Comment il faut apprécier la situation
p. 100-110
Texte intégral
1Un régime démographique nouveau a, dans l’époque contemporaine, fait ou entrepris successivement la conquête de tous les pays européens, et de certains pays lointains de population européenne. Il n’est pas absurde, il y a même des raisons de penser qu’il est destiné à conquérir, tôt ou tard, tous les pays du monde ; cela est même vraisemblable. Là où il est le plus fortement établi, il a, en diminuant la fécondité, abaissé la reproduction à un niveau tel qu’elle n’assure plus le remplacement des générations ; il a établi une dépopulation virtuelle. Des contingences démographiques ont pour résultat que, dans les pays parvenus à ce point, des excédents de naissances sont encore constatés – dans les villes, il en va autrement : certaines grandes villes ont déjà des excédents de décès. Mais les excédents de naissances que montrent les pays en question décroissent d’année en année, et sont destinés à disparaître bientôt. Si les fécondités actuelles se maintiennent, et sans qu’il soit nécessaire qu’elles baissent encore, la dépopulation effective se manifestera sous peu, et dans certains pays elle sera rapide ; si elles baissent davantage, cette dépopulation ira plus vite encore. De ceci, que doit-on penser ? Comment devons-nous prendre ce qui se présente à nous ?
2La question de la population est envisagée très souvent du point de vue national. En France, c’est de ce point de vue qu’on l’a considérée tout d’abord. La France a connu la première le déclin de la natalité ; elle a vu la croissance de sa population se ralentir, alors que, dans d’autres pays, cette croissance se maintenait aussi rapide, ou même s’accélérait. Comment ne se serait-on pas inquiété ? On pensait, en premier lieu, à l’affaiblissement relatif de la puissance française, et à la menace grandissante qui en résultait pour notre sécurité : préoccupation bien naturelle assurément, et bien fondée, les événements l’ont trop montré ; car notre situation militaire eût été très différente en 1914, lorsque la Grande Guerre a éclaté – mieux que cela, cette guerre n’eût sans doute pas éclaté si le nombre des Français, voisin de celui des Allemands en 1871, avait, depuis cette date, augmenté parallèlement au nombre des Allemands. Mais on pensait aussi à l’importance, à l’influence de la France, condamnées à diminuer d’année en année, dans les domaines politique, économique, intellectuel, artistique.
3Le thème a été si souvent développé qu’il est inutile d’y insister ici. Il convient cependant de souligner la nécessité où la France s’est trouvée d’appeler, mieux que cela, de recruter des travailleurs étrangers dans la mesure énorme qui a été dite plus haut. Non seulement, sans cet appoint, la restauration des régions dévastées par la guerre n’eût pas pu se faire, mais la France, si elle en était privée, ne pourrait pas assurer l’exploitation de ses terres, de ses mines, faire fonctionner certaines de ses industries essentielles, exécuter ses travaux publics. Les étrangers constituent, pour la vie économique de la France, une ressource qui est indispensable à celle-ci. Si le besoin qu’on en a devait, par suite de la déficience accrue de notre population, devenir plus grand, les pays européens qui nous ont jusqu’ici alimentés en main-d’œuvre voudraient-ils, pourraient-ils même satisfaire à ce besoin ainsi augmenté ? Et s’il faut que le secours nous vienne de pays plus lointains, ou plus étrangers, ce secours pourra-t-il être suffisant ? S’il l’est, ne devra-t-on pas redouter qu’il en résulte une altération de notre sang, et davantage encore, peut-être, une détérioration de notre vie sociale ?
4Du point de vue national, on sera très généralement « populationniste ». On le sera dans les pays où la population est relativement peu dense, où l’accroissement de la population est plus lent qu’ailleurs et menace de faire place à un mouvement contraire. Dans les pays à forte densité démographique et à natalité abondante, on pourra regretter que la population soit maintenue à un niveau de vie jugé trop bas, mais on se réjouira de l’élément de puissance que constitue la population de plus en plus nombreuse : ne voit-on pas tel État, qui se trouve dans cette situation mettre des obstacles à l’émigration de ses nationaux, et par des mesures législatives qu’il prend, par une action incessante de propagande, encourager la natalité ?
5Quand la question de la population est envisagée en mettant de côté les préoccupations nationales, alors les attitudes, les opinions deviennent beaucoup plus diverses, et souvent des oppositions sont faites à l’idée de l’accroissement de la population, des efforts sont déployés en faveur de la limitation des naissances.
6Il convient d’indiquer tout d’abord que, parfois, ce n’est pas la limitation des naissances en général qui est préconisée. On ne discute pas de la population considérée dans son quantum, dans sa densité, dans le rythme de son accroissement. Mais on a souci de la qualité des naissances, des conditions dans lesquelles elles se produiront ; on pense à ce que vaudront les enfants qui naîtront, ou l’on pense aux conséquences que les naissances auront pour la mère, pour la famille. Les eugénistes désirent que ne viennent pas au monde des sujets tarés physiquement ou moralement, intellectuellement déficients, qui ne seront que des déchets d’humanité, voués à une existence misérable, représentant une charge pour la collectivité, et peut-être un danger. D’autres, inspirés par des sentiments humanitaires, s’intéressent aux femmes pour qui la maternité, en raison de leur état de santé, comporte des risques graves. Ou bien ils s’intéressent à celles que des maternités nouvelles, apportant avec elles un surcroît de charges et de peine, condamneront à une condition intolérable et indigne, aux familles – il s’agit ici non plus seulement de la mère, mais du père et des enfants déjà nés – qui, devenant trop nombreuses, en seront matériellement accablées, et peut-être de toutes façons dégradées.
7Les vues dont il vient d’être parlé sont inspirées de sentiments louables ; les principes qu’on invoque pour les justifier ne sauraient être repoussés. Mais il faut voir la tendance qui se manifestera dans l’application. Or il arrive fréquemment que les personnes qui ont adopté de telles vues, obsédées par elles, en tirent des conséquences excessives, ou même insuffisamment fondées.
8Elles oublieront que ces dangers ou ces inconvénients qu’elles veulent écarter peuvent, souvent, être évités autrement que par le « contrôle » des naissances : les périls de certaines maternités seront supprimés moyennant des précautions appropriées ; les familles nombreuses ne tomberont pas dans la misère si des mesures d’aide sont prises en leur faveur. Par ailleurs, on s’exagérera la probabilité de la transmission héréditaire des tares qui peuvent exister chez les parents, comme aussi le mal qui résulterait de la transmission possible de certaines tares peu graves, en telle sorte que l’on tendra à interdire la procréation à tous ceux qui ne sont point parfaitement constitués à tous égards. On s’exagérera les risques de la maternité, avec une conséquence analogue. Et enfin, confondant la pauvreté avec la misère, faisant du confort et même du luxe la condition indispensable du bien-être, mesurant même la dignité de la vie au degré de la richesse, on en viendra à déconseiller systématiquement les naissances dans une partie importante de la société.
9Déjà, dans quantité de pays, la reproduction, en baisse constante, se présente comme déficitaire, ou est sur le point de devenir telle : si les propagandes qui nous occupent, telles, surtout, que certains les mènent, avaient un plein succès, dans quelle mesure ne serait-elle pas réduite encore – en grande partie mal à propos, il y faut insister –, soit par la restriction des naissances devenue beaucoup plus sévère, soit par l’avortement, soit encore par la méthode de la stérilisation, dont on parle tant aujourd’hui et qui offre cette gravité particulière qu’au lieu d’empêcher momentanément des naissances que momentanément on juge indésirables et qui, peut-être, ne seront pas jugées telles dans la suite, on supprime à jamais la faculté de procréer ?
10Venons aux discussions qui portent sur la population en général.
11Il est des milieux où l’on combat le « populationnisme » par crainte, et plutôt encore par haine de la guerre. Des deux sentiments que la guerre inspire ainsi, le premier est très naturel, et le second très légitime. Mais on fait un raisonnement, par lequel on pense fonder une conclusion. On se flatte que, moyennant la « grève des ventres », en réduisant la fabrication de la « chair à canon », on empêchera la guerre, on diminuera tout au moins le risque de guerre. Mais quoi ? Si la population de deux pays qui sont susceptibles de devenir ennemis varie parallèlement, de manière que l’écart des forces demeure le même, on ne voit pas bien en quoi cette variation parallèle, en tant que se faisant dans le sens de l’accroissement, rendrait la guerre plus probable. Les variations des populations augmenteront le risque de guerre si elles aggravent l’inégalité de nombre au détriment du pays le moins peuplé ; car, de la sorte, la tentation sera plus grande, pour la nation la plus nombreuse, de profiter de cette supériorité accrue. Ceci étant, la propagande dont il s’agit sera utile si elle s’exerce seulement dans cette dernière nation, ou si c’est là qu’elle donne le plus de résultats ; si elle s’exerce seulement dans la nation la moins nombreuse, ou si elle y réussit mieux, elle ira à l’encontre du dessein poursuivi. Mais qui réglera les choses selon cette vue ? Nous nous bornons ici à ces observations, toutes relatives à l’efficacité de la méthode recommandée par rapport à ce que l’on cherche, et auxquelles d’autres devraient être ajoutées, d’un ordre différent, qui viendront par la suite.
12Le chômage, lorsqu’il prend une sérieuse extension, comme c’est le cas actuellement dans tant de pays et, surtout, comme c’est également le cas lorsqu’il sévit depuis un certain temps, et que l’on craint qu’il ne continue de sévir, crée un courant défavorable à la population. On peut être porté à penser qu’il résulte d’un excès de population. On croit facilement en tout cas – car ce n’est point nécessairement la même chose – qu’il disparaîtrait si la population se réduisait ; on en vient donc à croire qu’il serait désirable que la population se réduisît.
13Pour le débat auquel une pareille opinion nous convie, il convient tout d’abord de noter ce point de fait – très important, ainsi qu’on le verra – que le chômage est un phénomène sujet à de fréquentes et à de grandes variations. En effet, les divers facteurs qui, directement ou indirectement, sont générateurs de chômage, mis en action par certaines circonstances, agiront moins, cesseront d’agir si les circonstances changent, ou verront au bout d’un certain temps leur action compensée par l’effet de ce qu’on pourrait appeler le mouvement économique. Les crises dites cycliques sont, par essence, transitoires. Une invention, économisant de la main-d’œuvre, met des ouvriers en chômage ? ils trouveront de nouveaux emplois dans des productions nouvelles, ou qui se développent. Un pays a vu des débouchés se fermer à son exportation, pour une raison ou pour une autre ; ailleurs, le taux des salaires a été porté au-dessus du niveau qui permet d’occuper toute la main-d’œuvre qui s’offre ? la hausse de la productivité – que les progrès techniques rendent continue –, relevant le niveau de salaire auquel correspond l’équilibre de l’offre et de la demande de main-d’œuvre, intensifiant cette demande, tendra à permettre l’absorption de la main-d’œuvre privée d’emploi. Et si des faits nouveaux renouvellent, prolongent, peut-être indéfiniment, l’action d’une cause de chômage, cette action aura sans doute des effets sans cesse variables.
14Voyons donc quelles méthodes permettraient de trouver, du côté de la population, le moyen de remédier au chômage.
15Un pays qui a du chômage enverra-t-il ses chômeurs à l’étranger ? Il faudra qu’il sorte des habitants, il faudra qu’il en entre à tout moment, selon la situation toujours changeante. Mais ce n’est pas tout. Le principe même de la méthode comporte des difficultés multiples, qui vont parfois jusqu’à être des impossibilités. Si le chômage sévit dans tous les pays ? c’est le cas en ce moment-ci. Si les pays étrangers ne veulent pas accueillir d’immigrants ? plusieurs pays ont adopté cette politique à titre permanent. Si les chômeurs ne sont pas disposés à aller chercher du travail à l’étranger ? c’est ce qu’on voit de plus en plus, même dans des pays où jadis l’on émigrait beaucoup.
16Certains pays, employant beaucoup de main-d’œuvre étrangère, disposent par là d’un « volant » de main-d’œuvre et de population. Tel est le cas de la France. Depuis la crise actuelle, un nombre assez important de travailleurs étrangers ont quitté la France parce qu’atteints ou menacés par le chômage. Mais si le chômage s’est trouvé, de ce fait, atténué, il n’est cependant point sorti suffisamment d’étrangers pour qu’il disparût. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que le jour où le manque de main-d’œuvre se fera sentir de nouveau chez elle, la France aura peut-être de la difficulté à retrouver ces travailleurs étrangers retournés dans leurs pays.
17On combattra le chômage en poussant plus loin la restriction des naissances ? on entreprendra une propagande dans ce sens ? Remarquons qu’une telle propagande, même si elle s’adresse aux seules classes sociales susceptibles d’être atteintes par le chômage, touchera en même temps, par la force des choses, les autres classes. Ainsi, on ne pourra faire disparaître le chômage que moyennant une réduction de la population affectant toutes les classes, dépassant de beaucoup le nombre des chômeurs – augmenté, bien entendu, des personnes à leur charge. Suffira-t-il même de cela ? On a dit que la suppression des chômeurs, supposée réalisée, réduira la consommation, privera donc de leur emploi un certain nombre de travailleurs, créera de nouveaux chômeurs qu’il faudra supprimer à leur tour par une diminution nouvelle de la population. À la vérité, à une demande qui est supprimée, une autre demande se substitue qui n’était jusque-là que virtuelle, et qui devient effective ou, si l’on préfère, qui va pouvoir être satisfaite. Toutefois, la disparition d’un certain nombre de consommateurs aura pour la consommation, pour la production, des conséquences qu’il n’est pas aisé de prévoir : il n’est pas invraisemblable que, dans une certaine mesure, elles concordent avec la conclusion du raisonnement mentionné ci-dessus.
18De quelque façon qu’il convienne de mesurer le résultat à poursuivre, comment proportionner à ce résultat l’effort que l’on déploiera ? Vous constatez, dans un pays, un chômage d’une certaine importance ; vous calculez – bien ou mal – que, pour le supprimer, il faut réduire la population dans telle proportion. Vous organisez donc une propagande néo-malthusienne, comme l’on dit : quelle possibilité avez-vous de déterminer les effets à attendre de cette propagande ? Admettons qu’une telle détermination soit possible : faite par rapport à une situation économique donnée, laquelle comporte une certaine extension du chômage, cette situation ne cessera de se modifier, et peut-être subira-t-elle des modifications très importantes : comment modifier à tout instant l’intensité de la propagande entreprise ? Mais il y a mieux à dire : les effets de votre propagande ne consisteront pas à réduire la population dans une certaine mesure, qui ne sera pas dépassée. En supposant même que la propagande cesse à un moment donné, l’effet obtenu aura été d’établir un certain taux de reproduction déficitaire, et un tel taux est un principe de diminution indéfinie de la population : vous atteindrez donc le but fixé, mais sans pouvoir aucunement vous y arrêter. Il ne sera qu’un point comme un autre dans une marche sans fin, marche dont le rythme sera plus ou moins rapide selon que vous aurez voulu arriver plus ou moins vite à votre but.
19Parmi les discussions auxquelles la population donne lieu couramment, celle qui pénètre le plus profondément a pour base la proposition d’après laquelle le niveau de vie baisse lorsque la population s’accroît, et s’élève lorsqu’elle diminue. Sur cette proposition, nous nous sommes nous-même appuyé, à propos des trois régimes démographiques. Elle se fonde, on le sait, sur la théorie économique dite des rendements décroissants. Quand un plus grand nombre d’hommes travaillent à l’exploitation d’un fonds, le produit total augmente sans doute, mais de moins en moins ; la productivité par rapport à chaque travailleur diminue. Pareillement, une collectivité établie sur un certain territoire, et utilisant les ressources naturelles de celui-ci, produira plus, mais chacun de ses membres vivra moins bien, toutes choses égales par ailleurs, si elle est plus nombreuse ; on y vivra mieux si on est moins nombreux.
20Rappelons tout de suite que la théorie des rendements décroissants est regardée, par ceux-là qui l’admettent, comme ne valant qu’autant que les travailleurs occupés à l’exploitation d’un fonds auront atteint un certain nombre, que la population d’un territoire aura atteint une certaine densité. Si des hommes sont transportés dans une terre déserte ou si, munis d’un savoir technique développé, ils arrivent dans une région dont les habitants sont très arriérés, la multiplication de ces hommes pourra avoir, et aura sans doute tout d’abord comme effet, dans l’ensemble, d’accroître leur productivité individuelle, donc d’élever leur condition.
21Cette réserve faite, la proposition énoncée plus haut, dans la limite où elle se vérifie – limite dont il n’y a pas lieu de tenir compte quand il s’agit de pays de peuplement ancien et dense –, établit un antagonisme entre la population et le bien-être. Quelle conclusion pratique conviendra-t-il d’en tirer ?
22L’idée peut venir à l’esprit – et elle a été exprimée – que l’optimum de la population est au point auquel correspond le niveau de bien-être le plus élevé. Contre une telle idée, il faut s’élever avec force. Elle s’attache à la moyenne du bien-être des individus, et non à la quantité du bien-être, dont le nombre des individus est un des facteurs. Or, négligeant ce nombre, c’est la vie elle-même dont elle exclut la considération. Faisons d’une telle conception une application extrême : si l’on a à choisir, pour la détermination de la population d’un territoire, entre un nombre très élevé d’habitants jouissant d’un bien-être appréciable et un nombre infime d’habitants avec à peine un tout petit peu plus de bien-être, n’apparaîtra-il pas comme inadmissible que le choix se porte sur la deuxième solution ?
23Baserons-nous sur le sentiment l’attitude prise ici ? Sauf des cas exceptionnels, l’individu répugne invinciblement à la pensée de sa propre mort, à moins qu’il ne soit parvenu à cette satiété de toute chose qui accompagne normalement l’extrême vieillesse ; et comme l’homme est pourvu du don de généralisation, il répugnera d’une manière analogue à l’idée de l’annihilation de la collectivité humaine dont il fait partie : cette idée, sans causer chez lui la même révolte, lui inspirera la même horreur. Mais la perspective d’une réduction de la population, cette réduction irait-elle loin, si elle peut émouvoir certaines natures, laissera beaucoup de gens indifférents.
24Dans notre argumentation il y a un postulat, à savoir que la vie, représentée par chaque individu, a du prix : ce postulat, nous ne le présentons pas comme étant d’origine sentimentale, ni non plus comme ayant un caractère métaphysique. Nous le fondons sur l’observation et, pour préciser, sur le fait que l’individu normal, même lorsqu’il n’a pas à lutter contre cette mort dont son instinct ne veut pas, lorsqu’il ne pense même pas à lutter contre cette mort, trouve à vivre une satisfaction, un intérêt. C’est là une réalité fondamentale, sur laquelle viendront en quelque sorte s’appliquer ces joies et ces peines qu’à tout instant l’existence ménage à chacun de nous.
25Juvénal a dit qu’il ne fallait pas « propter vitam vivendi perdere causas1 », signifiant par là qu’il y avait des biens plus précieux que la vie. Il se plaçait, pour parler ainsi, au point de vue moral. Du point de vue hédonistique, qui est celui où s’est établie notre discussion, nous voudrions énoncer une proposition analogue, mais inverse, en disant qu’aux avantages qui accompagnent la vie il ne faut pas sacrifier celle-ci. La vie ayant son prix par elle-même, on aura à y joindre la balance des joies et des peines dont il était parlé tout à l’heure. Mais il faudra que cette balance soit fortement déficitaire, que les peines y excèdent les joies de beaucoup, pour que soit compensé le prix qu’a la vie.
26La balance des joies et des peines est grandement variable selon la constitution native et la chance des individus. Ici, raisonnant sur des collectivités, nous reconnaîtrons qu’elle est conditionnée par le niveau du bien-être. Il s’agit – il convient de le rappeler – du bien-être au sens économique, c’est-à-dire en tant que dépendant de l’abondance des biens échangeables ; et l’on voudra bien noter que ce n’est pas là tout le bien-être. La civilisation, en se développant, multiplie des biens qui, par les satisfactions intellectuelles ou esthétiques qu’ils procurent, contribuent puissamment, non seulement à anoblir la vie, mais à la rendre plus heureuse : or ces biens, très souvent, coûtent relativement peu à créer ; et une fois créés, c’est, à l’ordinaire, gratuitement ou à peu de frais que la jouissance en est acquise par chacun.
27Comme conclusion, il est impossible de nier que, par rapport au bien-être économique, il puisse y avoir excès de population. Mais comment déterminer ce niveau de bien-être au-dessous duquel on pourra parler de surpopulation ? Là où les individus aspirent à l’amélioration de leur condition, un sentiment naturel les poussera à mettre ce niveau relativement haut, plus haut, en tout cas, que le niveau existant dans la collectivité à laquelle ils appartiennent. Le sentiment collectif – qui est quelque chose de différent des sentiments individuels, et même du sentiment individuel commun – répugnera tout au moins à l’idée d’un abaissement du niveau de bien-être existant. Dans le débat où nous sommes, c’est à une appréciation objective que l’on doit tendre. Mais elle ne pourra pas ne pas tenir compte des sentiments mentionnés ci-dessus, vu que, comme états de fait, ils constituent, au moins à titre transitoire, une donnée du problème à résoudre : il en résultera que la solution du problème devra varier selon les collectivités considérées. Même en faisant abstraction de cette complication, l’appréciation dont il s’agit variera grandement selon les personnes, et pour chaque personne elle sera fort embarrassante.
28Il existe dans l’Asie des masses humaines énormes, dont beaucoup penseront que l’optimum de la population y est dépassé. Admettons que dans un pays il y ait, en ce sens, surpopulation – la surpopulation au sens de population dépassant le maximum peut exister aussi, mais seulement d’une manière momentanée, puisque le maximum correspond à un état d’équilibre auquel, si on l’a dépassé, on tendra à revenir. Qu’y aura-t-il donc lieu de faire ? Pour corriger la situation, cherchera-t-on à réduire la population ? C’est la même question qui se posait, tout à l’heure, à propos du chômage, et elle appelle des observations du même ordre. Il s’agirait, par une propagande tendant à la restriction des naissances, de faire passer le pays envisagé du régime démographique primitif – ou peut-être du régime intermédiaire : car il pourra y avoir surpopulation dans celui-ci aussi, tout au moins quand le niveau de vie maintenu par lui ne dépasse pas de beaucoup celui du régime primitif – au régime contemporain. Mais où cela mènera-t-il ? L’équilibre de la population étant aboli, un principe de mouvement indéfini étant introduit pour elle, quelles en seront les conséquences ? La reproduction pouvant désormais varier sans cesse, vers quels taux de reproduction ira-t-on ? C’est dans une grande aventure que l’on s’engage.
29Que si, maintenant, nous limitons notre vue aux pays où le régime démographique contemporain domine le plus et a poussé le plus loin ses conséquences, à ceux, particulièrement, où la reproduction est dès à présent déficitaire, qui sont donc virtuellement en état de dépopulation, alors nous opinerons fermement, en considération de la situation qui y existe dès à présent, et plus encore de ce qui s’y annonce pour l’avenir, que cette situation présente n’est pas bonne, et que les perspectives pour l’avenir – qui ne peuvent pas en être séparées – sont affligeantes.
30Nous avons dit l’essentiel. Il y a, cependant, bien des choses à ajouter, qui sont loin d’être sans importance.
31La dépopulation doit faire monter le niveau du bien-être ? Pas autant qu’on sera tenté de le croire.
32En tant qu’elle diminuera la densité de la population, on aura un accroissement des frais généraux de la vie collective : on ne pourra pas réduire le volume de la machine administrative, les dépenses d’entretien et de fonctionnement de l’outillage économique, formé par exemple par les ports, les routes, les chemins de fer, dans la mesure de l’amoindrissement de la population.
33Par elle-même, la dépopulation produira des effets qui feront frein pour ralentir la hausse du bien-être, et qui à un moment donné provoqueront même l’abaissement de celui-ci, avant qu’on ne soit descendu à ce niveau de densité démographique au-dessus duquel, pour une population qui augmente, la loi des rendements décroissants remplace son contraire.
34Dans un pays en état de dépopulation, les charges financières résultant du passé, le poids de la dette publique, se répartissant sur un nombre d’épaules moindre, devient plus lourd pour chacun. La proportion des vieillards est élevée : à ce fait – incomplètement compensé par la faible proportion des enfants – correspondent encore des charges accrues, qui se répartissent entre le budget de l’État, l’économie en général, les particuliers, selon les conditions dans lesquelles est assuré l’entretien de ceux qui, à cause de leur âge, ne peuvent plus pourvoir à leurs besoins par le travail ou que l’on dispense, en raison de leur âge, de cet effort ; en même temps, la proportion élevée des vieillards réduit la partie « active » de la population, et tend ainsi à diminuer la productivité de l’économie.
35Il ne faut pas négliger les effets psychologiques de la dépopulation. Un auteur2, étudiant ces alternances de hausse et de baisse des prix que l’on observe dans l’histoire économique, a montré que si les périodes de baisse des prix étaient des périodes de dépression dans tous les sens du mot, y compris le sens psychologique, cependant, dans de telles périodes, comme les employés défendent leurs salaires avec un certain succès, les employeurs sont incités à chercher ailleurs que du côté des salaires les moyens d’abaisser leur coût de production : en telle sorte que les périodes de baisse des prix sont favorables aux progrès techniques, à l’amélioration des méthodes de production en général. La dépopulation, elle, par le rétrécissement des affaires qui l’accompagne, ne saurait guère avoir qu’un effet déprimant.
36Rappelons enfin que, dans tout ce qui précède, nous avons discuté la question de la population en nous cantonnant sur le terrain où on la discute d’ordinaire. Ce sont des arguments économiques qui ont été mis en avant, sauf quelque parenthèse qu’il nous est arrivé de nous permettre. On trouvera d’autres arguments, nombreux et d’une grande force, en sortant du domaine économique, ou en abordant des considérations qui s’appliquent, en même temps qu’à ce domaine, à d’autres. Il y aurait lieu de voir l’influence de la dépopulation sur les mœurs, qu’elle détériore, sur diverses sortes de progrès, qu’elle ralentit, l’importance, réduite par elle, des collectivités les plus avancées, la sélection à rebours qu’elle opère à l’intérieur des collectivités qu’elle affecte. Mais de tout ceci il sera préférable de parler ailleurs, après avoir jeté un coup d’œil sur la décadence de la Grèce et du monde romain dans l’Antiquité, puisque la dépopulation d’aujourd’hui a eu là des précédents, puisque là a existé déjà ce régime démographique que, pour la commodité de l’expression, nous avons nommé le régime contemporain.
Notes de bas de page
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