La structure de la Table de mortalité de Deparcieux
p. 157-172
Texte intégral
Introduction : les données collectées
1Antoine Deparcieux formule plusieurs critiques envers les tables construites par ses illustres prédécesseurs. En particulier, il remarque comment il leur a été impossible de trouver, dans les registres mortuaires des grandes villes – et à l’exception de la table du docteur Halley tirée des registres de Breslau – une population homogène sans entrants ni sortants autres que causés par la mortalité. Comme il se préoccupe de calculer le coût des rentes viagères et des emprunts tontiniers, et que ce coût dépend non seulement de l’intérêt, mais aussi des probabilités de survie des rentiers, il va chercher clans les Listes des tontines imprimées tous les ans les données brutes dont il a besoin : une population « fermée », composée des souscripteurs des emprunts tontiniers de 1689 et 1696. Il connaît l’année de chaque décès grâce aux listes annuelles établies par les syndics onéraires. Cette population représente 9 261 personnes, étudiées pendant 52 ans dans le cas du premier emprunt, et 46 dans celui du second1. Il observe 7 556 décès, 4823 pour le premier emprunt et 2733 pour le second.
2Le résultat de cette collecte de données est – contrairement à ses prédécesseurs – clairement fourni par Deparcieux à ses lecteurs : les données relatives à l’emprunt de 1689 figurent dans le tableau vi et celles de l’emprunt de 1696 dans le tableau vii.
3En fait, ces tableaux fournissent deux séries d’informations, les données relatives à chaque classe étant représentées par deux colonnes de chiffres :
la première colonne donne le nombre de décès annuels ;
la seconde colonne donne le résultat du premier calcul de Deparcieux : afin de supprimer les aléas annuels du nombre de décès, il les additionne sur cinq ans et en déduit le nombre de survivants. Insistons : les survivants sont calculés de cinq ans en cinq ans et se retrouvent donc « calés » sur l’année (ou l’âge) du centre de classe2.
4Avant d’aller plus loin, nous pouvons nous poser une question que Deparcieux ne s’est pas posée car il n’avait pas les moyens d’y répondre : ces deux groupes de tontiniers sont-ils homogènes devant la mort ? En d’autres termes, s’agit-il bien de deux échantillons provenant d’une même population, celle des rentiers, ou bien, au contraire, proviennent-ils de deux populations d’origine différente ? En effet, les courbes de mortalité des deux tontines présentent des différences, comme l’indique la figure 1.

Figure 1. – Quotients de mortalité comparés des tontines de 1689 et 1696
5Chacune des courbes met en relation le quotient de mortalité sur cinq ans (en ordonnée) et l’âge (en abscisse). La question est de savoir si ces « différences » sont normales, dues aux caractéristiques de chaque groupe3, ou bien si elles sont causées par deux populations d’origine différente. Aujourd’hui, il est possible de répondre à cette question par un outil usuel des statisticiens, le test de χ2. Le résultat4 est clair : les données d’expérience tirées des tontines de 1689 et 1696 proviennent bien d’une même population, ce qui valide l’usage fait par Deparcieux de ces deux tables.
I. – L’absence d’effet « de générations »
6Si cette population de rentiers tontiniers paraît idoine pour étudier la mortalité, elle pose néanmoins un problème : les individus observés sont nés à des moments très différents, comme l’indique le tableau 1.
Tableau 1. – Âge à la naissance des souscripteurs des deux emprunts tontiniers

7Comme, bien évidemment, Deparcieux souhaite utiliser toute l’information disponible, il veut additionner les décès des différentes classes. Par exemple, dans le cas de la première tontine, pour mesurer les décès intervenus entre 42 et 47 ans, il dispose des observations relatives aux classes 1 à 9, et, entre 47 et 52 ans, des observations des classes 1 à 10 car les souscripteurs de la 10e classe apparaissent. Cela signifie des groupes d’individus dont les plus jeunes sont nés en 1686, mais les plus vieux en 1646 (pour la 9e classe, ou en 1641 pour la 10e classe) ; soit une différence de 40 ans dans un cas et de 45 ans dans le second. Or, les circonstances de la vie de ces neuf (ou dix) « générations » (ou « cohortes ») font qu’il n’est pas certain que l’évolution de leur mortalité soit identique ; soit que les générations les plus jeunes aient bénéficié de l’amélioration du niveau sanitaire et de vie, comme c’est le cas aujourd’hui. Il est possible de visualiser le problème avec la figure 2.

Figure 2. – Quotients de mortalité à 5 ans en fonction de la classe et à un âge donné
8Chaque courbe représente le quotient de mortalité quinquennal de chaque classe présente à l’âge correspondant à chaque centre de classe (cet âge servant de référence pour le nom de la courbe). Par exemple, la C 42 indique le quotient entre 42 et 47 ans pour les neuf classes présentes. Le « niveau » de chaque courbe est évidemment différent, reflétant la probabilité plus grande de décéder quand on vieillit, et ceci est d’autant plus net que l’on monte dans l’échelle des âges ; par exemple, la courbe C 67 indique une moyenne des cinq quotients observés entre 67 et 72 ans égale à 23,7 %, alors que, dans le cas de la courbe C 42, la moyenne des neuf quotients relatifs à 42- 47 ans n’est que de 6 %.
9À l’œil, l’évolution des différentes courbes semble très satisfaisante : à chaque âge étudié, les quotients de mortalité des différentes générations semblent très proches les uns des autres. Deparcieux était obligé de se contenter du coup d’œil, mais nous possédons aujourd’hui un outil formel, le test de Student. Ce test permet de répondre à la question suivante (formulée ici dans le cas de la classe d’âges des 42 à 47 ans) : « un quotient de mortalité a été observé pour neuf générations différentes ; ces neuf générations proviennent-elles d’une même population homogène quant à la mortalité ou bien de populations ayant une mortalité différente ? ».
10En pratique, cette vérification consiste à tester chaque quotient de chaque cohorte par rapport à celui du quotient moyen de l’ensemble et à comparer le résultat obtenu au coefficient théorique de la table de Student5. En conséquence, ce test est effectué pour les deux tontines : chaque fois 78 quotients de mortalité correspondant aux tranches d’âges quinquennales allant de 17 à 72 ans6. Dans ces 156 cas, le quotient de mortalité observé est « statistiquement identique » au quotient moyen de l’ensemble des générations présentes. Il n’y a donc pas de raison de supposer que ces différentes générations – malgré les années qui les séparent – ne proviennent pas d’une population unique ayant le même comportement statistique devant la mort. Contrairement à ce que nous dirait l’intuition, aucune dérive n’est décelée. En conséquence, Deparcieux est fondé à additionner des générations différentes relatives à deux emprunts différents. Ses données brutes, d’« expérience », prennent maintenant la forme de trois tableaux de chiffres, un par tontine et un pour les deux tontines réunies. Ce dernier est présenté (de manière « regroupée ») dans le tableau 2 (p. 162).
Tableau 2. – Nombre d’observations de Deparcieux

11L’espèce de « saut » à chaque centre de classe est entraîné par l’« entrée » ou bien la « sortie » d’une classe du champ d’observation. Par exemple, à 7 ans, il y a 329 survivants des deux classes, auxquels s’ajoutent les « entrants » des deux classes 2 (respectivement 210 et 292 personnes), soit un nouvel échantillon de 831 individus. À partir de 52 ans pour la première tontine et de 57 ans pour la seconde, les choses deviennent un petit peu plus compliquées, car il y a simultanément la « sortie » des premières classes d’âges et l’« entrée » des dernières.
II. – Le lissage des données brutes
12Hormis le cas spécifique de la mortalité infantile (au xviie siècle, pour les moins de 10 ans), la logique et l’observation conduisent à attendre des taux de mortalité croissant avec l’âge. C’est le cas pour les quotients de mortalité quinquennaux observés sur les tontiniers à partir de 12 ans (avec une exception à 42 ans). Par contre, une croissance régulière ne s’observe pas sur les quotients annuels, ce qui semble normal compte-tenu des fluctuations climatiques (hivers plus ou moins rigoureux) et du fait que la taille de la population étudiée reste limitée. Or, il faut que la table présente les décès annuels ! Deparcieux doit donc « lisser » ses données d’expérience. Malheureusement, ses explications (p. 47-50) sont tout à fait obscures. Il commence par faire « le rapport moyen » des survivants de cinq ans en cinq ans pour chacun des trois emprunts à sa disposition, 1689, 1696 et 17347. À partir de ce moment-là, Deparcieux est imprécis. Regroupe-t-il ses tontiniers (comme dans le tableau 2), ou bien fait-il une moyenne arithmétique des 2 ou 3 « rapports moyens » qu’il vient de calculer ? Tout ce qu’il dit est ceci :
« ayant formé les rapports moyens de la mortalité des rentiers dans tous les âges de cinq ans en cinq ans, j’ai supposé 1000 personnes à l’âge de trois ans ; et par des règles de trois, j’ai cherché ce qu’il en devait rester à l’âge de 7 ans, à l’âge de 12, de 17 et 22, etc. et par le moyen des différences, j’ai eu ce qu’il en devait rester à chacun des autres âges intermédiaires… » (p. 50).
13En fait, nous pensons qu’il a raisonné de la manière suivante :
il a fait l’hypothèse (implicite dans sa manière de travailler) que le taux annuel de décès était constant à l’intérieur de chaque période de cinq ans séparant deux centres de classes ;
ce taux constant est déterminé par le taux de survie fourni par ses données (quitte à donner « un coup de pouce » ad hoc pour les trois cas à problème, 3 ans, 7 ans et 42 ans) ;
ce taux constant est appliqué comme un « taux composé » à l’effectif de survivants du centre de classe considéré afin de calculer les décès annuels. Ce que Deparcieux appelle « les différences » se dit aujourd’hui une « interpolation » ;
Deparcieux déclare lui-même que la racine de sa table est 1 000 individus à 3 ans.
14Nous défendons cette hypothèse de deux manières : avec la table de Wargentin et, évidemment, avec celle de Deparcieux.
Le lissage de la table de Wargentin
15Quatorze ans après la publication de l’Essai, Deparcieux publie en 1760 une Addition à l’Essai… Dans ce texte, Deparcieux utilise des données qui lui ont été communiquées par Pehr Wargentin. Deparcieux dispose ainsi de la répartition de l’âge au décès (tous les cinq ans sauf au-dessous de 5 ans) de 100 000 personnes qui vivaient en 1753 en Suède et qui sont mortes dans les trois années suivantes (p. 25). Ces données sont ventilées entre 49 326 hommes et 50 674 femmes. Deparcieux en déduit la table de mortalité en Suède.
16La procédure décrite ci-dessus est effectuée sur les « hommes » et, plutôt que présenter des tableaux de chiffres, les résultats sont présentés sous forme graphique.
17La figure 3 représente la comparaison du nombre de Suédois survivant à chaque âge selon Deparcieux et selon la méthode du lissage exponentiel, le taux constant utilisé étant le taux composé entre deux tranches d’âges. Sauf pour les années 5 à 9, le « point noir » de Deparcieux est au centre du « rectangle » qui figure le lissage8.
18Quant aux années 5 à 9, la raison est simple. Deparcieux veut tenir compte de manière réaliste de la mortalité infantile, très forte, mais qui, selon lui, décroît régulièrement de la naissance à 10 ans. Il se cale sur les effectifs observés de vivants à 1 an, 3 ans, 5 ans et 10 ans et utilise des quotients de mortalité qui, vérification faite, sont plus élevés que ceux de sa table des rentiers (6,17 % versus 3 % à 3 ans, 3,38 % versus 1,90 % à 5 ans, 1,09 % versus 0,90 % à 10 ans…). Cette différence est peut-être due à la volonté de Deparcieux de différencier la mortalité masculine (suédoise) de celle des femmes, distinction qu’il a regretté de ne pas avoir faite pour les tontiniers français.

Figure 3. – Lissage exponentiel de la table de Wargentin (hommes) comparé aux résultats des calculs de Deparcieux sur cette table
Le lissage des données issues des tontiniers
19Les données de Deparcieux sont donc le nombre annuel de décès des deux groupes de tontiniers, calés sur les chiffres des âges 3, 7, 12… et ainsi de suite. La figure 4 (p. 166) présente ces données d’« expérience ».
20Évidemment ce qui compte est non le nombre de décès en valeur absolue mais en valeur relative, c’est-à-dire le quotient de mortalité. Deparcieux lisse donc ses données d’expérience et, comme l’a montré l’analyse de la construction de la table de Wargentin, il doit avoir utilisé la méthode du lissage exponentiel, c’est-à-dire un taux constant par tranche de cinq ans avec, si nécessaire, un « coup de pouce » ad hoc.
21Les figures 5 et 6 présentent les quotients de mortalité résultant de la table d’expérience des deux tontines réunies et les quotients calculés par Deparcieux.
22La première figure (figure 5, p. 166) présente toutes les années.
23Une anomalie apparaît clairement : les fluctuations du quotient de mortalité entre 87 et 95 ans. Par contre de 3 à 84 ans, les deux courbes coïncident à cause d’une échelle trop petite car cette dernière est obligée de se terminer à 100.

figure 4. – Comparaison de la mortalité selon Deparcieux et selon les deux tontines

Figure 5. – Comparaison des taux de mortalité annuels selon Deparcieux et selon les deux tontines de 1689 et 1696
24D’où cette seconde figure (figure 6) qui effectue un « zoom » de 3 à 85 ans.
25Ce « zoom » prouve clairement que Deparcieux a lissé ses données pour construire sa table.
26La figure 7 (p. 168) présente l’évolution du nombre de survivants calculés d’après un lissage exponentiel effectué sur les périodes successives de cinq ans séparant les centres de classe. Le taux constant du lissage est mesuré par période en comparant les nombres des survivants d’un centre de classe à un autre, tels que Deparcieux les a calculés à partir des données d’expérience auxquelles il déclare ne pas vouloir toucher.
27Sauf les dix premières années pour lesquelles le lissage exponentiel « surestime » le nombre de survivants d’après Deparcieux, les résultats semblent « à l’œil » parfaits ! En fait, il est nécessaire de regarder les écarts – c’est-à-dire la différence entre le nombre de décès annuels calculés selon ces deux manières, différence qui est présentée dans la figure 8 (p. 168).
28La perfection visuelle ne demeure qu’entre 21 et 42 ans. De 3 à 11 ans, Deparcieux a plus de décès (de cinq à neuf), et la raison en a été évoquée plus haut. À partir de 46 ans – et surtout à partir de 65 ans –, il en a moins (moins trois, moins six…). Mais ces écarts sont très faibles avec un maximum de neuf décès en plus et de six décès en moins9.

Figure 6. – Comparaison des taux de mortalité annuels selon Deparcieux et
selon les deux tontines de 1689 et 1696 : zoom sur l’intervalle 3 ans à 85 ans

Figure 7. – Comparaison du nombre de rentiers survivants d’après Deparcieux et d’après le lissage exponentiel

Figure 8.– Écart entre le nombre annuel de décès selon la table de Deparcieux et celui résulant du lissage exponentiel par périodes quinquennales débutant aux centres de classes
La table de mortalité de Deparcieux
29Finalement, Deparcieux obtient la table de mortalité qui figure dans le tableau xiii. Elle se présente sous la forme de trois colonnes. Ce sont les deux premières qui sont pertinentes ici :
le nombre de décès durant l’année ; pour qu’il n’y ait pas d’équivoque, la typographie prend soin de mettre le nombre de décès entre deux âges ;
le nombre de vivants (au 1er janvier, ou au début de l’âge) ;
le nombre de vivants au départ (la « racine ») est 1000 ;
la table se termine à 95 ans ; bien qu’il y ait 18 rentiers qui meurent après 95 ans, Deparcieux décide d’arrêter sa table à cet âge.
30Que constate-t-on ? Trois phases :
une forte mortalité infantile qui décroît jusqu’à 12 ans ;
à partir de 22 ans jusqu’à 42 ans, le quotient de mortalité est sur un « plateau » d’environ 0,05 ;
à partir de 47 ans, les quotients de mortalité montent régulièrement pour atteindre 0,5 à 77 ans et 0,86 à 87 ans.
31Cette table – la première table de mortalité française – peut être présentée de manière moderne, sous forme du graphique des quotients de mortalité quinquennaux en fonction de l’âge (figure 9, p. 170).
III. – L’espérance de vie et la vie moyenne
32Après les frères Huygens en 1669 et Leibniz vers 1680, Deparcieux construit le concept de « vie moyenne » ou « espérance de vie ». Mais il ne pouvait connaître les travaux de ses prédécesseurs – respectivement une correspondance privée et des manuscrits –, qui ne seront publiés qu’au xixe siècle10.

Figure 9. – Quotients de mortalité de Deparcieux
L’invention de Deparcieux
33Deparcieux définit ainsi le concept : « on entend ici par vie moyenne le nombre d’années que vivront encore, les unes portant les autres, les personnes de l’âge correspondant à cette vie moyenne » (p. 56), et en donne immédiatement la méthode de calcul, en l’occurrence deux méthodes.
34La méthode des décès est la plus évidente : « pour trouver la vie moyenne ou commune des 118 rentiers de l’âge de 8 ans, multipliez le nombre de morts de chaque année depuis l’âge de 80 ans, par le nombre d’années qu’ils auront vécu depuis l’âge de 80 ans jusqu’au dernier vivant » (p. 57).
35Pour ce faire, il pose une hypothèse qui est universellement utilisée par les démographes et les actuaires d’aujourd’hui : comme les décès sont répartis à peu près uniformément sur l’année, la durée de vie moyenne des décédés est 6 mois, l’année de leur décès. Il ne s’agit plus ensuite que d’effectuer une moyenne pondérée par les durées de vie, selon la formule :

36avec
ex espérance de vie à l’âge x ;
Dt nombre de décès en année t ;
durée t nombre d’années postérieures y compris celle de décès moins 0,5 (la demi-année de l’année de décès) = t – 5 ;
t = 1 à n : la somme pondérée est effectuée de l’âge x jusqu’à la fin de la table ;
Sx nombre de survivants à l’âge x.
37Deparcieux présente le détail des calculs aux âges de 85, 86 et 87 ans. On s’aperçoit tout de suite de l’inconvénient de cette méthode : il faut calculer le numérateur, c’est-à-dire la somme pondérée, autant de fois qu’il y a d’années à prendre en compte – pour la table de Deparcieux, 94 fois !
38On comprend que Deparcieux ait cherché une méthode plus expéditive – qu’il a évidemment trouvée : « Ajoutez ensemble tous les nombres des personnes qui restent chaque année, depuis et compris celui dont vous voulez avoir la vie moyenne […] jusqu’au dernier vivant » et la formule devient :

39La soustraction de 0,5 a pour but de tenir compte du fait que la somme des vivants est comptabilisée, au numérateur, comme s’ils décédaient le 31 décembre et non le 30 juin.
40Deparcieux ne précise pas l’astuce de la chose : il suffit d’une colonne de calculs intermédiaires cumulant – à reculons, en commençant par la fin de la table – pour avoir toute la série des numérateurs. Ceci permet un gain de temps (et d’ennui pour ces calculs répétitifs) incommensurable et explique que c’est aujourd’hui la méthode universellement utilisée, mais avec une curieuse (car inutile) modification : les vivants à l’âge x ne figurent pas au numérateur, ce qui conduit à additionner (et non soustraire) la demi-année.
41Deparcieux a parfaitement compris l’extraordinaire intérêt de son concept : il permet de comparer les tables de mortalité entre elles alors même qu’il n’a pas à sa disposition les graphiques de courbes de mortalité11.
42En outre, on peut penser que ce concept présente à ses yeux l’intérêt de « lisser » ou d’amoindrir les aléas liés à la mesure annuelle des taux de mortalité. C’est pourquoi, non seulement il calcule les durées moyennes pour ses tables, mais il les calcule aussi pour les tables qu’il cite, celles de Halley, Simpson et Kersseboom.
43S’il en déduit, à première vue et en supposant que les tables « approchent du vrai », que les ordres de mortalité diffèrent suivant les villes ou les pays, il corrige aussitôt cette remarque pour ce qui concerne la comparaison entre sa table et celle de Kersseboom. Il note en effet qu’il est normal que les vies moyennes de rentiers soient plus longues que celles de la population générale et valide ainsi les deux résultats qui font bien apparaître cette différence.
Conclusion
44Rappelons les caractéristiques essentielles de cette table de mortalité.
45• Elle mesure la mortalité d’une catégorie sociale tout à fait précise, les rentiers tontiniers, c’est-à-dire la bourgeoisie moyenne et petite, même si l’aristocratie, ainsi que les artisans et commerçants, y figurent également.
46• Du point de vue de son utilisation par les compagnies d’assurance sur la vie, elle reflète la mortalité d’individus en bonne santé (au départ) et qui font attention à le rester. Ce qui conduit d’ailleurs à des chiffres de longévité tout à fait inattendus pour les xviie et xviiie siècles. Pour les compagnies d’assurance, cela constitue une situation avérée de « hasard moral », parfaitement décrite par Deparcieux.
47• Cette table est pourtant « prudente », en tout cas au xviie siècle, ne serait-ce que pour les raisons décrites par Deparcieux lui-même, et relatives à la population choisie, car elle a tendance à surestimer la durée de vie des rentiers. Elle conduit donc le tarificateur qui l’utilise à minorer, toutes choses égales par ailleurs, le capital constitutif d’un franc de rente, capital égal à la somme actualisée des arrérages pondérés par la probabilité de survie à chaque versement. Plus cette probabilité est élevée et plus grand est le nombre d’années avant l’extinction de la rente, plus grande est la somme actualisée. Si l’on considère que la population dans son ensemble ne bénéficiera pas d’une telle espérance de vie, cela veut dire que les sommes versées par l’assureur seront plus faibles et sur une période plus courte. Ainsi l’assureur dégagera-t-il un bénéfice technique, ayant surestimé au début le coût de la rente à verser. En fait, il apparaît dès le début du xixe siècle que la prudence de la table de Deparcieux n’est plus avérée et qu’elle conduit les compagnies d’assurance à proposer des tarifs très sous-estimés.
Notes de bas de page
1 Deparcieux précise qu’il arrête sa collecte en 1742, c’est-à-dire avec les Listes relatives aux décès de 1741. D’autre part, la souscription de l’emprunt de 1689 a eu lieu – comme il le dit – durant le premier semestre de 1690. En conséquence, il organise ses données de la manière suivante. Les 202 souscripteurs de la 1re classe sont vivants le 1er janvier (de 1690), trois décèdent en 1690, et 199 sont vivants au 1er janvier de 1691…, et ainsi de suite.
2 Le lecteur peut apprécier le soin apporté par Deparcieux à la présentation visuelle de ses tables. Pour bien distinguer le nombre de vivants au 1er janvier de l’âge concerné, le nombre de décès est inscrit entre deux âges. Par exemple, pour la première classe de la première tontine : 202 vivants à 3 ans (début d’année), trois meurent entre 3 et 4 ans, deux entre 4 et 5 ans, quatre entre 5 et 6 ans et trois entre 6 et 7 ans, ce qui fait 190 vivants à 7 ans (début d’année).
3 En jargon de statisticien : ces différences proviennent-elles ou non d’« erreurs d’échantillonnage » ?
4 Les résultats chiffrés sont les suivants. Le X2 calculé est de 26,3, inférieur au X2 théorique de 28,9 (avec 18 degrés de liberté). En conséquence, on peut dire que les deux échantillons proviennent d’une même population en n’ayant que 5 % de chances de se tromper.
5 Formellement : T calculé =
avec= quotient observé de la classe i ;
= moyenne arithmétique des quotients des n classes présentes ;
= écart type des n quotients observés ;
Le T théorique dépend du nombre de quotients à partir desquels le quotient moyen est calculé. Plus ce nombre est petit plus le T théorique est grand et plus il faut un grand écart entre le quotient moyen pour que cet écart permette de conclure que la génération considérée provient d’une autre population.
6 Avant 17 ans et après 72 ans, il y a moins de 4 générations présentes, ce qui empêche de calculer un écart type significatif.
7 Son « rapport moyen » est tout simplement le « taux de survie » (rapport du nombre de vivants en fin de période (1 an, 5 ans…) au nombre en début de période. Le « quotient de mortalité » en est le complément à l’unité.
8 La moyenne des écarts dans le nombre de survivants est – 0,23 avec un écart type de 6,77, ce qui signifie que cet écart moyen est statistiquement égal à zéro (test de Student). Si on retire les cinq écarts « aberrants », ces chiffres tombent à – 1,45 et 2,88.
9 La moyenne des écarts est – 0,8 (écart type de 2,49) et, si les neuf années « infantiles » ne sont pas comptabilisées, la moyenne devient – 1,36 (mais avec un écart type de 1,60).
10 Sur ces travaux, voir Dupâquier et Dupâquier 1985, op. cit. ; Dupâquier 1996, op. cit. ; J. Véron et J.-M. Rohrbasser, « Lodewijk et Christiaan Huygens : la distinction entre vie moyenne et vie probable », Mathématiques et Sciences humaines, n’149, 2000, p. 7-21 ; J.-M. Rohrbasser et J. Véron, Leibniz et les raisonnements sur la vie humaine. Paris, Ined, 2001, 134 p.
11 Avoir compris que l’espérance de vie à certains âges-clés caractérise la longévité d’une population donnée fait de Deparcieux le père intellectuel des tables types de mortalité modernes.
Auteurs
Membre agrégé de l’institut des actuaires et Professeur associé à l’Université Pierre & Marie Curie (Paris 6).
Professeur à l’Université d’Orléans, Directeur adjoint du Laboratoire d’économie d’Orléans (LÉO) et Professeur associé à l’Université libre de Bruxelles (École de commerce Solvay).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essai sur le principe de population suivi de Une vue sommaire du principe de population
Nouvelle édition critique enrichie
Thomas Robert Malthus Jean-Marc Rohrbasser et Jacques Véron (éd.) Éric Vilquin (trad.)
2017
Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine
Addition à l'Essai (1760)
Antoine Deparcieux Cem Behar (éd.)
2003
Naissance des sciences de la population
Pehr Wargentin Nathalie Le Bouteillec et Jean-Marc Rohrbasser (éd.)
2017
Éléments de statistique humaine ou démographie comparée (1855)
Achille Guillard Jacques Véron et Jean-Marc Rohrbasser (éd.)
2013