles-ci pour se faire admettre d’abord, pour se faire tolérer ensuite : ce qui constitue une sorte de cercle vicieux.
24Aujourd’hui, y a-t-il des pays où l’on pourrait établir des lois « populationnistes » aussi énergiques que celles d’Auguste ? Là où la participation populaire, serait-elle indirecte, ou tout au moins le consentement populaire est nécessaire pour légiférer, les difficultés seraient certainement très grandes.
25En France, les dispositions légales favorables aux familles n’ont pas toutes passé très aisément. Dans le début, il y avait contre elles, dans certains milieux « avancés », des préventions. Non seulement on n’en comprenait pas le caractère social, pourtant bien évident, mais on craignait – d’un point de vue désintéressé – que les mesures à l’avantage des familles ne fissent obstacle à des réformes comportant un plus grand nombre de bénéficiaires. Surtout, il y avait l’influence des intérêts du plus grand nombre : une mesure qui, dans une catégorie quelle qu’elle soit, est prise en faveur de ceux qui ont une famille nombreuse ne profite qu’à une faible portion de la catégorie en question ; si la mesure est coûteuse, la majorité pourra ne pas la voir d’un bon œil, préférant que la dépense prévue se fasse d’une manière dont elle profite elle-même. Et l’on pourrait signaler encore que les dirigeants des groupements, les hommes qui mènent les affaires publiques sont souvent peu sympathiques aux réformes à tendance familiale, comme ayant peu de famille – ce qui s’explique à la fois par le fait que ceux qui s’élèvent le plus sont les plus « évolués », et que pour accéder aux hautes situations, pour remplir les hautes fonctions, c’est une condition avantageuse de n’avoir pas de famille ou d’en avoir peu.
26On a cependant laissé passer les dispositions familiales aujourd’hui en vigueur, parce que, impliquant des principes qui sans doute peuvent conduire loin, elles ne font cependant de ces principes, à l’ordinaire, que des applications modérées, et parfois n’ont qu’un intérêt pratique minime, et aussi pour la raison que les familles nombreuses se sont organisées, et ont pu peser sur les pouvoirs publics : car le régime démocratique fonctionne aujourd’hui en telle manière qu’à celui qui demande, s’il compte tant soit peu, quelque chose du moins est accordé. Mais s’il s’agit demain d’envisager des mesures nouvelles entraînant des sacrifices financiers importants ou, plus encore, désavantageant d’une manière directe ceux qui n’ont pas un certain nombre d’enfants, alors on se heurtera à des résistances tout à fait sérieuses.
27Pour qu’il devienne possible de vaincre de telles résistances, on fonde des espoirs sur le vote familial, lequel, dans les consultations électorales, donnerait un poids plus grand à ceux qui sont à la tête de familles plus ou moins nombreuses, et qui ont bien naturellement, à ce titre, le souci des droits et des intérêts de la famille nombreuse, et de la famille en général. Le déplacement d’influence qui résulterait du vote familial, en adoptant pour l’organisation de celui-ci la formule la plus radicale, en donnant aux parents un suffrage supplémentaire pour chaque enfant mineur – nous nous plaçons dans l’hypothèse du droit de vote appartenant aux deux sexes –, ce déplacement ne serait pas aussi considérable qu’on l’imagine parfois ; il serait cependant assez important3. Mais en dehors de l’opposition qui se fonde sur une conception du droit de suffrage incompatible, ou jugée telle, avec le suffrage familial, il y a la répugnance et la résistance intéressée des éléments qui seraient défavorisés par la réforme. C’est encore le cercle vicieux dont il était parlé tout à l’heure, et que l’on ne trouve pas seulement dans la question de la population : s’il s’agit, par exemple, des provocations à l’immoralité sexuelle, comment obtenir les mesures législatives, les actes administratifs, les décisions judiciaires nécessaires, quand parmi les législateurs, les administrateurs, les juges, il y a tant d’indulgence, voire de complaisance pour ce qu’il faudrait réprimer ?
II
28Envisageons maintenant cette action qui cherche directement à modifier les dispositions des gens au regard de la procréation ; envisageons-la non plus, ainsi qu’il nous est arrivé de faire en passant, comme un accessoire, un soutien de l’action indirecte dont il vient d’être parlé, mais en elle-même.
29Sera-t-elle menée en invoquant des arguments relatifs au bonheur ? Dira-t-on que celui-ci ne dépend pas tant de l’abondance des biens, au sens économique du mot, que des joies que procurent les affections échangées – en raison, principalement, du don impliqué dans de tels échanges – ? Chez celui qui n’a pas de famille, dans les ménages sans enfant, un élément entre tous précieux de la vie affective fait défaut ; avec la famille très restreinte, le champ de cette vie affective est trop réduit. Dans la famille que nous appellerons normale, bien qu’elle soit devenue rare, il se dépensera plus de dévouement, surtout de la part des parents ; et la fusion totale des intérêts de toute sorte faisant que chacun vit la vie de tous, avec le nombre plus grand des membres de la famille, le cœur, au cours de l’existence quotidienne, à travers les événements heureux, et même malheureux, sera mieux rempli ; il y aura plus de vrai bonheur.
30Toutes ces choses, on les sent quand on en a fait l’expérience. Certains les comprennent, les imaginent d’eux-mêmes, sans les avoir éprouvées, parce qu’elles répondent à une vive aspiration de leur nature, ou parce qu’à l’expérience personnelle absente a suppléé un contact étroit avec des familles normales. Mais beaucoup demeureront insensibles aux discours qu’on pourra leur tenir, sauf peut-être à le regretter plus tard, si, les plaisirs s’émoussant avec l’âge, les occupations perdant de leur intérêt, ils en viennent, comme il arrive, à ressentir péniblement leur solitude, ou l’étroitesse du cercle de leur intimité.
31Se placera-t-on sur le terrain du devoir ? Ici également, il y a des choses très fortes à représenter. Si l’égoïsme est un vice, n’est-ce pas une manifestation d’égoïsme – et de quelle gravité – que, ayant reçu la vie, ayant profité de tout ce que les générations humaines ont fait pour créer les conditions d’existence dont nous jouissons, on se refuse à transmettre la vie à son tour ? Il y a lieu, bien entendu, à des exceptions ; elles concerneront ceux, par exemple, qui doivent craindre sérieusement d’engendrer des êtres voués au malheur et socialement indésirables, ou ceux qui renoncent à fonder une famille afin de se consacrer à une œuvre encore plus utile à l’humanité. Abstraction faite de ces exceptions, la décision que prend un individu de laisser tomber et s’éteindre, quand inévitablement il succombera, le flambeau qui a été mis dans ses mains, d’arrêter, pour ce qui le concerne, au terme toujours si prochain de sa vie individuelle la vie de l’humanité, une telle décision apparaît comme méritant la réprobation la plus sévère ; et il faut blâmer aussi le fait de celui qui, par une limitation de sa progéniture maintenant celle-ci au-dessous de ce qu’exige le remplacement des générations, décide, en ce qui le concerne, que l’humanité s’acheminera, d’un rythme plus ou moins rapide, vers le néant. De tels jugements s’imposeront, du moins, là où l’état démographique se caractérise non point par une tendance à l’accroissement de la population, mais par la tendance contraire : dans ce dernier cas, le devoir de la reproduction n’existe plus seulement dans l’abstraction, dans la théorie pure, il devient, s’il convient de parler ainsi, actuel.
32Mais ce devoir, comment s’y prendra-t-on pour qu’il soit connu, et dans toute la mesure du possible obéi ? On lui fera une place dans la morale ? De quelle morale s’agit-il ? Avec l’affaiblissement des croyances religieuses, les États, par ailleurs, n’ayant qu’une doctrine morale très flottante, qui pour cette raison, là où elle est enseignée, l’est sans beaucoup de conviction, la morale au sens ancien du mot, c’est-à-dire une doctrine constituée, arrêtée dans ses principes et dans ses prescriptions de détail, méthodiquement inculquée aux enfants et même aux adultes, faisant l’objet de l’étude et de la méditation non seulement des professeurs et des directeurs de conscience, mais de beaucoup d’autres personnes, dans quelle mesure existe-t-elle encore ?
33Ce qui existe assurément, ce qui existera toujours, tant qu’il y aura des sociétés humaines, c’est la morale dans un autre sens du mot, la morale courante, comme on l’appelle souvent. Elle est faite, pour une société, de l’ensemble des croyances normatives répandues dans cette société, selon lesquelles on juge et on apprécie les actes des hommes, et qui exercent sur la conduite de ceux-ci une influence plus ou moins efficace, par une pression extérieure, en raison de la crainte qu’ils ont de la réprobation ou du désir qu’ils ont de la louange, mais aussi du dedans. Cette morale courante, pouvons-nous espérer en elle pour la réalisation de notre dessein ? Il faudrait, ici, d’une part que la généralité des hommes se pénétrât bien de la considération qui fait le fondement du devoir à instituer, d’autre part qu’elle s’inclinât devant ce devoir, qu’elle y donnât son adhésion, qu’elle l’adoptât.
34Il ne sera pas aisé d’obtenir qu’un pareil devoir soit généralement adopté comme tel. Les morales religieuses s’inspirent des intérêts profonds des individus, des collectivités humaines et de l’humanité ; et là où la religion a de l’autorité, la morale courante, différente de celle qui se fonde sur la religion, est cependant fortement influencée par elle. Mais autour de nous, que voyons-nous ? S’il s’agit des devoirs de l’homme envers lui-même, la morale courante ne retient plus guère que ceux qui correspondent à ces intérêts terre à terre, matériels – en entendant par ce mot non seulement les intérêts économiques mais encore, par exemple, un intérêt tel que la santé –, auxquels le commun des hommes est principalement et souvent uniquement attaché. Dans la partie sociale, la morale courante s’inspirera du grand principe « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas que l’on vous fît », mais compris de la manière la plus étroite. Elle établit une sorte de pacte entre les individus, destiné à préserver chacun d’eux des dommages qui pourraient leur venir d’autrui et qu’ils redoutent particulièrement : le vol est blâmé, le meurtre est condamné parce que chacun redoute d’être volé ou tué. La morale sociale qui a cours n’est, en somme, qu’une résultante de préoccupations égoïstes des individus.
35Il arrive cependant que la morale courante, non contente de louer et d’admirer le dévouement, le sacrifice – comme il est naturel qu’elle ait toujours fait, et comme certainement elle fera toujours –, les prescrive. Elle les prescrit au bénéfice de la patrie. C’est là un effet de l’importance qu’a prise dans l’époque contemporaine – après en avoir eu déjà une très grande à d’autres époques de l’histoire – la collectivité nationale, par la cohésion qui s’y est établie, et la dépendance où la vie de l’individu se trouve, en tant de manières, par rapport à la vie de cette collectivité. Mais on ne se sent tenu de subordonner ses intérêts aux intérêts du pays que lorsqu’un danger, un danger immédiat, menace celui-ci : alors, le sentiment patriotique étant exalté chez tous à la fois, ce sera un devoir de donner à la patrie jusqu’à son sang. Quand il s’agit des impôts auxquels on est assujetti, l’intérêt national voudrait que chacun les payât exactement ; mais ici le pays n’apparaît pas en conflit avec l’étranger, l’intérêt en jeu est beaucoup moins grave : la morale courante est complaisante à la fraude que tant de gens pratiquent. Et si l’on explique que la situation démographique d’un pays pourra quelque jour compromettre la sécurité de celui-ci, la morale courante, devant cette perspective d’un péril non point présent, mais futur, à échéance indéterminée et somme toute incertain, interviendra-t-elle pour obliger les individus à ce qu’il faut pour corriger la situation dénoncée ? En réponse à cette question, l’expérience qui se poursuit, depuis près d’un demi-siècle, d’une propagande, tout d’abord patriotique, en faveur de l’accroissement de la population française nous contraint à formuler tout au moins un doute.
36Quant à l’argument humain, c’est-à-dire fondé sur la considération des destinées futures de l’humanité, il aura certainement sur la morale courante encore moins d’influence que l’argument patriotique.
37Avant, d’ailleurs, que la morale courante ne puisse adopter le devoir nouveau dont il est question, il est nécessaire, ainsi qu’il a été indiqué, que l’argument qui le fondera soit connu, compris, qu’il soit présent dans la pensée de chacun, et agissant. Cela même se réalisera-t-il aisément ?
38Il y a, en France, des régions assez étendues – des départements, des groupes de départements – qui se dépeuplent, et où la dépopulation est déjà allée loin : au recensement de 1931, la population du Lot était en diminution de 44 % par rapport à 1851, le Gers avait perdu 39 % de ses habitants depuis 1846, et les Basses-Alpes 40 % depuis 1860. Une telle dépopulation ne frappe guère les esprits, elle ne soulève pas d’émotion – d’émotion générale, bien entendu –, ni dans les départements dont il s’agit, ni ailleurs dans le pays. C’est qu’elle est causée, en partie tout au moins, par l’émigration ; c’est qu’elle a été compensée, jusqu’ici, par des augmentations de population enregistrées dans d’autres régions.
39Mais quand la dépopulation affectera le pays considéré dans son ensemble ? Le rythme, tout d’abord, n’en sera pas rapide. Et puis, la loi de la multiplication indéfinie est la loi universelle des espèces, en dehors de l’espèce humaine ; dans celle-ci, la même loi, jusqu’à notre époque, a régné toujours, à quelques exceptions près ; elle a produit, peut-on dire, tout ce qui vit dans le monde en même temps que nous-mêmes ; elle appartient à l’ordre essentiel de la nature : l’accoutumance qu’on a avec elle ne laissera l’idée de la dépopulation s’établir vraiment dans les esprits que lorsque la dépopulation, constatée pour des pays entiers, y aura étendu notablement ses effets.
40Cependant, si l’on ne doit pas compter, tout au moins pour assez longtemps, sur le concours de l’opinion se manifestant par la pression impérative de la morale courante, il faut travailler néanmoins, ou plutôt il n’en faut que davantage travailler à hâter la venue du moment où cette opinion s’intéressera à la population, et s’y intéressera assez pour exercer la pression désirée. Il convient donc de répandre la connaissance de la situation démographique, de ce qui en doit découler si les données fondamentales qu’elle présente aujourd’hui se maintiennent, de ce qui arriverait si la situation, en tant que caractérisée par ces données, s’aggravait. Dans ce sens, malgré les observations formulées plus haut, des résultats importants pourront être obtenus. Là où ce travail d’enseignement aura préparé le terrain, le travail de persuasion, tendant à faire accepter des règles de conduite favorables à la population, pourra être utilement entrepris, avec l’espoir qu’il réussira auprès d’un nombre de personnes toujours grandissant.
41En somme, quelque méthode que l’on veuille employer pour lutter contre la dépopulation, on rencontrera des difficultés sérieuses. Nous fera-t-on un reproche de ne pas les avoir dissimulées ? Il est nécessaire, à notre sens, de les connaître. La vue, en tout cas, de ces difficultés ne découragera pas ceux qui se sont consacrés à la lutte dont il s’agit. Lorsqu’on sert un intérêt aussi grand que celui qui s’attache à la vie de l’humanité, on ne saurait songer à mesurer ses efforts.
Notes de bas de page
1 L’Allemagne, à cette heure, paraît décidée à pratiquer elle aussi une politique familiale et nataliste, qui sans doute sera vigoureuse. Il sera d’un grand intérêt de suivre le développement de cette politique. Notons que l’on compte, en Allemagne, s’occuper non seulement de réformes législatives, mais également d’une action psychologique directe.
2 Virgile, Énéide, VI, 852-854.
3 Sur les résultats probables du vote familial, voir les articles de Jean Bourdon (Revue politique et parlementaire, septembre 1927 ; Journal de la Société de statistique de Paris, janvier 1928).
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