Chapitre 9 ■ Les violences dans les espaces publics
p. 327-352
Texte intégral
1Les espaces publics, entendus comme des espaces ouverts à toutes et à tous, sont généralement associés au genre masculin, en opposition aux espaces domestiques, qui seraient davantage féminins (Coutras, 1996). Lorsqu’il est question de compter les violences interpersonnelles dans les espaces publics, cette association se voit confirmée, puisque les enquêtes générales de victimation relèvent le plus souvent que les principales cibles de violences physiques dans les espaces publics sont avant tout des hommes, victimes d’autres hommes, quand les femmes, elles, seraient relativement épargnées. Elles sont, en revanche, comme l’ont souligné les mouvements féministes, les principales victimes de violences dans les espaces dits privés : le couple ou la famille (Jaspard et al., 2003c).
2Les résultats de l’enquête Enveff avaient permis de nuancer cette perspective et de mettre en lumière les formes spécifiques et la prévalence des violences à l’encontre des femmes dans les espaces publics (Maillochon, 2004). En les comparant avec les peurs féminines et le sentiment d’insécurité, ils soulignaient les stratégies et les pratiques d’évitement que les femmes adoptent pour se déplacer dans ces espaces (Condon et al., 2005). Depuis les années 2010, l’exclusion des femmes des espaces publics est remise en cause, par le biais de vidéos donnant à voir le harcèlement dont sont victimes les femmes dans la rue, la création d’associations ou de collectifs, par exemple le collectif Place aux femmes fondé à Aubervilliers, qui conteste l’exclusion des femmes des cafés et des bars. Des réflexions sont engagées par des architectes ou des géographes sur la construction d’espaces publics prenant en compte le genre et les femmes, par exemple par la réalisation de cours d’écoles ne restreignant pas l’espace dévolu aux filles, ou par des démarches participatives associant les habitantes lors de la réfection des éclairages publics. Les formes courantes de désagréments subis par les femmes, longtemps banalisées, sont désormais largement considérées comme inacceptables, et ce même par les pouvoirs publics. Une telle perspective souligne que le thème du droit à la ville, du droit à se déplacer sans violences, est pensé aujourd’hui comme un enjeu d’égalité entre les sexes. Ainsi, en France, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes s’est saisi du problème de harcèlement sexuel dans les transports en 2015, aboutissant à une campagne de sensibilisation auprès des utilisateurs et utilisatrices des transports en commun1. En août 2018, le vote de la loi sur les violences sexistes et sexuelles a instauré, entre autres, un nouveau délit d’outrage sexiste, qui est une tentative pour le législateur de s’emparer de la question du harcèlement sexiste et sexuel dans les espaces publics2. Si la lutte contre ces formes de violences peut être définie en termes de droits des femmes ou réaffirmée en termes davantage sécuritaires (Lieber, 2018), il reste que le lien entre gestes et attitudes longtemps considérés comme anodins, et violences plus graves, est désormais patent. Les comportements qui relèvent du harcèlement sexiste dans les espaces publics sont dès lors perçus comme s’inscrivant dans un continuum des violences (Kelly, 1988), terme qui souligne la dimension structurelle des violences de genre, définies par le fait qu’elles représentent une manière de sanctionner des transgressions des normes de genre, qu’elles soient le fait de femmes ou d’hommes, tout comme elles engagent à réaffirmer la hiérarchie entre le masculin et le féminin.
3Dans ce contexte, l’enquête Virage permet d’apporter une meilleure compréhension des violences de genre subies dans les espaces publics. Non seulement elle étend le champ d’investigation aux hommes et aborde un spectre plus large de faits de violences que l’Enveff, mais elle introduit également de nouvelles questions de contextualisation. Elle permet de comparer les types de violences subies par les hommes et les femmes et leur prévalence, tout en favorisant une compréhension de l’articulation entre genre et violences qui dépasse les seuls rapports sociaux entre femmes et hommes, et conçoit certaines formes de violences comme constitutives des masculinités (Connell, 2005) ou comme réponses aux transgressions des normes sexuelles ou de l’identité de genre (Eribon, 1999 ; Chamberland et Lebreton, 2012).
4Étudier les violences dans les espaces publics requiert d’abord de réfléchir à la manière dont les violences peuvent être appréhendées dans ce type d’enquête, avant de décrire les différentes situations de violences subies par les femmes et les hommes. Cela suppose également de s’intéresser aux contextes de survenue des violences les plus graves, pour lesquelles l’enquête Virage offre des informations détaillées. Cette analyse contextuelle donne non seulement des clés de compréhension sur le risque de subir des violences dans les espaces publics, qui diffère selon certaines caractéristiques sociales, mais aussi sur la dimension genrée des violences.
I. Enquêter sur les violences subies dans les espaces publics
5Dans l’enquête Virage, les espaces publics sont conceptualisés comme les espaces ouverts à toutes et tous, où se déroulent des relations anonymes ou de faible interconnaissance. Ces espaces comprennent, bien sûr, la rue et les transports en commun, mais également des hôpitaux ou des administrations. Ils peuvent également être des espaces privés ouverts au public, tels que des cabinets médicaux, des espaces commerciaux, des espaces festifs ou des lieux de loisirs comme des bars, des salles de concerts, ou des salles de sport. Sont recensées ici des violences ne s’étant pas produites au sein de la famille, du couple, du cercle d’amis, des collègues de travail ou des camarades d’études (encadré 1). Les violences commises dans les espaces publics par un auteur relevant d’un autre espace de vie, telles que des violences par un conjoint ou une relation professionnelle, dans la rue, ne sont pas prises en compte.
6Les violences subies dans les espaces publics au cours des douze derniers mois font l’objet d’un module spécifique dans le questionnaire. Onze faits de violences ont été inclus, qui relèvent d’atteintes verbales, physiques et sexuelles. La plupart reprennent les faits considérés dans l’enquête Enveff (voir tableau 1), mais pour mieux évaluer le poids des violences physiques dans les espaces publics et connaître le rapport à la confrontation physique des enquêté·e·s, une question portant sur la participation à des bagarres a été ajoutée. Par ailleurs, l’enquête comprend une nouvelle question sur les sifflements, les interpellations sous prétexte de drague et une autre sur les propositions sexuelles insistantes malgré le refus, afin de mieux appréhender l’expérience du harcèlement sexuel dans les espaces publics. Celui-ci prend en considération tant le chantage sexuel que des situations dégradantes et humiliantes.
Encadré 1. Présentation des espaces publics aux enquêté·e·s
La partie du questionnaire consacrée aux violences survenues dans les espaces publics au cours des douze derniers mois arrivait après l’exploration des violences subies dans le cadre des études (si l’enquêté·e avait été étudiant·e au cours des douze derniers mois) et dans le cadre du travail (si il ou elle avait exercé une activité professionnelle au cours des douze derniers mois). Cette partie était introduite de la manière suivante : « Les questions suivantes concernent des faits qui ont pu se produire au cours des douze derniers mois dans les espaces publics : rue, transports, voisinage, bars, commerces, salles de sport, services administratifs, etc. Ces faits ont pu se produire avec des professionnels dans l’exercice de leur fonction (médecins, travailleurs sociaux, artisans, policiers, etc.). Ne mentionnez pas des faits qui se sont produits avec votre famille ou un·e conjoint·e ou ex-conjoint·e. Ne redites pas des faits déjà déclarés (c’est-à-dire dans la sphère étudiante ou la sphère professionnelle) ».
11 faits de violence y sont interrogés :
Avez-vous été sifflé∙e, interpellé∙e ou abordé∙e sous un prétexte de drague ?
Avez-vous été insulté∙e, par exemple dans la rue, les transports ou les lieux publics ou près de chez vous ?
Avez-vous été suivi∙e avec insistance, à pied ou par un véhicule ?
Vous a-t-on fait des propositions sexuelles insistantes malgré votre refus ?
Vous êtes-vous battu∙e, avez-vous échangé des coups avec une ou plusieurs personnes lors d’une bagarre ?
Vous a-t-on giflé∙e, secoué∙e brutalement, frappé∙e ou a-t-on exercé d’autres brutalités physiques contre vous dans un espace public ?
Vous a-t-on menacé∙e avec un objet ou une arme, a-t-on tenté de vous étrangler, de porter atteinte à votre vie ou de vous tuer ?
Avez-vous eu affaire à un exhibitionniste ou à un voyeur, dans un espace public ?
(Aux femmes) Quelqu’un a-t-il contre votre gré, touché vos seins ou vos fesses, vous a coincée pour vous embrasser, s’est frotté ou collé contre vous ?
(Aux hommes) Quelqu’un s’est-il contre votre gré frotté ou collé contre vous ?
Vous a-t-on forcé∙e à faire ou à subir des attouchements du sexe, a-t-on essayé ou est-on parvenu à avoir un rapport sexuel avec vous contre votre gré ?
Quelqu’un vous a-t-il forcé∙e à d’autres actes ou pratiques sexuels ?
7Afin de rendre compte des répercussions des diverses atteintes, les enquêté·e·s pouvaient attribuer, à chacun des faits mentionnés, un niveau de gravité ressentie et apporter des précisions sur les auteur·e·s : sexe, nombre, liens éventuels avec l’enquêté·e, révélant ainsi leur degré d’interconnaissance (inconnu, voisin, professionnel, etc.). Enfin, des questions permettant une meilleure contextualisation ont été introduites pour les faits les plus marquants, parmi ceux ayant été jugés graves, ainsi que sur les conséquences de ces faits sur la santé et les éventuels recours engagés.
8Les violences survenues dans les espaces publics avant les douze derniers mois ont également fait l’objet de questions dans l’enquête Virage, mais de manière moins approfondie. Le questionnement sur les violences portait alors sur l’ensemble des espaces de vie en dehors de la famille et des proches. Centrées sur l’appréhension de situations de violences graves, en particulier dans le cadre du travail et du couple, les questions sur la survenue de certains de ces faits dans les espaces publics paraissent peu adaptées pour étendre les analyses au cours de la vie. Par exemple, la question des insultes est formulée de façon à souligner une habitude : « est-ce qu’une personne […] avait l’habitude de vous insulter, de vous humilier, de critiquer votre apparence physique, vos opinions ou vos capacités ? ». Contrairement aux autres espaces de vie, cette notion « d’habitude » n’est pas appropriée pour saisir les insultes des espaces publics, car celles-ci sont, la plupart du temps, fortuites. Seules les questions portant sur les propositions sexuelles insistantes malgré le refus, les agressions sexuelles et les violences physiques (hors participation à des bagarres) sont comparables avec les faits survenus au cours des douze derniers mois. Le présent chapitre ne s’intéresse par conséquent qu’aux violences subies au cours des douze derniers mois.
II. Les femmes sont plus souvent victimes que les hommes et ne subissent pas les mêmes faits
9Alors que l’enquête Enveff ne portait que sur une population de femmes, l’enquête Virage permet de souligner que, dans les espaces publics, les hommes et les femmes sont confrontés à des types différents de violences, avec des fréquences variées (tableau 1). Un quart des femmes interrogées dans l’enquête Virage a déclaré avoir subi au moins un des faits évoqués au cours de l’année écoulée (encadré 1), et 7 % plusieurs. Les sifflements et interpellations sous le prétexte de drague, qui n’étaient pas comptabilisés dans l’Enveff, sont les faits les plus souvent déclarés par les femmes (20 %) et lorsqu’ils sont déclarés, ces agissements arrivent fréquemment : 1 femme sur 10 déclare avoir fait l’objet de ces agissements plusieurs fois, 3 % souvent et 1 % toutes les semaines. Viennent ensuite les insultes (8 %), le fait d’avoir été suivie (3 %), le fait d’avoir été coincée, pelotée et embrassée de force (2 %), puis les propositions sexuelles insistantes (1 %), et l’exhibitionnisme ou le voyeurisme (1 %). Les violences physiques sont déclarées par 1,3 % des femmes : 1 % ont subi des brutalités physiques et/ou des menaces ou attaques avec une arme et 1 % ont participé à des bagarres. Les faits répétés sont la plupart du temps perpétrés par des auteurs différents : les cas de faits répétés perpétrés par un même auteur sont rares dans les espaces publics (1,3 %).
Tableau 1. Faits déclarés et part de faits jugés graves, perpétrés par des inconnus (la dernière fois) et de faits non cumulés à d’autres selon le sexe, lors des douze derniers mois (%)

10Bien que plus élevés qu’en 2000, ces chiffres ne permettent pas de conclure à une augmentation des violences. Dans l’enquête Enveff, en effet, la proportion de femmes victimes d’atteintes dans les espaces publics était de 19 %. C’est l’ajout de la question portant sur les sifflements et interpellations sous prétexte de drague qui peut expliquer la fréquence plus élevée de déclarations dans l’enquête Virage, bien qu’il soit possible que les enquêtées de l’Enveff confrontées à ces agissements les aient déclarés en insultes. On peut également supposer que les campagnes de sensibilisation menées ces dernières années et la réprobation sociale accrue dont ces actes font aujourd’hui l’objet, amènent les femmes à ne plus les tolérer et à les dénoncer plus fréquemment, qu’elles les jugent graves ou non.
11Les femmes n’attribuent pas à tous les faits déclarés les mêmes niveaux de gravité. Ces derniers dépendent en grande partie des représentations collectives et aussi des situations de violences vécues. Les sifflements et interpellations sous le prétexte de drague ont dans une large majorité (86 %) été décrits comme sans gravité, 4 % des femmes les ont jugés assez graves et 10 % très graves. Plus les femmes les subissent de manière répétée ou en association avec d’autres faits, plus elles sont nombreuses à les juger graves. Ainsi, si les femmes semblent dénoncer de plus en plus ce type de faits, elles sont nombreuses à ne pas les considérer comme insupportables, notamment lorsqu’ils surviennent de façon relativement éparse. De même, la moitié des femmes insultées (55 %) déclarent que cela ne portait pas à conséquence. Les violences physiques et sexuelles sont, en revanche, considérées comme graves, puisque les trois quarts des femmes qui en sont victimes les jugent comme telles. Au total, 8 % des femmes déclarent avoir subi dans les douze derniers mois au moins un fait grave dans les espaces publics et 17 % un fait sans gravité.
12Les déclarations multiples de certaines enquêtées révèlent l’existence d’un agencement spécifique des différents faits. Les sifflements ou interpellations sous le prétexte de drague et les insultes sont le moins souvent déclarés par des femmes qui ont déclaré d’autres faits. À l’inverse, les violences sexuelles (attouchements du sexe, viol ou tentative de viol) sont toujours déclarées avec d’autres faits, dans une large majorité des propositions sexuelles, du pelotage et des sifflements et interpellations sous le prétexte de drague. Aussi, les femmes qui ont déclaré avoir eu des propositions sexuelles malgré leur refus, avoir subi des attouchements des seins ou des fesses, avoir été embrassées de force ou avoir subi des violences physiques ont, dans 90 % des cas, déclaré d’autres faits.
13Les hommes, quant à eux, ont été moins nombreux que les femmes à déclarer des faits au cours des douze derniers mois : 14 % en ont déclaré au moins un, 4 % plusieurs (généralement perpétrés par des auteurs différents), et 5 % disent avoir subi au moins un fait grave. L’insulte est pour eux le fait le plus fréquent (8 %). Bien que touchés dans des proportions comparables aux femmes, ils les considèrent moins souvent comme graves (35 % contre 45 %), probablement parce que la teneur des insultes est différente entre les sexes (Lebugle, 2018). Les violences physiques sont également nombreuses : 2,3 % des hommes ont déclaré avoir subi au moins un fait de violence physique au cours des douze derniers mois, et même 4,1 % lorsqu’on inclut les bagarres. L’importance de ce type de violence est révélatrice des rôles de genre attribués aux hommes : ils seraient ainsi plus enclins à entrer dans la confrontation physique ou tenus d’y avoir recours. Confrontés à ces violences, ils les considèrent pourtant généralement comme graves. A contrario, les sifflements et interpellations sous prétexte de drague, les propositions sexuelles insistantes malgré le refus et le pelotage sont très majoritairement jugés sans gravité, contrairement aux femmes. D’ailleurs, pour eux, ces atteintes sont moins souvent répétées et cumulées à d’autres types de faits que pour les femmes.
III. Auteur·e·s de violences et rapports de pouvoir
14L’analyse des caractéristiques des auteur·e·s de violences dans les espaces publics est révélatrice de l’existence de rapports de pouvoirs entre femmes et hommes et de la manière dont ils s’organisent dans ces espaces. Les hommes sont dans une large majorité auteurs des violences, que ce soit à l’encontre des femmes (90 % des faits), mais également à l’encontre des hommes (72 % des faits). Les femmes sont moins nombreuses à commettre des actes violents, et lorsqu’elles le font, elles insultent ou attaquent physiquement d’autres femmes (Clair, 2017 ; Lebugle, 2018). Les rares femmes auteures de violences à l’encontre d’hommes les ont sifflés ou interpellés sous le prétexte de drague, ou leur ont fait des propositions sexuelles malgré leur refus.
15Bien que dans la majorité des cas, les auteur·e·s de violences agissent seul·e·s, certains faits paraissent plus propices à des perpétrations en groupe. Par exemple, un quart des insultes à l’encontre des femmes sont accomplies par des personnes en groupe, principalement des hommes. Ou encore, plus d’un tiers des violences physiques à l’encontre des hommes sont le fait de plusieurs hommes. C’est également le cas pour un quart des hommes qui déclarent avoir été suivis dans la rue et un cinquième de ceux qui ont été insultés. A contrario les violences sexuelles, y compris l’exhibitionnisme, sont plus souvent perpétrées par des personnes seules.
16Les auteurs de violences dans les espaces publics pris en compte ici peuvent avoir des statuts variés : inconnus ou personnes peu connues comme des voisins ou des professionnels. Pour autant, les auteurs des faits à l’encontre des femmes (88 %) et des hommes (78 %) sont, le plus souvent, des personnes avec lesquelles les victimes avaient un très faible niveau d’interconnaissance. Cette part élevée masque une grande variation selon les faits considérés. Les violences sexuelles à l’encontre des femmes – viol, tentatives de viol ou attouchements du sexe, à l’exclusion de l’exhibitionnisme ou du voyeurisme – ne sont pas majoritairement perpétrées par des inconnus, mais par des personnes que l’enquêtée venait de rencontrer ou des voisins. Au total, 6 % des femmes et 12 % des hommes ont déclaré une forme ou une autre de violence de la part d’un voisin, généralement des insultes, mais aussi des violences physiques et des propositions sexuelles insistantes malgré le refus.
IV. Pluralité des situations et continuum des violences de genre
17L’étude des faits de violences dans les espaces publics révèle l’existence d’une multitude de situations qui dépend à la fois de la fréquence de survenue des faits, du cumul de faits différents et de leur gravité subjective. Les violences dans les espaces publics se caractérisent par un assez faible niveau de cumul des violences : les femmes et les hommes qui déclarent des faits n’en rapportent souvent qu’un seul, parfois répété. Le cumul de faits s’observe dans des situations très spécifiques, en particulier les violences physiques et les violences sexuelles – hors exhibitionnisme et voyeurisme. Par ailleurs, les faits déclarés peuvent se produire dans une multitude de contextes, de la part d’auteurs presque toujours différents. Cette multiplicité des situations de violences, que l’on n’observe pas dans la plupart des autres sphères de vie, rend le recours à des scores de violences, cumulant les violences selon leur type et leur gravité, peu adapté ici. En effet, quel sens y aurait-il à additionner les insultes reçues d’un voisin avec les propositions sexuelles d’un inconnu dans les transports en commun ?
18En opérant des regroupements des individus en fonction de leurs réponses, l’analyse multivariée permet de rendre compte de la pluralité des situations de violences dans les espaces publics en termes de fréquence et de gravité ressentie, tout en donnant à voir les similarités pouvant exister entre des expériences individuelles (encadré 2). Elle a permis d’identifier 5 catégories distinctes de violences dans les espaces publics, qui ne touchent pas toutes femmes et hommes dans les mêmes proportions (tableau 2) et qui ne se produisent pas dans les mêmes contextes.
Les insultes seules concernent femmes et hommes dans des proportions proches : 4 % des femmes et 6 % des hommes de 20 à 69 ans ont déclaré ce type de violences dans les espaces publics. C’est la forme de violence à laquelle les hommes sont le plus confrontés. La drague importune atteint principalement les femmes : 15 % d’entre elles se disent concernées, contre seulement 2 % des hommes.
Encadré 2. Construction de la typologie des violences dans les espaces publics
Nous avons utilisé une classification ascendante hiérarchique (Le Roux, 2014) pour construire une typologie des violences en 5 catégories, qui décrivent des profils de victimes contrastés. Cette méthode regroupe les individus ayant fait des déclarations similaires (faits, fréquences et gravité) et les distingue des personnes ayant vécu des expériences qui s’en éloignent. Les expériences de violences s’organisent autour des mêmes faits (harcèlement sexiste, agressions physiques, etc.), et mettent en évidence les grands types de violences auxquels sont confrontés femmes et hommes dans les espaces publics. La classification a été effectuée sur l’ensemble des personnes ayant déclaré au moins 1 fait dans les espaces publics au cours des douze derniers mois. Les variables actives sont les 11 faits de violences au cours des douze derniers mois, leur fréquence et la gravité attribuée à ces actes.
Insultes seules : ce premier type de violence regroupe les personnes qui ont été insultées dans les douze derniers mois, sans avoir subi d’autres types de faits.
Drague importune : cette deuxième catégorie de violence rassemble des personnes qui ont été interpellées sous le prétexte de drague, une ou plusieurs fois, sans que cela soit jugé grave et sans que ce soit cumulé à d’autres faits. Ces faits sont ainsi qualifiés dans la mesure où les auteurs des sifflements et des interpellations ont agi sans se soucier du consentement de la personne visée. Dans le questionnaire, la question qui fait référence à ce type d’actes exclut les interactions positives de séduction dans lesquelles les deux parties sont consentantes.
Violences physiques : cette troisième catégorie de violences est composée de personnes qui ont déclaré des faits de violences physiques (bagarres, brutalités, menaces et tentatives de meurtres), cumulés à des insultes ou au fait d’être suivi·e.
Harcèlement et atteintes sexuels : la quatrième catégorie est composée de personnes qui ont déclaré des faits variés touchant à la sexualité, à l’exclusion des attouchements du sexe, des tentatives de viols et des viols : avoir été interpellé·e sous le prétexte de drague, avoir eu affaire à un exhibitionniste ou un voyeur, avoir été suivi·e, peloté·e, embrassé·e de force, etc. Elle regroupe des personnes qui n’ont pas toutes subi les mêmes faits mais dont l’expérience des violences dans les espaces publics est statistiquement similaire. Ici, la terminologie de harcèlement sexuel n’est pas entendue au sens juridique mais correspond au vécu des enquêté·e·s
Violences sexuelles : ce dernier groupe rassemble des victimes d’attouchements du sexe, de tentatives de viols et de viols. Ces faits sont toujours cumulés à d’autres types de faits qui relèvent du harcèlement sexuel. On observe ici une forte imbrication de faits considérés parfois comme anodins, tels que les sifflements sous prétexte de drague ou les propositions sexuelles insistantes malgré le refus, avec des faits plus graves comme avoir été peloté·e, embrassé·e de force, voire avoir subi un viol ou une autre agression sexuelle.
Tableau 2. Proportion de personnes victimes et part de violences jugées graves selon le type de violence et le sexe, durant les douze derniers mois (%)

19Les violences physiques concernent surtout les hommes. C’est la deuxième forme de victimation que subissent les hommes (4 %), quand les femmes sont concernées de façon marginale (1 %).
20Le harcèlement et les atteintes sexuels touchent 5 % des femmes et 2 % des hommes. Enfin, les violences sexuelles demeurent relativement rares dans les espaces publics : elles touchent 0,1 % des femmes et ne concernent que quelques hommes. Les femmes sont plus particulièrement concernées par les situations de drague importune, de harcèlement et atteintes sexuels et de violences sexuelles. Ces faits touchent 1 femme sur 5 dans l’ensemble de la population.
21Les hommes déclarent nettement moins souvent avoir été victimes de faits touchant à la sexualité. En revanche, parmi ceux qui déclarent des violences, près d’1 sur 2 a été insulté et près d’1 sur 3 a subi des violences physiques. À l’échelle de la population, ces faits concernent respectivement 6 % et 4 % des hommes âgés de 20 à 69 ans. Les violences à l’encontre des hommes sont majoritairement perpétrées par d’autres hommes dans l’ensemble des situations de violence, à l’exception de la drague importune qu’ils disent avoir subie, dont les femmes sont les principales auteures.
22Toutes les formes de violences ne sont pas considérées avec le même niveau de gravité. Les insultes ne sont, dans l’ensemble, pas considérées comme graves excepté pour 12 % des hommes et 18 % des femmes concernés. La drague importune est plus souvent jugée grave par les femmes que par les hommes qui la déclarent (25 % versus 19 %). Aucun homme déclarant une situation de harcèlement sexuel ne l’a jugée grave. En revanche, un quart des femmes et des hommes qui ont déclaré des violences physiques et sexuelles les ont qualifiées de graves. Cette proportion varie selon les violences subies : 52 % des hommes et 78 % des femmes ayant déclaré des violences physiques, 92 % des femmes déclarant une situation de harcèlement sexuel et la totalité des femmes victimes de violences sexuelles ont déclaré les faits comme graves.
V. Des violences qui surviennent dans des contextes ordinaires
23Au-delà des différences d’ampleur et de nature des violences subies par les femmes et les hommes, l’étude des contextes de survenue rend également compte des expériences différenciées entre les femmes et les hommes. Subissent-ils les violences dans les mêmes circonstances ? C’est au travers de l’étude du lieu, du moment de la journée, de l’éventuelle présence de tierces personnes, de la consommation d’alcool et de drogue, concernant les faits graves les plus marquants, que nous tentons de répondre à cette question.
24Les contextes de survenue des violences ne sont détaillés que pour les faits considérés par les enquêté·e·s comme les plus marquants parmi les faits vécus ayant été jugés graves. Dans la mesure où la plupart des personnes qui ont déclaré des faits les ont jugés sans gravité, le recueil des informations de contextualisation ne concerne qu’un quart d’entre elles, soit 873 femmes et 391 hommes. Seules les situations de violences qui concernent plus d’une centaine d’individus ont été retenues. Les analyses qui suivent portent ainsi sur toutes les situations de violences vécues par les femmes, et sur les seules violences physiques pour les hommes.
25Bien que les espaces publics définis dans l’enquête constituent un ensemble hétérogène, la rue au sens large (incluant notamment les parkings et les parties communes d’immeubles) est le principal lieu de violences déclarées graves (tableau 3). C’est également le lieu privilégié des insultes, avec 75 % de déclarations par les hommes et 71 % pour les femmes. C’est encore le lieu où se déroulent la plupart des faits de drague importune et de violences physiques.
26Après la rue, c’est au sein des transports en commun que les personnes ont déclaré avoir subi les violences graves les plus marquantes : 25 % des femmes déclarent être confrontées à des violences graves dans leurs déplacements, ainsi que dans la fréquentation des services publics. Près d’un tiers des situations de harcèlement et atteintes sexuels à l’encontre des femmes, mais aussi un quart des dragues importunes déclarées comme graves se sont déroulées dans les transports en commun. La promiscuité imposée dans les transports semble ainsi propice à ce type de comportements à l’encontre des femmes. En comparaison, seulement 10 % des hommes ont évoqué des violences graves s’étant déroulées dans les transports.
27Les autres lieux où se produisent des violences sont très diversifiés. Les lieux festifs et de loisirs représentent 12 % des lieux évoqués par les hommes et presque 10 % de ceux déclarés par les femmes. Les hommes y expérimentent ainsi plus de violences physiques graves que dans les transports. Ces violences graves et marquantes surviennent dans des lieux fréquentés régulièrement (71 % des cas pour les femmes et 67 % pour les hommes), soulignant ainsi le caractère quotidien de ces offenses.
Tableau 3. Contexte des situations de violences graves, selon le sexe et le type de violences durant les douze derniers mois (%)

28Pour près de trois quarts des femmes, les violences graves dans les espaces publics surviennent dans la journée, alors que c’est le cas de moins de la moitié pour les hommes (46 %). Pour eux, la tombée de la nuit (23 %) et la nuit (18 %) sont des moments où les violences graves surviennent plus souvent, notamment les violences physiques. Ces écarts témoignent probablement des différences d’occupation des espaces publics, ceux-ci étant souvent évités par les femmes en dehors de la journée.
29Parce qu’ils surviennent dans des lieux de passage et souvent au cours de la journée, les faits graves les plus marquants se déroulent 3 fois sur 4 en présence de témoins, aussi bien pour les femmes que les hommes. La présence de témoins n’empêche cependant pas les agressions graves, y compris celles à caractère sexuel. En revanche, les femmes déclarent que les agressions graves les plus marquantes se sont déroulées le plus souvent lorsqu’elles se déplaçaient seules : c’est le cas de 80 % des faits de drague importune, et de 75 % des faits de harcèlement et de violences sexuels. Près d’un quart des violences ont eu lieu lorsqu’elles étaient seules et en l’absence de témoins. Cette proportion est un peu moins importante pour les hommes (21 %). Plus de la moitié des violences physiques qu’ils rapportent se sont déroulées alors qu’ils étaient accompagnés.
30La consommation d’alcool et de drogue lors de la survenue des violences est plus souvent mentionnée par les hommes que par les femmes, les faits qu’ils déclarent s’étant plus souvent déroulés le soir ou la nuit. Deux tiers des violences graves les plus marquantes à l’encontre des hommes ont eu lieu alors que l’auteur était sous l’emprise d’alcool ou de drogue. C’était le cas pour un tiers des faits déclarés par des femmes. Alcool et drogue sont particulièrement présents dans le cas des violences physiques : 1 fois sur 2 pour les femmes et plus de 8 fois sur 10 pour les hommes. Elles le sont aussi mais dans une moindre mesure pour les situations de violences graves à caractère sexuel : dans plus d’1 cas sur 3, elles se sont déroulées alors que l’auteur avait consommé de l’alcool ou de la drogue, cela aussi bien pour la drague importune que le harcèlement ou les violences sexuels.
31Les enquêté·e·s sont quant à eux assez rarement sous l’emprise de drogue ou d’alcool au moment de la survenue de la violence grave la plus marquante. À peine 1 femme sur 20 a consommé de l’alcool ou de la drogue au moment de l’agression la plus marquante ; mais 1 sur 10 dans le cas des violences physiques (y compris les bagarres). Les hommes sont plus nombreux à signaler avoir consommé drogue ou alcool lors des violences (16 %), notamment lors des violences physiques (25 %).
VI. Des violences souvent discriminatoires
32Les enquêté·e·s qui avaient déclaré au moins un fait au cours des douze derniers mois étaient invités à indiquer leur perception des motifs des violences, que les faits aient été jugés graves ou non. Plusieurs motifs pouvaient être retenus. L’objectif était notamment de savoir si les violences subies étaient considérées comme relevant d’une discrimination au sens de la loi (agressions racistes, sexistes, homophobes, mais aussi état de santé, handicap, situation de famille, etc.).
33À la question « selon vous, ces faits étaient-ils liés à… », une majorité de femmes ont répondu que les violences qu’elles avaient subies étaient arrivées « parce qu’elles sont des femmes », une petite moitié considère que les violences se sont produites « en raison du hasard » et, pour 1 sur 3, parce que l’auteur voulait « affirmer sa force » (tableau 4). Pour près de la moitié des hommes, les violences sont arrivées « en raison du hasard », mais pour 1 homme sur 3, il s’agissait pour l’auteur d’« affirmer sa force ou sa virilité ». Les femmes sont moins nombreuses que les hommes à ne citer aucun motif de violences (11 % versus 26 %). Plus d’1 femme sur 10, en particulier parmi les plus jeunes et les plus âgées, mentionne l’âge, réel ou supposé, comme motif des violences, alors que ce n’est le cas que de moins d’1 homme sur 20. L’orientation sexuelle, réelle ou supposée, est mentionnée comme motif des violences par 3 % des personnes.
Tableau 4. Motif perçu des situations de violences déclarées, selon le sexe et la gravité ressentie des violences durant les douze derniers mois (%)

34La fréquence à laquelle les différents motifs sont mentionnés varie en fonction de la gravité des faits. Lorsqu’ils ont été jugés graves, les enquêté·e·s ont eu plus souvent tendance à attribuer des motifs à ces violences : plus d’1 homme sur 4 n’indique aucun motif lorsque les faits sont jugés peu graves, contre moins d’1 sur 5 lorsqu’ils sont perçus comme graves. Ainsi, 38 % des femmes et des hommes disent que l’auteur voulait affirmer sa force, son pouvoir ou sa virilité lorsque les faits subis étaient graves, contre seulement 26 % lorsqu’ils n’étaient pas jugés graves.
35Certains autres motifs sont plus souvent signalés lorsque les faits sont graves. C’est le cas des origines et de la couleur de peau, mentionnées presque 3 fois plus souvent lorsque les faits sont graves, de la religion et, pour les hommes, du milieu social. Ces trois motifs sont plus souvent évoqués par les hommes que par les femmes, que les faits soient graves ou non. L’état de santé, le handicap ou l’apparence physique, qui sont aussi plus fréquemment mentionnés lorsque les faits ont été jugés graves, sont plus souvent déclarés comme motifs de violences par les femmes (7 %) que les hommes (5 %).
36Dans les espaces publics, les violences ne surviennent pas dans les mêmes circonstances pour les femmes et les hommes. Pour les femmes, plus que pour les hommes, ces violences sont fortement tributaires de leur pratique de ces espaces. Elles sont plus souvent touchées dans une pratique quotidienne : la journée, dans des lieux qu’elles connaissent. Ces violences ne surviennent pas dans des contextes exceptionnels. Les femmes ont en effet, souvent, une pratique de l’espace public plus restreinte (Massey, 1994), les peurs associées à la pratique de ces espaces limitant leurs déplacements et leur présence (Condon et al., 2005). Ainsi, les atteintes qu’elles subissent reflètent leur pratique « sous contrôle » des espaces publics : la journée, sur des trajets habituels, en présence d’autres personnes, et sont le plus souvent commises « simplement parce qu’elles sont des femmes ».
VII. Les jeunes des grandes villes sont surexposé·e·s aux violences dans les espaces publics
37Le risque de subir des violences dans les espaces publics dépend largement de la pratique de ces espaces qui, elle-même, dépend de l’âge et du lieu de résidence, déterminants à la fois sur la proportion d’hommes et de femmes rapportant des violences, mais aussi sur la nature des faits subis.
38Plus de la moitié des femmes âgées de 20 à 24 ans ont déclaré au moins 1 fait dans les douze mois précédant l’enquête (tableau 5). Cette proportion diminue à mesure que l’âge avance. Elle reste relativement élevée jusqu’à 40 ans avec plus de 30 % des femmes concernées. Entre 65 et 69 ans encore 8 % des femmes déclarent avoir subi au moins 1 fait. La nature des faits varie également avec l’âge. Les plus jeunes femmes sont particulièrement visées par des faits à caractère sexuel. Entre 20 et 24 ans, 41 % des femmes sont touchées par la drague importune et 14 % par des faits de harcèlement et de violences sexuelles.
39Jusqu’à 50 ans, les trois quarts des femmes ayant déclaré des violences évoquent des violences à caractère sexuel. À partir de cet âge, la part des insultes augmente pour devenir le principal fait entre 65 et 69 ans. L’évolution de ces proportions en fonction de l’âge témoigne certes d’une surexposition des jeunes aux violences, mais aussi probablement d’une sensibilisation plus importante des jeunes générations et d’une volonté de dénonciation plus forte d’actes qui, autrefois, paraissaient banals. Les plus jeunes sont ainsi plus nombreuses à juger graves les faits subis.
Tableau 5. Proportions de femmes et d’hommes déclarant au moins 1 fait de violence selon l’âge et la situation de violence durant les douze derniers mois (%)


40L’influence de l’âge est telle qu’en dépit de la prise en compte d’autres caractéristiques sociales3, les jeunes femmes restent surexposées aux violences (tableau 6). Les femmes âgées de 20 à 24 ans ont ainsi un risque significativement plus élevé (OR = 6,3) de subir de la drague importune, et du harcèlement et des violences sexuels (OR = 3,6) que les femmes âgées de 50 à 64 ans, suggérant que jeunesse et féminité sont synonymes, dans les représentations des auteurs, de disponibilité sexuelle. Les plus jeunes femmes sont également surexposées aux violences physiques, par rapport aux femmes de 50 à 64 ans.
41L’âge a également un effet sur les faits dénoncés par les hommes. Près d’un tiers des 20-24 ans sont ainsi confrontés aux violences dans les espaces publics (tableau 5). Il s’agit principalement de violences physiques (12 %), d’insultes (8 %) et de drague importune (6 %). À mesure qu’ils avancent en âge, les violences à leur encontre diminuent, quel qu’en soit le type. Ainsi, entre 65 et 69 ans, 7 % des hommes déclarent au moins 1 fait au cours des douze derniers mois, soit une proportion comparable à celle observée chez les femmes du même âge. Il s’agit principalement d’insultes, qui touchent 5 % des hommes de cette classe d’âges. Les violences physiques sont caractéristiques des plus jeunes : après 30 ans, moins de 3 % des hommes rapportent ce type de violences. À caractéristiques sociales égales (tableau 6), les plus jeunes ont significativement plus de risques d’être victimes de violences physiques que les hommes âgés de 50 à 64 ans (OR = 8,5). De façon générale, les hommes de cette tranche d’âges ont un risque moins élevé de subir des violences, quel qu’en soit le type, que leurs homologues âgés de moins de 50 ans.
42Le lieu de résidence paraît plus déterminant sur le vécu des violences pour les femmes que pour les hommes, les risques relatifs de subir de la drague importune, des insultes ou du harcèlement et des violences sexuelles étant pour elles significativement différents en fonction de leur lieu de résidence (tableau 6). Les femmes vivant en Île-de-France ont ainsi un risque plus élevé de subir une situation de harcèlement et violences sexuels que celles qui vivent dans une petite ou une moyenne agglomération, comme le soulignait déjà l’enquête Enveff (Jaspard et al., 2003c). Ainsi, à caractéristiques sociales identiques, et en particulier à âge identique, la probabilité de subir des violences est toujours plus élevée en Île-de-France et toujours plus faible dans les zones rurales, principalement car les modes de vie et de mobilité, et donc l’exposition potentielle aux violences, y sont différents.
43L’environnement des grandes villes est particulièrement propice aux déplacements quotidiens et à la pratique intensive des espaces publics, notamment en raison de la plus forte présence d’infrastructures favorisant les mobilités et les loisirs, et du poids des transports en commun qui augmente la durée de présence dans ces espaces publics. Ainsi, le lieu de résidence a également une importance majeure dans les déclarations de violences. Cependant, les taux de déclaration de violence selon les lieux de résidence ne peuvent être comparés directement car ces déclarations varient selon l’âge des personnes – les plus jeunes en déclarent plus – et la structure par âges des populations varie selon les lieux de résidence ; par exemple, la population d’Île-de-France est plus jeune qu’ailleurs. Ainsi, pour que les déclarations de violences soient comparables, il est nécessaire de procéder à la standardisation des taux sur la structure par âges, c’est-à-dire qu’une même structure par âges, celle de l’Île-de-France, a été appliquée pour les calculer. C’est bien en Île-de-France que les violences sont les plus fréquentes : 37 % des femmes et 18 % des hommes, âgé·e·s de 20 à 69 ans, ont déclaré avoir subi au moins un fait dans les douze derniers mois (tableau 7) et ces proportions montent à respectivement 69 % et 34 % chez les personnes âgées de 20 à 24 ans. À l’opposé, les habitants des zones rurales sont ceux qui en déclarent le moins : 1 femme sur 5 résidant en zone rurale a déclaré au moins 1 fait au cours des douze derniers mois, principalement de la drague importune.
Tableau 6. Risques relatifs de subir chaque catégorie de violence versus ne pas subir de violences selon le sexe (modèles logit polytomiques)

VIII. Les normes de genre au cœur des violences dans les espaces publics
44Si subir des violences dans les espaces publics est largement lié à la façon de s’y déplacer et aux pratiques des unes et des autres, ces violences sont en grande partie liées au genre4 et relèvent, pour beaucoup, du contrôle social qui s’exerce vis-à-vis des personnes qui transgressent les normes de genre.
45Les niveaux de déclaration de violences sont différenciés en fonction de l’identification sexuelle (voir le chapitre 10, tableau 6). Les déclarations brutes indiquent ainsi une surexposition des femmes homosexuelles et bisexuelles et des hommes homosexuels et bisexuels, par rapport aux hétérosexuel·le·s. La prise en compte des caractéristiques individuelles telles que l’âge et le lieu de résidence vient quelque peu nuancer ce constat général, en soulignant les catégories de violences pour lesquelles les surexpositions sont effectivement liées à l’identification sexuelle. Les femmes qui se déclarent bisexuelles sont ainsi surexposées aux violences de toutes sortes : à caractéristiques sociales égales (âge, lieu de résidence, diplôme, professions et catégories socioprofessionnelles, statut matrimonial, statut migratoire), elles déclarent plus de violences physiques, plus de harcèlement ou violences sexuels, plus de drague importune que les femmes hétérosexuelles. Les hommes gays ou bisexuels sont également surexposés : ils ont un risque plus élevé de déclarer harcèlement et violences sexuels ou drague importune que les hétérosexuels. En dépit de cette surexposition, les femmes bisexuelles et lesbiennes ne déclarent pas avoir subi ces violences du fait de leur homosexualité, mais plutôt – comme pour les hétérosexuelles – du simple fait d’être une femme, ou parce que l’auteur voulait montrer sa virilité. Les hommes bisexuels ou homosexuels, quant à eux, sont plus nombreux que les hétéros à déclarer que les violences subies sont liées à leur orientation sexuelle.
Tableau 7. Taux standardisés (sur l’âge de la population d’Île-de-France) de violences selon le sexe et le lieu de résidence (%)

46Au-delà de l’identification sexuelle déclarée, l’apparence physique paraît aussi centrale pour comprendre les violences subies dans les espaces publics. En effet, la faible interconnaissance constitutive des espaces envisagés permet rarement aux auteurs de violences d’avoir connaissance de l’orientation sexuelle « réelle » des personnes visées. L’absence de conformité aux stéréotypes de l’apparence selon le genre, qu’elle soit féminine ou masculine, apparaît donc comme un facteur important dans la survenue des violences, indépendamment de l’orientation sexuelle des personnes.
47Les enquêté·e·s étaient invités à qualifier leur apparence selon une échelle allant de « très féminine » à « pas du tout féminine » pour les femmes, et de « très masculin » à « pas du tout masculin » pour les hommes. Un indicateur de conformité aux normes de genre a ensuite été construit en regroupant les réponses des femmes et des hommes : les femmes qualifiant leur apparence de « très féminine » et les hommes qualifiant leur apparence de « très masculine » sont désignés comme étant très conformes aux normes de genre ; les femmes qualifiant leur apparence de « pas du tout féminine » et les hommes qualifiant leur apparence de « pas du tout masculine » sont désignés comme n’étant « pas du tout conformes » aux normes de genre.
48Les femmes dont l’apparence ou le comportement sont selon elles très conformes aux attendus de la féminité sont surexposées aux violences à caractère sexuel (drague importune ou harcèlement et violences sexuels). Cette surexposition aux violences concerne également les femmes qui ont une apparence plus masculine ; elles sont plutôt visées par des violences physiques et du harcèlement ou violences sexuels, comme l’avaient déjà montré Lhomond et Saurel-Cubizolles (2013). Ces violences peuvent ainsi être envisagées comme un rappel à l’ordre hétérosexuel, qui touche aussi les hommes un peu ou très efféminés, quant à eux plus souvent exposés à la drague importune ou aux insultes, notamment homophobes ou transphobes.
Conclusion
49L’analyse des données concernant les violences subies par les hommes et les femmes dans les espaces publics remet en cause l’idée largement répandue selon laquelle ce sont avant tout les hommes qui sont victimes d’autres hommes dans ce type d’espaces, caractérisés par un faible niveau d’interconnaissance. Les hommes restent certes les principaux auteurs des violences et les principales victimes de bagarres et de violences physiques. Mais il apparaît que les femmes subissent davantage de violences que les hommes, notamment en termes d’interpellations non désirées et de harcèlement et violences sexuels. Lorsqu’on prend en considération des actes qui ne sont généralement pas dénoncés à la police, tels que les sifflements ou les faits relevant du harcèlement sexuel, se révèle la dimension éminemment sexuée (voire sexiste) des espaces publics, qui varie selon la densité des agglomérations. L’Île-de-France apparaît ainsi comme particulièrement propice à l’occurrence des violences, notamment à l’encontre des femmes les plus jeunes.
50Les faits recensés dans l’enquête Virage regroupent des situations variées, allant de l’insulte et la drague importune aux violences physiques ou sexuelles. Si les premières peuvent paraître peu graves, elles n’en ont pas moins des conséquences en termes de mobilité des femmes dans les espaces publics, et participent de l’idée que celles-ci n’y sont légitimes que dans certaines circonstances (Valentine, 1989 ; Condon et al., 2005). En distinguant 5 catégories de violences tenant compte de la fréquence des faits et de la gravité associée à ces faits, il devient possible de montrer que l’espace public reste considéré comme un espace peu sûr pour les femmes principalement. Si les hommes déclarent davantage d’insultes et de violences physiques, la dimension sexualisée des interactions interpersonnelles est beaucoup plus prégnante pour les femmes que pour les hommes, et plus dérangeante. Lorsque les hommes déclarent des faits de drague importune, ils les jugent en effet plus souvent que les femmes sans conséquences.
51Cette morphologie sexuée des violences permet également de souligner que, lorsqu’on s’intéresse aux faits jugés comme étant les plus graves et comme portant à conséquence, les femmes sont davantage touchées dans leur vie quotidienne, lorsqu’elles se déplacent pour vaquer à leurs occupations usuelles, reflétant en partie les usages restreints qu’elles peuvent avoir des espaces publics. Après le sexe, l’âge apparaît comme une dimension surdéterminante du vécu des violences dans les espaces publics, les femmes et les hommes les plus jeunes étant davantage objets de violences que les personnes plus âgées.
52Toutefois, lorsqu’on s’intéresse à la perception par les victimes de ces actes et de leurs motifs supposés, les violences semblent réaffirmer à la fois une hiérarchie entre le masculin et le féminin et un ordre social hétérosexuel. La majorité des femmes décrivent leur agression comme étant certainement liée à leur appartenance au sexe féminin, quand un tiers des hommes et des femmes considère que l’auteur voulait « affirmer sa force et sa virilité ». La dimension de genre émerge alors comme dimension structurelle de ces violences, instituant certaines formes de masculinités hégémoniques (Connell, 2005), et disqualifiant le féminin au sein des espaces publics. Une question sur l’apparence physique permet de confirmer cet état de fait, puisque pour les femmes, la conformité tout comme la non-conformité aux normes idéales de la féminité est fortement associée à la déclaration de violences. C’est également le cas pour les hommes qui se considèrent comme peu conformes aux normes de masculinité. La dimension de genre s’articule aussi fortement avec la dimension ethno-raciale puisque pour les hommes, la couleur de peau, la religion et le milieu social apparaissent comme motifs des faits les plus graves.
53L’analyse des violences subies par les hommes et les femmes dans les espaces publics permet de mieux saisir la façon dont l’association entre féminité, espaces publics et danger reste fortement ancrée dans les pratiques et les représentations, contribuant en creux à la (re)définition des espaces publics comme des espaces davantage masculins. Dans le même mouvement, elle permet de nuancer et complexifier cette perspective en soulignant que si les violences dans les espaces publics favorisent la réaffirmation de la différenciation et de la hiérarchisation sexuée, en touchant davantage les femmes que les hommes, elles participent également de la réaffirmation d’un ordre social hétérosexué et ethno-racial, puisque l’orientation sexuelle et l’identité de genre, tout comme la couleur de peau, le milieu social et la religion sont associés au risque de subir des violences, notamment homophobes, transphobes et racistes. Les violences dans les espaces publics contribuent ainsi à réactualiser au quotidien les rapports de pouvoir à l’œuvre dans nos sociétés.
Annexe
Tableau A. Risque relatif de subir chaque catégorie de violence versus ne pas subir de violences selon différentes caractéristiques selon le sexe (modèle logit)



Notes de bas de page
1 http://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/violences-de-genre/travaux-du-hce/article/avis-relatif-au-harcelement#top#t1.
2 Loi n° 2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.
3 Les résultats présentés tiennent compte du lieu de résidence, du diplôme, de la catégorie socioprofessionnelle, du statut migratoire, du statut matrimonial, de l’orientation sexuelle et de la conformité aux normes de genre (cf. infra).
4 Le questionnaire de l’enquête ne correspond pas à un questionnaire d’enquête de victimation, puisqu’il ne recense pas les violences contre les biens ou les violences prédatrices contre les personnes. Les violences interpersonnelles auxquelles Virage s’intéresse sont, pour une grande part, des violences de genre.
Auteurs
Démographe, actuellement responsable de l’observation sociale et sanitaire à l’Observatoire du Samusocial de Paris. Auparavant, elle a occupé un poste de chercheuse contractuelle à l’Ined et participé au projet de l’enquête Virage. Dans ce cadre, elle a collaboré aux différentes étapes de réalisation de cette enquête, de la conception du projet aux recherches de financement et du suivi de la collecte aux traitements statistiques des données. Elle a plus spécifiquement analysé les violences subies dans les espaces publics et dans le cadre universitaire.
Sociologue et statisticienne, est maîtresse de conférences à l’université de Strasbourg, membre du laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (Sage/CNRS) et chercheuse associée à l’unité Démographie, genre et sociétés de l’Ined. Spécialiste des violences sexuelles, elle travaille plus généralement sur les violences, le genre, la sexualité et la santé. Coresponsable de l’exploitation de l’enquête Virage, elle a également codirigé l’enquête Virage-Unistra et participe aux travaux de l’enquête Virage-DOM. Elle est co-responsable du parcours « Inégalités, discriminations, terrains, enquête » du master de sociologie de l’université de Strasbourg.
Sociologue, professeure en études de genre à l’université de Genève. Ses travaux portent principalement sur les violences de genre dans les espaces publics, notamment sur leur prise en charge ambivalente par les politiques publiques. Elle a travaillé également sur les migrations chinoises, en particulier sur un groupe de travailleuses du sexe à Paris. Plus récemment, ses travaux questionnent les articulations entre violences de genre, espaces publics, sexualité et trajectoires migratoires.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Trajectoires et origines
Enquête sur la diversité des populations en France
Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.)
2016
En quête d’appartenances
L’enquête Histoire de vie sur la construction des identités
France Guérin-Pace, Olivia Samuel et Isabelle Ville (dir.)
2009
Parcours de familles
L’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles
Arnaud Régnier-Loilier (dir.)
2016
Portraits de famille
L’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles
Arnaud Régnier-Loilier (dir.)
2009
Inégalités de santé à Ouagadougou
Résultats d’un observatoire de population urbaine au Burkina Faso
Clémentine Rossier, Abdramane Bassiahi Soura et Géraldine Duthé (dir.)
2019
Violences et rapports de genre
Enquête sur les violences de genre en France
Elizabeth Brown, Alice Debauche, Christelle Hamel et al. (dir.)
2020
Un panel français
L’Étude longitudinale par Internet pour les sciences sociales (Elipss)
Emmanuelle Duwez et Pierre Mercklé (dir.)
2021
Tunisie, l'après 2011
Enquête sur les transformations de la société tunisienne
France Guérin-Pace et Hassène Kassar (dir.)
2022
Enfance et famille au Mali
Trente ans d’enquêtes démographiques en milieu rural
Véronique Hertrich et Olivia Samuel (dir.)
2024