Chapitre 8 ■ Violences dans la sphère professionnelle
p. 289-325
Texte intégral
1Les difficultés dans les relations au travail, les violences et les discriminations subies au travail restent socialement méconnues, malgré les recherches qui se développent. Ces questions en effet sont abordées, soit dans le cadre d’enquêtes dont l’objet principal est le travail soit dans le cadre d’enquêtes dont l’objet est la santé, la sexualité, les conditions de vie, la sécurité, soit enfin dans des enquêtes spécifiquement consacrées aux violences interpersonnelles faites aux femmes ou violences de genre.
I. L’évolution des enquêtes sur les conditions de travail depuis quinze ans
2Depuis 1978 et la première édition de l’enquête Conditions de travail (CT, Dares-Insee), le système statistique public français s’est doté d’outils d’observation statistique des conditions et de l’organisation du travail1. L’enquête CT, conduite tous les sept ans environ, a évolué, embrassant de plus en plus largement les conditions de travail, au-delà des postures ou contraintes physiques et de l’exposition à des risques chimiques et produits toxiques, en intégrant des questions sur les relations de travail.
3Elle a été complétée par de nouvelles sources : l’enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (Sumer) menée à cinq reprises depuis 1986, le Rapport du Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail 20112, l’enquête Risques psychosociaux (RPS, Dares-Insee, 2015-2016).
4En effet, suite aux recommandations du Collège d’expertise, la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) a mis en place un nouveau dispositif, avec l’alternance tous les trois ans d’une enquête Conditions de travail (CT, 2013, 2019-2020, …) et d’une enquête Risques psychosociaux (RPS, 2016 ; 2022, etc.) (voir le récapitulatif en annexe 1).
5En 2000, en proposant une analyse des violences faites aux femmes, y compris dans la sphère professionnelle, l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff) s’est singularisée à plusieurs égards (Cavalin, 2012), par rapport à ces sources spécialisées et à d’autres enquêtes qui concentraient leurs efforts sur la mise en évidence de corrélations entre violences subies et état de santé (Beck, Cavalin et Maillochon, 2010). Prenant en compte les recherches sur la division sexuée du travail et ses conséquences, la mise au jour des violences sexuelles subies dans le travail par les mouvements féministes, tels que l’Association européenne contre les violences au travail (AVFT) et les instruments internationaux, comme la plateforme d’action de Pékin de 19953, l’Enveff a révélé la diversité et la spécificité des agissements sexuels faits aux femmes au travail (Fougeyrollas-Schwebel et al., 2000, Jaspard et al., 2003c).
6Dans la même perspective a été menée, en 2007, l’enquête en Seine-Saint-Denis sur les violences faites aux femmes au travail (enquête VSFFT-93, voir Thomassin et al., 2009), par un service interentreprises de santé au travail auprès de salariées travaillant dans le secteur privé ou dans les collectivités territoriales.
7L’enquête Virage prolonge cette spécificité du regard statistique porté sur les violences au travail ou en rapport avec le travail, en étudiant les violences survenant sur le lieu de travail ou en relation avec des interactions qui peuvent y prendre place. Sans exclure les contraintes liées à l’organisation du travail (voir infra : les faits investigués dans Virage), l’ambition de cette enquête dans le contexte professionnel est d’explorer en détail les agissements liés au sexe et leur fréquence, en tenant compte du continuum des violences de genre, et a posteriori de les rapprocher des catégories juridiques. D’autant que la législation concernant les violences, notamment le harcèlement sexuel et le harcèlement moral au travail (Cromer, 2007 ; Saas, 2014), a connu de profonds (et chaotiques) remaniements, venus de différents horizons : pressions des associations, harmonisation avec d’autres textes entrés en vigueur (sur le harcèlement moral la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002), mise en conformité de la loi avec les directives européennes, recours auprès du Conseil constitutionnel (décision n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012), aboutissant à la loi n° 2012-954 du 6 août 20124.
8En outre, Virage permet d’étudier de manière détaillée les circonstances des violences de travail : quelles sont les caractéristiques des auteurs (du point de vue de leur sexe et de leur fonction dans l’organisation), quels sont les lieux, quelles sont les perceptions et réactions des personnes qui déclarent les violences ?
II. Les 14 faits investigués dans le module « Travail »
9Quatorze faits de contraintes et de violences subies au travail ou à l’occasion du travail dans les douze derniers mois5 ont été investigués, en se focalisant sur les violences s’exprimant de manière interpersonnelle, sans en écarter complètement les dimensions organisationnelles et institutionnelles (encadré 1). Certaines de ces contraintes peuvent être liées au management et favoriser ou conduire à l’expression de violences interpersonnelles. Cependant elles ne sont pas détaillées dans le questionnaire, contrairement à d’autres enquêtes (voir en annexe 1). Ceci conduit à développer les types et modalités des violences interpersonnelles dans le questionnaire, en évoquant toute la gamme possible : violences psychologiques, physiques, sexuelles sans contact, violences sexuelles avec contact, et ce par des descriptions factuelles, sans jamais nommer ces violences ni utiliser des dénominations juridiques.
10Cette typologie diffère dans une faible proportion de celle proposée par l’Enveff (2000) et permet de garder une possibilité de comparaison et de mesurer les évolutions (voir annexe 3, tableau comparatif Enveff/Virage). En effet, l’Enveff ne comportait que douze items, en regroupant les deux types de harcèlement (de type environnemental et de type chantage) dans une même question et en ne proposant qu’une seule question sur les rapports forcés, là où Virage en propose deux.
11Ainsi ce chapitre explore tout d’abord la typologie des violences subies dans le cadre du travail au cours des douze mois précédant l’enquête, puis étudie les caractéristiques des victimes, enfin examine les réactions des victimes et les conséquences des violences. L’analyse sera conduite en comparant les faits subis par les hommes et les femmes, en tenant compte du type de violences, de la fréquence et de la gravité (encadré 2).
III. Violences au travail, un risque systémique
12Dans le module travail, 17,9 % (3261 personnes) des personnes interrogées déclarent avoir subi au moins un fait de violence au moins une fois dans les douze derniers mois dans le cadre du travail. Significativement, les femmes sont plus touchées par les violences au travail que les hommes : 20,1 % des femmes se déclarent victimes contre 15,5 % des hommes. Presque 10 % des femmes interrogées déclarent avoir subi plusieurs faits au cours de l’année écoulée contre 7,2 % des hommes.
Encadré 1. Les 14 faits investigués dans le module « Travail »
Les faits subis au travail ou à l’occasion du travail dans les 12 derniers mois ont été classés en cinq types ou catégories de violences :
1. Insultes et pressions psychologiques (3 faits : critiques injustifiées, insultes, intimidation) ;
2. Atteintes à l’activité de travail (3 faits : modification abusive des conditions de travail, isolement, sabotage) ;
3. Violences physiques (2 faits : brutalités, tentatives de meurtres) ;
4. Violences sexuelles sans contact (3 faits : harcèlement sexuel, exhibition, voyeurisme)6 ;
5. Violences sexuelles avec contact (3 faits : attouchements, rapports forcés et viols, autres violences sexuelles).
Pour chacun des faits, la fréquence est interrogée, regroupée dans l’analyse en 3 modalités : une fois/quelques fois (2 à 5 fois)/souvent ou régulièrement (plus de 6 fois).
Les réponses « ne veut pas répondre », « ne sait pas » et « non concerné » aux faits de violences sont exclues. En effet, soit elles sont produites par les mêmes individus qui répondent par ailleurs « non » à la déclaration des autres faits de violences, soit elles n’apportent pas d’informations.
Pour chaque fait ou groupe de faits, le·la répondant·e était interrogé·e sur l’auteur (unique ou non, son sexe et sa fonction), le lieu de l’agissement et la gravité ressentie (« Diriez-vous que… ») regroupée dans l’analyse en 3 modalités (pas grave·s ; assez grave·s ; très grave·s ou au moins un très grave).
Insultes, pressions psychologiques
Avez-vous eu des critiques répétées et injustifiées concernant votre travail, vous a-t-on rabaissé·e ou humilié·e, en face-à-face, au téléphone, par mail ou sur internet ?
Avez-vous été insulté·e en face-à-face, au téléphone par mail ou sur internet, est-ce que quelqu’un a sali votre réputation, répandu des rumeurs sur vous, ou a tenté de le faire ?
A-t-on cherché à vous intimider par des menaces ou en hurlant, tapant du poing ou en cassant des objets ?
Atteintes à l’activité de travail
Quelqu’un a-t-il modifié abusivement l’organisation ou les conditions de votre travail, par exemple en vous imposant des tâches inutiles, des horaires injustifiés, un changement inapproprié de lieu de travail ?
Avez-vous été tenu·e à l’écart, empêché·e de communiquer avec les autres ?
A-t-on saboté, fait disparaître, détruit, ou s’est-on abusivement approprié votre travail ou votre outil de travail ?
Violences physiques
Est-ce que quelqu’un a lancé un objet contre vous, vous a secoué·e brutalement ou vous a frappé·e ?
Vous a-t-on menacé·e avec une arme, a-t-on tenté de vous étrangler, … ou de vous tuer ?
Violences sexuelles sans contact
A-t-on eu à votre égard des propos ou attitudes à caractère sexuel qui vous ont mis·e mal à l’aise, par exemple des questions sur la vie privée, remarques salaces, mimes de gestes sexuels, diffusion d’images pornographiques ?
Vous a-t-on fait des propositions sexuelles insistantes malgré votre refus ?
Avez-vous eu affaire à un exhibitionniste ou un voyeur, dans les toilettes ou les vestiaires par exemple ?
Violences sexuelles avec contact
Femme : Quelqu’un a-t-il contre votre gré touché vos seins, vos fesses, vos cuisses, vos hanches, vous a coincée pour vous embrasser, s’est contre votre gré frotté ou collé contre vous ?
Homme : Quelqu’un s’est-il contre votre gré frotté ou collé contre vous ?
Vous a-t-on forcé·e à faire ou à subir des attouchements du sexe, a-t-on essayé ou est-on parvenu à avoir un rapport sexuel avec vous contre votre gré ?
Vous a-t-on forcé·e à d’autres actes ou pratiques sexuelles ?
Remarques :
1. À intervalle régulier, la question commençait par : « Dans le cadre du travail au cours des douze derniers mois ».
2. Aucune personne n’a déclaré avoir subi des agissements à la dernière question des violences sexuelles avec contact. Sur les 14 faits explorés, 13 sont donc effectivement déclarés par des hommes et des femmes.
3. Tous les faits peuvent être déclarés de manière unique. Seul l’avant-dernier fait (« Vous a-t-on forcé·e à faire ou à subir des attouchements du sexe, a-t-on essayé ou est-on parvenu à avoir un rapport sexuel avec vous contre votre gré ? ») n’est jamais déclaré seul : il est toujours accompagné d’autres faits de violences.
Encadré 2. Méthodologie
Les questions du module travail ont été posées à toutes les personnes qui ont exercé une activité professionnelle d’au moins quatre mois dans les douze derniers mois précédant l’enquête, y compris les personnes à temps partiel, au chômage ou retraitées ayant un emploi régulier au moins une fois par semaine, les étudiant·e·s en stage rémunéré ou en emploi, soit 17333 personnes : 7903 hommes (67,5 % de l’échantillon) et 9430 femmes (60,6 % de l’échantillon) ont répondu7. Cet échantillon de Virage est donc constitué de 45,6 % d’hommes et de 54,4 % de femmes.
Il est aussi décidé d’exprimer les résultats en considérant soit le nombre de « victimes8 » (n = 3261, dont 1962 femmes et 1299 hommes), soit le nombre de faits déclarés (n = 6266, dont 3827 déclarés par des femmes et 2439 par des hommes) pour un regard focalisé soit sur la victime, soit sur le fait de violence.
Une partie des victimes répond à la fin du module à des questions portant sur les conséquences et les recours, en fonction de la gravité, de la multiplicité ou de la répétition des faits : 1262 personnes (463 hommes et 799 femmes) répondent à ce sous-module. Il s’agit de personnes ayant déclaré soit un seul type de fait, éventuellement subi une fois et jugé très grave, voire assez grave (en cas d’agression physique ou de violence sexuelle avec contact), soit plusieurs types de faits subis.
1. Un continuum de violences
13Quel que soit le sexe, les insultes et les pressions psychologiques viennent en tête des déclarations, suivies par les atteintes à l’activité professionnelle. Les agressions physiques et les violences sexuelles sont plus rares (tableau 1)9. Sauf en matière de sabotage ou d’appropriation du travail, les femmes déclarent davantage de violences dans l’ensemble des catégories. Pour autant, aucun type de violence n’est l’exclusive d’un sexe.
14Les 13 faits déclarés ne sont pas tous subis avec la même fréquence. Certains restent le plus souvent des événements uniques au cours des douze derniers mois précédant l’enquête : c’est le cas, de façon similaire pour les deux sexes, des brutalités physiques, de l’exhibitionnisme ou du voyeurisme, des attouchements du sexe ou rapports forcés, et dans une moindre mesure du pelotage.
15Reste à explorer la victimation de chaque sexe en fonction de la catégorie de violence, notamment du point de vue de la gravité et du statut des auteurs.
16On constate globalement depuis l’Enveff une augmentation des déclarations de violences, sauf concernant l’isolement au travail (annexe 3). Depuis 2000, les pressions psychologiques et les violences sexuelles font effectivement l’objet d’une plus grande attention sociétale, grâce aux campagnes de sensibilisation, aux ouvrages très médiatisés10, à la mise en œuvre de lois plus précises (loi sur le harcèlement moral de 2002, élargissement de la loi sur le harcèlement sexuel incluant, selon la directive européenne, le harcèlement sexuel d’ambiance ou environnemental), ainsi que la prise en compte des contraintes et violences liées aux rapports sociaux dans les enquêtes consacrées spécifiquement à l’activité professionnelle et de la diffusion de leurs résultats (annexe 1). Tous ces éléments conduisent à une fin de déni des contraintes et violences au travail, pour les femmes comme pour les hommes.
2. Faits uniques, violences multiples, violences plurielles
17Les taux de déclarations des violences subies dans le cadre du travail ne rendent pas compte du fait que la majeure partie des agissements sont vécus à plusieurs reprises et/ou que les victimes déclarent plusieurs faits. La violence au travail est souvent plurielle et/ou multiple. En outre, si près d’un quart des hommes et plus d’un cinquième des femmes ne déclarent qu’un seul fait de violence déclaré une seule fois (sans préjuger de la gravité), deux questions sous-entendaient l’idée de répétition dans leur intitulé : celle sur « des critiques répétées » et celle sur « des propositions sexuelles insistantes ».
18Plus de la moitié des victimes ne déclarent qu’un fait unique (indépendamment de la fréquence), mais l’autre moitié déclare une multiplicité de faits : pour certains hommes jusqu’à 8 faits, pour les femmes jusqu’à 9 faits (sur les 14 possibles) ; 4 % des hommes et 6 % des femmes victimes disent avoir déclaré 5 faits ou plus (sur les 14 investigués) au cours des douze derniers mois, indépendamment de la fréquence. Mais il n’est pas possible de savoir s’il y a concomitance des faits ou non, ni comment ils s’enchaînent.
19Les faits déclarés une seule fois se concentrent parmi les personnes victimes d’insultes et d’humiliations. En revanche, l’isolement, la destruction ou l’appropriation de l’outil de travail et l’intimidation sont très rarement déclarés une fois : effectivement dans ces trois situations, c’est la réitération des faits qui donne consistance aux sentiments de mise à l’écart, de menace ou d’exposition à un sabotage du travail.
20En combinant le nombre de faits et la fréquence, près de 8 personnes sur 10, parmi celles déclarant au moins un fait de violence, se disent victimes de violences multiples et/ou plurielles, sans différence significative entre les hommes et les femmes. Les violences vécues au travail sont donc rarement uniques et isolées. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène marginal, accidentel, lié au hasard, mais d’un véritable risque systémique dans la sphère professionnelle.
21Au total, dans le cadre du travail, dans les douze derniers mois, sur les 3261 victimes déclarant 6266 faits de violence : les 1962 femmes en déclarent 3827 et les 1299 hommes en déclarent 2439. En moyenne, les femmes victimes déclarent 1,95 fait de violences et les hommes, 1,88.
3. Des auteurs aux statuts diversifiés selon le type de violence
22Il était proposé d’identifier les auteurs, selon leur nombre (un ou plusieurs), leur fonction dans la sphère professionnelle (supérieur hiérarchique, collègue, subordonné, usager ou fournisseur11, conjoint ou autre) et leur sexe. La violence est également plurielle parce que les auteurs s’avèrent nombreux, soit qu’ils agissent collectivement (un groupe de personnes auteurs), soit qu’un même type de violence est commis à plusieurs reprises par différentes personnes : cela concerne au moins 20 % des victimes.
23Parmi les auteurs proposés, trois principaux se dégagent (comme dans l’Enveff) : les supérieurs hiérarchiques et les collègues (acteurs internes) ainsi que les acteurs externes à l’entreprise (qu’ils soient fournisseurs ou usagers). Une quatrième catégorie, non négligeable, a été pointée du doigt : « les autres » dont on peut faire l’hypothèse qu’il peut s’agir de personnes appartenant à l’organisation ou circulant dans l’entreprise mais inconnues de la victime, de personnes accompagnant des usagers mais non directement usagers, ou encore des « contacts » professionnels sans lien fonctionnel ou commercial défini dans l’organisation. Notons que les subordonnés sont rarement mis en cause, ce qui inscrit bien la violence au travail comme une forme d’expression et de maintien des rapports de pouvoir.
Tableau 1. Proportion de femmes et d’hommes ayant déclaré des faits de violence au travail, selon la fréquence du fait durant les douze derniers mois (%)


24Le nombre, la fonction et le sexe des auteurs dénoncés sont fortement tributaires du type de violence déclaré et du sexe de la victime. Le tableau 2 présente la répartition des auteurs selon leur statut, en précisant la catégorie de sexe majoritairement dénoncée (c’est-à-dire qui est désignée par plus de 50 % des victimes). Quatre catégories d’auteurs sont alors possibles : un ou des hommes ; une ou des femmes ; les deux sexes, la victime n’identifiant pas un sexe en particulier ; aucune catégorie de sexe ne se démarque comme majoritaire dans les dénonciations.
Tableau 2. Répartition des auteurs de violences selon leur statut et leur sexe en fonction du type de violences et du sexe des répondant·e·s durant les douze derniers mois (%)

25Pour les insultes et pressions psychologiques qui, rappelons-le, sont le plus couramment dénoncées, tant par les hommes que par les femmes, les auteurs appartiennent avant tout à la hiérarchie. Les hommes victimes mettent en cause majoritairement des hommes, et ce, quel que soit le statut des auteurs. Quant aux femmes, elles mettent en cause les femmes collègues, les deux sexes du public ou fournisseur et aucune tendance ne se dégage quand les supérieurs hiérarchiques sont dénoncés.
26Quant aux violences physiques, déclarées par les hommes et les femmes, mais beaucoup plus rares, les tierces personnes à l’entreprise (public, fournisseurs) arrivent massivement en tête des dénonciations, suivies de la catégorie « autre », quel que soit le sexe des victimes ; en revanche les hommes mettent en cause largement des hommes et les femmes dénoncent autant les femmes que hommes.
27Abordons maintenant les violences plus spécifiques à chacun des sexes.
28Les atteintes à l’activité professionnelle, que déclarent davantage les hommes (tableau 3), sont l’œuvre majoritairement de la hiérarchie, et dans une moindre mesure des collègues. Les déclarantes travaillent plutôt dans des milieux mixtes ou féminins et les déclarants dans des organisations comprenant plus d’hommes que de femmes.
29En ce qui concerne les violences sexuelles, des hommes exclusivement sont désignés comme auteurs par les femmes et majoritairement par les hommes. Les victimes hommes mettent en cause des femmes à propos d’usagères commettant des violences sexuelles sans contact, et des collègues femmes en cas de violences sexuelles avec contact. Il est notable que les femmes ont à subir les violences sexuelles de toutes sortes d’hommes, le plus souvent du public mais dans des proportions importantes des collègues et de la hiérarchie.
Tableau 3. Taux de prévalence (%) et déclaration de non gravité (%) par type de violence, parmi les femmes et les hommes ayant déclaré au moins un fait de violence au travail durant les douze derniers mois

30Cette diversité des auteurs possibles explique en partie la fréquence des violences, en lien avec une forme de porosité de l’organisation. La hiérarchie est massivement tenue pour responsable des pressions psychologiques et des atteintes au travail, alors que les acteurs externes (le public, les fournisseurs, les « autres ») sont impliqués dans les violences physiques. Les violences sexuelles montrent, sous cet angle aussi, leur caractère fortement genré : les hommes accusent leurs pairs ; les femmes sont exposées aux violences sexuelles tant des pairs, de la hiérarchie que du public.
31Si les femmes et les hommes peuvent être victimes au sein de la sphère professionnelle, les deux sexes peuvent également être mis en cause comme auteurs. Pour autant, globalement, les hommes sont massivement désignés comme auteurs par les hommes victimes, à l’exception des violences sexuelles sans contact. Les femmes victimes dénoncent le plus souvent des hommes, mais aussi les deux sexes indistinctement, enfin des femmes. Cette variété des statuts et des sexes des auteurs commettant des violences sur les femmes entraîne la multivictimation des femmes.
32De même, les femmes et les hommes ne dénoncent pas les mêmes violences, de même les mis en cause présentent des profils de fonctions et de sexe différents en fonction de la nature de la violence et du sexe de la victime. Rapports sociaux de sexe, de pouvoir et représentations collectives se conjuguent pour orienter tout autant ce qu’il est possible de faire ou de dévoiler selon son sexe.
4. Des violences commises dans l’enceinte professionnelle habituelle
33Majoritairement, les violences sont commises sur les lieux habituels du travail, c’est-à-dire sur le poste de travail et les lieux collectifs du travail, à 72 % pour les hommes et 90 % pour les femmes. En incluant les déplacements inhérents au travail (séminaires, formation ou fêtes), on comptabilise 76 % et 91 % des violences et contraintes commises sur les lieux mêmes sous la responsabilité de l’employeur. Les femmes plus que les hommes courent des risques sur le lieu habituel de leur travail. Néanmoins, une partie des violences se déroule ailleurs, soit dans des espaces privés (de la victime ou de sa clientèle par exemple), soit dans des espaces publics. En prenant en compte cette configuration se dessine une double dichotomie classique : les espaces ouverts au public, zone de danger pour des agressions physiques et de pelotage pour les hommes ; les lieux privés, tel que le domicile de la victime, de l’usager, de la clientèle, espace privé à risque de violences sexuelles pour les femmes. Pour les hommes seulement, outre le lieu de travail habituel, l’espace public constitue un autre lieu de violence lié à la vie professionnelle.
5. Une acceptabilité sous contrainte des violences au travail ?
34Les répondant·e·s avaient à évaluer la gravité ressentie par rapport aux faits déclarés. Trois degrés de gravité ont été retenus : fait(s) pas grave(s)/ fait(s) assez grave(s)/fait(s) très grave(s). En règle générale, le ou les faits sont jugés comme non grave(s) avec de fortes variations cependant selon le type de violences et le sexe de la victime. Si les hommes déclarent des violences, ils sont toujours plus enclins à les juger sans gravité et de moindre gravité que les femmes. Les violences physiques ne recueillent que 36,5 % d’avis de non-gravité contre plus 67 % pour les violences sexuelles sans contact.
35Comment expliquer d’une part, ces taux élevés de déclaration de non-gravité, et d’autre part, cette variation ?
36Trois explications, qui peuvent se combiner ou non, peuvent être avancées : la rareté de l’occurrence qui peut accroître le sentiment de gravité, du fait de la peur engendrée devant un fait exceptionnel ; la tolérance sociale, c’est-à-dire les représentations collectives, de surcroît genrées, qui modifient la perception ; le sentiment aussi d’impuissance qui peut conduire à une forme de résignation, sinon à l’acceptabilité12.
37Les violences physiques sont les violences les moins tolérées par les deux sexes : 60 % des femmes et 70 % des hommes les considèrent comme graves, voire très graves. Parmi les hommes et les femmes qui déclarent que l’exercice habituel et normal de leur travail les expose à ce type de violences (respectivement 60 % et presque 75 % des répondant·e·s), le taux de gravité perçue est différent en fonction du sexe (figure 1). Ainsi pour les hommes celui-ci atteint 70,5 % et pour les femmes 48,5 %. Effectivement la confrontation physique dans notre société est devenue rare et est ressentie comme intolérable. Mais il est intéressant de constater que les hommes, traditionnellement plus socialisés « aux contacts et affrontements physiques », considèrent ces faits plus inacceptables dans l’enceinte professionnelle que les femmes (écart statistiquement significatif de 22 points). C’est d’ailleurs la seule violence que les femmes tolèrent mieux que les hommes. Il faut préciser qu’elle n’est pas ressentie comme faisant partie du quotidien dans les mêmes catégories socioprofessionnelles. En effet, ce sont d’abord les policiers et militaires hommes qui la déclarent habituelle, alors que pour les femmes, ce sont en premier les employées civiles et agentes de la fonction publique. Enfin, les personnes appartenant aux professions intermédiaires de la santé et du travail social envisagent aussi la violence physique comme intrinsèquement liée à leur métier. Sont citées ensuite, comme graves pour les deux sexes, les atteintes au travail et les pressions psychologiques, moins supportées par les femmes que les hommes. Malgré tout, pour 6 femmes sur 10 et 1 homme sur 2, ces violences ne sont pas considérées comme graves. Apparaissent-elles comme inhérentes au monde du travail, ou à tout le moins à l’emploi qu’on exerce, au point qu’on estime ne pouvoir rien faire face à ces « risques du métier » ?
Figure 1. Types de violence et niveaux de gravité perçus parmi les femmes et les hommes ayant déclaré au moins un fait de violence au travail durant les douze derniers mois

Champ : femmes et hommes entre 20 et 69 ans, vivant en France métropolitaine, ayant eu une activité professionnelle de quatre mois ou plus au cours des douze derniers mois et ayant déclaré au moins un fait de violence (1962 femmes et 1299 hommes). Lecture : Parmi les femmes ayant déclaré au moins un fait de violence, 74,2 % d’entre elles rapportent des insultes et pressions psychologiques et estiment la gravité de ces faits : 15,3 % jugent ces faits très graves ; 24 % les jugent assez graves et 34,9 % les jugent sans gravité.
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
38Les violences sexuelles, type de violence fortement genré, creusent l’écart d’acceptabilité entre hommes et femmes. Ceci laisse penser qu’il y a une forte différence d’expériences entre hommes et femmes dans les faits « incriminés ». Il est notable que les hommes « acceptent » mieux ces violences de contact, mais commises par des femmes, que les violences sexuelles sans contact, commises par des hommes. Par ailleurs, le fait que les violences sexuelles recueillent du point de vue des femmes un taux de non-gravité plus élevé que les 3 autres types de violences témoigne de la tolérance sociale de la violence sexuelle, de la pression sociale pour réinterpréter et minimiser ces violences comme « jeux de séduction à la française ».
39La violence dans le monde du travail est extrêmement présente. Tout d’abord parce qu’elle touche presque un cinquième de la population, ce qui est important concernant des faits survenus dans les douze derniers mois. Ensuite, elle est polymorphe tant dans sa typologie (tous les types de violences sont présents) que dans sa pluralité (1 à 9 faits déclarés), sa fréquence (d’une fois à tous les jours), la diversité des auteurs. Sa gravité est perçue différemment par les hommes et les femmes, en fonction de la socialisation, d’expériences différentielles, de normes sociales et culturelles, et sans doute en fonction de l’emploi occupé et des risques d’exposition perçus.
40Dans la partie suivante, nous proposons de dresser un profil des personnes déclarant des faits de violence.
IV. Portraits des victimes
41Cette partie étudie la population des 3261 personnes ayant déclaré au moins un fait de violence, 1962 femmes et 1299 hommes. Une comparaison est faite avec les personnes non-victimes pour dégager leurs caractéristiques spécifiques, tant du point de vue personnel que professionnel.
1. Des victimes plus jeunes, seules, en difficultés financières et de santé
42L’âge moyen des répondant·e·s du module travail est de 41,3 ans sans différence entre les hommes et les femmes. Entre les personnes touchées par des violences au travail et celles qui ne le sont pas, il existe une différence significative d’âge : respectivement 39,4 ans et 41,6 ans. Les victimes sont donc en moyenne plus jeunes sans différence entre les hommes et les femmes.
43Sauf pour les pressions psychologiques qui concernent toutes les tranches d’âges, on constate selon le type de violence un effet d’âge. Ainsi les personnes ayant déclaré des atteintes au travail sont plus âgées (40,2 ans) que la moyenne des victimes, contrairement à celles déclarant des violences physiques (37,4 ans) ou sexuelles sans contact (36,7 ans). Les violences physiques touchent particulièrement les hommes de moins de 30 ans. C’est la classe des 20-29 ans qui déclare le plus fréquemment avoir subi des violences toutes catégories confondues. Ici les résultats rejoignent ceux de l’Enveff sur l’importance de l’âge dans une relation de domination où peut s’entremêler la question de l’attirance. Les 50 ans et plus semblent préservés, surtout des violences physiques. Ces résultats sont à rapprocher de ceux obtenus avec l’ancienneté dans le poste ou dans l’organisation, ce que nous verrons plus tard.
44Concernant le statut marital et les enfants, plus de la moitié de la population du module travail vit en couple avec enfant(s), qu’il y ait eu déclaration de violences ou pas ; 4 % des hommes et 11 % des femmes sont en famille monoparentale mais 5 % des premiers et 13 % des secondes sont dans ce cas quand ils ou elles déclarent des violences. D’une manière générale, chez les victimes, le pourcentage de personnes vivant en couple sans enfant est moindre (19,5 %) que pour le reste de la population (22,5 %) et ce, sans différence en fonction du type de violences. Parallèlement les célibataires sont un peu plus nombreux·ses chez les personnes ayant rapporté des violences : si le taux est de 13,5 % sans violences déclarées, il peut augmenter à près de 16 % pour les victimes d’atteintes au travail, et à plus de 19,5 % pour les violences sexuelles. Il existe des différences en fonction du sexe seulement pour les personnes déclarant des pressions psychologiques et des atteintes au travail. Le nombre de femmes en famille monoparentales y est plus important que les hommes dans la même situation. Ainsi, le fait d’être accompagné·e, plus que l’absence d’enfant(s), semble préserver les répondant·e·s. Autrement dit, la solitude avec ou sans enfant semble être une composante du risque de violence, voire de contrainte à la « résignation ». Les auteurs de violence ciblent-ils davantage les personnes seules, plus fragiles économiquement, a fortiori quand la personne est l’unique soutien matériel de la famille et qu’elle « doit » travailler ? Et les victimes acceptent-elles davantage cette violence par contrainte financière qui n’autorise pas à s’échapper de cette condition et ce, d’autant plus quand la personne est l’unique soutien matériel de la famille ? Du reste, comme nous le verrons, ces personnes ne bénéficient pas du soutien direct de leur partenaire.
45En général, la population du module travail est satisfaite, voire très satisfaite de sa relation de couple, sans différence selon le sexe. En revanche, cette relation est plus massivement satisfaisante parmi les non-victimes que parmi les victimes (respectivement 98 % et 94,5 %, différence significative). Même si le taux est très élevé, il n’en demeure pas moins qu’il diffère : la situation vécue dans la sphère de travail vient-elle obombrer la sphère privée ?
46Plus de 54 % de la population du module travail se dit sans problème financier, avec une différence entre les personnes qui n’ont pas déclaré de violences (55 %) et celles qui en ont déclaré (49 %). Pour la catégorie de réponses « vous y arrivez difficilement », plus de 17,5 % des victimes choisissent cette réponse contre 13 % des autres. Enfin, 4,5 % des unes déclarent ne pas y arriver sans faire de dettes contre 2 % des autres. Pour les victimes d’atteintes au travail et de violences physiques, les difficultés financières sont plus prégnantes. En ce qui concerne les violences sexuelles avec contact, plus 29 % des répondants y arrivent difficilement et plus de 9 % n’y arrivent pas sans s’endetter. Le statut de victime gomme donc la différence des sexes, hommes et femmes se trouvant de la même manière en situation de difficulté financière. Ce résultat confirme l’isolement comme un élément caractéristique de surexposition à la violence. Il diminue les marges de manœuvre pour décider de quitter un emploi ou d’entreprendre des poursuites (investissement en temps et pécuniaire). Il reste donc à subir, éventuellement en déniant la gravité des faits (cf. supra).
47Près de 87 % des répondant·e·s qui n’ont pas déclaré de violences s’estiment en bonne ou très bonne santé13. En revanche, ce pourcentage diminue à 76 % pour les victimes et les femmes déclarent un état de santé généralement moins bon que les hommes, sauf pour les violences physiques et les violences sexuelles sans contact (tableau 4).
48D’une manière générale, les victimes présentent plus de maladies ou de problèmes de santé chronique (30 % contre 17 %) et 42,5 % d’entre elles ont eu un arrêt maladie au cours des douze derniers mois contre 22 % pour les non-victimes. Elles se sentent aussi plus « déprimées, tristes et cafardeuses » la plupart du temps (21 % contre 7 %) et sont plus nombreuses à prendre régulièrement et actuellement des somnifères ou anxiolytiques (7 % contre 2,5 %). Nous assistons ici à une sorte de cercle vicieux (Lesuffleur et al., 2015). La violence subie crée de la souffrance et par là affaiblit le sentiment de bonne santé en entraînant des comportements palliatifs. La difficulté peut devenir une impasse quand les personnes déjà fragilisées hésitent à se soigner pour des raisons financières.
49Ainsi, se dessine un profil différent des victimes de violences dans le monde du travail par rapport aux personnes qui ne le sont pas. En effet, elles sont plus jeunes, le taux de célibataires, de familles monoparentales y est plus important. Elles se considèrent en moins bonne santé et ont des difficultés financières plus marquées.
50En outre, et pour mettre en lumière cet écheveau de mal-être et de violences, ces victimes déclarent de façon significative avoir « crié très fort ou dit des insultes lorsqu’elles étaient énervées » (près de la moitié d’entre elles contre plus d’un quart des autres personnes). De même, 12 % d’entre elles ont donné une gifle ou une fessée à un enfant contre 6,5 % des autres. C’est le même constat quand il s’agit de frapper ou de gifler un adulte (3,5 % contre 1 %).
Tableau 4. État de santé perçu selon le type de violence et le sexe pour les personnes ayant déclaré au moins un fait de violence durant les douze derniers mois (%)

51C’est donc une image dégradée dans toutes les sphères que renvoie la violence vécue dans le domaine professionnel. Ici, la souffrance trouve sa source dans les normes de relations au travail qui participent à la création d’identités collectives où les relations interpersonnelles entrent en jeu. Les sociabilités, le rapport à l’autre sont importants dans ces modèles culturels (Sainsaulieu, 1987 ; 1988). Ainsi quand l’autre dans l’organisation devient un auteur de violences, il remet en cause l’identité professionnelle qui perd de son sens. Une issue serait de pouvoir partager ce mal-être avec des personnes de la sphère familiale, seulement certaines victimes sont isolées. Un autre recours serait de quitter son emploi, seulement la plupart des victimes ne le peuvent pas, principalement pour des raisons financières. Il reste alors à subir une situation professionnelle qui se vide de sens. La perméabilité entre les espaces de vie des individus se dessine clairement et les relations interpersonnelles extérieures à l’organisation se dégradent tout comme la santé et l’estime de soi.
2. Surreprésentation de contrats précaires… ou de fonctionnaires
52En ce qui concerne la population entière, l’ancienneté moyenne est de douze ans et demi, les hommes ayant une ancienneté plus élevée que les femmes. La différence d’ancienneté est aussi significative entre les victimes plus jeunes dans l’emploi et les autres (en moyenne deux ans de moins). D’une manière générale, l’ancienneté est moindre et varie en fonction du type de violence : aux alentours de dix ans pour les violences physiques et les violences sexuelles avec contact, onze ans pour les pressions psychologiques et les atteintes au travail, neuf ans pour les violences sexuelles sans contact. Les différences entre les sexes sont gommées, sauf pour les pressions psychologiques et les violences sexuelles avec contact où les femmes sont arrivées plus récemment dans l’emploi. Âge et ancienneté étant liés, tout comme un âge « avancé », l’ancienneté dans l’emploi semble soit préserver des violences, soit révéler un environnement de travail sans violence. Reste que les anciennetés sont importantes, entraînant une promiscuité temporelle avec la violence non négligeable.
53Le statut des personnes répondant au module travail est défini en croisant statut dans l’emploi et type d’emploi (tableau 5). Dans l’ensemble de la population ayant ou ayant eu une activité professionnelle dans les douze derniers mois, 62,5 % des personnes sont en contrat à durée indéterminée (CDI) dans le privé et c’est la classe la plus représentée. Ensuite viennent les fonctionnaires (près de 13 %), puis les chefs d’entreprise et indépendants (10,5 %) et plus de 9 % des effectifs sont en contrat à durée déterminée ou équivalent (CDD). En cinquième position se trouvent les autres contrats précaires14 avec près de 5 %.
54Parmi les personnes ayant déclaré avoir subi des violences, cette hiérarchie est bousculée en présentant, pour tout type de violences, des fréquences plus importantes pour les CDD (11 %) qui se retrouvent en troisième position devant les indépendants. Les fonctionnaires sont surreprésentés avec 16,5 % des victimes contre 12 % des non-victimes (Davie, 2014). A contrario, les indépendants sont sous-représentés (7,5 % contre 11 %), tout comme les emplois en CDI (presque 59 % contre 64 %).
55Les fonctionnaires, peu importe la catégorie, et plus particulièrement les femmes, sont donc des victimes-types. Le fonctionnariat qui traditionnellement est considéré comme un rempart contre la précarité et une sécurité, ne joue pas ici son rôle, contrairement au CDI. Les personnes se retrouvent en quelque sorte prises au piège et captives des violences, au même titre que les individus en contrat précaire, d’autant que la mobilité permettant de se soustraire au public est difficile au sein du fonctionnariat.
Tableau 5. Types de contrat de travail (%) selon les faits de violence et le sexe pour les personnes ayant déclaré au moins un fait de violence durant les douze derniers mois (%)

56La population des répondant·e·s est constituée à plus de 87 % par des professions intermédiaires (24,5 %) ; des employés (26 %) ; des cadres et professions intellectuelles supérieures (16 %) et des ouvriers (20,5 %). L’analyse sera centrée sur ces professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) les plus représentées (tableau 6).
57Ce sont les femmes cadres et appartenant aux professions intermédiaires qui déclarent le plus de violences, et du côté des hommes, les employés ou relevant d’une profession intermédiaire. En cas de violences, les ouvrières tout comme les ouvriers déclarent des atteintes au travail et des violences sexuelles avec ou sans contact. Les employé·e·s femmes et hommes rapportent des violences physiques et les hommes employés des pressions psychologiques. Ce dernier type de violences est aussi subi chez les femmes des professions intermédiaires. Enfin les cadres hommes et femmes dénoncent des atteintes à l’activité de travail et les femmes cadres des violences sexuelles sans contact.
58Il existe donc une familiarisation de la violence en fonction de l’ancienneté, du type d’emploi et de la catégorie socioprofessionnelle. Ajoutons aussi que les diplômé·e·s du 2e et 3e cycle du supérieur sont plus représenté·es chez les victimes de violences (20 %) que chez les non-victimes (17 %), tout comme ceux du 1er cycle universitaire, respectivement 20,5 % et 18,5 %. Le diplôme n’est pas un rempart contre les violences puisque ce niveau se retrouve le plus chez les cadres, les employé·e·s et les professions intermédiaires.
Tableau 6. Distribution dans la population du profil socioprofessionnel et prévalence des répondant·e·s déclarant des faits de violence en fonction du sexe durant les douze derniers mois (%)

59Les victimes sont aussi plus souvent en contact avec du public, en face-à-face ou par téléphone ou mail, et sont plus nombreuses à avoir des horaires décalés. Ce qui peut être un point d’entrée supplémentaire pour expliquer que le secteur tertiaire, très féminisé, est un lieu particulièrement empreint de violences pour les femmes et, dans une moindre mesure, pour les hommes, et que les ouvriers subissent des violences diverses. La taille de l’organisation doit sans doute jouer un rôle comme l’avait montré l’enquête Enveff mais l’information manque, ici, pour confirmer ou infirmer ce constat. La contextualisation de la violence interpersonnelle ne s’enracine donc pas seulement dans la relation de subordination, mais se déploie dans des situations où l’interaction sociale est favorisée, c’est-à-dire là où le·la déclarant·e est entouré·e de collègues, de supérieur·e·s hiérarchique·s, et fait face à du public. De fait, dans certaines professions (comme les agriculteurs, tableau 7), les interactions quotidiennes sont réduites.
60La violence subie au travail est donc propre à celui-ci et à ses spécificités (Coutrot, 2018 ; Dejours, 1998). Cependant, elle entraine avec elle un ensemble de conséquences qui transcendent cette sphère de vie. L’expérience de la violence semble s’accompagner d’une perte de sens de la valeur accordée au travail et aux normes de relations impliquées (Méda, 2010). Par la perméabilité des sphères de vie, elle devient une « compagne » de la vie des victimes, sur laquelle il faut étudier les conséquences.
V. Stratégies, recours et conséquences
61Après le recueil des violences vécues dans les douze derniers mois précédant l’enquête, les réactions des victimes ainsi que les conséquences des agissements sur elles ont été investiguées. Toutes les personnes ne sont pas interrogées, mais seulement celles qui ont déclaré soit un seul type de fait, éventuellement subi une fois mais jugé très grave, voire assez grave (en cas d’agression physique ou de violence sexuelle avec contact), soit plusieurs types de faits subis. Plus de 80 % des personnes qui apportent des explications détaillées ont vécu des violences multiples. C’est pourquoi il leur était demandé d’indiquer le fait considéré comme « le plus marquant » afin de savoir quel fait était évoqué. Ce sont 39 % des femmes et 33 % des hommes ayant déclaré des violences qui sont questionnés sur les conséquences et démarches entreprises, soit 463 hommes et 799 femmes. Ainsi près de 6,5 % des personnes interrogées dans le module travail répondent à l’ensemble du module.
Tableau 7. Types de violences déclarées au travail en fonction du sexe et du profil socioprofessionnel pour celles ou ceux ayant déclaré au moins un fait durant les douze derniers mois (%)

1. Conséquences des faits de violence sur leurs victimes
62Les violences les plus nombreuses investiguées dans la dernière partie du questionnaire portant sur les conséquences (professionnelles ou personnelles) et les recours entrepris sont logiquement les violences psychologiques et les atteintes au travail, puisque ce sont les faits de violences le plus couramment révélés (tableau 8). Cependant tous les types de violences, quel que soit le sexe de la personne qui les subit, restent représentés dans l’exploration des conséquences, même les plus rares, c’est-à-dire les violences physiques et les violences sexuelles. Femmes et hommes retiennent les violences physiques : subies pour une large majorité d’entre eux (61 %) dans le cadre de l’exercice habituel de leur métier, elles n’en apparaissent pas moins comme marquantes. Les femmes sélectionnent davantage les violences sexuelles, contrairement aux hommes. Pour eux, la violence physique, classique tribut à la virilité, semble être intolérable sur le lieu de travail, quand bien même la profession les y expose (forces de l’ordre, militaires…). En revanche, comment expliquer que les hommes tout à la fois déclarent des violences sexuelles, mais ne les retiennent pas comme faits marquants ? Cette déconsidération tient-elle au fait que ces violences sexuelles sont commises en majorité par des femmes, de surcroît collègues, et donc qu’elles apparaissent comme moins à risques ? Les agissements sexuels seraient dicibles pour les hommes mais considérés comme peu notables et sans conséquences graves ?
Tableau 8. Nombre de faits de violences déclarés dans le module travail et nombre de faits de violence investigués dans le sous-module « conséquences », par type de violences, en fonction du sexe de la victime durant les douze derniers mois

63En moyenne, les personnes interrogées sur les conséquences des faits de violences subissent 2,7 faits sans différence significative entre les sexes (contre 1,4 pour les victimes qui ne le sont pas). Pour une majorité d’entre elles (53,5 %, sans distinction significative de sexe), tous les faits, ou certains, sont en rapport les uns avec les autres et forment en quelque sorte un ensemble.
64Pour 46 %, ces violences sont récentes et datent des douze derniers mois avec une différence significative entre les hommes et les femmes (respectivement 40 % et 51 %). Mais pour la majorité des victimes (54 %), les faits ont commencé avant les douze derniers mois. Peu importe le sexe, les violences semblent alors s’installer dans le temps : dans 80,5 % des cas, l’ancienneté varie entre deux et cinq ans. Etant donné le nombre de faits et la durée, il s’agit donc bien de situations de contraintes et de violences, voire de violences systémiques, même si on peut faire l’hypothèse que les faits sont discontinus, ou en cas de violences physiques, de violences récurrentes dans l’exercice de la profession. En effet, la sphère professionnelle facilite la réitération des agissements par la subordination qu’induisent le contrat de travail, la proximité des personnes, renforcée par la difficulté, voire l’impossibilité de muter ou de changer d’emploi (difficulté de mobilité interne, peur du chômage, statut de fonctionnariat).
65Outre le nombre, le continuum et l’ancienneté des faits, un quatrième élément est inquiétant : les agissements n’ont cessé que pour 47 % des victimes, de surcroît parce qu’un pourcentage non négligeable d’entre elles a quitté l’emploi : c’est le cas de plus de 22 % des femmes victimes et de plus de 14 % des hommes. Pour la majorité donc, les faits se poursuivent ou pourraient recommencer. Ce que subissent les personnes au travail, ce ne sont pas seulement les agissements eux-mêmes, mais la menace de la réitération de ces agissements. On comprend que l’échappatoire pour nombre d’entre elles est d’obtenir une mutation ou de quitter l’emploi, quand cela est possible.
66Une partie des personnes n’identifie pas d’événement déclencheur ou au moins concomitant au commencement des violences. Si pour 5,5 % (3 % des hommes et 7 % des femmes) seulement, c’est uniquement un changement dans leur vie personnelle qui a coïncidé avec le début des violences, en revanche pour presque 42,5 %, il s’agit d’un événement survenu au sein de l’entreprise15 (restructuration du poste : 19,5 %, changement de personnel : 18 %, discussion sur le contrat de travail : 5 %) qui est repéré.
2. Faire face aux violences
67La sphère professionnelle est l’une des sphères où les violences sont les plus dicibles, car il peut exister plus de marges de manœuvre. Les liens auteur/ victime sont porteurs de moins d’affects et d’enjeux au-delà de la sphère professionnelle ; les personnes sont susceptibles de trouver des soutiens, de rompre l’isolement, voire de modifier le rapport de force, au moins dans les organisations d’une certaine taille ; la violence peut davantage être envisagée « inacceptable », comme ne faisant pas partie de la norme du travail et donc être dénoncée. Pour autant, nous l’avons vu, les violences sexuelles peuvent être, même au travail, banalisées, comme inhérentes « à la vie d’une femme ». Une palette de stratégies de résistance peut être identifiée.
68Dans une large majorité des cas, presque 70 %, hommes comme femmes réagissent aux faits de violence pour tenter de les faire cesser en s’adressant aux auteurs. Cependant, « dire non » ne s’avère pas efficace puisque dans plus de 6 situations sur 10, l’auteur continue. Si « dire non » est nécessaire, c’est donc loin d’être suffisant, en raison sans doute de la volonté d’agression de l’auteur et de l’entremêlement de rapports de force. Ce résultat témoigne aussi des limites de l’injonction martelée dans les campagnes de sensibilisation de ne pas se taire pour stopper la violence. Les violences subies n’ont pas leur racine dans des défaillances de positionnement de la victime.
69La deuxième stratégie consiste à se confier, en ayant recours à un éventail de personnes ressources. La violence au travail n’est pas taboue puisque près de 93 % de celles et ceux qui répondent à la seconde partie du questionnaire « Travail » en ont parlé, mais les hommes en parlent moins que les femmes (respectivement 89 % et 93,5 %). Cette part des femmes est plus importante que dans l’Enveff où 77 % en avaient parlé avant l’enquête avec des différences en fonction de la nature des faits (Jaspard et al., 2003c, p. 141). Là encore peuvent se lire les effets des campagnes de sensibilisation à destination des femmes16.
70La répartition des violences parmi les individus qui se confient ne diffère pas de celle de l’ensemble des victimes avec, tout de même, des taux plus importants dans chaque catégorie, puisque les violences multiples sont ici plus nombreuses. Cependant, il faut noter une surreprésentation des violences physiques. Il n’y a pas de banalisation sociale des atteintes physiques qui, de ce fait, peuvent être envisagées comme graves. Les personnes les révèlent parce qu’elles sont socialement entendues ; l’écoute et l’empathie ne peuvent qu’en être plus élevées. La différence de déclaration des violences sexuelles, quelles qu’elles soient, entre les hommes et les femmes est significative : ce sont des violences genrées.
71Une part des violences reste cachée, ou du moins tue, en lien avec la perception de la gravité. Il s’agit d’une part, des violences les plus déclarées, à savoir les pressions psychologiques et les atteintes au travail et d’autre part, pour les femmes, des violences sexuelles sans contact, tels le harcèlement sexuel ou l’exhibitionnisme. Le silence peut être lié soit au sentiment d’être face à des agissements inhérents au travail, comme les atteintes au travail, et donc « à supporter », soit au sentiment d’impuissance à faire reconnaître des violences invisibles ou banalisées par le corps social, comme les pressions psychologiques ou le harcèlement sexuel.
72Il est frappant de constater le nombre et la diversité des confident·e·s sollicité·e·s : en moyenne 4,3 personnes, sans différences entre les sexes, si ce n’est pour les violences physiques où les femmes déclarent en moyenne 5,1 confidents contre 4,2 pour les hommes (tableau 9). Il existe une corrélation positive entre le nombre moyen de faits déclarés et le nombre moyen de confidents, seulement l’enquête ne permet pas de connaitre la chronologie de la saisine des personnes ressources (ni le sexe du confident). Le nombre important de confidents peut avoir plusieurs explications : certains confidents sont-ils des témoins ? Certains confidents ne se sentent-ils pas en mesure de proposer une solution et orientent-ils vers d’autres personnes ? La victime multiplie-t-elle ses chances de résoudre le problème ?
73Cela posé, 61 personnes (soit 6 % des victimes qui se confient) n’en ont parlé qu’à une seule personne sans différence en fonction du sexe des victimes. Les collègues viennent en tête (16), puis le cercle familial ou amical (14) et le partenaire (13) ; la hiérarchie n’arrive qu’en quatrième position (10). L’on peut comprendre que la saisine d’un avocat reste marginale (1), en raison des coûts qu’elle peut engendrer (milieu professionnel inhabituel, rarement côtoyé, coût financier). En revanche, on peut s’étonner de la rareté de la saisine du syndicat (2), qui n’apparaît donc pas comme un interlocuteur « naturel » (en cas de confident unique ou non d’ailleurs, voir plus bas). Enfin, 5 victimes disent avoir contacté d’autres personnes17.
Tableau 9. Nombre moyen de faits déclarés et de confidents en fonction du sexe des répondant·e·s ayant déclaré au moins un fait grave ou plusieurs faits assez graves durant les douze derniers mois

74Quand plusieurs personnes ont été sollicitées, les collègues arrivent en tête des confidents, pour les hommes comme les femmes, ce qui semble logique, les violences se déroulant sur le lieu de travail et ces derniers constituant à la fois des témoins privilégiés et un soutien moral, mieux à même de comprendre, voire étant susceptibles d’intervenir aux côtés de la personne. Ils et elles sont à la croisée de la sphère privée et la sphère publique du travail. Plus de 8 personnes sur 10 font appel à eux-elles.
75Les deuxième et troisième confidents privilégiés appartiennent à la sphère privée, en mesure d’apporter soutien et conseil : ce sont le cercle familial et amical ainsi que le·la partenaire. Plus de 7 personnes sur 10 se confient dans la sphère privée. D’une manière générale, les femmes se confient plus à la famille et au cercle amical que les hommes qui privilégient leur partenaire.
76La hiérarchie est le quatrième interlocuteur, autant sollicitée par les hommes que par les femmes. Assez logiquement, plus de 6 personnes sur 10 y ont fait appel puisqu’elle dispose du pouvoir disciplinaire et est en mesure de faire cesser les comportements inappropriés ou illégaux. La question se pose quand la hiérarchie est elle-même responsable des contraintes ou violences. Dans ce cas, elle reste un interlocuteur privilégié (parmi les 4 premiers confidents) sauf en cas de violences physiques (moins de 30 % des victimes s’adressent à la hiérarchie) et pour les violences sexuelles chez les femmes où les collègues sont plébiscités.
77Ces 4 premiers confidents relèvent donc des sphères de proximité, que ce soit au travail ou hors travail. Quel que soit le type de violence, il y a toujours plus de personnes qui se confient à eux, que de personnes qui ne se confient pas, sauf pour la hiérarchie quand celle-ci est l’auteur de certains types de violences.
78Les autres confidents sont soit internes à l’organisation, soit des professionnels extérieurs. Cependant, notons que dans la hiérarchisation des confidents, outre la sphère de proximité, ce sont d’abord les acteurs internes qui sont sollicités (syndicat et médecin du travail). Viennent ensuite les intervenants extérieurs : autre médecin, syndicat extérieur, avocat, inspection du travail, service médico-légal et association.
79Parmi ces types de soutien recherchés, deux le sont de manière genrée : d’une part le médecin autre que le médecin du travail, rencontré significativement plus souvent par les femmes (33 %) que les hommes (23 %). D’une manière générale, les femmes consultent plus un médecin généraliste que les hommes (Labarthe, 200418) et il est sans doute plus facile de s’adresser à une autorité médicale à l’extérieur de l’organisation, que l’on connaît et à qui on a déjà confié ses problèmes de santé. Par ailleurs, l’avocat est un confident significativement plus important pour les hommes (moins de 14 %) que pour les femmes (9 %). Là, aussi, il s’agit d’un interlocuteur expert, peu sollicité (tout comme l’inspection du travail ou les associations).
80Reste ce pourcentage de victimes (14,6 %) qui se confie à un « autre » indéterminé. Nous ne pouvons que formuler des hypothèses quant à sa nature. Cela pourrait être la police/gendarmerie car 45,5 % des personnes ayant sélectionné « un autre » confident, ont porté plainte ; un représentant religieux, car plus de 34 % d’entre elles déclarent que la religion est importante voire très importante dans leur vie actuelle ; enfin un·e psychologue parce que 33,5 % d’entre elles déclarent avoir consulté un psychologue au cours des douze derniers mois.
81Ainsi, deux traits principaux ressortent du portrait du confident ou de la confidente (l’enquête ne permet pas de savoir son sexe). Il est multiple et appartient aux sphères de proximité quotidienne et spatiale de l’individu. Il fait partie des pairs au sens professionnel, amical et familial du terme. Il se peut que le confident soit d’abord choisi pour son empathie et son soutien, plus que pour son aide effective. Ensuite, ces premiers confidents peuvent inciter la victime à nouer d’autres liens avec des personnes ayant un rôle d’expert ou pouvant influer sur la violence subie. En outre, plus la victime déclare de faits, plus son nombre de confidents augmente. En dehors de la gravité, c’est la multiplicité des faits qui pousse à la confidence.
82Pour les agissements ayant débuté avant l’année écoulée, le temps de « latence » entre le début des faits et sa déclaration est inconnu. En revanche, pour les agissements récents, seulement 7 % des victimes se sont tues (donc un pourcentage proche de l’ensemble des victimes) et celles qui se sont livrées, l’ont fait en moyenne auprès de 4,1 personnes. Pour plus de 16 % des personnes qui se sont confiées, le ou les faits se poursui(ven) t actuellement.
3. Répercussions professionnelles et personnelles sur les victimes
83Deux types de répercussions ont été envisagés, celles d’ordre professionnel et celles d’ordre personnel (tableau 10).
84Les répercussions professionnelles peuvent être tout d’abord celles préjudiciables pour la victime concernant son emploi. Effectivement 17,5 % des victimes ont quitté leur emploi, raison pour laquelle elles ne subissent plus les violences déclarées. Plus précisément, la perte d’emploi peut avoir lieu par démission, licenciement ou non-renouvellement de contrat. La victime, en particulier quand elle appartient à l’une des trois fonctions publiques ou exerce dans un grand groupe peut également « être déplacée », c’est le cas de près de 16 % d’entre elles. Cette mutation, qu’elle soit forcée ou à la demande de l’intéressé·e, peut apparaître comme une stigmatisation, et une sanction déguisée. La divulgation des violences n’est donc pas sans risque. Enfin 5,5 % des victimes sont déclarées inaptes par la médecine du travail. C’est donc près de 3 personnes sur 10 qui subissent des répercussions professionnelles graves, en sachant que 15 % signalent « d’autres conséquences sur l’emploi » avec une différence entre les hommes et les femmes (respectivement 19 % et 12,5 %). On peut penser que les relations avec le collectif de travail ou le public ont été affectées ou que les conditions de travail ont pu être altérées.
85À côté de ces répercussions préjudiciables sont mentionnées – et ce sont les plus nombreuses – les mesures de protection prises par les victimes elles-mêmes : 43 % d’entre elles le signalent, les femmes plus que les hommes (48 % contre 36,5 %). Dans une moindre mesure – il faut d’ailleurs qu’il soit saisi – l’employeur met en place aussi des mesures, pour 21,5 % des victimes, sans différence entre les femmes et les hommes. Le questionnaire ne permet pas de savoir quelles sont ces mesures et si elles sont transitoires ou conservatoires, en attendant par exemple la fin d’une enquête. Il s’agit vraisemblablement de faire en sorte que la victime ne croise pas son agresseur et ne soit pas seule avec lui, en modifiant par exemple les horaires de travail ou le lieu de travail (changement de bureau), en prenant d’autres dispositions pour ses déplacements.
Tableau 10. Répercussions, professionnelles et personnelles, en fonction du sexe de la victime pour ceux ayant déclaré au moins un fait grave ou plusieurs faits assez graves durant les douze derniers mois (%)

86Enfin, autant de femmes que d’hommes notent des résultats positifs suite à leur démarche. Concernant près de 13 % des victimes, l’auteur ou l’employeur ont été sanctionnés, ce dernier de manière très marginale. Mais dans 6,5 % des cas seulement, la victime a obtenu réparation. Pour autant, on ne sait pas la nature de cette réparation, si elle est symbolique ou financière.
87Quant aux répercussions d’ordre personnel ou privé, elles ont été bien décrites, grâce aux nombreux témoignages recueillis dans les associations ou par les médecins lors des consultations. Il est à noter que ces répercussions, en termes de sentiments ou d’émotions, de santé ou de relations sociales, ne sont pas ressenties de manière identique, selon les ressources, situations et expériences antérieures individuelles. Cela va à l’encontre de l’idée reçue d’un « profil de victime » et de conséquences stéréotypées ou homogènes sur les personnes.
88Le sentiment de honte, souvent associé aux violences (cf. le slogan « la honte doit changer de camp »), est loin d’être unanimement partagé : il est déclaré par un peu plus de 15,5 %, et davantage par les femmes que par les hommes. En revanche, c’est la colère qui domine et qui fait davantage l’unanimité. La colère fait écho à la volonté de changer les choses – sentiment contredisant la victimisation qu’induirait de facto la dénonciation des violences –, et elle est revendiquée par presque 8 personnes sur 10, et là encore plus par les femmes que les hommes. Ces deux sentiments expliquent pourquoi les victimes ne se taisent pas, s’opposent à l’auteur et agissent. Derrière ce ressenti se profile le sentiment d’être dans son « bon droit » et de l’injustice des violences subies sur le lieu du travail.
89Les effets des violences dépassent le cadre professionnel et pèsent sur les relations sociales, qu’il s’agisse des relations amicales et surtout familiales (28,3 % des femmes, 22,3 % des hommes), les problèmes rencontrés au travail interférant dans la vie courante, entraînant un sentiment d’isolement et de solitude, en particulier si l’on ne s’est pas confié ou si l’on n’a pas reçu de soutien (22,1 % des femmes contre 16,5 % des hommes). Les sphères de vie sont loin d’être étanches et les interactions entre elles sont nombreuses et continues.
90Cependant, les effets les plus notables pour les victimes sont ceux sur la santé, plus signalés par les femmes que les hommes : peur d’aller au travail, problèmes de concentration, fatigue ou déprime. La surdéclaration des femmes peut être due à une gravité des faits perçue comme étant plus forte, à une plus grande habitude de prêter attention à sa santé, ou encore à une plus grande acceptabilité sociale de déclarer ses défaillances pour les femmes versus une nécessité viriliste de garder la face devant la difficulté.
91Dans l’enquête Virage, contrairement à l’Enveff, il n’a pas été fait de sélection a priori sur les violences à investiguer en profondeur19. Mais comme la majorité des personnes déclarent des violences multiples, elles avaient à choisir le fait le plus marquant. Le travail de sélection opéré par les répondant·e·s est intéressant à plus d’un titre. Il permet de montrer la diversité des situations de violences au travail, de ne pas les hiérarchiser et d’en montrer la gravité en termes de conséquences. Il permet aussi d’affiner l’échelle de gravité. Virage démontre que les violences au travail, multiples, sont largement révélées au sein du collectif de travail et de la sphère privée. Il restera à analyser plus finement la multi-victimation pour en comprendre l’intrication.
Conclusion
92Ce chapitre propose les premiers éléments d’analyse sur les faits de violences subies au travail durant les douze derniers mois précédents l’enquête, en précisant la nature, la fréquence, la gravité de ces faits, les auteurs ; en examinant les caractéristiques des victimes, en explorant les conséquences. L’étude a été menée en comparant les hommes et les femmes, afin de comprendre les effets du genre.
93La violence au travail, classée ici en 4 catégories (insultes et pressions psychologiques ; atteintes à l’activité professionnelle ; agressions physiques ; violences sexuelles), est importante, comme l’ont révélé d’autres enquêtes sur le travail, et les taux de déclaration ont augmenté depuis Enveff. La violence au travail est souvent plurielle et/ou multiple, davantage déclarée par les femmes, exercée par une diversité d’auteur·e·s, au sein même de l’organisation. Pour autant, elle est souvent perçue comme sans gravité, sauf en ce qui concerne les agressions physiques sur les deux sexes et les violences sexuelles avec contact subies par les femmes. De même que les personnes ne dénoncent pas exactement les mêmes violences selon leur sexe, ni n’ont la même perception de leur gravité, les mis en cause présentent des profils de fonctions et de sexe différents selon la nature de la violence et le sexe de la victime.
94Quant aux victimes, elles sont plus jeunes, plus souvent célibataires ou en charge de familles monoparentales. Elles se considèrent en moins bonne santé et ont des difficultés financières plus marquées. Outre ces caractéristiques personnelles, on note aussi des caractéristiques professionnelles spécifiques : une moindre ancienneté, des CDD, le fonctionnariat, des emplois favorisant les interactions sociales. La violence constitue donc un véritable risque systémique dans la sphère professionnelle en interdépendance avec la vie de famille et la santé.
95L’analyse des conséquences et recours est riche d’enseignements pour les politiques publiques. S’il apparaît nécessaire de consolider les messages sur la tolérance zéro envers la violence, notamment la violence sexuelle, l’effort doit plus particulièrement porter sur la sensibilisation et la formation des acteurs et actrices à même d’agir : la hiérarchie, l’inspection du travail, la médecine du travail, les syndicats. Non seulement ceux-ci sont en retrait, mais les répercussions sur la vie professionnelle de la victime restent trop souvent négatives et les réparations obtenues marginales. Enfin, résultat non des moindres, les personnes qui subissent des violences au travail sont loin d’être passives, en dépit des répercussions sur leur santé et leur sociabilité : non seulement elles parlent, mais elles éprouvent massivement de la colère et une envie de changer les choses. Deux ans après l’enquête Virage, les réactions sur les réseaux sociaux #MeToo et #BalanceTonPorc, dans le sillage de l’affaire Weinstein, ont confirmé non seulement la prise de conscience généralisée, mais la volonté d’en finir avec l’impunité des auteurs de violences.
96Cependant l’approche genrée des violences réclame une démarche transversale. Les relations sociales de travail constituent à ce titre l’un des points d’observation à développer, à étudier pour lui-même et en relation avec d’autres contextes socio-spatiaux, notamment les sphères familiale et conjugale, c’est ce qu’il faudra explorer dans des études approfondies.
Annexes
Annexe 1. Enquêtes comportant des questions sur la violence au travail

Annexe 2. Comparaison des questions sur les violencessexuelles dans les enquêtes
97Nous proposons, à titre d’exemple, de comparer les formulations concernant les violences sexuelles sans contact et avec contact entre 5 enquêtes. Pour autant, la formulation seule ne saurait expliquer les écarts de résultats. Il faut aussi prendre en compte la place de la question dans le déroulé du questionnaire et le mode de passation du questionnaire (face à face et auto administration sous casque versus téléphone). Il faudrait ajouter l’influence du thème général de l’enquête sur les réponses avec des questions plus fournies dans CT et la non-prise en compte par Virage de toutes les contraintes au travail qui peuvent faciliter la remémoration d’autres faits.
98Virage recueille globalement moins de déclarations de victimes que l’enquête CT 2013 dans laquelle 35 % des actifs occupés signalent avoir subi « un comportement hostile » dans le cadre de leur travail au cours des 12 derniers mois (Algava, 2016 ; Algava et Vinck, 2016) ou que dans l’enquête CT 2016 dans laquelle 30 % des salariés déclarent avoir subi au moins un comportement hostile au cours des 12 derniers mois (Beque et al., 2017). Dans CT 2013, parmi les victimes, plus d’1 femme sur 5 indique avoir subi ce comportement à cause de son sexe, contre moins d’1 homme sur 20. Ce sont donc 8 % des femmes et 1 % des hommes qui déclarent avoir subi un comportement sexiste au travail (voir tableau pages suivantes).
Annexe 2. suite

Annexe 3. Les violences déclarées au moins une fois dans la sphère professionnelle. Comparaison Enveff/Virage

Notes de bas de page
1 Pour un historique des principaux outils statistiques français sur les conditions de travail, voir Gollac et Volkoff, 2010.
2 Un collège d’expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux au travail a été constitué en 2008 par l’Insee à la demande du ministre en charge du travail (Nasse et Légeron, 2008). Après un rapport intermédiaire en 2009 présentant une batterie d’indicateurs provisoires disponibles à partir des sources statistiques existantes, il a rendu son rapport final en 2011. Les risques psychosociaux sont définis comme « les risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi, les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental ».
3 La plateforme d’action de Pékin adoptée le 15 septembre 1995, à l’issue de la 4e conférence mondiale sur les femmes, a en particulier invité les gouvernements à promouvoir la recherche et collecter des statistiques sur la prévalence des différentes formes de violence à l’encontre des femmes (Jaspard et al., 2003, p. 13 et sv).
4 Pour un historique des lois sur le harcèlement sexuel, Cromer, 2015.
5 Les violences subies tout au long de la vie sont investiguées dans le module final « Tous contextes, hors famille et proches ».
6 Nous ne détaillerons pas ici le harcèlement sexuel proprement dit.
7 Le taux de l’activité en fonction du sexe dans les tableaux de l’économie française est de 75,5 % chez les hommes de 15 à 64 ans et 67,5 % chez les femmes.
8 Dans la suite du texte, nous utilisons par commodité le terme de « victime » pour désigner la personne qui a déclaré des violences et celui d’« auteur » pour désigner la personne identifiée par la victime comme ayant commis une violence, dans le cadre de l’enquête. Il ne s’agit donc pas d’un usage des termes au sens légal (la personne reconnue comme victime versus la personne reconnue comme auteur).
9 Rappelons que chaque type de violence est déterminé par un nombre différent de questions.
10 Voir en particulier les ouvrages et le site de Marie-France Hirigoyen : https://www.mariefrance-hirigoyen.com/thematique/le-harcelement-moral-au-travail/, notamment Le harcèlement moral dans la vie professionnelle, Syros, 2001 (1re éd.).
11 La catégorie de réponse du questionnaire regroupe les acteurs externes de fournisseur et d’usager. Dans la catégorie « usager » figurent les patients, les clients, les élèves, les parents d’élèves, ce que d’autres enquêtes dénomment « le public ». Dans la suite du texte, nous ne détaillons pas et utilisons par commodité le terme d’usager.
12 On pense ici à la formule de Nicole-Claude Mathieu « quand céder n’est pas consentir » (Mathieu, 1985).
13 Pour un état de la littérature sur les approches cliniques du travail en France depuis les années 1950 et les différentes formes de psychopathologies liées au travail depuis 2000, voir Molinier et Flottes, 2012.
14 Les autres contrats précaires regroupent les contrats d’apprentissage ou de professionnalisation ; les contrats de mise à disposition par une agence d’intérim ; les stages rémunérés en entreprise ; les emplois aidés et les personnes ne déclarant pas de contrat.
15 Il n’est pas possible de savoir à quel niveau et avec quelle proximité se situe la modification de l’organisation du travail.
16 Cf. La campagne du Défenseur des Droits lancée le 6 février 2018 pour inciter les femmes victimes de harcèlement sexuel à faire valoir leurs droits : #UneFemmeSurCinq ; https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/communique-de-presse/2018/02/harcelement-sexuel-au-travail-unefemmesurcinq-le-defenseur-des-droits
17 On peut penser à la police/gendarmerie ; à un religieux ; à un·e psychologue ou psychiatre (qui n’aurait pas été identifié en tant que médecin) ou encore le service des ressources humaines (qui n’aurait pas été considéré comme faisant partie de la hiérarchie).
18 Selon l’enquête, sur les consultations et visites des médecins généralistes libéraux de la Drees (Labarthe, 2004), les consultations et visites des médecins généralistes concernent plus souvent des femmes (55 %), et en très grande majorité des adultes.
19 Dans l’Enveff, il avait été fait le choix de ne pas interroger les victimes d’atteintes et pressions psychologiques sur les conséquences.
Auteurs
Maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Lille, laboratoire Droit et perspectives du droit et chercheure associée à l’Ined. Ses recherches portent sur les représentations du masculin et du féminin, la socialisation genrée et la violence de genre.
Psychologue sociale et du travail, maîtresse de conférences à l’université de Bretagne Occidentale, responsable du département Gestion des entreprises et administrations et rattachée au laboratoire de Psychologie : Cognition, Comportement, Communication au sein du programme « Croyances et représentations sociales ». Ses travaux s’inscrivent dans le cadre de la théorie des représentations sociales et dans l’étude des phénomènes d’interactions sociales dans la sphère de travail. Elle analyse notamment le sens accordé au travail à travers les normes de relations au travail dans lesquelles s’inscrivent la souffrance, la violence et les rapports de genre.
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