Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine
p. XLI-CX
Texte intégral

1[6] Vers la fin du siecle dernier, M. Guillaume Pety, Anglois, avoir essayé d’établir l’ordre de la mortalité des hommes en général, par le moyen des Regîtres Mortuaires de Londres & de Dublin ; mais ces deux Villes étant très-commerçantes, beaucoup d’étrangers viennent s’y établir & y meurent, comme on le voit tous les ans par les excès des nombres des morts sur les nombres des naissances. Par-là les Regîtres mortuaires de ces Villes ne peuvent point servir à établir l’ordre de la mortalité du genre humain, parce qu’il faudrait, s’il étoit possible, trouver un endroit d’où il ne sortît personne, & où il n’entrât aucun étranger, ainsi que le remarque M. Hallei, de la Société Royale de Londres, qui quelque tems après1 composa sa Table des Probabilités de la vie, en se servant des Regîtres Mortuaires de Breslau en Silesie. Il en déduit p lu sieurs usages, entr’autres tous les différens paris qu’on peut faire sur les probabilités de la vie de quelqu’un, & la manière de déterminer la valeur des Rentes purement viageres. Mais il n’a rien dit des Tontines, ni des Rentes qui sont en partie Tontines, & en partie viageres simples, ni de quelques autres manieres de faire des Rentes à vie. D’ailleurs son Mémoire est écrit en’Anglois, & n’est connu en France que de quelques Sçavans [7] ; & il est écrit d’une manière si concise, que quand on le traduiroit en François, peu de gens pourraient l’entendre. Il est pourtant nécessaire à bien des personnes, de connoître le principe des Rentes viagères de toute espece.
2Les Ministres en ont besoin pour sçavoir ce qu’ils doivent donner aux Rentiers de chaque âge, lorsque l’Etat a besoin d’argent ; & les Rentiers doivent sçavoir ce qu’on leur doit équitablement donner de rente selon leur âge.
3Le Public a toujours cru que l’Etat gagnoit à faire des Rentes viageres, parce qu’on ne fait jamais attention qu’à ceux qui meurent, & à ce qu’ils laissent. D’où fuit la raison pour laquelle il y a souvent eu des emprunts, tant en Viagers simples qu’en Tontine, qui n’ont pas été remplis ; le monde s’imaginant qu’on ne leur donnoit pas autant de rente qu’ils en devoient avoir : ce qui est presque toujours arrivé aux Classes des bas âges, dont peu ont été remplies selon l’état de création, quoiqu’on leur donnât plus qu’on ne devoir ; & au contraire les Classes des Vieillards ont toujours été remplies & au-delà, quoiqu’on ne leur ait pas toujours donné autant qu’ils auroient dû avoir.
4Ceux qui prennent des fonds pour en payer des rentes viageres, & ceux qui constituent, ne sont pas les seuls qui aient besoin de connoître les probabilités de la vie. Ceux qui achetent des maisons ou d’autres biens à vie, & ceux qui les vendent, doivent partir du même principe, ainsi que ceux qui font bâtir sur le terrain d’autrui sous les mêmes conditions. Les Seigneurs & autres gens riches qui font des pensions à leurs domestiques ou à d’autres personnes, verront quel fonds ils leur donnent ; & pourront partir de là pour se déterminer à donner plutôt l’un que l’autre, ou d’une rente, ou d’une somme une fois payée.
5Le Docteur Hallei choisit le peuple de Breslau en Silesie pour composer sa Table des probabilités de la vie, par la raison, dit-il, qu’il sort peu de monde de cette Ville, & qu’il y vient peu d’étrangers ; & ces conditions sont absolument nécessaires, comme on le verra ci-après, lorsqu’on veut se servir des Regîtres ou Extraits mortuaires.
6M. de Moivre a parlé des Rentes viagères dans son Traité des Chances : mais il n’a fait aucune recherche sur l’ordre de mortalité du genre humain ; il s’est contenté de suivre l’ordre établi par M. Hallei.
7M. Simpson a fait imprimer à Londres en 1742, un Ouvrage sur la même matière, c’est-à-dire, sur les Rentes viageres. Il rapporte une Table, dont il se sert, faite par M. Smart pour l’ordre de mortalité des habitans de Londres, qui vivent moins, dit-il, que ceux de Breslau. Cette Table a été dressée d’après les Regîtres mortuaires de Londres, pris pendant dix ans, sans expliquer la méthode qu’on a sui vie. Il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, qu’on puisse établir un ordre de mortalité approchant du vrai [8], par le moyen des Regîtres d’une ville comme celle de Londres, à cause de la quantité prodigieuse d’étrangers qui vont s’y établir & mourir. Aussi M. Simpson a-t-il jugé à propos d’y faire quelques corrections, sans trop dire comment. On verra dans la suite par la comparaison qu’on sera de cette Table, avec quelques autres, si on peut beaucoup y compter, malgré la correction. Voici les raisons pour lesquelles les Regîtres mortuaires des grandes Villes, ne paroissent pas pouvoir servir à établir un ordre de mortalité approchant du vrai.
81°. Si on ne prenoit du Regître mortuaire que ceux qui sont nés dans l’endroit même, il arriveroit qu’on auroit plus de morts dans les bas âges, qu’on ne devroit en avoir à proportion de ce qu’on en auroit pour les. autres âges, si les enfans étoient nourris dans l’endroit même, parce que de tout ce qui naît dans l’endroit, on a tout ce qui meurt en bas âge : au lieu que de ceux qui échappent aux mortalités de l’enfance ou du bas âge, une partie assez considérable va mourir dans d’autres pays, ou dans les Troupes. Mais dans les grandes Villes, au moins en France, tout le menu peuple envoyé les enfans en nourrice à six lieues, huit lieues, dix lieues, &c. d’où on ne les retire qu’à l’âge de trois ou quatre ans, & alors la grande mortalité est presque passée : dans ce cas-là on n’aura pas la mortalité de l’enfance telle qu’on devroit l’avoir, à proportion de ce qu’elle sera pour les autres âges. On voit que si on avoit égard à ceux qui meurent en nourrice, on tomberoit dans le défaut ci-dessus.
9D’ailleurs les enfans nés dans les grandes Villes, ne paroissent pas devoir servir à regler la mortalité du genre humain ; parce qu’il meurt beaucoup plus d’enfans de ceux qui sont nés dans les grandes Villes, que de ceux qui naissent dans les petites Villes, Bourgs & Campagnes : soit parce que la plûpart des enfans n’y sont pas nourris de leur lait naturel, comme le sont les enfans nés dans les campagnes : soit que les femmes qui ne nourrissent pas leurs enfans redeviennent plutôt grosses que celles qui les nourrissent, & leur tempérament n’ayant pas eu le tems de se rétablir des fatigues de la grossesse, des couches, & des accidens causés par le lait, les enfans s’en ressentent assez communément ; & ce d’autant plus que les meres redeviennent plutôt grosses : soit que les Nourrices en général n’en ont pas autant de soin que de leurs propres enfans. Une partie de ceux qui échappent à cette mortalité occasionnée par la foiblesse de leur tempérament, ou par le manque de soins de la part des Nourrices, tombent en chartre, se nouent, deviennent bossus, ou affligés de quelqu’autre infirmité : arrivés à un certain âge, ils ne laissent pourtant pas de se marier ; & les enfans qui naissent d’eux, tiennent de leur mauvaise constitution, qui par-là se perpétuera tant que les meres confieront à d’autres le soin d’alaiter leurs enfans. Il est vrai qu’à Londres la plûpart des femmes les nourrissent, même les Princesses. Mais là comme à Paris l’air y est moins pur, parce qu’il y circule moins, & qu’il est plus chargé des vapeurs des immondices qui y croupissent continuellement : & que les peres & meres y sont communément moins sains que dans les campagnes ;
102°. Et au contraire, si on se servoit de tout ce qui meurt dans une grande Ville, on n’auroit pas assez de mortalité dans les bas âges à proportion de ce qu’on en auroit pour les autres âges, à cause de la quantité d’étrangers qui viennent y mourir, comme on le voit par les excès des nombres des morts sur les nombres des naissances. D’ailleurs on ne peut pas sçavoir les âges de la plûpart des étrangers qui viennent mourir dans les villes commerçantes.
11Il fuit de toutes ces raisons, que la Table du Docteur Hallei doit être préférée à celle de M. Simpson. Il est vrai que ce dernier semble ne vouloir donner la sienne que pour les habitans de Londres, ce qui pourrait être approchant du vrai s’il n’entendoit parler seulement que de ceux qui naissent dans cette Ville ; ce qui ne peut servir de règle pour aucun autre endroit qu’on ne l’ait examiné.
12On trouve dans la Bibliothèque raisonnée d’Amsterdam du mois de Janvier 1743, l’extrait d’un Livre sur le même sujet, écrit en Hollandois par M. Kerseboom. L’Auteur a fait pour cela de grandes recherches, & il est entré dans un fort grand détail. Il a aussi composé une Table pour établir la proportion des personnes de tout âge, ou, ce qui est la même chose, l’ordre de mortalité des habitans des provinces de Hollande & Westfrise, par le moyen des observations faites depuis plus d’un siecle sur les Rentes viageres, & sur celles qui lui ont été communiquées par quelques Sçavans d’Angleterre. Cette Table paraît avoir été faite avec beaucoup de soin, ainsi qu’on en pourra juger par la comparaison qu’on en fera ci-après avec les autres, entre lesquelles est celle que j’ai faite, & dont je rapporte les preuves.
13Il semble que de ces trois ordres de mortalité on auroit pû en former un quatrième, qui tenant un milieu entre ceux-là, ne devroit pas être bien éloigné du vrai. On verra par ce qui suit, que j’aurois mal fait de m’arrêter à cette idée.
14On doit sentir par tout ce qu’on a dit ci-devant, que les Listes des Tontines qu’on imprime tous les ans, où l’on indique le jour du décès de chaque Rentier mort, sont ce qu’on peut trouver de mieux pour établir un ordre de mortalité ; si ce n’est pas pour tout le monde indistinctement, ce sera du moins pour les Rentiers à vie, qui sont ceux qu’on a principalement en vue dans cet Ouvrage.
15Les deux Tables VI. & VII. contiennent l’ordre réel selon lequel sont morts les Rentiers de chaque Classe des Tontines de 1689 & 1696, jusqu’au commencement de 1742, où se sont terminées mes recherches.
16Ce sont-là des nombres de personnes qu’on a dans chaque âge, & dont on fuit la dégradation à mesure qu’elles passent d’un âge à un autre, jusqu’au dernier, dans les Classes qui sont éteintes. Celles qui existent encore, donnent les rapports de mortalité dans tous les différens âges où les Rentiers ont passé.
17La premiere Tontine fut créée au mois de Décembre de l’année 1689 ; elle étoit divisée en quatorze Classes. La premiere Classe ne contenoit que des enfans au-dessous de cinq ans ; la seconde Classe étoit composée de personnes âgées de cinq à dix ans ; la troisiéme Classe, de personnes âgées de 10 à 15 ans, & ainsi des autres. Il n’y eut dans la premiere Classe que deux cent-deux Rentiers. J’ai supposé qu’ils avoient tous trois ans, les uns dans les autres lors de la création, c’est-à-dire, au commencement de 1690, parce qu’il n’y a pas eu la moitié des constitutions faites en 1689. Il semble que j’aurois dû supposer qu’ils avoient tous deux ans & demi pour prendre le milieu de l’intervalle de tems que comprenoit cette classe. Mais qu’on fasse attention qu’il est plus vraisemblable qu’il y ait eu plus de Rentiers de l’âge de quatre ans ou de quatre ans & demi, que de l’âge d’un an, ou même de deux ans ; parce qu’il y a bien moins à compter sur la vie d’un enfant de deux ans, que sur celle d’un enfant de quatre ou cinq ans, en supposant que les peres & meres qui ont mis sur la tête de leurs enfans, ayent raisonné auparavant, comme on doit le croire.
18Il n’en est pas de même pour les autres Classes ; il est assez naturel de penser que ceux qui avoient plus de quatre ans & demi, ou de neuf ans & demi, ou de quatorze ans & demi, &c. ont attendu (si le tems de la clôture le leur a permis) pour être dans les Classes suivantes où ils avoient plus d’avantage, & où ils se trouvoient être les plus jeunes de la Classe ; & si la clôture des constitutions ne leur a pas donné le tems nécessaire, ils n’y ont pas mis du tout, plutôt que d’être dans une classe où la moitié de leurs Confreres auroient sûrement trois ou quatre ans moins qu’eux : d’où il suit qu’il devoir y avoir dans toutes les autres Classes plus de Rentiers au-dessous du milieu de l’espace de tems que comprenoit chaque Classe [9], qu’au-dessus, c’est-à-dire, qu’il devoir y avoir plus de personnes au-dessous de sept ans & demi, ou douze ans & demi, ou dix-sept ans & demi, &c. qu’au-dessus : par cette raison, j’ai supposé que tous les Rentiers de la secondé Classe avoient sept ans lors de la constitution ; que ceux de la troisieme avoient douze ans, ceux de la quatriéme dix-sept ans, &c.
19J’ai divisé la largeur de la sixieme Table en seize colonnes ; j’ai mis dans la premiere & la derniere les nombres de suite 1, 2, 3, 4, 5, &c. jusqu’à 100. Ces colonnes sont pour marquer les âges. J’ai subdivisé la largeur de chacune des autres colonnes A, B, C, D, &c. en deux parties. J’ai mis dans la seconde partie de la colonne A, vis-à-vis l’âge de 3 ans, les 202 Rentiers qu’il y eut dans la première Classe lors de la création. J’ai mis dans la seconde partie de la colonne B, vis-à-vis l’âge de 7 ans, les 292 Rentiers qu’il y eut dans la seconde Classe. Dans la colonne C, vis-à-vis l’âge de 12 ans, les 297 Rentiers qu’il y avoit dans la troisieme Classe, & ainsi des autres. J’ai ensuite mis dans la premiere partie de la colonne de chaque Classe les morts qu’il y a eu dans le courant de chaque année. Ainsi l’on voit que dans la premiere Classe il est mort trois Rentiers pendant la premiere année, c’est-à-dire, depuis le commencement de 1690, jusqu’au commencement de 1691 ; il en est mort deux pendant la Seconde année ; quatre pendant la troisieme année ; trois pendant la quatrième année ; quatre pendant la cinquieme année, &c. & ainsi des autres Classes. Connoissant les nombres des morts qu’il y a eu dans le courant de chaque année, il étoit aisé de marquer les nombres des Rentiers vivans au commencement de chaque année ; on ne les a mis ici que de cinq en cinq ans, qui sont les seuls termes dont on fera usage dans la suite pour trouver les rapports moyens de mortalité dans tous les âges. Ainsi de 202 Rentiers de l’âge de 3 ans, il n’en restoit que 190 à l’âge de 7 ans, que 181 à l’âge de 12 ans, que 173 à l’âge de 17 ans, que 156 à l’âge de 27ans, & que 105 à l’âge de 55 ans, qui est l’âge qu’ils ont dû avoir au commencement de 1742, où se sont terminées mes listes. De 287 Rentiers qu’il y avoit à la quatrieme Classe à l’âge de 17 ans, il en restoit 266 à l’âge de 22 ans, 252 à l’âge de 27 ans, 124 à l’âge de 70 ans, & ainsi des autres.
20On voit par cette disposition que tous les Rentiers pris dans une même bande horisontale, ou dans une même ligne, sont de même âge. Il ne m’a pas été possible de trouver les liftes des morts des quatorze premières années des deux dernieres Classes de la Tontine de 1689. La treizième Classe eut 407 Rentiers lors de la création, & la quatorzieme en eut 218.
21Ayant ainsi disposé les Rentiers morts & vivans des Tontines de 1689 & 1696, j’ai cherché les rapports moyens selon lesquels sont morts tous les Rentiers dans tous les différens âges, & dans toutes les Classes : voici comment.
22J’ai mis dans une colonne, comme on le voit ci-dessous, ce qu’il y a eu de Rentiers vivans d’un même âge, par exemple, à trente-deux ans, & dans une autre colonne ce qu’il en restoit cinq ans après, en cette sorte.
23De 148 Rentiers qu’il y avoir à l’âge de 32 ans dans la premiere Classe, il n’en restoit que 136 à l’âge de 37 ans. De 229 Rentiers du même âge de 32 ans qu’il y avoit dans la seconde Classe, il n’en restoit que 220 cinq ans après. De 254 Rentiers qu’il y avoit dans la troisieme Classe, il n’en restoit que 243 à l’âge de 37 ans ; & ainsi dans les autres Classes. Ayant fait l’addition de part & d’autre, l’on peut dire que de 2009 Rentiers qui ont environ 32 ans, il n’en restera cinq ans après qu’environ 1916.

24J’ai fait la même opération pour tous les autres âges ; mais en prenant toujours tout ce que j’ai eu de même âge dans les deux Tontines, quoique je ne donne dans l’exemple ci-dessus que ce qui est dans la Tontine de 1689. J’ai aussi pris tous les rapports que m’a pu fournir la Tontine de 1734, dont les Classes sont faites dans le même ordre : je ne donne point les rapports que j’en ai extrait ; ils sont pour la plûpart fort approchant de ceux qu’on a par les Tables ci-jointes de 1689 & 1696.
25Je n’ai pas employé la Tontine de 1709 pour trouver les rapports moyens, parce qu’elle est trop indéterminée pour le tems qu’il y a eu entre l’Edit de création & la clôture. Dans vingt ou trente ans d’ici on pourra vérifier ce que j’ai fait pour établir l’ordre de la mortalité des Rentiers viagers ; les deux Tontines dont je me suis servi, fourniront un plus grand nombre de rapports, & il y aura beaucoup plus de Classes éteintes.
26[10] On pourra aussi se servir de la Tontine de 1734, dont la clôture a été prompte, & de celles de 1743 & 1744, dont les Classes sont faites de la même maniere, c’est-à-dire, de cinq en cinq ans. Celle de 1733 auroit aussi été fort utile, si chaque Classe ne comprenoit pas dix années, ce qui est un défaut ; car il n’est pas juste que ceux qui n’ont que dix ans & un jour, ayent le même avantage que ceux qui ont 17, 18, ou 19 ans. Aucun de ces derniers ne peut naturellement espérer d’être le Tontinier de sa Classe, & les Classes ne s’éteindront pas fi-tôt : elles dureront chacune cinq ou six ans de plus que si les Rentiers étoient plus approchant d’un même âge. Il seroit plutôt à souhaiter qu’on les divisât par années, & même qu’on fît des divisions pour les hommes, & d’autres pour les femmes. Il n’est pas douteux que cela plairoit davantage aux Rentiers : les personnes d’un sexe ne craindroient pas que celles de l’autre vécussent plus qu’elles ; ils auroient tous espérance d’être le dernier ; au lieu que de la manière dont les Classes sont distribuées, les plus âgés ne peuvent gueres l’espérer, quoique la différence ne soit tout au plus que de cinq ans.
27Ayant formé les rapports moyens de la mortalité des Rentiers dans tous les âges de cinq en cinq ans, j’ai supposé 1000 personnes à l’âge de trois ans ; & par des Règles de trois j’ai cherché ce qu’il en devoit rester à l’âge de 7 ans, à l’âge de 12, de 17, de 22, &c. & par le moyen des différences, j’ai eu ce qu’il en devoit rester à chacun des autres âges intermédiaires dont j’ai formé le quatrieme ordre de la Table XIII. ne faisant pourtant aller le dernier que jusqu’à 94 ou 95 ans, quoiqu’il y ait eu plusieurs Tontiniers qui ayent vécu jusqu’à l’âge de 97 ou 98 ans : d’où s’enfuit que les vies moyennes trouvées par cet ordre de mortalité, pécheront plutôt en moins qu’en plus.
Explication de la Table XIII.
28Les nombres 1, 2, 3, 4, &c. jusqu’à 100, qu’on trouve dans la premiere & la derniere colonne de la Table XIII, marquent les âges pour toutes les autres colonnes de la Table.
29La largeur de chacune des grandes colonnes qui ont pour titre Ordre établi, &c. est divisée en trois autres petites colonnes. Les nombres de la premiere de ces trois colonnes, montrent l’ordre moyen de mortalité du nombre de personnes qu’on voit au haut de chaque colonne du milieu, selon les différentes observations que chaque Auteur a eu ; les autres nombres de chaque colonne du milieu montrent la quantité de personnes qui restent à chaque âge. Ainsi selon M. Hallei, qui est l’Auteur du second ordre, de 1000 personnes qu’il suppose dans l’âge courant d’une année, il en doit communément mourir 145 pendant la première année, pendant la seconde année, 38 pendant la troisieme année, & ainsi de suite ; comme on le voit dans la colonne des morts de chaque âge. Par-là des 1000 personnes qu’il suppose à l’âge d’un an, il n’en doit communément rester que 855 à l’âge de 2 ans, que 798 à l’âge de 3 ans, que 732 à l’âge de 5 ans, & seulement la moitié ou environ à l’âge de 34 ans.
30M. Kerseboom, Auteur du troisieme ordre, prétend que de 1400 enfans naissans, il n’y en a que 1125 qui arrivent à l’âge d’un an complet, 1075 à l’âge de 2 ans, 964 à l’âge de 5 ans, &c.
31Et selon l’ordre moyen établi d’après les liftes des Tontines, de 1000 Rentiers qui ont l’âge de trois ans, il en meurt 30 pendant la premiere année, 22 pendant la seconde année, & ainsi du reste, comme le montre la colonne des morts, de chaque âge de cet ordre ; par-là il n’en reste que 948 à l’âge de 5 ans, que 880 à l’âge de 10 ans, que 734 à l’âge de 30 ans, &c. d’où l’on tire les probabilités qu’il y a qu’un Rentier d’un âge déterminé ne mourra pas dans un tems donné.
32[11] On peut, par exemple, parier 726 contre 8, ou 90(3/4) contre 1, qu’un Rentier de l’âge de 30 ans, ne mourra pas dans l’espace d’un an. Car on peut supposer qu’il est un des 734 Rentiers vivans à l’âge de 30 ans : or sur ces 734 Rentiers vivans à l’âge de 30 ans, il y en aura 726 qui feront gagner, & 8 qui feront perdre. Ou bien pour rendre cela plus sensible, si une personne parioit séparément pour chacun des 734 Rentiers, il arriveroit que les 8 qui mourraient dans l’année, lui feroient autant perdre que les 726 survivans lui feroient gagner, ce qui fait l’égalité du pari. On peut par la même raison parier 622 contre 112, qu’un Rentier de l’âge de 30 ans vivra encore à l’âge de 45 ans ; & il y a un contre un à parier, ou environ, qu’il vivra jusqu’à l’âge de 67 ans, parce qu’à cet âge il ne reste qu’environ la moitié du nombre des Rentiers vivans à l’âge de 30 ans. Celui qui parierait sur tous séparément, gagneroit encore autant d’un côté, qu’il perdroit de l’autre.
33[12] On trouve encore par le même ordre de mortalité, les différens paris qu’on peut faire, que deux Rentiers d’un même ou de différens âges, vivront encore tous les deux au bout d’un tems donné, pourvu que ce tems n’excéde pas ce qui manque au plus âgé, pour aller au plus grand âge.
34On demande, par exemple, quel est le pari qu’on peut faire, qu’un Rentier de l’âge de 20 ans, & un de l’âge de 30 ans, vivront encore tous les deux quinze ans après, c’est-à-dire, l’un à l’âge de 35, & l’autre à l’âge de 45 ans. Pour le trouver, multipliez les nombres 814 & 734 des Rentiers vivans aux âges donnés de 20 & de 30 ans. Multipliez aussi les nombres 694 & 622, qui sont ce qu’il en doit rester en vie après le tems donné, ou à l’âge que chacun de ces Rentiers doit avoir alors. Les produits sont 597476 & 431668 ; prenez-en la différence, qui est 165808 : & les deux nombres 431668, & 165808, expriment le rapport du pari ; ainsi l’on peut parier 431668 contre 165808, que deux Rentiers qu’on connoît, l’un de l’âge de 20 ans, & l’autre de l’âge de 30 ans, vivront encore tous les deux quinze ans après.
35On aura démontré le pari, si on fait voir que celui qui auroit fait tous les paris possibles sur les Rentiers de ces deux âges, auroit au bout des quinze ans autant gagné que perdu.
36Un seul des 814 Rentiers de l’âge de 20 ans, peut être associé avec chacun des 734 Rentiers de l’âge de 30 ans, & former par conséquent 734 Sociétés ; chacun des 814 Rentiers de l’âge de 20 ans pris séparément, peut également former 734 Sociétés avec les Rentiers de l’âge de 30 ans, sans que deux Rentiers se trouvent deux fois ensemble ; on aura donc 814 fois 734 Sociétés, c’est-à-dire, que le produit du nombre des Rentiers de l’âge de 20 ans, par le nombre des Rentiers de l’âge de 3o ans, exprime le nombre des Sociétés possibles.
37On voit par la même raison que le produit des personnes restantes à l’âge de 35 ans, par le nombre des personnes restantes à l’âge de 45 ans, exprime le nombre des Sociétés existantes quinze ans après, qui sont celles qui font gagner, & ce qui manque du premier nombre des Sociétés, sont celles qui font perdre. Or les paris doivent être entre eux comme le nombre qui fait gagner est à celui qui fait perdre ; donc, &c.
38On voit par la même raison, que pour trouver les paris qu’on peut faire sur trois âges, il faut multiplier les trois nombres de la Table correspondans aux âges des trois personnes, pour avoir le nombre des Sociétés possibles ; & multiplier aussi les trois nombres correspondans aux âges que les personnes doivent avoir au bout du tems donné, pour avoir le nombre des Sociétés existantes alors. Ce dernier nombre & sa différence avec le premier produit, sont les deux termes du pari. Il en est de même pour quatre âges ou pour cinq, &c.
39Il semble qu’on pourroit par le moyen de l’exemple ci-dessus, en se servant de l’ordre de mortalité de M. Kerseboom, trouver les paris qu’on peut faire Sur les âges d’un mari & de sa femme. On ne seroit pas bien éloigné du vrai pour les gens de la campagne. Mais dans les Villes les femmes sont un peu plus exposées que les hommes, tant qu’elles sont d’un âge à avoir des enfans ; parce que ne les nourrissant pas, les accidens occasionnés par le lait, causent de grands ravages chez elles, emportent les unes, ou affoiblissent considérablement le tempérament des autres.
40La troisieme colonne de chaque ordre de mortalité, contient les vies moyennes des per- sonnes de tous les âges [13]. On entend ici par vie moyenne le nombre d’années que vivront encore, les unes portant les autres, les personnes de l’âge correspondant à cette vie moyenne. Ainsi selon l’ordre de mortalité de M. Simpson, les personnes de l’âge de 50 ans ont encore 15 ans & 10 mois à vivre, les unes portant les autres ; selon l’ordre de M. Hallei, elles doivent vivre, les unes portant les autres, 17 ans & 3 mois ; selon l’ordre de M. Kerseboom, elles doivent vivre 19 ans & y mois ; & selon l’ordre des Rentiers, 20 ans & 5 mois tout au moins, ainsi que je le prouverai après avoir expliqué comment on trouve les vies moyennes des personnes de chaque âge.
41Pour trouver la vie moyenne ou commune des 118 Rentiers de l’âge de 80 ans, multipliez le nombre des morts de chaque année depuis l’âge de 80 ans, par le nombre des années qu’ils auront vécu depuis l’âge de 80 ans, jusqu’au dernier vivant.
42Si on suppose, comme on doit le faire, qu’ils meurent tous au milieu de l’année dans laquelle ils meurent, afin de prendre un milieu entre ceux qui meurent au commencement, & ceux qui meurent à la fin, on aura à multiplier 17 par 6 mois, 16 par un an & 6 mois, 14 par 2 ans & 6 mois, 12 par 3 ans & 6 mois, & ainsi de suite jusqu’au dernier. Ajoutez ensuite tous les produits ensemble ; la somme sera 553 ans, qui est le nombre des années que ces 118 personnes auront vécu entr’elles depuis l’âge de 80 ans. Divisez la somme 553 par les 118 personnes ; le quotient 4 ans & 8 mois est la vie moyenne des personnes de l’âge de 80 ans, ou ce qu’une personne de cet âge peut encore espérer de vivre.
43On voit donc qu’on entend ici par vie moyenne le tems qu’ont encore à vivre les personnes d’un âge quelconque, non compris celui qu’elles ont déjà vécu. Il y a une autre maniere de trouver la vie moyenne, qui est bien plus courte que la précédente, mais peut-être moins aisée à sentir : la voici.
44Ajoutez ensemble tous les nombres des personnes qui restent à chaque année, depuis & compris celui dont vous voulez avoir la vie moyenne, dans l’exemple ci-dessous, 118,101, 85, 71,59, & c. jusqu’au dernier vivant ; la somme sera 612 : divisez-la par le premier 118 de ceux que vous avez ajoutés, & dont vous voulez avoir la vie moyenne, le quotient sera 5 ans & 2 mois, d’où retranchant 6 mois, le reste 4 ans & 8 mois est la vie moyenne qu’on cherche, comme ci-devant. On retranche 6 mois du quotient, parce que par cette maniere de compter, on les suppose tous mourir à la fin de l’année, au lieu qu’on doit les supposer tous mourir au milieu : on a donc compté 6 mois de trop une fois pour chacun, qui est ce qu’on ôte du quotient après la division.
45Les vies moyennes sont ce qui m’a paru de plus commode pour faire promptement & sans aucun calcul, la comparaison des différens ordres de mortalité qu’on a établis ; & afin qu’on puisse le faire plus aisément, j’ai mis dans une même Table tous ceux que j’ai formés, & tous ceux qui font venus à ma connoissance ; & j’ai mis à côté de chacun de ces ordres de mortalité, les vies moyennes que j’ai cherchées d’après chacun d’eux.
46M. Simpson n’a établi son ordre de mortalité, que jusqu’à 80 ans, où il reste 29 personnes de 1280 enfans naissans qu’il a posés en premier lieu. J’ai supposé que ces 29 personnes qui restent à l’âge de 80 ans, a voient encore à vivre chacune, l’une portant l’autre, 4 ans & 8 mois, ou autant que les Rentiers de cet âge ; & en partant de-là j’ai cherché les vies moyennes des autres âges de 5 en 5 ans seulement ; ce qui suffit pour en faire la comparaison avec les autres. Il est évident que si, M. Simpson avoit continué son ordre de mortalité jusqu’au dernier vivant, on ne trouveroit pas une si grande vie moyenne pour les personnes de 80 ans, que celle que je leur suppose. Ainsi les autres vies moyennes pécheront plutôt en plus qu’en moins seulement vers la fin, car cela n’apporte aucun changement aux vies moyennes des jeunes gens ; car si on supposoit que les 29 personnes restantes à l’âge de 80 ans n’allassent pas plus loin, la vie moyenne des enfans naissans ne seroit moindre que d’un mois ; à l’âge de 5 ans elle seroit moindre de 2 mois ; à l’âge de dix ans, de 4 mois ; ce qui jusques-là n’est pas bien considérable : mais cette différence augmente à mesure qu’on approche de la fin.
47M. Hallei n’a continué son ordre que jusqu’à l’âge de 84 ans, où il reste 20 personnes ; j’ai supposé leur vie moyenne comme celle des Rentiers du même âge, c’est-à-dire, de 3 ans & 6 mois, & j’ai ensuite cherché les autres vies moyennes, ainsi que pour l’ordre de M. Kerseboom.
48En comparant les vies moyennes de ces quatre ordres, si l’on suppose qu’ils soient tous approchant du vrai, chacun pour l’endroit que son auteur a eu en vue, il en faudra conclure que les gens qui naissent à Londres vivent beaucoup moins que les Habitans de Breslau ; & ceux-ci, moins que les Habitans de Hollande & de Westfrise. Mais je n’en voudrois pas conclure que l’on vit plus à Paris que dans les Pays-Bas, quoique l’ordre que j’ai établi donne les vies moyennes plus longues que celui de M. Kerseboom : c’est même de la différence qu’il y a entre eux que je conclus qu’ils sont tous deux exacts ou fort approchant. Car il paroît que M. Kerseboom a établi le sien pour tout le monde indistinctement, puisque, outre les observations qu’il a tirées des Rentes viageres, il s’est aussi servi de celles que lui ont fourni quelques Sçavans d’Angleterre. Or l’ordre que j’ai établi est entièrement fait d’après des Rentiers [14], qu’on doit regarder comme une élite de ce qui paroît se porter le mieux parmi le genre humain. Je vais rapporter plusieurs raisons qui feront voir que les Rentiers ne doivent pas mourir si vite que le reste du monde ; d’où s’ensuivra que leurs vies moyennes doivent être plus longues.
49Un nombre quelconque de Rentiers viagers, doit en général mourir moins vîte qu’un pareil nombre d’autres personnes prises indistinctement.
501°. Parce qu’un pere, une mere, un oncle, une tante, &c. qui veulent mettre sur la tête de leurs enfans ou neveux, ne mettent que sur ceux qui leur paroissent être d’une bonne constitution. Il est vrai que souvent ceux qui paroissent se porter le mieux, meurent les premiers : mais en général ; ceux qui sont d’une santé délicate, vivent moins que les autres.
512°. Ceux qui auroient envie de constituer sur leur propre tête, ne le font pas s’ils craignent d’être attaqués de quelque maladie.
523°. Ceux qui se font des Rentes viageres, ne sont pas pour l’ordinaire, ni les grands Seigneurs, ni les misérables, dont la santé est souvent ruinée dans un âge peu avancé ; aux uns par trop d’abondance de toute maniere, aux autres par trop d’indigence : ce sont les bons Bourgeois qui tiennent un honnête milieu entre toutes ces extrémités, qui se font des Rentes viageres ; & ce sont ceux-là qui deviennent ordinairement vieux.
53On peut conclure de toutes ces raisons que l’ordre de mortalité de M. Kerseboom peut servir de règle pour la mortalité du monde indistinctement, & le mien pour la mortalité des Rentiers à vie : si ce n’est que la différence des climats fût une quatrieme raison pour que les vies moyennes des Habitans de Hollande de Westfrise, fussent plus courtes que celles des Habitans de Paris & des environs, d’où sont presque tous les Rentiers des Tontines de 1689 & 1696.
54On s’assurera encore que les vies moyennes sont tout au moins telles que les donne l’ordre que j’ai formé, en jettant les yeux sur les Tables VI. & VII. ou j’ai marqué les vies moyennes réelles des Rentiers des Classes qui sont éteintes. On verra que ces vies moyennes vraies sont fort approchantes, les unes en plus, les autres en moins, des vies moyennes que donne l’ordre de mortalité qui a été formé par les rapports moyens qu’on a tirés des mêmes Tables VI. & VII. Par exemple, la vie moyenne des Rentiers de la onzieme Classe de 1689, qui avoient alors 52 ans, a été réellement de 19 ans 1/4 ; à la Tontine de 1696, la vie moyenne des Rentiers de la même onzieme Classe, a été de 20 ans 1/3, & l’ordre qu’on en a formé la donne seulement de 19 ans & un mois.
55On voit aussi dans les mêmes Tables VI. & VII. que les vies moyennes qu’ont déjà vécu les Rentiers des Classes qui ne sont pas éteintes, approchent d’autant plus des vies moyennes que donne l’ordre qui en a été formé, qu’elles sont plus proches de s’éteindre. Par exemple, la vie moyenne qu’ont déjà vécu les Rentiers de la septieme Classe de 1689, qui n’est pas encore éteinte, est déjà de 33 ans 1/4 ; par la Tontine de 1696, elle est déjà de 33 ans 5/6 ; & l’ordre moyen la donne seulement de 32 ans & 10 mois : par où l’on voit que les vies moyennes que donne l’ordre de mortalité que j’ai établi, péchent plutôt en moins qu’en plus, comme je l’ai déjà dit.
56On peut remarquer que les vies moyennes qu’ont déjà vécu les Rentiers des premières Classes, sont plus grandes par la sixieme Table que par la septieme ; & cela doit être, parce que cette Tontine a été créée six ou sept ans avant l’autre.
57Peut-être qu’en voyant la différence qu’il y a des vies moyennes qu’ont déjà vécu les Rentiers des premières Classes, aux vies moyennes que donne l’ordre que j’en ai formé, on pourroit soupçonner quelque erreur dans la formation de l’ordre moyen. Voici comment on pourra le vérifier.
58On voit par la Table VI. à la onzième Classe, que la vie moyenne des Rentiers de l’âge de 52 ans a été réellement de 19 ans 1/4 ; & dans la douzième Classe, que la vie moyenne des Rentiers de l’âge de 57 ans a été de 16 ans 2/3 : d’où l’on peut conclure que la vie moyenne de l’âge de 55 ans, doit être de 17 ans 3/4 tout au moins : or les 105 Rentiers qui restent dans la premiere Classe à l’âge de 55 ans, vivront donc encore entre eux 105 fois 17 ans 3/4, ou 1864 ans, qui joint aux 7854 ans qu’ont déjà vécu les 202 Rentiers originaires, tant ceux qui sont morts, que ceux qui vivent encore, la somme 9718 ans, est le nombre des années qu’auront vécu les 202 Rentiers de la premiere Classe lorsqu’elle sera éteinte ; divisant donc ces 9718 ans par les 202 Rentiers originaires, on trouve 48 ans 1/10 pour leur vie moyenne. Si on cherche de la même manière la vie moyenne entière des Rentiers de la premiere Classe de la Tontine de 1696, on la trouvera de 47 ans 1/2 ou environ ; la moyenne entre les deux devroit être de 47 ans 4/5, & l’ordre moyen ne la donne que de 47 ans & 8 mois, qui est un peu moindre.
59Les différences qu’on trouve entre les vies moyennes de l’ordre de mortalité qu’on a formé, & celles des Tables VI. & VII. viennent, 1°. de ce que dans la formation de l’ordre moyen, on a tourné toutes les fractions qui se rencontroient à la fin des Règles de trois, du côté des morts. 2°. De ce qu’on a supposé le dernier ne mourir qu’à 95 ans. 3°. Enfin de ce qu’on a fait entrer dans les rapports moyens tout ce qu’a pû fournir la Tontine de 1734.
60Je crois que voilà les vies moyennes des Rentiers assez bien établies, & par conséquent leurs probabilités de vie & de mort. Je n’oserois assurer qu’on peut aussi – bien compter sur l’ordre de M. Kerseboom pour les probabilités de vie & de mort des habitans de la France ; j’ai de fortes raisons pour croire que leur vie commune ou moyenne en général, est plus longue que celle que donne cet ordre, si ce n’est pour les enfans qui naissent dans les grandes Villes, dont la vie moyenne est beaucoup plus courte que celle qu’on trouve par l’ordre de M. Kerseboom ; celle des enfans des villages & campagnes est beaucoup plus grande [15], mais différente selon les différens endroits. Pour déterminer la vie moyenne des enfans en général, il faudroit premierement la connoître pour chaque Province ou contrée séparément. Il seroit à souhaiter que quelqu’un fût chargé de faire cette recherche, ou bien qu’il se trouvât des gens dans chaque Ville & Paroisse de campagne, qui voulussent prendre la peine d’examiner la vie commune des enfans qui y naissent. Voici comment on pourroit s’y prendre.
61Il y a peu de meres qui ne sçachent l’âge de tous leurs enfans, morts & vivans. Il faudrait donc qu’on demandât à chaque mere l’âge qu’ont chacun de leurs enfans vivans, & à quel âge sont morts les autres si elles en ont de morts. Et afin d’abreger l’on marquera les enfans vivans par une ligne droite, & ceux qui sont morts par une croix avec l’âge au bout, ainsi qu’on le voit à l’exemple suivant, désignant les garçons par un G, & les Filles par une F.
Madame N.

62Ayant écrit les enfans de chaque mere comme ci-dessus, on écrira vis-à-vis chaque enfant vivant, la vie moyenne qu’il a encore à vivre, prise dans l’ordre de M. Kerseboom ;2 ainsi dans l’exemple ci-dessus, les deux premiers sont morts l’un à l’âge de 6 ans & 3 mois, & l’autre à l’âge de 4 ans & 6 mois : le troisieme enfant vit, il a 34 ans & 2 mois ; & il peut raisonnablement espérer de vivre encore 28 ans & 10 mois, comme on peut le voir par la Table XIII. & ainsi des autres enfans.
63Ayant fait l’addition de chaque colonne, on voit que ces neuf enfans, tant les 4 morts que les 5 vivans, ont déjà vécu entre eux 145 ans & 11 mois ; & que les cinq vivans peuvent espérer de vivre encore entre eux 164 ans : ajoutant les deux sommes ensemble, on a 309 ans & 11 mois pour le nombre des années que ces 9 en sans auront vécu entre eux à la mort du dernier ; divisant ces 309 ans & 11 mois par le nombre des enfans (10 si on compte la fausse couche, & 9 si on ne la compte pas) on trouvera que les enfans de cette mere auront vécu, les uns portant les autres, 31 ans, si on y comprend la fausse couche, & 34 ans 5 mois, si on ne la compte pas. Il ne faudrait pas ainsi chercher la vie moyenne des enfans de chaque mere en particulier ; tout au plus faudroit-il la chercher pour tous les enfans d’un même Village ou d’une même Paroisse, lorsque le nombre en est un peu grand- Ceux qui voudront prendre cette peine, doivent observer : 1°. De faire le plus grand recueil d’enfans qu’on pourra.
642°. De ne prendre que des meres hors d’âges d’avoir des enfans, & dont les derniers vivans ayent au moins 7 ou 8 ans.
6530. De ne prendre aucun enfant de celles qui ne se souviendront pas des âges de tous.
664°. Les enfans qui auront disparu, soit pour s’être engagés ou autrement, & dont on ne sçait s’ils sont morts ou vivans, on peut les prendre comme vivans à l’âge qu’ils avoient lorsqu’ils ont disparu.
675°. Il ne faut faire aucun choix ni de Riches, ni de pauvres, non plus que des meres plus ou moins fécondes. Au défaut des meres, les peres, freres ou sœurs, peuvent souvent donner les âges qu’on demande. Les Curés des Campagnes sont ceux qui pourroient faire ces recherches le plus aisément, soit par le loisir dont ils jouissent communément, soit qu’ils peuvent être aidés par les Regîtres de Baptêmes & de morts, soit enfin parce que parmi eux il s’en trouve souvent de très-intelligens.
68En observant tout ce que je viens de dire, j’ai fait un Recueil de plus de 3700 enfans nés à Paris : & j’ai trouvé que leur vie moyen ne n’est que de 21 ans & 4 mois, en y comprenant les fausses couches, & de 23 ans & 6 mois si on ne les compte pas ; c’est vraisemblablement, de toute la France l’endroit où la vie moyenne est la plus courte.
69J’ai des observations suffisantes pour assurer que la vie moyenne des enfans qui naissent du côté de Laon, est de plus de 37 ans, & qu’elle est de plus de 41 ans pour les enfans qui naissent dans les Cevenes & Bas Languedoc. Si quelqu’un étoit chargé de faire cette recherche dans toutes les différentes Provinces du Royaume, outre qu’on sçauroit dans quel endroit on vit le plus long-tems, on en pourroit peut-être encore conclure que l’air y est plus pur, ou les fruits meilleurs, ou la terre moins remplie de vapeurs malignes.
70J’ai remarqué, & on pourra le remarquer comme moi lorsqu’on voudra y faire attention, qu’à Paris les enfans des gens riches ou aisés, y meurent moins en général que ceux du bas peuple : les premiers prennent les Nourrices dans Paris, ou dans les Villages voisins, & sont tous les jours à portée de voir leurs enfans, & les soins que la Nourrice en prend ; au lieu que le bas peuple qui n’a pas le moyen de payer cher, ne peut prendre que des Nourrices éloignées, les peres & meres ne voient leurs enfans que quand on les rapporte ; & en général il en meurt un peu plus de la moitié entre les mains des Nourrices, ce qui vient en grande partie du manque de soins de la part de ces femmes : soit que leur lait soit trop vieux, ou qu’elles n’en ayent pas assez, ou qu’elles le leur fassent sucer mauvais ; soit qu’ils ne tetent pas assez long-tems ; soit qu’elles diminuent leur portion en faisant teter de tems en tems leurs propres enfans au préjudice de ceux pour qui elles sont payées, les parens étant trop éloignés pour y avoir l’œil. Les enfans des campagnes qui sont nourris par leurs propres meres, ne sont pas sujets à tout cela ; aussi en meurt-il peu, si ce n’est aux environs de Paris où les en sans des pauvres gens vivent bien moins en général que dans les Provinces éloignées. Les meres des environs de Paris qui font métier de nourrir d’autres enfans, sévrent les leurs au bout de cinq ou six mois, & les tuent pour ainsi-dire, ou leur gâtent le tempérament en ne les laissant pas teter aussi long-tems qu’il faudroit, & en les nourrissant d’un aliment qui n’est pas à la portée de leur estomach, encore trop foible pour le digérer, ou qu’il ne digere qu’avec peine. Car enfin, tout autre obstacle à part, le lait d’une femme ne dure ordinairement qu’un certain tems que la nature a proportionné au besoin des enfans ; or à l’égard des Nourrices ce tems se trouve partagé entre deux enfans ; il faut donc de nécessité ou que l’un des deux ne soit pas nourri un tems suffisant, ou qu’ils ne le soient tous les deux qu’à moitié, ce qui ne peut jamais faire que de fort mauvais tempéramens ; c’est de ce commencement sur – tout que cela dépend ; telle personne qui ayant été nourrie de la sorte, vit jusqu’à 70 ou 80 ans, auroit vécu jusqu’à 90 ou 100 ans si elle avoit teté tout le lait que la nature lui avoit destiné. Aussi voit-on bien plus de gens âgés dans les Provinces éloignées, qu’aux environs de Paris : dans ces endroits-là les hommes sont forts, vigoureux, & travaillent communément avec autant de force & de courage à l’âge de 70 ou 80 ans, qu’aux environs de Paris à l’âge de 50 ou 60 ans ; là les hommes grands & bienfaits sont aussi communs, que les hommes petits & chétifs le sont autour de Paris.
71Il est vrai qu’il y a beaucoup de femmes qui par leur état ou par impossibilité en elles-mêmes, ne peuvent pas nourrir leurs enfans. Mais il y en a aussi beaucoup plus à qui il ne devroit pas être permis d’en confier le soin à d’autres. Il y a même en cela un défaut de tendresse qui fait honte à l’humanité ; c’est n’être mere qu’à demi. Tout autre devoir ne devroit-il pas céder à celui-ci dans le cœur des meres tendres & affectionnées ?
72Les devoirs de rangs ou les raisons d’intérêts, sont-ils en France, & sur-tout à Paris, d’une autre espece qu’en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, &c. où presque toutes les femmes nourrissent leurs enfans, celles même de la plus haute distinction ?3 Les femmes sont-elles moins meres dans ce pays-ci que dans ceux-là ? & s’il s’en trouve en qui ce titre respectable n’inspire pas assez de tendresse pour leur faire remplir le premier & le plus cher de tous les devoirs, pourroit-on blâmer une exacte Police qui y pourvoiroit ? Il en résulteroit bien des avantages ; les meres & les enfans seroient réciproquement plus attachés les uns aux autres, & jouiroient tous d’une meilleure santé ; elles en auroient moins, & en éleveroient davantage, & l’Etat auroit plus de sujets.
73Je me suis un peu étendu sur les vies moyennes, parce que tout le monde est dans le faux préjugé que la vie commune des enfans en général est beaucoup moindre ; les uns la disent de 14 ans, d’autres de ans, d’autres de 16 ans, &c. Mais tout ce qu’on dit là-dessus est sans aucun fondement, comme on doit le sentir par tout ce que j’ai dit jusqu’ici. Le monde n’est frappé que de ceux qui meurent, & sur-tout s’ils sont Rentiers viagers ; car à la mort de chacun de ceux-ci, on se récrie sur ce que l’Etat gagne à faire des Rentes viageres : on ne fait jamais attention à ceux qui jouissent d’une Rente viagere pendant des 60 ou 80 ans & plus ; cela n’est pourtant pas si rare qu’on se l’imagine. Mais on ne veut pas prendre garde à ceux qui vivent long-tems ; on craint ici, comme en toute autre chose, de trouver des raisons qui détruiroient les préjugés qu’on a adoptés [16].
74On rencontre tous les jours des gens qui avec beaucoup d’esprit & de jugement, ne peuvent pas se persuader qu’il y ait quelque ressemblance entre les ordres de mortalité de plusieurs nombres de personnes différentes, ou que la mortalité des habitans d’un même endroit conserve quelque uniformité en des tems différens, ou bien en même tems & en différens quartiers d’une même Ville. Je rapporte ici cinq Tables de la mortalité réelle des Religieux & Religieuses de différens Ordres, qui feront voir ce qu’on doit penser de cette uniformité : j’avoue qu’elle a passé mon attente.
75Qu’on ne s’imagine pas sur cet exposé, que je veuille encore prouver l’ordre de mortalité que j’ai établi pour les Rentiers par celui des Religieux & Religieuses. Je veux seulement faire comparer entre eux les ordres de mortalité de plusieurs nombres de Religieux différens ; & par la ressemblance qu’on y trouvera, étant tous établis d’après des gens de même espece, on jugera de la ressemblance qu’il doit y avoir entre les ordres de mortalité de plusieurs nombres de personnes différentes prises en un même lieu & en des tems différens, ou en même tems & dans une même Ville ou dans un même pays ; ou bien de la ressemblance qu’il doit y avoir de l’ordre de mortalité des personnes qu’on n’observe pas, à l’ordre établi d’après des personnes qu’on n’a, pour ainsi-dire, pas perdu de vue depuis le jour de leur enregistrement à la Tontine jusqu’à leur mort. Car qu’un nombre de Religieux ou Religieuses vivent plus ou moins qu’un pareil nombré de Rentiers ou de personnes du monde, cela ne change rien à la conséquence. qu’on en tire, puisqu’il ne s’agit point ici de comparer la mortalité des Religieux à celle des. Rentiers ou des gens du monde.
76Je donne les Tables de la mortalité réelle des Religieux, afin qu’on puisse, si on veut, vérifier les ordres de mortalité moyenne que j’en ai déduits : car je ne demande pas qu’on s’en rapporte absolument à moi. Si quelqu’un vouloit douter des Tables originales, on n’a qu’à recourir aux Nécrologes & Regîtres des Maisons Religieuses que je cite,4 ceux des autres n’étant pas en ordre, ou n’ayant pas voulu me donner ni me laisser prendre ce dont j’avois besoin. Je ne demandois cependant que les âges des Religieuses ou des Religieux morts, avec leurs âges de profession, que ceux, qui aiment à mettre de l’ordre en tout, ont soin d’écrire dans leurs Nécrologes. J’ai eu beau leur expliquer l’usage que j’en voulois faire [17], il s’est trouvé des Supérieures ou Dépositaires de Couvents, ausquelles il m’a été impossible de faire entendre raison. Il seroit pourtant à souhaiter qu’on les obligeât de tenir leurs Regîtres mieux en ordre, & selon une formule qu’on leur donneroit, afin qu’on pût de tems en tems vérifier plus aisément leur ordre de mortalité : ce n’est pas leur demander un service qui leur coûte beaucoup. Je dois rendre ici ce témoignage à la plûpart de ceux que je cite, qu’ils m’ont donné toutes les facilités que je pouvois désirer, entre lesquels les mieux en ordre sont, les R.P. Bénédictins, les Chanoines de Sainte Genevieve, les Augustins du Fauxbourg Saint Germain, & les Carmes déchaussés. Voici ce que j’ai observé pour former. ces Tables.
77J’ai premièrement pris tous les Religieux Bénédictins de la Congrégation de Saint Maur qui avoient fait profession entre 1607 & 1669, dont le dernier est mort en 1745, & j’en ai formé la 8e Table : j’ai mis dans la premiere & derniere colonne les âges comme à celles des Rentiers. J’ai ensuite mis dans la seconde colonne tous ceux qui avoient fait profession à l’âge de 17 ans, les marquant chacun vis-à-vis l’âge où ils sont morts. Il n’y a eu pendant ces 62 ou 63 ans, que 93 Religieux qui ayent fait profession à l’âge de 17 ans. Il en est mort deux pendant la premiere année de leur profession ; deux pendant la seconde année ; il n’en est point mort pendant la troisieme année ; il en est mort un pendant la quatrieme année, &c.
78Quoiqu’ils ayent fait profession en différens tems, on peut supposer qu’ils soient tous entrés en Religion le même jour. On voit donc par la Table que de 93 Religieux entrés à l’âge de 17 ans, il n’en restoit que 89 à l’âge de 20 ans, que 85 à l’âge de 25 ans, que 68 à l’âge de 40 ans, & enfin le dernier est mort dans la quatre-ving-sixieme année de son âge ; & ainsi des autres cones5.
79La troisieme colonne contient ceux qui ont fait profession à l’âge de 18 ans ; il y en a eu 197, & le dernier est mort dans la quatre-vingt-quatorzième année de son âge. La quatrieme colonne contient les Religieux qui ont fait profession à l’âge de 19 ans, & ainsi d’âge en âge jusqu’à la pénultieme colonne, qui contient ceux qui ont fait profession à l’âge de 25 ans. Il n’y en a eu que cinq ou six qui ayent fait profession à l’âge de 16 ans ; je les ai négligés, ainsi que ceux qui ont fait profession après 25 ans.
80J’ai ensuite pris tous les Religieux qui sont morts depuis 1685 jusqu’au milieu de 174 y inclusivement, dont j’ai formé la neuvieme Table ; j’y ai mis de plus qu’à la précédente, ceux qui ont fait profession à l’âge de 16 ans.
81La premiere de ces deux Tables ne peut, je crois, souffrir aucune difficulté. Ce sont des nombres de personnes enregistrées, dont j’ai observé la durée de la vie de chacun, le dernier terme étant tel qu’il n’en reste aucun en vie ; par-là j’ai tout, tant ceux qui sont morts jeunes, que les vieux. Il n’enseroit pas de même si j’avois pris jusqu’en 1680 ou plus : parce que de ceux qui auroient fait profession vers ce dernier tems, j’aurois bien ceux qui seroient morts jeunes, même ceux qui auroient vécu moyennement ; mais je n’aurois pas les vieux qui vivent encore. On remarquera que si on prenoit tout ce qui est mort dans un Ordre depuis son établissement jusqu’à présent, la Table qu’on en formeroit seroit défectueuse, parce que ceux qui seroient morts vers le commencement, ne pourraient être que jeunes, puisqu’on ne prend ici que ceux qui ont fait profession entre 16 & 25 ans ; & en ayant parmi ceux qui meurent à présent des jeunes & des vieux, on auroit plus de jeunes à proportion qu’on ne devroit avoir des vieux.
82C’est par cette raison que dans tous les autres Ordres que j’ai employés, je n’ai pris que les Religieux ou Religieuses morts depuis 1685 jusqu’à présent. Il est aisé de voir que le même défaut que ci-dessus arriveroit, si à partir de 1685, les nombres des Religieux vivans alloient en augmentant. Et au contraire, si les nombres des Religieux alloient en diminuant, on auroit trop de gens âgés, à proportion des jeunes ; tout cela est aisé à sentir.
83Mais à partir de 1685 jusqu’à présent, les Religieux Bénédictins & de Sainte Genevieve conservent une égalité assez parfaite. Il n’en est pas de même de quelques autres Ordres qui commencent à diminuer depuis quelque tems, sur-tout les Capucins & les Augustins ; mais vers 1685 & 1700, ceux-là alloient en augmentant, ainsi l’un compense l’autre.
84Voilà les attentions que j’ai apportées à la formation des Tables VIII. IX. X. XI & XII. par le moyen desquelles j’ai établi, ainsi que pour les Rentiers, les cinq ordres moyens de mortalité des Religieux & Religieuses de la Table XIII. en partant seulement de l’âge de vingt ans, auquel âge j’ai supposé par tout 814 personnes, qui est le même nombre que dans l’ordre moyen des Rentiers au même âge de vingt ans, & aussi le même ou environ que dans l’ordre de M. Kerseboom ; par-là on fera plus aisément la comparaison des uns avec les autres.
85Je n’ai cherché les termes de ces ordres de mortalité, que de cinq en cinq ans ; & j’ai ensuite rempli le reste par les différences. Elles se suivent assez bien : j’aurois pû les faire suivre un peu mieux ; mais je n’ai rien voulu changer aux termes de cinq en cinq ans que m’ont donné les Règles de trois, afin qu’on voye mieux l’uniformité que cela conserve.
86Si l’on compare maintenant ces ordres entre eux, on verra que les deux des Bénédictins se suivent assez bien ; on remarquera pourtant que par le second ordre on trouve les vies moyennes un peu plus grandes que par le premier ; ce qui fait connoître que les Religieux vivent à présent un peu plus qu’ils ne vivoient autrefois ; & cela est vrai, non-seulement pour les Bénédictins, mais aussi pour tous les autres Religieux dont j’ai pu avoir les âges, ainsi que je l’ai vérifié d’une autre maniere qu’il est inutile de mettre ici.
87On remarquera que les Religieux de Sainte Genevieve vivent un peu moins en général que les Bénédictins, & que les Religieuses vivent plus que les Religieux ; ce qui paroît confirmer ce que dit M. Kerseboom, qu’un nombre quelconque de femmes vivent plus entre elles qu’un pareil nombre d’hommes, selon le rapport de 18 à 17. Il dit que toutes les femmes qui naissent dans un endroit, vivent autant que les hommes. Or le nombre de garçons qui naissent dans un endroit pendant un long espace de tems, est au nombre des filles comme 18 est à 17 ou environ, ainsi qu’on l’a observé en Angleterre, & qu’on peut le voir à la fin de la seconde édition de l’Analyse sur les Jeux de hazard de M. de Montmor. Or s’il est vrai que toutes les femmes ensemble vivent autant que tous les hommes ensemble, leurs naissances étant à celles des hommes comme 17 est à 18, il faut que leur vie moyenne soit à celle des hommes, comme 18 est à 17 [18]. On voit par la Table XIII. que les vies moyennes des Religieux & celles des Religieuses sont fort approchantes d’être selon ce rapport dans tous les âges. Je ferai quelque jour la même recherche pour les hommes & les femmes du monde ; elle demande un peu plus de tems que je n’en ai à présent.
88Tout le monde croit que l’âge de 40 à 50 ans est un tems critique pour les femmes : je ne sçai s’il l’est plus pour elles que pour les hommes, ou plus pour les femmes du monde que pour les Religieuses ; mais quant à ces dernieres, on ne s’en apperçoit point par leur ordre de mortalité, comparé aux autres. Je tâcherai quelque jour d’éclaircir ce doute ; ce pourroit bien être encore une de ces choses qu’on croit sans fondement, comme bien d’autres.
89On remarquera aussi que vers le commencement les Religieux & Religieuses meurent moins que les gens du monde ; mais quand ils viennent à l’âge de 4 y ou 50 ans & au-delà, ils meurent beaucoup plus vite ; il y a trois raisons principales pour que cela soit ainsi.
901°. Les Religieux & Religieuses sont des gens bien mieux choisis que les Rentiers : car outre qu’on a grand soin de les visiter pour la plûpart, pour voir s’ils n’ont aucune infirmité extérieure, & qu’on leur demande sous peine d’engager leur conscience, s’ils ne se connoissent aucune infirmité intérieure ; le Noviciat sert autant aux Supérieurs pour éprouver la santé & le tempérament des Novices, qu’à ces derniers pour éprouver la Règle.
912°. Quand les Religieux & Religieuses ont passé quinze ou vingt ans dans le Couvent, leur santé commence à s’altérer par les abstinences, les jeûnes forcés, le chant, les veilles, des austérités souvent outrées, & peut-être encore plus que tout cela, le manque de soins pour l’extérieur de leur corps, dont la plupart ne se piquent guere.
923°. Ceux qu’un bon tempérament fait aller jusqu’à un âge un peu avancé, pourroient aller bien plus loin s’ils avoient dans les Couvents mille petites douceurs qu’ils n’ont pas, & que les gens du monde trouvent chez eux., non-seulement les riches, mais aussi ceux qui ne sont que médiocrement aisés, & même les simples artisans qui sçavent s’arranger dans leur ménage.
93On remarquera encore en comparant les ordres de mortalité des Religieux à celui des Rentiers, & à celui de M. Kerseboom, que c’est un faux préjugé de croire que les Religieux & Religieuses vivent plus que les gens du monde. Choisis comme ils le sont, ils devroient vivre beaucoup plus, ou avoir leurs vies moyennes beaucoup plus grandes que celles des Rentiers ; & on voit par la Table XIII. qu’elles sont moindres. Cette erreur vient de ce qu’on ne juge que par les apparences. Il y a de vieux Religieux à la vérité, mais bien moins qu’on ne croit : c’est un fait qu’on ne sçauroit contester, sans nier l’exactitude de leurs Nécrologes ; aussi ne m’arrêterai-je pas à le prouver, quoiqu’on puisse le faire par des raisons très-solides : je laisse à chacun le soin de les chercher ; on les trouvera aisément dès qu’on voudra y faire attention. Combien d’autres préjugés encore plus ridicules ne détruiroit-on pas, si on vouloit en examiner l’origine, & les illusions qui les favorisent ?
94Par tout ce que j’ai dit jusqu’ici, & que je crois avoir prouvé autant que cela peut l’être, on voit qu’on peut regarder l’ordre de mortalité établi par M. Kerseboom, comme le plus approchant du vrai pour le monde en général : on se servira de celui qui a été établi d’après les Tontines, pour les Rentiers & pour les autres personnes qui composent quelque Compagnie ou Société d’élite ; & on pourra le servir du second ordre établi d’après les Bénédiéctins pour les Religieux en général, parce qu’il tient un milieu entre les quatre ordres des Religieux : il n’y en a qu’un établi pour les Religieuses ; mais on peut y compter.
95[19] Un ordre de mortalité quelconque, le second des Bénédictins, par exemple, marque non-seulement la proportion de ce qui doit mourir annuellement de Religieux, mais encore la proportion des nombres de Religieux de chaque âge qui sont actuellement dans la Congrégation. Car si on suppose qu’il entre tous les ans dans la Congrégation de Saint Maur 814 Religieux de l’âge de 20 ans, un an après ils deviendront les 808 de l’âge de 21 ans, ensuite les 8o2 de l’âge de 22 ans, les 795 de l’âge de 23 ans, &c. & comme on suppose qu’il en entre tous les ans 814, tous les âges seront remplis chacun du nombre convenable, diminuant toujours de ce qu’il en doit mourir par année à mesure qu’ils passent d’un âge à l’autre.
96Suivant cette supposition qu’il entrât 814 Religieux par an, il y auroit dans la Congrégation 31758 Religieux, qui est la somme de ces nombres, 814,808, 802,795, &c. & de tout ce nombre il en doit mourir 814 par an, ou autant qu’il en entre, sçavoir, 6 de l’âge de 20 ans, 6 de l’âge de 21 ans, 7 .de l’âge de 22 ans, 7 de l’âge de 23 ans, & ainsi des autres, comme il est marqué dans la colonne des morts dont la somme fait 814. Divisant la somme de tous les Religieux existans 31758 par les 814, qu’il en meurt par an, le quotient 39 fait voir qu’il en meurt tous les ans un sur 39 ou environ.
97D’où il suit que s’il y a 38 ou 40 Religieux dans un Couvent, en supposant que ces Religieux soient de tout âge comme cela est ordinairement, il en doit mourir communément un par an ; s’il n’y en a que la moitié 19 ou 20, il en mourra communément un tous les deux ans ; s’il y en a 78 ou 80, il en mourra deux par an, l’un portant l’autre, &c.
98On doit remarquer que la seconde maniere qu’on a donnée ci-devant pour trouver les vies moyennes, est la même que celle par laquelle on vient de trouver ici combien il doit mourir de Religieux par an sur un nombre déterminé & de tout âge au-delà de 20 ans.
99D’où il suit que si à la vie moyenne d’un âge quelconque, on ajoute les 6 mois qu’on avoit retranchés alors du quotient pour avoir la vie moyenne, la somme marquera sur quel nombre de personnes il en doit mourir une par an, ces personnes étant de tout âge depuis celui auquel appartient cette vie moyenne jusqu’à l’extrême • vieillesse. Par exemple, les Tontines sont composées de gens de tout âge : si les nombres de chaque âge étoient proportionnels à ceux de l’ordre de la Table, il en mourroit environ la quarante-huitieme partie par an : mais parce qu’il y a beaucoup plus de gens âgés que de jeunes, il doit en mourir une plus grande partie ; car si les Rentiers étoient de l’âge de 50 ans, & de tout âge au-delà, comme le sont pour le moins les Officiers à qui le Roi accorde des pensions, il en mourroit tout au moins la dix-neuvieme ou vingtieme partie par an.
100L’Académie Royale des Sciences est composée d’environ 75 ou 80 personnes, en y comprenant les huit Associés étrangers, & les Vétérans, s’ils étoient tous reçus à l’âge de 25 ans, qui est l’âge qu’il faut au moins avoir, l’Académie seroit composée de personnes de l’âge de 25 ans, & de tout âge au-delà : on peut bien les regarder comme aussi choisis que des Rentiers ; la vie moyenne des plus jeunes, ou de l’âge de 25 ans, est de 37 ans deux mois ; le Sécretaire pourroit donc compter sur deux Eloges à faire par an, l’un portant l’autre. Mais parce qu’on en reçoit beaucoup qui ont 35 ou 40 ans, & même plus, on peut les supposer, les uns portant les autres, être reçus à l’âge de 35 ou 36 ans, dont la vie moyenne étant de 30 ans ou environ, on peut compter qu’il mourra tous les deux ans cinq Académiciens ou environ.
101On n’entre gueres dans les Corps des Marchands ou dans les Communautés d’Arts & Métiers, que vers l’âge de 25 ans ; il en doit donc mourir par an un sur 37 ou environ, si on les regarde comme des gens aussi choisis que les Rentiers, comme on peut le faire : car ceux qui craignent d’être attaqués de quelque maladie, ne font gueres la dépense de se faire recevoir Maîtres. Si on ne veut pas les regarder comme des gens choisis, on n’a qu’à prendre la vie moyenne dans l’ordre de M, Kerseboom, & on verra qu’il en doit mourir un sur trente-trois ou trente-quatre.
102Ainsi la vie moyenne des plus jeunes de toute Société ou Compagnie, marque quelle partie il en doit mourir par an, ou sur combien il en doit mourir un.
103Suivant l’ordre de M. Kerseboom si on suppose qu’il naisse dans une Ville 1400 enfans par an, & qu’il ne sorte & n’entre personne dans cette Ville, il y aura 1125 enfans de l’âge d’un an, 1075 de l’âge de 2 ans, 1030 de l’âge de 3 ans, &c. Si on ajoute tous ces nombres ensemble, la somme 48956 sera la quantité de personnes de tous les âges ensemble qui sont dans cette Ville. Mais il en meurt par an autant qu’il en naît6, c’est-à-dire 1400, dont 275 dans la premiere année de l’enfance, 50 dans la seconde année, 45 dans la troisieme, & ainsi des autres âges, comme il est marqué dans la colonne des morts. Divisant comme ci-devant la somme 48956, par ce qu’il en naît ou qu’il en meurt par an ; le quotient 35 montre qu’il naît & qu’il meurt tous les ans environ la trente-cinquieme partie des habitans de cette Ville. Si de ce quotient 35 on retranche 6 mois, on aura encore la vie moyenne comme auparavant.
104Ainsi on peut en cela Considérer trois choses ; sçavoir,
La vie moyenne des habitans d’un lieu.
Le nombre des habitans.
Le nombre des naissances ou des morts de chaque année
105Deux de ces choses étant données, on trouvera toujours la troisieme, observant que pour avoir le nombre des naissances ou des morts d’une année, il faut prendre ceux de 15 ou 20 ans, & prendre la 15e ou 20e partie de la somme.
1061°. Si on connoît le nombre des habitans d’un lieu d’où il ne sort & où il n’entre personne, & ce qu’il en naît ou qu’il en meurt par an, on trouvera leur vie moyenne en divisant le nombre des habitans par le nombre des naissances ou des morts d’une année, parce que retranchant 6 mois du quotient, le reste sera la vie moyenne, comme on l’a vu ci-dessus.
107Les Curés des Campagnes, & même des petits bourgs, ou les autres personnes qui habitent dans un Bourg ou Village depuis long-tems, & qui connoissent toutes les maisons du Village ou de la Paroisse, & toutes les personnes qu’il y a dans chaque maison, ce qui est aisé & ordinaire, pourront facilement connoître la vie moyenne des habitans de leur endroit par cette méthode, en la répétant plusieurs années de suite, & prenant au bout d’un certain tems un terme moyen entre toutes celles qu’ils auront trouvées.
108Il faut pourtant remarquer que cette vie moyenne sera trop grande si on divise par le nombre des morts, & trop petite si on divise par le nombre des naissances, parce que dans les campagnes les nombres des Baptêmes pris dans un espace de 15 ou 20 ans, excédent les nombres des morts, à cause des jeunes gens qui s’engagent, ou des Ouvriers & Domestiques de tout sexe, qui vont s’établir & mourir dans les grandes Villes ; car elles ne sont si peuplées pour la plûpart qu’aux dépens des Campagnes, ainsi qu’on le verra plus particulièrement ci-après.
109On sera d’autant plus près du vrai, que les nombres des naissances & ceux des morts feront plus approchans d’être égaux : & pour en approcher davantage, on pourra prendre pour diviseur la moitié de la somme des naissances & des morts, parce que les jeunes gens qui vont mourir ailleurs, quittent ordinairement leur pays aux environs de l’âge de 20 ans, qui est à peu près la moitié de la vie moyenne des enfans qui naissent. en campagne. Au reste ceux qui sont plus curieux de bien faire, se serviront aussi de la méthode qu’on a donnée ci-devant page 66 ; & en comparant ensemble les résultats, qui ne feront pas bien différens, ils en concluront une vie moyenne qui sera très-approchante du vrai.
1102°. Si on connoît le nombre des habitans d’un lieu, & leur vie moyenne, on sçaura ce qu’il en doit communément mourir par an, parce que la vie moyenne, après y avoir ajouté 6 mois, exprime quelle partie il en doit mourir par an, c’est-à-dire, ou la trente-cinquieme partie, ou la trente-huitième, ou la quarante-troisieme, &c.
1113°. Enfin si on connoît la vie moyenne des habitans d’une Ville, & ce qu’il en naît ou ce qu’il en meurt par an, on n’aura qu’à les multiplier ensemble après avoir ajouté 6 mois à la vie moyenne, le produit sera le nombre des habitans d’autant plus approchant du vrai, que la Ville sera moins commerçante, ou moins sujette à un grand concours de monde.
112Mais dans les grandes Villes, comme Paris, Lyon, Rouen, Bordeaux, & les autres Villes commerçantes, où il y a toujours un grand concours de monde, il y en meurt une moindre partie ; car en supposant que dans les petites Villes il en meure la trente – cinquieme partie, ainsi que le donne l’ordre de mortalité de M. Kerseboom, il en mourra tout au plus la quarantieme partie dans les grandes Villes, par deux raisons.
1131°. Il y a continuellement dans ces Villes une quantité considérable de personnes qui voyagent, soit Maîtres, Domestiques, ou Ouvriers, qui n’y restent qu’un certain tems, les uns plus, les autres moins, & s’en retournent ensuite chez eux ou ailleurs. Il est vrai que pendant leur séjour la mort peut les prendre aussi-bien que les propres habitans ; mais qu’on fasse attention que ceux qui voyagent, le font pendant les âges où la mortalité est la moindre : on ne voyage gueres avant l’âge de 15 ou 18 ans, & fort peu après 40 ou 50 ans ; ainsi les voyageurs de toute espece vont dans les grandes Villes après avoir passé les mortalités de l’enfance, & s’en retournent avant que la mortalité de la vieillesse arrive : d’ailleurs ceux qui voyagent sont presque tous des gens qui se portent bien.
1142°. La plus grande mortalité tombant toujours sur les enfans, il arrive en France qu’elle est beaucoup moindre dans les grandes Villes, eu égard à ce qu’elle devroit être, qu’elle n’est partout ailleurs, parce qu’on envoye nourrir les en sans à 4, 6, ou 10 lieues, d’où on ne les retire pour la plûpart qu’à l’âge de 2 ou 3 ou même 4 ans ; & alors il y en a plus de la moitié de morts, par toutes les raisons que j’ai rapportées ci-devant. Ce nombre se trouve remplacé par autant, plus ou moins de gens qui quittent les campagnes pour venir s’y établir, la plûpart Ouvriers ou Domestiques, de tout sexe, qui y arrivent à l’âge de 15 ou 18 ans, après avoir échappé dans leur pays aux mortalités de l’enfance.
115D’où il suit que les grandes Villes manquent de personnes depuis la naissance jusqu’à l’âge de
11615 ou 18 ans, à proportion de ce qu’il y en a pour les autres âges.
117On voit par les vies moyennes de l’ordre de M. Kerseboom, que si tout le monde qui vient s’établir à Paris y arrivoit à l’âge de 18 ans, leur mortalité seroit un sur 38. Le peu d’enfans qui reviennent de nourrice, arrivent à Paris à l’âge de 3 ou 4 ans ; leur vie moyenne ou leur mortalité est alors un sur 44 : mais comme le nombre des enfans qui reviennent de nourrice, n’est pas bien considérable, & que la plûpart n’en reviennent pas en bien bon état, on peut sans craindre aucune erreur bien sensible, mettre la mortalité à un sur 40, les uns portant les autres. Or il meurt à Paris, année commune, 20000 personnes, ou un peu moins. Il y a donc à Paris un peu moins de 800000 ames, ou tout au plus 800000 ; ce qui est beaucoup moins que bien des gens ne croyent.
118Si on ajoute tous les nombres des personnes vivantes de l’ordre de M. Kerseboom, la somme sera 48956, comme on a déja vu ; si on ajoute seulement tous ceux qui sont au-dessous de l’âge de 26 ans, la somme sera 24413, qui est à peu près la moitié de la précédente ; ce qui fait voir qu’il y a communément autant de personnes au-dessous de 25 ou 26 ans, qu’au-dessus. On trouvera de la même maniere que ce qui est avant l’âge de 16 ans, est le tiers du monde, de même que ce qui est après 38.
119Cet Ouvrage étoit déjà sous la Presse, & bien avancé, lorsque M. le Curé de S. Sulpice de Paris a fait imprimer l’Etat des Baptêmes & des Morts de sa Paroisse pour les trente dernieres années ; je le mets ici, parce qu’il tend à confirmer plusieurs remarques que j’ai faites sur mes autres recherches.
120On voit par cet Etat, que dans l’espace de 30 ans, il est mort dans la Paroisse de S. Sulpice 17 filles, femmes mariées ou veuves, à l’âge de 100 ans, & qu’il n’y est mort que 5 hommes du même âge ; qu’il y est mort 9 femmes à l’âge de 99 ans, & seulement 3 hommes ; 10 femmes à l’âge de 98 ans, & point d’hommes : enfin il y est mort 126 femmes, & seulement 49 hommes au-delà de 90 ans : les femmes vivent donc plus long-tems que les hommes, ainsi que l’a remarqué M. Kerseboom, & qu’on a dû le conclure par l’ordre de mortalité des Religieuses, comparé à ceux des Religieux.
121Le nombre total des hommes, c’est-à-dire, garçons, & hommes mariés ou veufs, est moindre que celui des femmes de 394 ; & il y a avant l’âge de 10 ans 996 garçons morts plus que de filles : les nombres des femmes qui sont mortes dans les autres âges, doivent donc être plus grands que ceux des hommes ; il arrive pourtant qu’il y a encore plus de garçons morts entre 10 & 20 ans, que de filles ou femmes ; il ne paroît pas par cet Etat qu’il y ait entre 10 & 20 ans un âge plus critique pour les filles que pour les garçons.
122Il y a 10137 femmes & 8751 hommes morts après l’âge de 30 ans : si les nombres des femmes mortes à chaque âge en particulier étoient proportionnés à ceux des hommes, eu égard aux deux sommes totales 10137 & 8751 qui restent à mourir après l’âge de 30 ans, il devroit y avoir 25 femmes mortes depuis 30 ans jusqu’à 45 ans, & il n’y en a que 2315 ; il devroit y en avoir 3042 depuis l’âge de 45 ans jusqu’à 60 ans, & il n’y en a que 2442. On n’apperçoit pas plus ici qu’auparavant qu’il y ait entre 30 & 60 ans un âge plus critique pour les femmes que pour les hommes ; au contraire à en juger par cet état, il seroit bien plus critique pour les hommes que pour les femmes.
123Le nombre total des garçons morts, est plus grand que celui des filles, parce qu’il y a bien plus de garçons, qui ne se marient pas, que de filles ; d’ailleurs la Paroisse de Saint Sulpice est remplie d’une quantité prodigieuse d’Hôtels ou grandes Maisons, où il y a beaucoup plus de Domestiques garçons, que filles.
124On voit dans cet Etat moins d’hommes mariés morts, que de femmes mariées, parce qu’il y a bien plus d’hommes qui se marient deux ou trois fois, que de femmes ; les premiers sont beaucoup plus sujets que les dernieres à le trouver veufs dans un âge peu avancé, à cause des suites de couches, & parce qu’ils trouvent bien plus aisément à se remarier que les femmes veuves, sur-tout si elles sont chargées d’enfans : aussi y voit-on plus de femmes veuves que d’hommes veufs.
125Il y a plus de femmes mariées mortes avant l’âge de 20 ans, que d’hommes mariés, cela doit être par deux raisons. 1°. On marie bien plus de filles avant l’âge de 20 ans, que de garçons. 2°. Les suites de couches sont, comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, très – fâcheuses aux femmes qui ne nourrissent pas leurs enfans. Les deux mêmes raisons subsistent jusqu’à 30 ans, & même jusqu’à 45 ans, sur-tout la derniere, parce qu’il s’agit ici de femmes mortes dans une Paroisse de Paris ; mais elle ne seroit pas recevable, ou elle seroit du moins bien foible, à l’égard des femmes qui nourrissent leurs enfans.
126[20] Il paroît, ainsi qu’on a dû le sentir ou le conclure de ce que j’ai dit ci-devant, qu’on vit plus long-tems dans l’état du mariage, que dans le célibat. Le nombre des garçons qui sont morts depuis l’âge de 20 ans, est un peu plus de la moitié de la somme des hommes mariés & veufs morts depuis le même âge de 20 ans ; il n’y a cependant que 6 garçons qui ayent passé l’âge de 90 ans, & il y a 43 hommes mariés ou veufs qui ont passé le même âge. Le nombre de filles qui sont mortes depuis l’âge de 20 ans, est presque le quart de la somme des femmes mariées ou veuves mortes depuis le même âge ; il n’y a cependant que 14 filles qui ayent passé l’âge de 90 ans, & il y a 112 femmes mariées ou veuves qui ont été au-delà du même âge.
127Pendant les mêmes 30 années il a été baptisé dans la Paroisse de Saint Sulpice 69600 enfans, dont 35531 garçons, & 34069 filles ; ce qui est à très-peu de chose près comme 24 est à 23.
128Depuis 1720 il a été baptisé à Londres, année commune, 17600 enfans par an, ou environ ; & il y est mort 26800 personnes. Là le nombre des morts surpasse de beaucoup celui des naissances : & au contraire il y a à Paris plus de Baptêmes que de Morts ; car année commune il a été baptisé dans la Paroisse de Saint Sulpice, 2320 enfans, & il n’y est mort que 1618 personnes. Il est vrai que par l’Etat général qu’on imprime tous les ans pour toutes les Paroisses de Paris, on ne trouve pas une si grande différence ; mais il y a toujours plus de naissances que de morts, puisque selon ces Etats on baptise à Paris, année commune, 18300 enfans ou environ, & il n’y meurt que 1.8200 personnes. Au reste ces Etats ont été faits avec trop peu de soin pour qu’on doive y compter : j’y ai pris pour plusieurs années les articles qui appartiennent à la Paroisse de Saint Sulpice, que j’ai comparés à l’état que M. le Curé a fait faire lui-même ; j’ai toujours trouvé que ce dernier Etat, auquel on a apporté toutes les attentions possibles, donne plus de mariages, de baptêmes, & de morts, que les Etats qu’on imprime tous les ans pour toutes les Paroisses de Paris en général. On fait espérer qu’on les fera dorénavant avec plus de soin.
129Il ne faut pas conclure, des différences contraires ci-dessus, qu’il aille mourir à Londres plus de personnes de dehors, qu’il n’en vient à Paris ; il en vient sans contredit autant ici que là : mais à Londres les meres nourrissent leurs enfans elles-mêmes, & par-là on a en général la mortalité de ceux qui y naissent & de ceux qui viennent s’y établir ; au lieu qu’à Paris les meres ne nourrissant pas leurs enfans, on n’a pas la mortalité de ceux qui meurent en nourrice ; & le nombre en est grand.

130La premiere de ces deux différences, fait voir qu’année commune, il y a plus de 9000 personnes qui vont mourir ou s’établir à Londres, soit qu’elles y aillent des Provinces voisines, ou des pays étrangers. On ne doutera pas, je pense, qu’il ne vienne tous les ans tout au moins autant de personnes mourir ou s’établir à Paris, qu’il en va à Londres ; à quoi ajoutant la seconde des deux différences ci-dessus, on voit qu’il meurt tous les ans en nourrice plus de .9000 enfans nés à Paris, ce qui s’accorde avec ce que j’avois déjà remarqué par le recueil d’enfans dont je me suis servi pour trouver la vie moyenne de ceux qui naissent dans cette grande Ville.
131On pourroit faire encore plusieurs autres remarques sur l’Etat donné par M. le Curé de S. Sulpice ; mais en voilà peut-être trop pour un sujet aussi aisé.
132Il seroit à souhaiter qu’à l’imitation de ce zélé Pasteur, les autres Curés fissent faire la même recherche dans leurs Paroisses pour le même espace de tems, en mettant les âges de cinq en cinq ans jusqu’à 90 ans, & qu’on, ne fît pas cette recherche seulement dans Paris, mais aussi dans toutes les Paroisses des environs jusqu’à 10 ou 12 lieues, à cause des enfans qu’on y envoyé en nourrice. La recherche seroit encore bien plus complette, & on en tireroit plusieurs éclaircissemens utiles, si on la faisoit faire dans tout le Royaume. En ce cas-là il faudroit que Nosseigneurs les Evêques voulussent bien la faire faire chacun dans leur Diocèse ; & afin de la rendre plus aisée & mieux en ordre, on fourniroit à chaque Curé une instruction avec un plan tout dressé, qu’ils n’auroient qu’à remplir des nombres convenables à chaque âge & à chaque colonne.
Notes de fin
1 Transactions Philosophiques, 1693.
2 Ces vies moyennes péchant plutôt en moins qu’en plus, seront que celles qu’on trouvera, pécheront aussi plutôt en moins qu’en plus, mais en approchant plus du vrai : & comme celles de M. Kerseboom ne sont sûrement pas bien éloignées du vrai en général, on pourra regarder celles qu’on trouvera comme vraies.
3 En 1743 la Princesse de Nassau, fille du Roi d’Angleterre, allaitoit elle-même la Princesse d’Orange sa fille. M. le Duc d’Orléans, Régent, avoit été nourri par Madame, Princesse Palatine, sa mere. Des exemples aussi louables & aussi respectables, devroient bien être plus imités qu’ils ne le sont.
4 J’ai employé pour former la onzième Table, les Religieux, dont les nombres des morts de chaque Ordre séparément, n’étoient pas suffisans pour en faire une Table particuliere. Ces Ordres de Religieux sont, les Capucins de la Province de Paris, les Carmes déchaussés, les Recolets, les Augustins de la Reine Marguerite, les Minimes, les Jacobins, les Feuillans, les Peres de la Mercy, & les Religieux du Tiers Ordre de Saint François des Provinces de Paris & de Normandie, que j’ai pris à Picpus & à Nazareth.
Les Religieuses qui ont bien voulu me communiquer leurs Nécrologes, & dont je me suis servi pour former la douzieme Table ; sont celles de la Visitation de la rue S. Antoine-& de Chaillot, les Capucines, les Angloises des Fossés S. Victor, les Holpitalieres de Saint Gervais, de la Place. Royale, de la Raquette, & de la rue Mouffetar, les Feuillantines, celles de S. Magloire rue S. Denis, les Carmelites de la rue Chapon, & celles de la rue de Grenelle, les Chanoinesses de Belle-Chasse, de la rue Neuve S. Etienne & de Picpus ; les Bénédictines du Fauxbourg Saint Honoré, du Val-de-Grace, & celles de la rue des Postes ; les Filles – Dieu, & celles de la Providence de la rue de l’Arbalêtre, les Religieuses de la Conception, celles du Chassemidi, de Sainte Elizabeth, de l’Ave Maria, les Récollettes, les Filles-Bleues, celles de Saint Thomas & les Madelonnettes : c’est dans ce dernier Couvent que j’ai trouvé les Religieuses les plus âgées,
5 Je n’ai mis les Religieux vivans de chaque âge, que de cinq en cinq ans, qui sont ceux dont je me suis servi pour trouver les rapports moyens. Si on veut les avoir pour d’autres âges, cela sera aisé par le moyen de la colonne des morts de chaque âge.
6 On le suppose ici, quoique cela ne soit pas absolument vrai ; car quoique tout ce qui naît meure, il n’est pas douteux que le nombre des personnes vivantes iroit en augmentant, s’il n’arrivoit de tems en tems des accidens, comme guerre, famine, peste, & autres maladies approchantes de celle-là, qui éclaircissent de tems en tems les hommes dans les endroits où elles passent. Ajoutez à cela, pour les pays Catholiques, l’augmentation que produiroient toutes les filles qui s’enferment dans des Couvents, si elles se marioient, au lieu de se faire Religieuses, & qu’elles n’ensevelissent pas à la fois, elles, leurs en sans, & leur postérité ; & malgré cela lorsque la paix dure long-tems, ne leve-t-on pas des colonies pour aller peupler d’autres pays ? Il est donc vrai que dans un tems uniforme le monde doit aller en augmentant, ou qu’il en doit naître tous les ans plus qu’il n’en meurt. Mais la différence que cette augmentation apporteroit à la conséquence qu’on tire de la supposition ci-dessus, peut être regardée comme rien pour le sujet dont il s’agit, puisque tout cela ne doit jamais être regardé que comme des à-peu-près.
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