Chapitre 12 ■ Violences et santé : le poids du genre ?
p. 443-483
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Note portant sur l’auteur1
Texte intégral
1Les violences ont été définies par l’Organisation mondiale de la Santé comme une priorité de santé publique en 1996 (OMS, 1996), à la suite de la Conférence internationale sur la population et le développement de 1994 au Caire, et de la Conférence mondiale sur les femmes de 1995 à Beijing. Axée sur la lutte contre les violences envers les femmes et les filles, la conférence de l’Organisation des Nations Unies à Beijing a mis en exergue les conséquences et coûts des violences en matière de santé. Des études épidémiologiques avaient en effet déjà établi les corrélations entre violences interpersonnelles et état de santé, participant à la « sanitarisation » des violences (Cavalin et Rosenberg, 2016). Depuis, les enquêtes réalisées en France et incluant questions sur les violences subies et sur l’état de santé (enquêtes Enveff de 2000 et EVS de 2006) ont confirmé que, dans le contexte national, les personnes ayant subi des violences présentent plus souvent des problèmes de santé et notamment des troubles de santé mentale (Cavalin, 2010c ; Saurel-Cubizolles, 2005).
2Les conséquences des violences sur la santé et l’intégrité physique peuvent être directes – déchirures, fractures, hématomes – et laisser des séquelles. Les conséquences sont également indirectes. La voie menant des violences aux problèmes de santé mentale tels que dépression, pensées suicidaires, tentative de suicide, troubles du comportement alimentaire est médiée par les réponses physiologiques à un stress important ou prolongé. Ces réponses favorisent également les maladies cardiovasculaires et les problèmes somatiques tels que des douleurs chroniques, notamment ostéo-articulaires. Certaines stratégies d’adaptation au stress, comme une consommation importante d’alcool ou d’autres drogues, peuvent par ailleurs avoir des effets délétères à plus ou moins long terme (OMS, 2013). Le stress généré par les violences semble donc être la clé des conséquences sur la santé. En plus de susciter l’effroi et la peur, l’exercice de la domination qui préside aux violences signifie que leur auteur nie les décisions d’autrui, sa volonté, ses désirs, et en dernière instance son existence en tant que sujet, que les violences soient sexuelles, physiques ou psychologiques. Le stress est peut-être accru lorsque les représentations des violences et des rapports de genre induisent des sentiments de culpabilité et de honte chez les victimes – c’est une hypothèse que nous testerons.
3Cependant, beaucoup d’études n’ont pas intégré la question du genre lorsqu’elles ont établi les corrélations entre violence et santé : soit en étudiant ensemble femmes et hommes, soit en se focalisant sur les femmes, plus souvent victimes de violences. Or les situations de santé comme de violence diffèrent, voire sont inégales selon le sexe. Les femmes se jugent en moins bonne santé, déclarent plus souvent des limitations d’activité et certains problèmes de santé mentale (Beck, Guignard, 2012 ; Fourcade et al., 2013 ; Scodellaro et al., 2017). Les hommes déclarent quant à eux davantage de consommations à risques de produits psychoactifs non médicamenteux (e. g. alcool, cannabis) (Beck, 2016 ; Fourcade et al., 2017). L’enquête Virage met en évidence la forte dimension genrée des violences : les femmes rapportent davantage de violences, qu’elles soient sexuelles, psychologiques ou physiques, dans la plupart des sphères de vie, les hommes faisant part de plus de violences physiques dans les espaces publics. Bien que déclarant être moins confrontés aux violences familiales au cours de l’enfance ou l’adolescence (voir le chapitre 4), les hommes sont loin d’être épargnés. Les violences sexuelles dans le couple et dans la famille sont en outre plus sévères pour les femmes. L’expérience des violences se fait donc dans des sphères de vie différentes pour les femmes et les hommes, à des niveaux de sévérité plus élevés pour les femmes, avec des atteintes beaucoup plus souvent sexuelles. Dernier point, et non le moindre : les violences envers les hommes se concentrent beaucoup plus que pour les femmes dans l’enfance (avant 18 ans2) alors que les femmes sont plus souvent confrontées à des violences tout au long de la vie. Les corrélations entre violences et problèmes de santé sont-elles pour autant différentes entre les femmes et les hommes ?
4Pour répondre à cette question, ce chapitre final dresse un panorama des situations de santé des femmes et des hommes âgés de 20 à 69 ans et de leur association avec les situations de violences, en présentant les fréquences des indicateurs généraux de mauvaise santé selon l’exposition à chaque type de violences, pour les femmes et pour les hommes, et une analyse « toutes choses égales par ailleurs ». La dépression, les pensées suicidaires et les problèmes ostéo-articulaires (avec ou sans limitation d’activité) étant davantage rapportés par les femmes et les consommations d’alcool, cannabis et autres drogues par les hommes, les analyses « toutes choses égales par ailleurs » seront également exposées pour ces différents indicateurs. Enfin, la fréquence élevée des violences subies dans l’enfance ou l’adolescence nécessite de faire des estimations de la fréquence de l’exposition à ces violences au regard des tentatives de suicide, des troubles anorexiques et boulimiques rapportés par chaque sexe, en fonction de l’âge auquel ces problèmes de santé mentale sont apparus. Cela permettra de mettre en évidence les problèmes de santé pour lesquels l’association avec les violences est la plus forte.
5Quel est le rôle sur la santé de l’ancienneté des violences et de la période de vie au cours de laquelle elles se sont produites ? Une amélioration de l’état de santé est en effet possible lorsque les situations de violence sont anciennes. Cependant les conséquences sur la santé peuvent également perdurer longtemps ou avoir été différées, en particulier lorsque les violences ont été vécues au cours de l’enfance ou de l’adolescence. Parce que ces âges sont très importants en termes de développement physique, psychique et social, les conditions dans lesquelles se déroulent l’enfance et l’adolescence ont des effets à long terme, directs ou indirects, sur la santé (Kuh et Ben Shlomo, 2004). Existe-t-il des relations « dose-réponse » selon lesquelles la sévérité des violences accroîtrait le risque et la gravité des problèmes de santé ? Quant à l’hypothèse d’un effet médiateur des représentations des violences et des rapports de genre, elle sera testée dans le cas où les violences sont des viols survenus dans la famille et les problèmes de santé un épisode dépressif au moment de l’enquête.
6Les interprétations des corrélations entre santé et violences nécessitent quelque prudence. Selon l’hypothèse dominante présentée plus haut, les problèmes de santé sont des conséquences des violences. Cependant, la causalité inverse entre violences et santé doit être envisagée, dans le sens où certaines maladies ou handicaps peuvent surexposer aux violences : l’état de santé ou la situation de handicap sont en effet des critères de classement et de hiérarchisation sociale, comme le sexe, autour desquels s’articulent des rapports de domination. En outre, la mise en évidence de liens entre problèmes de santé et violences déclarées peut tenir en partie aux représentations des causes des problèmes de santé : en cherchant à en comprendre les sources, les personnes ont pu davantage prendre conscience des violences auxquelles elles ont été confrontées. Le questionnaire de l’enquête apporte un éclairage intéressant sur ces différentes interprétations à partir des perceptions des personnes ayant déclaré des violences : elles ont été interrogées à la fois sur leurs motifs supposés, parmi lesquels figurent les problèmes de santé, et sur les conséquences qu’elles ont ressenties sur leur santé.
I. Mauvaise santé et violences : une association systématique pour les femmes comme pour les hommes
1. Panorama général
7Afin d’offrir une vue globale des liens entre état de santé et violences subies et des éventuelles différences entre hommes et femmes, une analyse des correspondances multiples (ACM) a été réalisée pour chaque sexe. Le principe choisi est de mettre d’abord en évidence les corrélations les plus fortes entre les nombreux indicateurs de santé recueillis (variables actives de l’analyse, encadré 1), autrement dit, les dimensions principales de l’état de santé de la population âgée de 20 à 69 ans. Les variables de violences sont ensuite introduites (variables illustratives) de manière à repérer leur association avec les différentes dimensions de l’état de santé.
8Pour les femmes, le premier axe de l’ACM (figure 1) oppose des indicateurs de bonne santé générale et mentale (par exemple santé perçue bonne ou très bonne, absence de limitations d’activité, de maladie chronique, de dépression, consultations de médecin généraliste moins de 5 fois, jamais de médicaments psychotropes) aux indicateurs de santé générale et mentale médiocre (par exemple santé perçue assez bonne, mauvaise ou très mauvaise, limitations d’activité faibles ou fortes, maladie(s) chronique(s), dépression, consultations de médecin généraliste au moins 5 fois, de gynécologue au moins 2 fois, utilisation occasionnelle ou régulière de médicaments psychotropes).
9Le deuxième axe de l’ACM pour la population féminine enquêtée distingue les dimensions somatiques de la santé (par exemple, limitations d’activité, consultations de médecins spécialistes autres que gynécologues et psychiatres) et les dimensions mentales (par exemple dépression, consommation d’alcool à risque, consultations de psychiatres ou psychologues, pensées suicidaires, boulimie mentale au cours de la vie) auxquelles s’ajoute le recours à l’IVG au cours de la vie.
La projection des variables supplémentaires de violence met en évidence une association entre bonne santé générale et absence de violences déclarées, quels que soient le type d’atteinte, le niveau de gravité, la sphère de survenue, la temporalité et les cumuls. Les violences apparaissent plus spécifiquement associées aux problèmes de santé mentale, à l’exception des insultes dans les espaces publics, un peu plus corrélées aux problèmes somatiques. Tous les indicateurs de violence retenus sont donc associés à une mauvaise santé générale (présence d’une maladie chronique, santé perçue comme assez bonne ou (très) mauvaise, problèmes ostéo-articulaires avec ou sans limitations d’activité, etc.), aux problèmes de santé mentale courants (dépression et troubles du sommeil) comme plus rares (tentatives de suicide, anorexie et boulimie mentales), à un recours aux soins plus fréquent que la moyenne au cours de l’année écoulée (par exemple, un médecin généraliste au moins 5 fois dans l’année, au moins une consultation de psychiatre ou psychologue, au moins une journée d’hospitalisation) et à un recours plus fréquent à l’IVG au cours de la vie (tout particulièrement recours à deux IVG ou plus).
10Les variables de la santé des hommes les plus discriminantes (figure 2) sont identiques à celles des femmes pour le premier axe qui oppose les indicateurs de bonne santé aux indicateurs de mauvaise santé les plus synthétiques ou spécifiques à la santé mentale. Comme pour les femmes, tous les indicateurs de violence se situent du côté de la mauvaise santé. Le deuxième axe est également structuré par une opposition entre santé somatique et santé mentale. Notons que cette dernière n’englobe pas la consommation d’alcool à risque qui n’apparaît que sur le troisième axe, qu’elle oriente fortement avec la consommation de cannabis. Ceci provient de différences entre femmes et hommes dans l’association entre mauvaise santé et niveaux de consommation d’alcool : alors que pour les femmes, la santé générale ou mentale a tendance à être d’autant plus mauvaise que la consommation d’alcool est faible, pour les hommes, la mauvaise santé a tendance à être aussi fréquente en cas de consommation d’alcool à risque que d’absence de consommation. Toutes les violences répertoriées se situent néanmoins, comme pour les femmes, du côté de la mauvaise santé générale, de la mauvaise santé mentale et de la consommation de cannabis et d’alcool à risque.
Encadré 1. Indicateurs de santé et de violence dans l’analyse des correspondances multiples (ACM)
En début de questionnaire, juste après les informations concernant les caractéristiques sociodémographiques des enquêté·e·s se trouve le module « santé » qui comprend de multiples indicateurs de l’état de santé, généraux ou spécifiques de certains troubles. Les 3 questions sur la santé perçue, les maladies chroniques et les limitations fonctionnelles couvrent un large spectre de l’état de santé actuel et par leur caractère synthétique, captent l’expérience que font les personnes de leur santé.
Au-delà de sa subjectivité, la santé perçue est un bon prédicteur de la mortalité (Idler et Benyamini, 1997). Une précision sur les maladies chroniques est renseignée à partir d’une liste (diabète, dépression/anxiété, problèmes ostéo-articulaires, maladies cardiovasculaires, cancer, VIH, séquelles d’accident ou de blessure) et les autres maladies sont recueillies en clair. Seule la déclaration ou non d’une maladie chronique figure cependant dans l’analyse des correspondances multiples.
Plusieurs troubles psychiques et indicateurs de santé mentale sont spécifiquement documentés : dépression (épisode dépressif majeur), pensées suicidaires, tentatives de suicide, boulimie nerveuse, anorexie mentale, troubles du sommeil, consommation d’alcool, de médicaments psychotropes (questions groupées d’une part, sur les anxiolytiques, antidépresseurs et somnifères, désignés par « antidépresseurs » dans l’ACM, d’autre part, sur les antipsychotiques et régulateurs de l’humeur), consommation d’autres substances psychoactives (cannabis et question groupée sur les autres produits). Le classement des réponses concernant la consommation d’alcool et de cannabis est détaillé en section V.
Les données sur la corpulence (rapport du poids à la taille) sont également recueillies, ainsi que pour les femmes, les interruptions volontaires de grossesse (IVG). Les recours aux professionnels de santé portent sur le nombre de consultations de médecin généraliste (« MédGén »), gynécologue (« Gynéco »), psychiatre ou psychologue (« Psy ») et d’autres médecins spécialistes. Sont également renseignés les hospitalisations (« Hosp ») et les arrêts de travail et leurs durées (« Arrêt »).
Sauf pour les IVG, les tentatives de suicide et les troubles du comportement alimentaire interrogés sur la vie entière et l’épisode dépressif majeur (symptômes au cours des deux dernières semaines), la période de référence est l’année écoulée (ou un présent indéfini – « actuellement » – pour la santé perçue).
Les principaux changements par rapport à l’Enveff concernent le choix des modules standardisés et validés (épisode dépressif majeur, audit pour la consommation d’alcool), l’introduction de questions sur les troubles du comportement alimentaire (anorexie et boulimie mentales) et le recueil de l’âge où certains événements se sont produits pour la première fois (tentative de suicide, troubles du comportement alimentaire).
Les indicateurs synthétiques de violence introduits dans les analyses sont présentés de manière précise dans les autres chapitres. Ils ont été classés ici selon :
- le type d’atteinte : psychologique, physique, sexuelle3.
- la sphère de survenue ou la relation avec l’auteur : relation de couple (désignée par « viol. conj. » dans l’ACM), para ou intra-familiale (« fam. »), espaces publics et autres (« esp.pub. »), toutes sphères pour les violences sexuelles au cours de la vie (« viol vie », « agr. sex. vie »)
- la temporalité : pour les violences dans le couple, on distingue les situations au cours des douze derniers mois et celles uniquement antérieures à cette période. Pour la sphère familiale ne sont renseignées que les violences ayant débuté avant l’âge de 18 ans (et qui sont très majoritairement terminées) ; pour les espaces publics, les violences au cours des douze derniers mois.
- le niveau de gravité tel que traduit par les indicateurs.
En outre, les violences, dans leur corrélation avec la santé, doivent également être traitées selon leur cumul, et pas seulement indépendamment les unes des autres. Est donc indiqué si les faits de violences dans le couple au cours de la vie se sont cumulés avec des violences familiales rapportées pendant l’enfance et si les violences déclarées dans le couple pendant l’année écoulée se sont cumulées avec des violences décrites dans les espaces publics.
Figure 1. Analyse des correspondances multiples : indicateurs de santé et indicateurs de violence. Femmes

Champ : femmes âgées de 20 à 69 ans résidant en ménage ordinaire, France métropolitaine. Note : toutes les variables ne sont pas représentées (variables proches du centre, variables d’abscisse positif).
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
Figure 2. Analyse des correspondances multiples : indicateurs de santé et indicateurs de violence. Hommes

Champ : hommes âgés de 20 à 69 ans résidant en ménage ordinaire, France métropolitaine. Note : toutes les variables ne sont pas représentées (variables proches du centre, variables d’abscisse positif) et la variable de consommation d’antipsychotiques a été rapprochée (abscisse réelle : – 3,5).
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
11Cette vue d’ensemble met en évidence les mêmes dimensions de la santé des femmes et des hommes à partir des indicateurs de santé mesurés, à l’exception de la consommation d’alcool. Elle montre surtout une association systématique entre d’une part, les violences subies et, d’autre part, une mauvaise santé générale et mentale, la consommation de produits psychoactifs médicamenteux ou non médicamenteux, un recours aux soins important et, pour les femmes, un recours à l’IVG : tous ces phénomènes sont plus fréquents quelles que soient les violences subies.
2. Une moins bonne santé générale en cas d’exposition aux violences
12Les trois indicateurs de santé générale que sont la santé perçue, la déclaration d’une maladie chronique, et la déclaration de limitations d’activité, sont à la fois aisément et fréquemment recueillis dans les enquêtes, et très discriminants de l’état de santé (premier axe des analyses des correspondances) et corrélés aux violences.
13Chez les femmes, 43,8 % ont déclaré au moins une situation de violence parmi celles retenues dans ce chapitre (violence sexuelle au cours de la vie, violence dans le couple au cours de la vie, violence dans la famille avant 18 ans, violence au cours des douze derniers mois dans les espaces publics). Cette fréquence s’élève à 30,8 % parmi les hommes. L’état de santé est nettement plus mauvais parmi celles et ceux qui ont déclaré au moins une situation de violence : la santé est perçue 2 fois plus souvent comme mauvaise ou très mauvaise, les maladies chroniques sont 1,8 fois plus présentes parmi les femmes, 1,7 parmi les hommes, et la fréquence des limitations est 2,1 fois plus élevée parmi les femmes, 1,9 parmi les hommes (tableau 1). L’état de santé des femmes ayant rapporté au moins une situation de violence est donc davantage détérioré que celui des hommes. Cette plus forte corrélation contribue, avec l’exposition plus forte des femmes aux violences, à l’état de santé globalement moins bon de la population féminine : davantage de maladies chroniques, de limitations d’activité et une santé perçue moins bonne.
14Cette approche globale place cependant toutes les violences sur le même plan. Or la fréquence de la mauvaise santé varie selon les situations de violence (figure 3, pour une sélection de variables de violences et tableau A1 en annexe pour l’intégralité des variables). Santé perçue, maladies chroniques et limitations d’activités produisent globalement le même classement des violences selon la fréquence d’un état de santé dégradé4. La drague importune dans les espaces publics et les violences psychologiques modérées dans le couple au cours de l’année écoulée sont associées à l’état de santé le moins dégradé pour les femmes comme pour les hommes. À l’autre extrémité, avec des fréquences très élevées de mauvaise santé perçue, de maladies chroniques et de limitations d’activité, se situent les violences récentes dans le couple fréquentes ou graves et très graves, les violences familiales sévères, les viols ou tentatives de viol au cours de la vie et les cumuls de violences dans les deux sphères. Notons que la majorité des femmes et des hommes ayant vécu des situations de violences quelles qu’elles soient se disent néanmoins en bonne ou très bonne santé.
15Les différences les plus importantes entre femmes et hommes concernent les violences sexuelles, les violences familiales avant 18 ans ainsi que les violences récentes dans le couple. Le risque relatif de mauvaise santé perçue et de maladies chroniques apparaît moindre pour les hommes que pour les femmes ayant vécu récemment des agressions sexuelles. La moindre gravité des agressions sexuelles rapportées par les hommes est sans doute en cause (cf. le chapitre 9). Quant aux viols et tentatives de viol au cours de la vie et aux faits récents de violences dans le cadre conjugal, associés aux états de santé les plus dégradés pour les deux sexes, ils se détachent des autres violences pour les hommes (fréquences plus élevées des problèmes de santé) alors qu’ils se différencient peu des violences familiales avant 18 ans pour les femmes (fréquences similaires). Est sans doute en cause la présence d’atteintes sexuelles parmi les violences dans la famille et le couple vécues par les femmes, alors que les hommes en sont relativement épargnés.
Tableau 1. Indicateurs d’état de santé et situations de violence* selon le sexe (fréquences standardisées sur l’âge) (%)

Figure 3. Indicateurs généraux de santé selon les situations de violence* et le sexe


* sont représentés ici les situations de violences et les indicateurs de cumul influant à la hausse les trois indicateurs de santé dégradée. Champ : femmes et hommes âgé·e·s de 20 à 69 ans résidant en ménage ordinaire, France métropolitaine. Lecture : 45 % des femmes ayant déclaré un viol ou une tentative de viol au cours de leur vie se perçoivent en assez bonne, mauvaise ou très mauvaise santé (29 % en assez bonne santé, 16 % en mauvaise ou très mauvaise santé) contre 23 % de l’ensemble des femmes (17 % en assez bonne santé, 6 % en mauvaise ou très mauvaise santé). Note : les fréquences sont présentées à structure par âges identique pour les femmes et les hommes et pour toutes les situations de violences (standardisation sur l’âge), en raison des fréquentes différences d’âge entre victimes et non victimes et des corrélations fortes entre âge et état de santé.
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
3. Caractériser les situations de violence
16Le niveau de sévérité ou de gravité des violences déclarées dans le couple et la famille (défini dans les chapitres correspondants) apparaît tout à fait opérant : plus il est élevé, plus les problèmes de santé sont fréquents. De même, une mauvaise santé est plus fréquente en cas de viols ou tentatives de viol que d’agressions sexuelles, et en cas d’agressions sexuelles que de harcèlement sexuel dans les espaces publics.
17L’association avec l’ancienneté des situations de violence n’est en revanche pas systématique. La santé est moins bonne lorsque les agressions sexuelles sont récentes plutôt qu’antérieures aux douze derniers mois. Cela suggère que l’état de santé s’améliore lorsque les agressions ont cessé et se font plus anciennes. En revanche, la santé n’est pas forcément meilleure lorsque les violences psychologiques par un·e partenaire intime sont antérieures aux douze derniers mois plutôt que récentes. Ce phénomène concerne les violences psychologiques modérées, pour lesquelles la prévalence de la bonne santé est relativement élevée. Il pourrait tenir en partie à des effets de mémoire : les événements récents sont aisément rapportés, même s’ils ne sont pas considérés comme marquants et ont peu affecté la santé, alors que les événements plus anciens sont sélectionnés en fonction de leur gravité.
18La remémoration des seuls faits les plus graves pourrait contribuer à la fréquence particulièrement importante de la mauvaise santé parmi les femmes ayant déclaré des violences familiales avant 18 ans. Les faits pouvant dater de plusieurs dizaines d’années, ils sont peut-être davantage déclarés lorsqu’ils sont associés à des problèmes de santé conséquents, dans la mesure où ils sont perçus comme y ayant contribué. Cependant, l’effet de mémoire et d’attribution de causalité ne suffit sans doute pas à expliquer l’ampleur de ces problèmes. Les violences avant l’âge de 18 ans, pourtant assez anciennes, peuvent conserver un effet délétère des décennies plus tard en raison des périodes de développement pendant lesquelles ces fortes expositions au stress surviennent.
19Pris séparément, le type d’atteintes ne permet pas de hiérarchiser la fréquence de la mauvaise santé, même en prenant en compte le niveau de gravité : par exemple, les violences familiales psychologiques sévères sont associées à une moins bonne santé que les violences physiques sévères alors que le classement est inversé pour un moindre niveau de gravité. En d’autres termes, le type d’atteintes ne définit pas la gravité. Pour la saisir, il faut prendre en compte l’association entre les différents types d’atteintes. Cela justifie une approche en termes de situations de violence et la construction d’indicateurs synthétisant les atteintes psychologiques, physiques et sexuelles (cf. le chapitre 5 par exemple).
20La sphère de survenue pourrait amener à opposer les espaces publics aux relations de couple et familiales, associées à des états de santé plus dégradés. Cependant, la mauvaise santé est fréquente en cas de harcèlement sexuel ou de violences physiques dans les espaces publics alors qu’elle l’est nettement moins en cas de violences psychologiques récentes dans le couple, comme souligné plus haut.
21Enfin, le cumul des violences, dans le couple au cours de la vie et dans la famille avant 18 ans, accroît la dégradation de l’état de santé.
II. Des corrélations qui persistent à situations sociales identiques
22L’état de santé est fortement corrélé à la position sociale, entendue au sens large comme position générée par les principales caractéristiques sociodémographiques structurant les rapports sociaux (sexe, âge, statut d’activité et d’emploi, profession, identification sexuelle, histoire migratoire). Les corrélations que nous venons d’exposer entre les indicateurs de santé et les violences peuvent donc tenir en partie à une position sociale défavorable à la fois à la santé et à la protection contre les violences, en dehors de la dimension de l’âge, dont l’effet a déjà été contrôlé. En outre, l’association entre une situation de violence et un mauvais état de santé peut dissimuler un cumul de situations de violence au cours de la vie, plus fréquent pour les femmes que pour les hommes. Dans les résultats présentés ici, l’effet des caractéristiques sociodémographiques est neutralisé et les éventuelles différences entre femmes et hommes sont mises en évidence (encadré 2).
1. Choix des indicateurs de santé : troubles ostéo-articulaires et indicateurs de santé mentale
23Les régressions sont présentées, comme précédemment, pour les limitations d’activité ainsi que pour la santé perçue, en distinguant d’une part une santé perçue comme bonne ou très bonne, d’autre part une santé perçue comme assez bonne, mauvaise ou très mauvaise. Les maladies chroniques, moins corrélées aux violences, ne sont pas étudiées ici dans leur ensemble en raison de leur grande diversité. Notre attention se portera plutôt sur les troubles chroniques musculaires et ostéo-articulaires et deux indicateurs de santé mentale : un épisode dépressif majeur actuel (repéré à partir d’un outil standardisé, le Mini International Neuropsychiatric Interview, version DSM-IV) et les pensées suicidaires récentes5, dont la corrélation avec les violences a déjà été rapportée dans la littérature (Walsh et al., 2015 ; Rees et al., 2014 ; Rees et al., 2011). Les troubles musculaires et ostéo-articulaires chroniques tels que déclarés par les personnes enquêtées constituent un ensemble varié de pathologies plus ou moins spécifiées (arthrose, lupus, lumbago, « mal de dos », « problèmes aux genoux », etc.), aux étiologies diverses (malformation, traumatisme, auto-immune, etc.). Le lien avec les violences mérite investigation car cet ensemble peut comprendre des traumatismes physiques engendrés par des violences corporelles (fracture ou séquelle d’une fracture par exemple) mais aussi des réponses somatiques à un environnement stressant auquel contribuent les violences. Les douleurs chroniques sont en effet plus fréquentes en cas de violences conjugales (Campbell, 2002). En outre, les problèmes de mobilité sont la première cause de restrictions d’activité dans la littérature (Lawrence et Jette, 1996) et, dans notre échantillon, les troubles ostéo-articulaires sont les problèmes les plus souvent associés à ces restrictions (deux à trois fois plus souvent que les maladies cardiovasculaires et la dépression) : deux tiers des femmes et un peu plus de la moitié des hommes ayant déclaré des restrictions d’activité ont également rapporté des troubles ostéo-articulaires. Or les restrictions d’activité sont fortement corrélées aux violences. Afin de mieux appréhender ces problèmes potentiellement invalidants, deux niveaux de gravité sont donc distingués en cas de troubles ostéo-articulaires, un premier niveau si aucune limitation n’est simultanément déclarée, un second niveau sinon.
Encadré 2. Les régressions logistiques dans le chapitre
Les régressions logistiques effectuées sur les indicateurs de santé en incluant variables sociodémographiques et violences déclarées permettent d’étudier les corrélations entre indicateurs de santé et violences, « toutes choses égales par ailleurs ». Les régressions mettent en évidence le sur-risque de déclarer, par exemple, des limitations fonctionnelles (plutôt que ne pas en déclarer) lorsqu’on a vécu des violences dans le couple au cours des douze derniers mois, par rapport à une personne qui n’en a pas vécu et qui présente les mêmes caractéristiques sociodémographiques et la même histoire pour les autres violences. Cela signifie aussi que certaines dynamiques sociales des violences sont neutralisées, tout comme les effets des violences sur les trajectoires sociales de certaines victimes (dans la limite des caractéristiques sociales prises en compte). Ainsi, la corrélation entre état de santé et violences conjugales antérieures aux douze derniers mois peut être atténuée par la prise en compte du statut de couple en raison des liens simultanés entre ces trois variables : les victimes de violences conjugales ont moins tendance à se remettre en couple et les personnes hors couple ont tendance à être en moins bonne santé. Par ailleurs, les résultats indiquent des corrélations et non des liens de cause à effet. Pour des raisons de puissance statistique, les indicateurs de situations de violence sont moins détaillés que précédemment.
Les régressions ont été effectuées de manière distincte sur la population des femmes et celle des hommes, afin de mettre en évidence d’éventuelles différences entre ces populations et non l’effet moyen pour les femmes et les hommes, une fois que l’on a neutralisé l’effet propre du sexe. La significativité des différences entre femmes et hommes est testée via des modèles rassemblant les deux populations et dans lesquels un terme d’interaction avec le sexe est introduit pour toutes les variables.
2. Des corrélations fortes avec les violences familiales dans l’enfance, les violences dans le couple et les violences sexuelles
24Les variables de position sociale prédisent bien les différents problèmes de santé (tableau A1 en annexe). Néanmoins, pour les femmes comme pour les hommes, la prise en compte des situations de violences améliore ce pouvoir prédictif, en particulier pour la dépression et les pensées suicidaires (tableau 2, indice c6). Ceci confirme la corrélation très forte entre violences et problèmes de santé mentale.
25Les situations de violences familiales avant 18 ans sont systématiquement associées à un surcroît de risques de problèmes de santé, et plus particulièrement de problèmes de santé mentale (tableau 2). En outre, la probabilité de présenter une dépression ou des pensées suicidaires s’élève nettement avec le niveau de ces violences, mettant au jour une relation entre intensité de l’exposition (dose) et de la réponse. Après neutralisation des corrélations avec la position sociale et les autres situations de violences vécues plus ou moins récemment, les violences familiales demeurent ainsi fortement corrélées à tous les problèmes de santé, même si elles sont anciennes.
26L’ancienneté des violences dans le couple joue un effet modérateur, significatif pour les femmes, en matière de santé mentale : les risques de dépression et de pensées suicidaires s’atténuent, sans doute car le danger n’est plus présent au quotidien. En revanche, ces violences apparaissent corrélées dans la même mesure à la mauvaise santé perçue, aux limitations et aux troubles ostéo-articulaires pour les femmes, que les violences soient récentes (au cours des douze derniers mois) ou plus anciennes. La chronicité de ces problèmes de santé (durée d’au moins six mois) constitue un frein à leur disparition une fois que les violences ont cessé, dans l’hypothèse où les limitations et troubles ostéo-articulaires sont des conséquences plus ou moins directes des violences.
27Quelle que soit leur ancienneté, les violences sexuelles sont associées, pour les femmes, à des risques plus élevés de tous les problèmes retenus, hormis les troubles ostéo-articulaires non accompagnés de limitation. Les risques en matière de santé générale et mentale sont cependant amoindris lorsque les agressions ou viols sont antérieurs aux douze derniers mois. Pour les hommes, seuls sont significatifs le risque plus élevé de dépression, pour les deux périodes considérées, et le risque de pensées suicidaires si les violences sexuelles ont eu lieu avant l’année écoulée.
28Les violences récentes dans les espaces publics sont globalement moins corrélées à la santé : contrairement aux violences dans le couple, elles s’inscrivent rarement dans une relation durable, quotidienne et intime avec le ou les auteurs. Cependant, insultes, violences physiques et harcèlement sexiste et sexuel apparaissent associés à différents indicateurs de mauvaise santé7. Certaines populations sont en effet très fortement exposées à ces violences dans les espaces publics. C’est le cas notamment des trans (cf. le chapitre 10) et des personnes en situation de handicap (cf. infra II.2) en raison de leur « non-conformité » aux normes corporelles ou de genre ; ou encore des immigré·e·s et descendants d’immigré·e·s (cf. le chapitre 11).
Tableau 2. Santé perçue selon le type de violence (modèle logit)

29Les associations les plus fortes avec les situations de violence s’observent pour les épisodes dépressifs majeurs et les pensées suicidaires. Elles sont particulièrement élevées lorsque les situations de violence prennent place dans le couple ou la famille ou que les violences sont sexuelles. Plusieurs facteurs peuvent jouer : le lien avec l’intimité, en termes de sphère (couple, famille) et d’atteinte, ainsi que la répétition des actes ou la durée des situations de violence. L’ancienneté de l’exposition aux violences sexuelles et dans le couple tempère cependant l’association avec une mauvaise santé mentale, alors que les situations de violence familiale dans l’enfance ou l’adolescence demeurent associées à des risques très élevés.
30La combinaison de problèmes ostéo-articulaires et de limitations s’avère à plusieurs reprises plus discriminante que la prise en compte d’un seul de ces deux aspects, en particulier pour les femmes. Par exemple, quand la sévérité des violences familiales est accrue, le risque de problèmes ostéo-articulaires accompagnés de limitations s’élève alors que le risque de problèmes sans limitation décroît. Les troubles ostéo-articulaires apparaissent donc associés à l’expérience de situations de violence, en particulier de violences sexuelles, dans le couple et dans la famille, et le risque est plus élevé qu’elles soient invalidantes si la situation de violence est sévère (effet « dose-réponse »).
3. Des différences notables entre femmes et hommes
31Des différences dans l’association entre situations de violences et santé émergent entre femmes et hommes et enrichissent ou confirment les résultats précédents (I.2). La mauvaise santé perçue est significativement plus probable pour les femmes que les hommes ayant connu des violences familiales sévères ou très sévères et des violences sexuelles récentes. La gravité plus importante de ces violences lorsqu’elles sont exercées sur les femmes est sans doute en cause : les violences sexuelles sont plus souvent des viols, les violences familiales plus souvent très sévères. À l’inverse, les associations entre pensées suicidaires et violences familiales moins sévères, insultes et harcèlement sexiste et sexuel dans les espaces publics sont significativement plus fortes pour les hommes, ainsi que celles entre dépression et violences physiques dans les espaces publics. Ceci provient peut-être d’une causalité inverse, les problèmes de santé et situations de handicap étant alors un motif de violence à l’encontre d’hommes non conformes aux normes de virilité. Comme nous le verrons un peu plus loin (III.2), les problèmes de santé sont en effet plus souvent mis en cause par les hommes que les femmes dans la survenue de ces violences.
32Les femmes ayant rapporté des situations de violence conjugale au cours des douze derniers mois présentent significativement plus souvent que les hommes des pensées suicidaires. Les violences dans le couple déclarées par les hommes débutent plutôt quand le couple est en voie de séparation (cf. le chapitre 5) et les hommes se disent alors « tristes » et « en colère ». Les violences déclarées par les femmes s’étalent beaucoup plus dans la durée et, à la tristesse et la colère, s’ajoutent pour elles un fréquent sentiment de peur. Les pensées suicidaires peuvent alors se comprendre comme la seule échappatoire possible. Les violences conjugales antérieures aux douze derniers mois sont associées à des problèmes de santé significativement plus fréquents pour les femmes que les hommes, dans un contexte où elles rapportent plus souvent qu’eux ces situations et qu’elles font état de situations plus graves8. C’est donc la plus grande gravité des situations vécues par les femmes qui semble en cause plutôt qu’une meilleure remémoration des faits anciens. Une autre hypothèse est que les femmes seraient davantage exposées aux violences conjugales que les hommes lorsqu’ils ou elles sont en situation de handicap.
33Signalons que si l’inactivité professionnelle et le statut de couple n’étaient pas pris en compte dans les modèles, les corrélations entre violences dans le couple et santé seraient plus fortes. Les violences sont en effet plus fréquentes en cas d’inactivité professionnelle (cf. le chapitre 5) et conduisent plus souvent à des ruptures. Or absences de vie de couple et d’activité professionnelle sont aussi associées à une mauvaise santé et ces effets indirects des violences sont captés par les variables de statut d’activité et de vie de couple.
III. Perceptions des liens entre violences et santé
34Les associations exposées plus haut peuvent aussi bien relever de conséquences des violences sur la santé que d’une plus forte exposition aux violences des personnes dont la santé est dégradée. Les répondant·e·s qui ont déclaré des violences ont été interrogé·e·s sur leurs perceptions des conséquences des violences sur leur santé ainsi que sur les motifs des violences qu’elles et ils supposaient. Leurs perceptions peuvent en outre être mises en lien avec leur situation de santé.
1. Une dégradation de la santé vue comme une conséquence des violences
35Pour les actes considérés comme graves ou assez graves et comme les plus marquants, les personnes interrogées ont été questionnées sur les éventuelles conséquences qu’elles en avaient perçues sur leur santé. Selon les faits, d’1 personne sur 10 à 1 personne sur 2 a mentionné des conséquences sur sa santé (« sentiment de tristesse, de déprime ou dégradation de la santé »). Cette mention est la plus fréquente pour les violences dans le couple au cours de l’année écoulée (52 % des femmes, 43 % des hommes), sans doute en raison de la répétition des faits et de la grande proximité avec l’auteur mais selon des dynamiques différentes selon le sexe (cf. supra II.3 et le chapitre 5). Les violences sexuelles ont détérioré l’état de santé d’un tiers des hommes, d’après leurs déclarations, et pour les femmes davantage si les violences sont antérieures aux douze derniers mois (48 %) que récentes (33 %). La gravité et la répétition des faits plus anciens sont sûrement en cause, y compris parce que les situations ayant eu les conséquences les plus délétères sont plus aisément remémorées. Sans être systématiques, les répercussions des violences sur la santé sont donc fréquemment ressenties et ce, plus souvent par les femmes que les hommes, celles-ci étant confrontées à des situations de violence plus graves.
36Les conséquences sur la santé sont mentionnées beaucoup plus fréquemment par les personnes confrontées à des violences quand elles ont déclaré des problèmes de santé au début du questionnaire que lorsqu’elles n’en ont pas déclaré. Ainsi, femmes et hommes en situation de handicap au moment de l’enquête indiquent environ 3 fois plus souvent que les autres que les violences physiques récentes dans les espaces publics ont eu des conséquences sur leur santé (sentiment de tristesse, de déprime ou dégradation de la santé parmi 58 % des femmes avec des limitations, 23 % parmi les hommes, versus 23 % des femmes sans limitation, 9 % des hommes sans limitation). En cas de violences dans le couple au cours de l’année écoulée, les femmes et les hommes rapportant des symptômes dépressifs ou des pensées suicidaires évoquent, 2 fois plus souvent que celles et ceux ne présentant pas ces symptômes, un sentiment de peur ou d’angoisse en raison des violences (57 % des femmes et 42 % des hommes en dépression) et 1,4 à 2 fois plus souvent des conséquences sur leur santé (deux tiers des femmes et des hommes avec des pensées suicidaires). C’est également plus de la moitié des femmes en situation de handicap ou de dépression et ayant vécu des violences sexuelles récemment qui font part de conséquences des violences sur leur santé (51 %, versus 28 % en l’absence de handicap ou de dépression). Les perceptions des conséquences sur la santé apparaissent très largement cohérentes avec les problèmes de santé déclarés.
37Concernant les violences familiales, les personnes interrogées pouvaient distinguer les effets délétères au moment des faits ou les conséquences encore perceptibles au moment de l’enquête. Les femmes ayant l’un des problèmes de santé étudiés déclarent plus souvent que les autres une détérioration de leur santé au moment des faits, mais surtout une dégradation persistant encore au moment de l’enquête9. Les hommes ont tendance à plus souvent déclarer des conséquences délétères encore perceptibles au moment de l’enquête10. La dégradation de la santé pourrait être plus immédiate pour les femmes que les hommes en raison de la nature des violences subies (davantage de violences sexuelles) mais aussi prendre des chemins détournés, qui affectent la santé à moyen ou long terme, pour les hommes. En effet, 15 % des hommes ayant affronté des violences familiales et souffrant de dépression au moment de l’enquête déclarent avoir eu des problèmes soit d’alcoolisme soit avec d’autres drogues à l’adolescence11 (contre respectivement 2 % et 6 % en l’absence de dépression). Quoi qu’il en soit, des problèmes actuels de santé sont en partie attribués, par les femmes comme par les hommes, aux violences subies dans l’enfance.
2. Et des problèmes de santé qui peuvent être perçus comme des motifs des violences
38Cependant, les associations décrites ne sauraient être le seul reflet des conséquences délétères des violences, même si les perceptions des personnes interrogées peuvent aller dans ce sens. La relation entre violences et santé n’est pas univoque : la situation de handicap, les problèmes de santé ou encore un aspect du physique peuvent être des prétextes à l’exercice de violences sur des personnes perçues comme en moindre capacité de se défendre ou d’être défendues. Les violences peuvent également être punitives à l’égard de personnes considérées comme non conformes aux standards corporels ou cognitifs. La dévalorisation des personnes socialement non conformes génère en outre une plus grande impunité des auteurs de violence à leur encontre, ce qui peut accroître la durée des sévices (Romito, 2006). Les perceptions des personnes interrogées sur les circonstances des violences apportent un éclairage primordial à cet égard. Comme dans le cas des perceptions des conséquences des violences sur la santé, on peut établir un lien entre l’existence de problèmes de santé chez les personnes ayant rapporté des violences et les motifs auxquels elles ont attribué ces violences. Les problèmes de santé sont beaucoup plus souvent mentionnés comme motifs des violences par celles et ceux qui présentent l’un des problèmes étudiés. Ainsi les femmes et les hommes en situation de handicap12 ont considéré environ quatre fois plus souvent que les autres – et ce de manière significative – que les insultes à leur égard dans les espaces publics étaient liées à leur « santé, [leur] handicap ou un aspect de [leur] physique » (13 % des femmes et 9 % des hommes avec des limitations et ayant subi des insultes versus 4 % des femmes et 2 % des hommes sans limitation et ayant subi des insultes). Le lien est encore plus fort pour les violences sexuelles rapportées par les femmes. Parmi les femmes en situation de handicap, 22 %, soit 4,6 fois plus que parmi les femmes sans handicap, ont déclaré que les violences sexuelles à leur encontre au cours des douze derniers mois étaient liées à leur état de santé. Quant aux violences dans le couple, elles ont débuté environ 5 fois plus souvent au moment d’une maladie ou d’un accident pour les femmes en situation de handicap ou en mauvaise santé (respectivement 15 % et 13 %, versus 3 % en l’absence de limitations ou de mauvaise santé), quatre fois plus souvent dans ce même contexte si les femmes présentent une dépression au moment de l’enquête (14,8 % versus 3,4 %). Les résultats ne sont pas significatifs pour les hommes.
39Les problèmes de santé sont également perçus comme le terreau de violences familiales dans l’enfance. Ils sont invoqués 2 fois plus souvent par les femmes actuellement en situation de handicap (par 7 % d’entre elles), 3 fois plus souvent par les femmes comme les hommes en mauvaise santé (respectivement 7 % et 5 %) et de 3 à 6 fois plus souvent en cas de dépression ou de pensées suicidaires (e.g. par 12 % des hommes avec une dépression). Ces fréquences et ratios sont sans doute sous-estimés car fondés sur un segment de population ayant des problèmes de santé au moment de l’enquête – et qui pour une large part n’en avait pas dans l’enfance – et parce que les personnes dans les situations de handicap les plus graves sont sous-représentées dans l’échantillon (modes de passation inadaptés, pas de répondants vivant en institution).
40Les perceptions des motifs des violences et leur lien avec l’état de santé déclaré suggèrent que les associations entre santé altérée et violences tiennent en partie à des problèmes de santé déjà présents lors des situations de violence, et que ces dernières peuvent aggraver potentiellement. Cependant, il semble que la relation de causalité, telle que rapportée par les personnes interrogées, ait un sens privilégié : les violences sont bien plus souvent invoquées comme causes d’une dégradation de la santé que comme prenant appui sur des problèmes de santé. Par exemple, 36 % des femmes en situation de violence dans le couple au cours des douze derniers mois font part du sentiment d’angoisse ou de peur que cette situation engendre et 53 % de conséquences en termes de déprime ou dégradation de leur santé. Elles déclarent beaucoup moins fréquemment que les faits ont débuté à la suite d’une maladie ou d’un accident (6 %). Pour 3 % d’entre elles, les problèmes de santé sont perçus à la fois comme motif et conséquence des violences conjugales récentes. Parmi celles confrontées à des violences familiales avant leur majorité, 4 % les attribuent à leur santé et 28 % rapportent des effets délétères. Les violences sont perçues à la fois comme causes et conséquences des problèmes de santé par 2 % d’entre elles. Si la perception de conséquences des violences sur la santé est prépondérante, les violences que les auteur·e·s auraient fondées sur des problèmes de santé, un aspect du physique ou une situation de handicap ne sont pas négligeables. En particulier, les femmes en situation de handicap les déclarent beaucoup plus souvent que les autres lors des violences sexuelles et dans le couple. Elles sont cependant très probablement sous-estimées puisque leur recueil lors de l’enquête nécessite une difficile objectivation des mécanismes des violences par les personnes interrogées.
IV. Violences et dépression : le rôle de l’environnement social
41Femmes et hommes confrontés à des violences familiales dans l’enfance ou l’adolescence présentent des risques plus élevés de dépression au moment de l’enquête, en particulier lorsque la situation de violence était sévère ou très sévère. Parmi cette population confrontée précocement à des violences dans le cadre familial, la position sociale et l’expérience des principales autres violences jouent les mêmes rôles de médiateur avec la dépression actuelle qu’en population générale : le risque de dépression décroît par exemple avec l’augmentation du niveau de diplôme, il est plus élevé en cas de chômage ou de violences récentes dans le couple (analyses statistiques non montrées). Autrement dit, une position sociale privilégiée et l’absence d’autres situations de violence sont des facteurs protecteurs contre la dépression pour les personnes ayant rapporté des violences familiales comme pour les autres : elles ne présentent pas de spécificité.
42Pour mettre en évidence ce qui peut constituer une protection spécifique, il faut donc porter son regard vers les sentiments éprouvés suite aux violences, vers les actions et réactions des victimes et des personnes auxquelles elles se sont adressées. Ces sentiments, actions et réactions traduisent la signification donnée aux violences, signification qui est socialement façonnée. Le sentiment de honte à la suite d’un viol par exemple peut résulter de l’humiliation qu’induit la réduction au statut d’objet, mais il peut également être amplifié par les représentations des personnes ayant subi un viol comme déshonorées, par leur dévalorisation sociale, par le soupçon sur leur consentement qui nie le crime et le statut de victime, par la banalisation du viol et la négation des souffrances (Vigarello, 1998 ; Debauche, 2011 ; Poirier-Courbet, 2015). Ces représentations peuvent avoir été intériorisées antérieurement à l’événement et être réactivées par les personnes informées de l’acte commis (membres de la famille, amis, médecins, policiers, etc.). Nous faisons l’hypothèse que les sentiments suscités par l’expérience du viol, la révélation des faits et les réactions d’autrui agissent comme des médiateurs entre l’expérience du viol et la dépression.
43Cette hypothèse est testée sur la population féminine ayant rapporté un viol ou une tentative de viol dans le cadre familial, y compris après l’âge de 18 ans, à partir des questions posées sur les conséquences et suites de ces actes s’ils ont été déclarés comme les plus marquants dans le module « Famille » de l’enquête (154 observations). À l’instar de l’ensemble des violences sexuelles dans la famille (chapitre 4), les femmes ont très majoritairement déjà parlé des viols ou tentatives avant l’enquête (83 %), les premiers interlocuteurs étant les membres de la famille (pour 57 % de celles qui en avaient déjà parlé) puis les ami·e·s (31 %). Cependant, si le soutien des ami·e·s est massif (88 %), celui de la famille est loin d’être systématique (52 %). Le sentiment de honte n’a épargné que 19 % des femmes : la majorité le ressent encore au moment de l’enquête (52 %). La corrélation avec le fait d’en parler à autrui est très nette : les femmes qui font part d’un sentiment de honte ont moins souvent parlé à leur famille que les autres (43 % versus 69 %, p < 0,01) et moins souvent à des ami·e·s (23 % versus 40 %, p < 0,05) et ont par conséquent moins souvent obtenu de soutien. Aucune démarche judiciaire n’a été entreprise dans trois quarts des cas, mais dans le cas contraire, les démarches ont un peu plus souvent été initiées par les femmes elles-mêmes (14 %) que par quelqu’un d’autre (11 %). Des démarches ont beaucoup plus souvent eu lieu lorsque les femmes ont été violées à plusieurs reprises (35 % versus 8 %) et lorsque les femmes en ont parlé dans l’année plutôt qu’ensuite (49 % versus 23 %).
44Un épisode dépressif majeur (EDM) au moment de l’enquête a été repéré parmi 28 % des femmes concernées (versus 7,6 % parmi l’ensemble des femmes). Le niveau de diplôme et le statut d’emploi jouent dans le sens attendu mais pas de manière significative, sauf pour les femmes sans activité professionnelle (tableau 3). La probabilité de repérer un EDM ne décroît pas linéairement avec l’ancienneté du (dernier) viol mais croît jusque 27 ans après les faits puis décroît, après contrôle notamment de l’âge au premier viol. Les dépressions peuvent donc être observées de nombreuses années après les atteintes sexuelles. Avoir moins de 15 ans plutôt qu’entre 15 et 17 ans lors du premier viol accroît la probabilité d’un EDM : le jeune âge constitue donc un facteur de risque. Avoir parlé des faits à des membres de la famille réduit le risque d’EDM à condition que ceux-ci aient apporté leur soutien. Ne pas leur en avoir parlé comme ne pas avoir obtenu leur soutien est associé à une probabilité significativement accrue de présenter un EDM. En revanche, en avoir parlé à des ami·e·s ou à d’autres personnes (hors démarches judiciaires) n’est pas corrélé significativement aux EDM. Les démarches judiciaires le sont, dans le sens d’une moindre probabilité d’EDM, si elles ont été entreprises par l’intéressée. Ne pas avoir ressenti de honte au moment des faits est associé à un moindre risque de dépression, en ressentir encore aujourd’hui à un plus fort risque.
45L’hypothèse d’un effet médiateur de l’environnement social sur le risque d’EDM suite à des viols dans la famille paraît confirmée. Parler à autrui ne suffit pas : encore faut-il être soutenue. Les démarches judiciaires entreprises par autrui ne semblent pas non plus protéger de la dépression. Peut-être les démarches de l’intéressée restaurent-elles davantage son statut de sujet. Quant au sentiment de honte, il est souvent présent dans la dépression à travers une dévalorisation de soi (cf. questionnaire de l’EDM : « se sentir sans valeur ou coupable ») et en ce sens il n’est guère étonnant de le trouver associé aux EDM actuels. Ce résultat est néanmoins important pour des raisons méthodologiques et sociologiques. Le sentiment de honte a été interrogé indépendamment des symptômes dépressifs et en lien explicite avec les viols. Il ne s’agit donc pas d’une dévalorisation de soi diffuse mais bien induite par les violences sexuelles, même si d’autres éléments peuvent y participer. En outre, ce sentiment délétère est apparu très largement répandu parmi les femmes confrontées à des viols, alors qu’il pourrait sans doute être modéré par des représentations et des pratiques sociales condamnant sans ambiguïté les violences sexuelles et leurs auteurs.
Tableau 3. Épisode dépressif majeur au moment de l’enquête selon les réactions au(x) viol(s) subis par les femmes dans la sphère familiale

V. Consommation de produits psychoactifs (hors médicaments) et violences
46Alcool, cannabis, cocaïne, héroïne, etc., constituent des produits psychoactifs légaux pour le premier, illégaux pour les autres, dont l’association avec les violences subies a été rapportée dans la littérature (Beck et al., 2010) et mise en évidence dans notre échantillon grâce à l’analyse factorielle (cf. I.1). Leur consommation répond à des logiques sociales de genre, d’âge, etc., en partie différentes selon le type de produit mais peut aussi, et en même temps, être l’expression d’un mal être. L’usage de ces substances peut ainsi être une manière de faire face au stress, en particulier celui engendré par les violences. Cependant, plus encore que pour les indicateurs de santé étudiés précédemment, les personnes concernées peuvent être davantage confrontées à des violences en raison des effets mêmes de ces produits sur les comportements – qu’ils rendent plus agressifs ou plus vulnérables – mais aussi des lieux et des personnes, éventuellement usagères, qu’ils amènent à fréquenter. Rappelons que l’ivresse de la victime ou l’emprise d’autres drogues peuvent être reconnues comme facteurs de vulnérabilité et à ce titre comme circonstances aggravantes des violences.
47Selon la même procédure que pour les indicateurs de santé précédents, nous étudions les associations entre les consommations et les violences, à position sociale donnée. Deux indicateurs de consommation d’alcool ont été retenus : l’AUDIT-C, fondé sur 3 questions (fréquence de la consommation générale, fréquence de fortes consommations et niveau de consommation habituel) qui permettent de distinguer 6 profils de consommation d’alcool et que nous avons regroupés en 3 types (non-consommation, consommation régulière ou occasionnelle, consommation à risque, qu’il soit ponctuel, chronique ou de dépendance) ; le nombre d’ivresses au cours des douze derniers mois (distinction entre aucune et au moins une).
48Les consommations d’autres drogues ont été captées à partir de 2 questions, l’une portant sur l’usage du cannabis au cours des douze derniers mois, l’autre sur une série d’autres produits au cours de la vie (cocaïne, ecstasy, amphétamines, champignons hallucinogènes, poppers, produits à inhaler, LSD, acide, héroïne, crack). Parce que le questionnement n’est pas détaillé et n’inclut pas toutes les nouvelles drogues de synthèse, la consommation du cannabis comme des autres produits enregistre une prévalence plus faible que dans le Baromètre Santé de 2014 mais les écarts entre femmes et hommes sont sensiblement les mêmes, au moins du simple au double (Beck, 2016).
1. Des corrélations fortes entre situations de violence et consommation de produits psychoactifs
49Encore une fois, les corrélations entre les différents types de violences et les variables d’intérêt, ici de consommation de produits psychoactifs, sont fortes et quasiment systématiques (tableau 4). Deux types de phénomènes méritent d’être relevés : les associations particulièrement élevées entre les consommations et les violences dans l’espace public, les différences entre femmes et hommes. Les risques d’ivresse dans l’année, de consommation de cannabis ou d’autres produits sont en effet très élevés en cas de violences physiques et de harcèlement sexuel et sexiste dans les espaces publics, et pour les femmes, de drague importune. En matière de différences significatives entre les sexes, les hommes qui ont été confrontés à des violences familiales rapportent significativement plus souvent que les femmes une consommation d’alcool à risque et de cannabis (plus d’une fois par semaine) ; ceux qui ont subi des violences sexuelles avant l’année écoulée ou qui déclarent des faits récents dans le couple sont plus souvent consommateurs de cannabis et autres drogues ; ceux qui ont rapporté des insultes dans les espaces publics ont plus souvent été ivres au moins une fois au cours des douze derniers mois. On relève 3 cas où les femmes sont davantage usagères que les hommes : les « autres drogues » en cas de violences familiales, l’alcool (quelles que soient les quantités) et le cannabis très fréquemment en cas de violences sexuelles récentes, l’alcool à risque et les autres drogues en cas de drague importune. À deux exceptions près, les violences hors espaces publics sont donc associées à une probabilité de consommation d’alcool, cannabis ou autres drogues plus grande pour les hommes que pour les femmes.
2. Une consommation fréquente de produits psychoactifs lors des violences physiques déclarées par les hommes
50Les renseignements donnés par les personnes interrogées sur les circonstances des violences13 fournissent quelques clés d’interprétation. Un quart des hommes rapportent qu’ils avaient consommé de l’alcool lorsque les violences physiques dans les espaces publics se sont produites14, et cette proportion est encore plus grande si les hommes ont été ivres au moins une fois dans l’année (46 %). Un tiers des hommes usagers réguliers de cannabis et un quart des hommes usagers d’autres drogues en avaient pris dans les situations de violences physiques. La consommation de ces produits est beaucoup moins présente voire absente lors des violences physiques rapportées par les femmes : 11 % des femmes avaient bu de l’alcool, 23 % parmi celles ayant connu au moins une ivresse dans l’année et aucune n’a déclaré avoir pris du cannabis ou d’autres produits. Les consommations d’alcool et autres produits par les auteur·e·s des faits pourraient en revanche être en cause. Les corrélations élevées entre violences dans les espaces publics et consommations habituelles de produits psychoactifs tiennent donc, en partie, à la consommation de ces produits au moment des faits, et ce beaucoup plus pour les hommes que pour les femmes.
Tableau 4. Consommation de produits psychoactifs hors médicaments et violences selon le sexe (modèle logit)

51Lors des violences sexuelles en revanche, la consommation d’alcool des femmes et des hommes ne diffère pas significativement : lors des violences au cours de l’année écoulée, 11 % des femmes avaient bu de l’alcool. Parmi les femmes, elles sont plus fréquentes si leur consommation habituelle récente est élevée ou si elles ont rapporté au moins une ivresse dans l’année, en particulier si les violences sont elles-mêmes récentes (17 % de violences sexuelles au cours des douze derniers mois si consommation à risque, 3 % si abstinence, 18 % si ivresse dans l’année). Les habitudes de consommation d’alcool des femmes semblent donc exposer celles qui en boivent le plus à des violences sexuelles, que les auteurs profitent d’une moindre capacité à se défendre ou qu’ils punissent les femmes ayant un comportement déviant à leurs yeux. Cependant, l’alcoolisation des femmes lors des violences sexuelles apparaît beaucoup plus marginale que celle des hommes lors des violences physiques dans les espaces publics.
52La relation entre violences familiales avant 18 ans et usage actuel de produits psychoactifs s’inscrit parfois dans la lignée de problèmes avec le cannabis ou d’autres produits débutés précocement. Ainsi, environ un tiers des hommes confrontés à ces violences et usagers de drogues avaient déjà des « problèmes de drogue » à l’adolescence15 (soit 6 à 10 fois plus souvent que les non-consommateurs actuels). Cependant, rien dans l’enquête n’indique que ces consommations aient motivé les violences : les problèmes de santé, y compris d’usage d’alcool, ne sont pas significativement plus mentionnés par les hommes ayant une consommation actuelle élevée. Il est donc probable que les produits psychotropes hors médicaments aient été une manière de faire face aux violences pour une partie des hommes, avec, pour certains, des conséquences à moyen ou long terme sur leur santé mentale, comme indiqué plus haut (notamment dépression et pensées suicidaires).
VI. Survenue de troubles de santé mentale et violences dans l’enfance ou à l’adolescence
53Tentatives de suicide, anorexie mentale et boulimie mentale sont des événements plus rares que ceux investigués dans la partie précédente ; ils touchent plus fortement les femmes et surviennent souvent à des âges jeunes, avec de possibles conséquences sur la santé physique et sur les trajectoires sociales à plus ou moins long terme. Leurs corrélations avec les violences et même leur survenue après les violences ont été mises en évidence (Rees et al., 2014 ; Rayworth et al., 2004), et les analyses factorielles (I.1.) ont confirmé les corrélations dans la population interrogée. Ces troubles de santé mentale peuvent être vus comme des signes alertant sur de possibles situations de violence. L’enjeu ici est d’estimer la proportion de personnes victimes de violences sexuelles (quelle que soit la sphère de survenue) ou de violences familiales physiques ou psychologiques selon l’âge à la survenue des troubles. Comme ces troubles surviennent à des âges jeunes et que les deux situations de violence prises en considération sont particulièrement fréquentes avant l’âge de 18 ans (tableau A2), nous étudions la prévalence des violences avant 18 ans, pour des groupes d’âges assez fins, de survenue des troubles avant et après 18 ans.
54Tout·e·s les répondant·e·s ont été interrogé·e·s sur la survenue de tentatives de suicide, de pratiques anorexiques et de pratiques boulimiques au cours de leur vie, ainsi que sur l’âge où ces événements se sont produits pour la première fois. Les âges recueillis permettent de reconstituer les probabilités cumulées de survenue de chacun de ces problèmes au fil des âges16 (méthode de Kaplan-Meier). Soulignons que ce sont des pratiques anorexiques qui sont appréhendées et non des troubles anorexiques caractérisés (Godart et al., 2013).
55Au cours de sa vie, 1 femme de 69 ans sur 13 (7,6 %) et 1 homme sur 25 (4 %) auraient tenté de se suicider ; 4,1 % des femmes et 0,5 % des hommes auraient eu des pratiques anorexiques et 3 % des femmes et 1,1 % des hommes des pratiques boulimiques (figure 4). Les pratiques reflétant des troubles du comportement alimentaire sont sans doute sous-estimées en raison d’effets de mémoire et d’une possible mortalité : les probabilités cumulées à 69 ans sont en effet moindres que celles relevées à 17 ans en 2008 (Scodellaro et al., 2017). Elles sont cependant nettement plus élevées que si on appréhendait des troubles anorexiques caractérisés. Quant aux tentatives de suicide, elles sont davantage rapportées par les plus jeunes générations, ce qui peut relever d’oublis ou de réinterprétations des actes passés de la part des personnes plus âgées, mais aussi de la mortalité, par suicide ou d’autres causes. La moitié des premières tentatives de suicide rapportées par les femmes a lieu avant 23 ans, et par les hommes avant 32 ans (tableau 5). Plus d’une première tentative sur 3 s’est produite avant 18 ans pour les femmes, un peu plus d’une sur 5 pour les hommes. Les proportions de pratiques anorexiques apparues avant 18 ans sont similaires. Les pratiques boulimiques sont également concentrées aux jeunes âges : pour la moitié des femmes, elles débutent avant 22 ans, pour la moitié des hommes avant 27 ans.
56Tentatives de suicide, troubles anorexiques et troubles boulimiques sont donc plus fréquents pour les femmes que les hommes et leur apparition est nettement concentrée à l’adolescence et au début de l’âge adulte – à l’exception des tentatives de suicide rapportées par les hommes.
1. Tentatives de suicide
57L’expérience de violences familiales psychologiques ou physiques ou de violences sexuelles – quelle qu’en soit la sphère de survenue – avant 18 ans est particulièrement fréquente parmi les personnes ayant fait une tentative de suicide avant 18 ans : elle concerne environ 2 femmes sur 3 et 3 hommes sur 5 (figure 5). Lorsque la première tentative de suicide a eu lieu après 18 ans, ce type d’expériences devient moins fréquent. Cependant, il reste répandu parmi les femmes (de l’ordre d’une femme sur deux). Les hausses observées entre 25 et 49 ans selon le sexe ne sont pas significatives.
Figure 4. Probabilités cumulées selon l’âge de survenue de problèmes de santé mentale

Champ : femmes et hommes âgé·e·s de 20 à 69 ans résidant en ménage ordinaire, France métropolitaine.
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
Tableau 5. Âges aux premiers événements ou début des troubles de santé mentale selon le sexe (%)

58Parmi les violences prises en compte, le poids des violences psychologiques et physiques par les membres de la famille ou les proches est plus important que celui des violences sexuelles en raison de la fréquence relativement élevée des premières dans la population. Ainsi, la moitié des femmes ayant fait une première tentative de suicide avant 18 ans a également indiqué des violences familiales et 1 femme sur 3 des violences sexuelles. Une sur 5 a vécu au moins une agression sexuelle (hors viol ou tentative) et 1 sur 6 un viol ou une tentative de viol.
Figure 5. Fréquence des violences avant l’âge de 18 ans selon l’âge à la première tentative de suicide (%)

Champ : femmes et hommes âgés de 20 à 69 ans résidant en ménage ordinaire ayant fait une tentative de suicide (987 femmes, 353 hommes), France métropolitaine. Lecture : parmi les femmes ayant fait une première tentative de suicide avant 18 ans, 16,7 % ont déclaré des viols ou tentatives de viol, 21,7 % d’autres agressions sexuelles, 53,7 % des violences familiales psychologiques ou physiques, soit 65,2 % pour ces trois types de violences.
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
59Si la part des femmes ayant connu un viol alors qu’elles étaient mineures diminue nettement au fur et à mesure que l’âge à la première tentative de suicide augmente, la part de celles ayant connu une agression sexuelle est plus fluctuante. Ceci est lié à la part importante des victimes de viol tentant (une première fois) de se suicider à de jeunes âges, la première tentative de suicide ne pouvant pas, par définition, se renouveler. Le poids de l’ensemble des violences vécues avant 18 ans diminue néanmoins en cas de première tentative de suicide au-delà de cet âge mais reste élevé (53 %).
60Les hommes ayant connu des violences sexuelles (agression, viol ou tentative) sont relativement nombreux parmi ceux qui tentent pour la première fois de se suicider avant 35 ans (de 8 à 18 %), mettant en évidence un risque de tentative de suicide élevé et durable. Il semble plus différé que ce que l’on observe pour les femmes. Les situations de violence familiale psychologique ou physique, beaucoup plus fréquentes parmi les hommes que les violences sexuelles, concernent plus de la moitié de ceux qui rapportent une première tentative de suicide avant 18 ans. Au-delà de cet âge, comme pour les femmes, l’expérience de ces violences familiales diminue mais reste élevée (35 %).
61Les résultats exposés ci-dessus abordent les âges aux événements sans distinguer les générations, alors qu’une amélioration au fil du temps de la prise en charge des violences et des problèmes de santé mentale a pu amoindrir le poids des violences. Cependant, les analyses par groupe de générations ne mettent pas en évidence de différences significatives.
2. Anorexie et boulimie mentales
62Les effectifs d’hommes ayant déclaré des troubles anorexiques sont trop faibles pour pouvoir présenter des statistiques détaillées. Les deux tiers d’entre eux ont fait part de violences familiales psychologiques ou physiques (64,6 %) ou de violences sexuelles avant 18 ans (7,4 %). Si des violences sexuelles précèdent rarement l’anorexie chez les hommes, ceux qui ont vécu des violences sexuelles sont néanmoins fortement surreprésentés (facteur de l’ordre de 4). Pour les femmes, les violences apparaissent comme des événements précédant moins souvent les troubles anorexiques que les tentatives de suicide : elles concernent un peu plus de 40 % des femmes quel que soit l’âge au début des troubles (figure 6). Les violences sexuelles comme les violences familiales sont significativement moins présentes en cas d’anorexie que de tentative de suicide (respectivement 37 % et 20 % tous âges au début des troubles confondus). Le sur-risque de développer des pratiques anorexiques en cas de violences familiales ou sexuelles aux jeunes âges n’en est pas moins effectif.
63Les troubles boulimiques survenus avant l’âge de 18 ans apparaissent souvent liés aux violences (figure 7) : les violences familiales et les violences sexuelles sont tout aussi fréquentes qu’en cas de tentative de suicide, pour les femmes (respectivement 50 % et 31 %) comme pour les hommes (respectivement 44 % et 9 %). L’atténuation du poids des violences lorsque les troubles s’installent plus tardivement est observée pour les deux sexes mais n’est significative que pour les femmes.
Figure 6. Fréquence des violences avant l’âge de 18 ans selon l’âge des femmes à l’apparition de l’anorexie mentale (%)

Champ : femmes de 20 à 69 ans résidant en ménage ordinaire ayant eu des pratiques anorexiques et ayant renseigné l’âge d’apparition (549 femmes), France métropolitaine. Lecture : parmi les femmes ayant débuté des pratiques anorexiques avant 18 ans, 18,2 % ont déclaré des viols ou tentatives de viol, 7,8 % d’autres agressions sexuelles, 32,2 % des violences familiales psychologiques ou physiques, soit 43 % pour ces trois types de violences.
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
Figure 7. Fréquence des violences avant l’âge de 18 ans selon l’âge à l’apparition de la boulimie mentale (%)

Champ : femmes et hommes de 20 à 69 ans résidant en ménage ordinaire ayant eu des pratiques boulimiques et ayant renseigné l’âge d’apparition (391 femmes, 113 hommes), France métropolitaine. Lecture : parmi les femmes ayant débuté des pratiques boulimiques avant 18 ans, 30,7 % ont déclaré des viols, tentatives de viol ou d’autres agressions sexuelles, 49,8 % des violences familiales psychologiques ou physiques, soit 57,9 % pour ces trois types de violences.
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
64Les violences subies avant l’âge de 18 ans sont très fréquentes en cas de tentative de suicide et de troubles boulimiques avant cet âge, et fréquentes en cas de troubles anorexiques. Autrement dit, ces événements de santé sont évocateurs de violences familiales psychologiques ou physiques ou de violences sexuelles, quel qu’en soit l’auteur, pour les femmes mais également pour les hommes. Conformément à la littérature, les hommes développent moins souvent que les femmes des troubles du comportement alimentaire. Ils pourraient se tourner vers d’autres pratiques délétères en réponse aux situations de violence (Cousteaux et Pan Ké Shon, 2008), notamment de consommations d’alcool ou d’autres drogues, comme souligné plus haut. L’enquête ne nous permet pas une approche biographique de ces consommations. On peut néanmoins relever que 3,3 % des hommes en situation de violences familiales « moins sévères » ont mentionné des problèmes d’alcoolisme au cours de leur enfance ou adolescence, et 9,3 % si le niveau de violences était « sévère ou très sévère » (1,4 % en l’absence de violences). La corrélation entre ces problèmes et les niveaux de violence est également significative pour les femmes mais avec des fréquences nettement plus faibles (0,3 % en l’absence de violences, 1,6 % si violences modérées, 2,4 % si violences sévères ou très sévères). Les problèmes de drogues sont également mentionnés d’autant plus souvent que le niveau de violences familiales était élevé et plus fréquemment par les hommes (10,3 % en cas de violences (très) sévères contre 1,9 % en l’absence de violences pour les hommes, respectivement 2,4 % et 0,3 % pour les femmes). Ces éléments alimentent l’hypothèse d’un recours plus fréquent des adolescents que des adolescentes aux produits psychoactifs lorsqu’ils sont confrontés à des violences familiales avant 18 ans.
65Les violences en milieu scolaire et dans les espaces publics n’ayant pas été prises en compte dans ces évaluations, le poids des situations de violence ayant précédé les troubles de santé mentale est très certainement sous-estimé. Le repérage des situations de violence auxquelles sont confronté·e·s les adolescent·e·s présentant des troubles du comportement alimentaire, des problèmes d’alcool ou de drogues, ayant fait une tentative de suicide est d’autant plus important que ces situations s’installent souvent dans la durée (chapitre 4). Inversement, le repérage et la prise en charge des enfants et adolescent·e·s victimes de violences pourraient contrer le développement de troubles, y compris à des âges beaucoup plus avancés. Si le poids des violences vécues avant 18 ans est moindre dans les troubles boulimiques et les premières tentatives de suicide initiées après cet âge, il reste en effet élevé. Différents phénomènes peuvent jouer dans ces effets différés à moyen ou long terme, qui nécessiteraient des investigations plus poussées : les conséquences délétères des violences pendant une période critique de l’enfance ou de l’adolescence sur les trajectoires scolaires, sociales et affectives, facteurs de risque de troubles mentaux, la plus grande probabilité de vivre de nouvelles situations de violences, une plus grande vulnérabilité psychique face aux situations difficiles. Les liens que nous observons peuvent aussi relever d’une meilleure remémoration des situations de violence par celles et ceux qui ont par la suite développé des troubles mentaux et en ont cherché l’origine dans leur histoire de vie.
Conclusion
66Femmes et hommes sont inégalement exposés aux violences familiales, conjugales, sexuelles tout au long de la vie et dans les espaces publics au cours des douze derniers mois, ce qui a des effets différenciés sur leur santé. Mais les situations de violences respectivement vécues par les femmes et les hommes dégradent de manière équivalente leur état de santé lorsque leurs expériences d’exposition aux violences et leur position sociale sont similaires. Plusieurs différences apparaissent néanmoins. Les femmes confrontées à des violences sexuelles, des violences familiales ou des violences dans le couple sont en moins bonne santé que les hommes dans la même situation. Cela provient sans doute de la plus grande sévérité de ces violences pour les femmes, dont il n’était pas possible de tenir entièrement compte dans les modèles. Les différences majeures selon le sexe ne concernent pas des indicateurs de santé mais des consommations de psychotropes (alcool, cannabis, autres drogues), généralement plus fréquentes parmi les hommes que les femmes ayant rapporté des violences familiales, sexuelles ou conjugales. L’alcoolisation constitue en outre une circonstance plus fréquente des violences déclarées par les hommes dans les espaces publics, ce qui peut provenir d’un accroissement de la vulnérabilité (comme probablement dans le cas des violences sexuelles envers les femmes) mais aussi de l’agressivité (participation à des bagarres, dans lesquelles la violence n’est pas unilatérale).
67Si l’état de santé des femmes ayant rapporté au moins une violence est davantage détérioré que celui des hommes, ce n’est donc pas parce qu’elles développent davantage de pathologies face à des situations de violence mais parce qu’elles y sont davantage confrontées tout au long de leur vie et que ces situations de violence sont plus graves. Les hommes semblent avoir davantage recours aux psychotropes non médicamenteux comme réponse au stress engendré par certaines violences, néanmoins, ce recours n’est pas absent parmi les femmes.
68Le poids du genre dans les liens entre violences subies et état de santé semble donc résider avant tout dans la surexposition des femmes aux violences. Les violences participent à l’incorporation des rapports sociaux de sexe, sous la forme d’une dégradation de la santé générale et d’une altération de la santé mentale. Ces altérations affectent les capacités d’agir des individus : se défendre, avoir une activité professionnelle, entretenir des relations sociales, toutes ces actions sont rendues plus difficiles par les problèmes de santé. En ce sens encore, les violences sont des outils de la domination masculine. In fine, les inégalités de santé observées entre femmes et hommes au sein de la population générale sont en partie éclairées par les violences de genre.
69Les violences sont apparues très corrélées à l’état de santé général, appréhendé à partir de la santé perçue et des restrictions d’activité engendrées par un problème de santé. La mauvaise santé mentale est particulièrement impliquée : dépression, pensées suicidaires, tentatives de suicide, troubles du comportement alimentaire. Cependant, les troubles somatiques sont également concernés. Les problèmes ostéo-articulaires sont plus fréquents en cas de confrontation à des situations de violence. En outre, ils sont d’autant plus invalidants que les violences ont été sévères. Autrement dit, les situations de violence sont un facteur de risque de troubles ostéo-articulaires handicapants.
70Le lien entre violence et santé n’est cependant pas univoque : être en situation de handicap, en mauvaise santé, de même que certains aspects du physique, sont également des motifs de la violence, selon ce qu’ont rapporté les personnes interrogées. Leurs perceptions sont probablement en deçà de ce que permettrait de mettre en évidence une approche biographique démêlant la succession des événements de santé et de violence. Elles indiquent néanmoins que les caractéristiques de santé sont bien des critères de hiérarchisation sociale, opérant dans les rapports de domination, comme en témoignent les associations (Piot, 2016). La question de leur articulation avec les rapports de genre, dans le sens où les femmes en situation de handicap seraient encore davantage exposées aux violences que les hommes dans la même situation, reste à investiguer plus en détail, au sein de la population vivant en ménage ordinaire et au sein de la population accueillie en institutions.
71Bien que les corrélations soient fortes, des problèmes de santé ou une mauvaise santé générale ne sont pas systématiquement repérés parmi les personnes ayant rapporté des violences, même sévères et récentes. Autrement dit, l’expérience de violences ne peut être jugée à la seule aune de ses effets sur la santé. Une position sociale favorisée protège des conséquences délétères. L’étude des liens entre viol par un membre de la famille ou un proche et dépression au moment de l’enquête a également mis en évidence l’effet modérateur du regard porté par autrui et des actions entreprises par les femmes pour être reconnues comme victimes (soutien des membres de la famille, démarche judiciaire, absence ou disparition du sentiment de honte). Apparaissent donc des protections diffuses, sous la forme de ressources sociales, et des protections spécifiques, qui relèvent sans doute de la reconnaissance du statut de victime. Comme pour les autres analyses présentées dans ce chapitre, nous n’avons cependant pas pris en compte de possibles effets de période ou de génération dans les représentations et le traitement social (et médical) des violences.
72Les violences sexuelles et dans le couple sont apparues plus fortement corrélées à une mauvaise santé lorsqu’elles avaient eu lieu au cours des douze derniers mois plutôt qu’antérieurement (notamment les pensées suicidaires pour les femmes victimes de violences conjugales), suggérant une amélioration de la santé lorsque les situations de violence cessent et se font plus anciennes ; l’analyse transversale ne permet pas de tester pleinement cette hypothèse. Certaines situations anciennes de violences sont pour leur part très corrélées à la mauvaise santé : celles connues avant 18 ans dans la famille. La déclaration sélective des faits les plus graves, ayant eu des conséquences durables sur la santé, pourrait expliquer ces fortes corrélations mais malgré cette potentielle sélection, les violences dans l’enfance sont rapportées assez fréquemment (cf. chapitre 4). Ces résultats sont en outre cohérents avec la littérature sur les violences et maltraitances dans l’enfance, y compris les études prospectives, moins sujettes au biais de sélection (pour une synthèse : Tursz, 2013). Les violences survenant au cours de périodes critiques en matière de développement ont des effets à long terme sur la santé physique et psychique, qui peuvent apparaître de manière différée et transiter par l’acquisition d’une position sociale mise à mal du fait de ces violences. Des analyses plus poussées des données de l’enquête Virage, avec une perspective biographique permettant d’aller au-delà des corrélations, sont nécessaires pour décrire ces mécanismes dans le cas de la France. La part importante des victimes de violences sexuelles ou familiales avant 18 ans parmi les femmes et les hommes ayant rapporté une première tentative de suicide à l’âge adulte (entre 18 et 50 ans), sans établir un lien de cause à effet entre les deux événements, met en évidence une succession temporelle qui ne saurait être un hasard.
Annexes
Tableau A1. Distribution des indicateurs de santé selon l’exposition aux violences et le sexe (%)
a. Les violences sexuelles et dans les espaces publics

b. Les violences dans le couple

c. Les violences familiales dans l’enfance et l’adolescence

d. Cumul de violences

Tableau A2. Fréquence des violences sexuelles et intra ou para-familiales avant l’âge de 18 ans

Notes de bas de page
1 L’auteure remercie Valérie Carrasco, Muriel Moisy et Ines Khati (Drees) pour leurs conseils, leurs relectures et remarques.
2 Parmi les personnes ayant déclaré des violences familiales répétées ayant débuté avant leurs 18 ans, le dernier quartile de l’âge de fin des faits est supérieur de deux ans, voire de cinq ans, pour les femmes, quel que soit le type d’agression, exceptés l’enfermement et la mise à la porte (chapitre 4, figure 3). Et, toutes sphères de vie confondues, 52,7 % des femmes et 75,5 % des hommes ayant déclaré des viols et tentatives de viol ont indiqué avoir subi la (première) agression avant l’âge de 18 ans (in A. Debauche, A. Lebugle et l’équipe Virage, 2017, tableau 9, p. 35).
3 Voir encadré 2, chapitre 4, encadré 2, chapitre 5, encadré 1, chapitre 6 et encadré 1, chapitre 9 présentant les faits explorés et leur regroupement en ces 3 types.
4 La corrélation entre les trois indicateurs est forte pour les hommes, très forte pour les femmes. Elle est également élevée entre les indicateurs des femmes et des hommes, sauf pour les limitations déclarées par les hommes.
5 « Avoir eu des idées noires, pensé qu’il vaudrait mieux être mort·e, ou pensé à [se] faire du mal »
6 L’indice c du modèle avec les variables de violences est supérieur à l’indice c du modèle sans ces variables. L’indice n’est pas calculé pour les troubles ostéo-articulaires, car le modèle comporte 3 modalités au lieu de 2 pour les autres.
7 Les insultes sont associées à la mauvaise santé perçue et aux pensées suicidaires et pour les femmes aux limitations et aux troubles ostéo-articulaires, accompagnés ou non de limitations. Les violences physiques sont liées aux 5 indicateurs de santé, à l’exception des pensées suicidaires pour les femmes et des problèmes ostéo-articulaires pour les hommes. Le harcèlement sexiste et sexuel, beaucoup plus rarement rapporté par les hommes, est significativement corrélé pour ceux-ci aux différents problèmes de santé (hors troubles ostéo-articulaires invalidants) et seulement à la dépression et aux problèmes ostéo-articulaires non invalidants pour les femmes.
8 Seulement 38 % des femmes concernées sont classées dans le niveau le moins grave, contre 64 % des hommes (voir le chapitre 6).
9 Par exemple, 31 % des femmes confrontées à des violences familiales dans l’enfance et ayant des pensées suicidaires déclarent des conséquences immédiates, 14 % des conséquences encore au moment de l’enquête, contre respectivement 21 % et 5 % des femmes confrontées aux mêmes violences et n’ayant pas de pensées suicidaires.
10 Par exemple, 13 % de conséquences immédiates, que des pensées suicidaires soient présentes ou non, 12 % de conséquences actuelles en présence de ces pensées versus 3 % en leur absence.
11 L’alcoolisme et les « problèmes de drogues » pendant l’enfance ou l’adolescence étaient questionnés dans la première partie de l’entretien (module sociodémographique). Puisqu’il ne s’agit pas d’un repérage des consommations passées et des caractéristiques épidémiologiquement problématiques, les déclarations sont dépendantes des perceptions des personnes interrogées.
12 C’est-à-dire déclarant des limitations d’activités fortes ou non.
13 Dans chaque sphère de vie, les circonstances du fait grave le plus marquant ont été investiguées, parmi lesquelles la consommation d’alcool ou d’autres drogues.
14 Fréquences parmi celles et ceux ayant estimé que les faits étaient graves et que les violences physiques constituaient le fait le plus marquant ou se sont produites en même temps que le fait le plus marquant.
15 Information recueillie dans la première partie du questionnaire (module sociodémographique).
16 Les probabilités présentées correspondent à ce que l’on observerait dans une cohorte qui, jusqu’à 69 ans et en l’absence de décès, connaîtrait les mêmes risques de tentatives de suicide, troubles anorexiques et boulimiques que les personnes de 20 à 69 ans interrogées en 2015.
Auteur
Maîtresse de conférences à l’Institut de démographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Idup) et chercheuse associée à l’Ined. Après avoir travaillé sur la santé aux âges élevés et les maltraitances envers les personnes âgées, elle centre ses recherches sur les liens que santé générale et santé mentale entretiennent avec les violences et les rapports sociaux de sexe, d’âge et de classe. Outre l’enquête Virage, elle participe à une recherche sur la santé des femmes migrantes hébergées dans des hôtels (enquête DSAFHIR, réalisée par l’Idup et l’Observatoire du Samusocial).
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