Chapitre 6 ■ Parcours conjugaux, violence conjugale et différences de genre
p. 223-259
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Texte intégral
1Le précédent chapitre avait pour objectif d’étudier les faits de violences survenus dans la sphère conjugale, durant les douze mois précédant l’enquête. Il a permis d’analyser les mécanismes sous-jacents à la violence, inscrits dans une relation privée et affective. Il a mis en évidence des caractéristiques individuelles et conjugales associées aux violences, et des différences entre les déclarations masculines et féminines, relevant d’asymétries de genre structurelles et fondatrices des rapports sociaux qui se jouent au sein des relations conjugales. Il a par ailleurs montré que la question des affects et celle de la temporalité sont deux aspects centraux dans la compréhension des violences au sein du couple et de leur différence avec ce qui relève du conflit. Lorsqu’on enregistre des faits très récents pour tous les couples, de tous âges, les enjeux de mémoire ou de sélection sont vraisemblablement peu présents, et correspondent à des réalités différenciées selon le sexe. Les hommes déclarent plus souvent des faits arrivés une fois, qu’ils jugent sans gravité, alors que les femmes rapportent seulement des atteintes répétées et souvent estimées graves. Cependant on inclut alors des relations courtes, et des faits parfois ponctuels, qui ne couvrent pas l’ensemble des situations conjugales vécues par une génération de femmes et d’hommes au cours de leur vie.
2L’analyse des faits de violences au cours de toute la vie est donc fondamentale car elle reconstitue les parcours des personnes et permet de situer de manière plus générale les violences et leur importance au sein de ces parcours. En effet, l’examen des déclarations de faits récents (durant les douze derniers mois avant l’enquête, voir le chapitre 5), ne prend vraiment sens qu’à l’analyse des faits rapportés concernant l’ensemble du parcours conjugal. Ces deux chapitres lus ensemble donnent ainsi à voir les dynamiques des situations de violence2. Nous postulons qu’à l’aune de la vie, la mesure des violences et l’analyse de leurs conséquences rendent compte de la manière dont elles façonnent les parcours conjugaux, tout comme elles en dépendent. Il est ainsi important d’analyser les situations dans une temporalité longue, de restituer la manière dont les faits altèrent les parcours et de mettre au jour les solutions mobilisées. Avec l’augmentation de l’activité professionnelle des femmes et la réduction de leur dépendance économique, le recul du mariage et la généralisation des phases d’union libre qui rendent les séparations moins difficiles, notamment en l’absence d’enfants, l’exigence de qualité dans la relation de couple a pris de l’importance, et la prise de conscience des violences conjugales s’est accrue parmi les personnes victimes et leur entourage, de même que dans l’ensemble de la population. Ainsi, les personnes atteintes dans leur intégrité psychique et physique mettent-elles fin à une relation empreinte de violences plus souvent qu’auparavant. Inversement, l’accumulation des expériences conjugales est associée à la survenue de nouvelles violences.
3Désormais sorties du silence qui entourait la « vie privée », les violences conjugales sont reconnues par les instances internationales comme « un problème de société ». Elles sont d’autant plus lourdes de conséquences qu’elles perdurent tout au long d’une vie de couple ou se reproduisent sur des phases successives de vie conjugale et même après la séparation. La compréhension des processus de développement des violences conjugales sur le long terme nécessite des interrogations de type biographique, longues et détaillées. Dans une enquête statistique faite uniquement de questions fermées, de telles interrogations peuvent devenir rapidement complexes à conduire et humainement délicates lorsqu’elles font remonter trop de souvenirs douloureux, ébranlant l’équilibre psychique ou accentuant une vulnérabilité déjà présente chez la personne interrogée. La biographie conjugale captée lors de l’enquête Virage comporte des informations limitées, à la fois pour des questions de durée d’interrogation (le questionnaire durait en moyenne une heure), d’éthique par rapport aux personnes enquêtées et de robustesse des informations recueillies. En effet, la conjugalité est complexe à interroger et lors des enquêtes rétrospectives, les informations recueillies sur les ex-conjoints sont peu robustes (non-réponse, informations partielles, etc.) sauf à construire une opération scientifique ciblée sur ce thème (Rault et Régnier-Loilier, 2019). En revanche, l’enquête Virage permet le repérage rétrospectif et la description de parcours plus ou moins protégés ou exposés. Une mesure synthétique de la violence conjugale au cours de la vie et une première approche de ses variations en fonction de critères connus pour l’ensemble des personnes enquêtées concernées précéderont l’étude de parcours conjugaux associés à des niveaux de violence différents. Seront étudiés de manière détaillée les parcours des personnes encore en couple et ceux des personnes qui ne sont plus en couple au moment de l’enquête. Les femmes ne vivant plus en couple ont en effet des parcours particulièrement marqués par les violences.
4Par ailleurs, ces parcours seront distingués selon le nombre d’unions car les personnes ayant vécu plusieurs fois en couple sont fortement impactées, témoignant du fait que les femmes ne restent pas en situation de violence mais se séparent des conjoints violents qui ont altéré de manière durable leur conjugalité.
5Enfin, ce chapitre présente des résultats inédits sur les différences liées au genre et sur l’impact des violences dans les trajectoires de vie. En effet, rares sont les dispositifs d’enquête qui permettent d’étudier les violences au sein du couple sur le long terme3. L’asymétrie des situations vécues par les femmes et les hommes, le continuum et les fortes répercussions des violences constatées pour les femmes seulement lors de l’analyse des données concernant le court terme (chapitre 5) s’imposent comme des résultats encore plus marqués dans le temps long de l’histoire conjugale.
I. Les violences au cours de la vie : des faits marquants
6Près de 95 % des femmes et de 93 % des hommes interrogés dans l’enquête Virage ont fait état d’au moins une relation conjugale de plus de quatre mois, actuelle ou passée. Ces personnes ont été interrogées sur les atteintes avant les douze derniers mois par un·e conjoint·e à l’époque des faits. Cependant sont exclues des analyses les personnes dont la dernière relation s’est terminée par le décès du conjoint ou de la conjointe (tableau 1). Il est, d’une part, vraisemblable que les informations collectées auprès des veufs et veuves aillent dans le sens d’une sous-déclaration des atteintes violentes par égard pour la mémoire de ce ou cette défunt·e ; d’autre part, parmi les cas où les violences conjugales déclarées ont un lien étroit avec le décès du ou de la partenaire peuvent figurer les situations de violences physiques les plus sévères qui se sont soldées par un meurtre (Délégation aux victimes, 2019) ; elles sont rares et ont une probabilité infime d’être saisies dans une enquête statistique en population générale.
Tableau 1. Répartition, par sexe et par groupe de générations, des personnes ayant vécu au moins une relation de couple de plus de quatre mois et durée moyenne (en années) écoulée entre le début de la première relation et l’enquête

7Parmi les personnes en couple ou séparées, 39 % des femmes et 32 % des hommes n’ont déclaré qu’une seule relation, donnant à observer des risques d’atteintes conjugales par un unique partenaire. Pour celles et ceux qui ont mentionné plusieurs relations successives, ou, très rarement simultanées, les différentes expériences se succèdent après des déceptions ou des échecs plus ou moins graves, participant à une histoire conjugale globale dans laquelle les séparations peuvent aussi correspondre à un apaisement. Les différentes atteintes déclarées sont alors recueillies sans distinction des auteurs potentiels parmi l’ensemble des conjoint·e·s (encadré 1 et tableau 2). Quelle que soit l’histoire conjugale, pour tous les faits, les déclarations des femmes sont plus fréquentes que celles des hommes, par exemple près de 8 fois plus fréquentes pour les insultes, près de 4 fois plus pour la surveillance des activités, ou l’imposition d’une ambiance menaçante, et 10 fois plus pour les brutalités physiques ou les menaces et tentatives de meurtre ainsi que pour les faits de violence sexuelle. En outre, la répétition des faits, voire leur continuité sur une ou plusieurs périodes, est plus souvent mentionnée par les femmes4. Enfin, les femmes ont, 3 fois plus souvent que les hommes, cité au moins 3 faits différents qui se sont cumulés au cours de l’histoire conjugale (respectivement 40 % des femmes et 14 % des hommes parmi celles et ceux qui ont cité au moins un fait).
Encadré 1. Les faits de violence dans la vie conjugale avant les douze derniers mois
Dans la dernière partie du questionnaire qui concerne la vie avant les douze derniers mois, le module « Vie entière », qui enregistre l’ensemble des violences vécues dans toutes les sphères – sauf la famille et les proches –, est moins détaillé que les modules concernant les douze derniers mois, notamment celui qui est dédié à la relation conjugale. Onze questions (ou 10 pour les personnes n’ayant pas eu d’enfant) résumant les principaux faits de violence (psychologique, physique, sexuelle) sont posées à toutes les personnes interrogées. Ces 11 faits sont introduits par la question : « Au cours de votre vie, AVANT les douze derniers mois, est-ce qu’une personne ou plusieurs… », et sont rappelés dans le tableau 2.
En cas de réponse positive, les personnes devaient préciser le ou les auteurs des faits, permettant d’identifier la sphère de vie correspondante. Ainsi peut-on repérer, pour les 10 451 hommes et 13 476 femmes ayant eu une ou plusieurs relations de couple au cours de leur vie et non-veufs de leur dernière union, les violences perpétrées soit par un·e conjoint·e au moment des faits, soit par un·e ex-conjoint·e au moment des faits, quelle que soit l’ancienneté de ces agissements (voir tableau 2).
Tableau 2. Faits de violence dans la vie conjugale déclarés avant les douze derniers mois par sexe (%)

8Pour traduire ces différents aspects des violences conjugales au cours de la vie, des indicateurs par type de violence (psychologique, physique, sexuelle) tenant compte du nombre de faits de chaque type et de leur fréquence, ainsi qu’un indicateur global résumant les déclarations ont été élaborés (encadré 2).
1. Des atteintes sévères, qui marquent la trajectoire des femmes dans la durée
9Les faits de violences au sein du couple et antérieurs aux douze derniers mois sont nettement plus fréquemment déclarés par les femmes que par les hommes et la différence est plus grande pour les atteintes les plus sévères (tableau 3). Au total, 6,3 % des femmes et 2,2 % des hommes indiquent avoir subi des atteintes plus ou moins répétées de la part d’un·e partenaire depuis le début de leur(s) période(s) de vie en couple et la catégorie « atteintes très sévères » concerne 10 fois plus de femmes que d’hommes (respectivement 2,1 % et 0,2 %). Pour les hommes, les atteintes sévères sont 7 fois moins nombreuses que les atteintes modérées. Pour les femmes au contraire, les atteintes les plus sévères ont presque autant de poids que les atteintes modérées. Par ailleurs, les violences déclarées par ces dernières sont de tout type, donc inscrites dans un continuum d’actes. Lorsqu’elles subissent des violences sexuelles, les atteintes sévères sont 2 fois plus nombreuses que les atteintes modérées, signifiant qu’il s’agit le plus souvent de viols. Niveau élevé, caractère multiforme des violences, et importance des violences sévères caractérisent donc les violences vécues par les femmes, de manière complètement asymétrique à ce que déclarent les hommes.
Encadré 2. La construction de l’indicateur de violence dans la vie conjugale avant les douze derniers mois
Comme pour les douze derniers mois, des indicateurs synthétiques regroupant les faits par type (psychologique, physique et sexuel) et un indicateur global rassemblant toutes les formes de violence déclarées ont été construits. Ils tiennent compte de la fréquence précisée pour chaque fait et des accumulations de faits différents. Mais à la différence du chapitre précédent, la gravité estimée par les répondant·e·s, qui est recueillie globalement après avoir récapitulé l’ensemble des violences déclarées pour chaque sphère au cours de la vie, ne peut pas être intégrée au calcul des indicateurs par type de faits. Elle sert, dans cette partie du questionnaire réservée aux faits anciens, à orienter ou non la personne vers le développement des circonstances, des conséquences et des recours pour les faits considérés comme graves, les faits anodins n’étant pas suivis de conséquences particulières. De ce fait, nous adoptons dans ce chapitre le terme « sévère » et non « grave » pour désigner un niveau élevé de violence.
L’indicateur global se décompose ainsi :
- Pas d’atteinte : pas de violence psychologique ou au plus deux faits pas ou peu répétés (moins de 5 fois) et aucun fait de violence physique ni sexuelle ;
- Atteintes modérées : plusieurs faits de violence psychologique répétés ou non mais pas en continu sur une ou plusieurs période(s), aucune violence physique ni sexuelle ;
- Atteintes fréquentes ou sévères : faits de violence psychologique cumulés, répétés ou en continu, ou violence psychologique moins répétée et au plus 2 faits de violence physique peu répétés – à l’exclusion des tentatives de meurtre – et aucune violence sexuelle, ou violence psychologique moins répétée et violence sexuelle mais aucune violence physique ;
- Atteintes très sévères : toutes situations de violence physique – y compris des tentatives de meurtre –, et/ou toutes situations de violence psychologique, associées à des violences sexuelles.
10Les niveaux des indicateurs sont différents pour le passé conjugal, parfois long de quatre décennies ou davantage5, de ceux pour la dernière année (chapitre 5). Tout d’abord, la population de référence n’est pas la même : les fréquences sur douze mois concernent la majorité des personnes en couple au moment de l’enquête, ou des personnes récemment séparées pour lesquelles les niveaux de violence sont élevés (chapitre 5, III.5). Le présent chapitre concerne l’ensemble des personnes ayant vécu au moins une fois en couple, c’est-à-dire la population en couple et celle récemment séparée ou séparée depuis de longues années : la population de référence est donc plus vaste que pour les douze mois. Ensuite, le nombre plus restreint de questions posées sur le passé peut expliquer mécaniquement une part de la différence. Celle-ci peut aussi tenir à une évolution des modes de vie et des contextes socioculturels : les personnes âgées de plus de 50 ans au moment de l’enquête occupent une part importante de la population étudiée en 20156 et relatent un passé conjugal qui s’est déroulé dans un contexte économique plus favorable que celui des générations postérieures (en termes d’emploi notamment), mais surtout dans une société qui remettait encore assez peu en cause les inégalités de genre et la domination masculine, confrontant les femmes vivant des violences à un réel tabou. Le poids des faits de violence qu’elles rapportent avoir subi avant 40 ans pourrait ainsi être inférieur à celui des violences déclarées par les moins de 40 ans dans l’indicateur calculé pour les douze derniers mois. En outre, la sélection de faits qui seront déclarés, même des années plus tard ou, au contraire, l’oubli ou la minimisation de faits anciens plus anodins et moins graves, participent aussi à cette infériorité de l’indicateur de violences passées. La violence psychologique, notamment, est près de 2 fois moins fréquente pour les hommes et un peu moins fréquente pour les femmes quand les faits remontent à plus d’un an que quand ils se sont produits dans les douze derniers mois (figure 3 du chapitre 5).
Tableau 3. Faits de violence par type et par sexe au cours de la vie conjugale avant les douze derniers mois (%)

11Concernant les violences physiques, les femmes sont 3 fois plus nombreuses à en mentionner pour le passé que pour les douze derniers mois ; cela met en évidence l’importance de mener une analyse sur la longue durée, les faits graves et plus rares étant moins bien repérés par une mesure de court terme. Mais surtout, les hommes ayant déclaré des atteintes ou violences sexuelles pour le passé sont beaucoup moins nombreux que pour la dernière année, alors que les femmes le sont plus de 2 fois plus. Ces violences sexuelles correspondent à des réalités différentes pour les femmes et les hommes. La sexualité des hommes est plus souvent perturbée par la dégradation, voire la rupture envisagée de la relation, alors que pour les femmes les agressions sexuelles conjugales peuvent prendre un caractère quotidien. Des faits de violence sexuelle répertoriés dans les mêmes termes ne rendent pas compte de situations similaires : pour les hommes, il s’agit le plus souvent de faits vite oubliés, pour les femmes d’agressions graves qui altèrent leur intimité de manière durable. Rappelons d’ailleurs que deux tiers des femmes qui ont déclaré des atteintes sexuelles pendant les douze derniers mois ont aussi fait état de désaccords au sujet de la sexualité dans leur couple, contre 5 % des hommes. Nous verrons également plus loin que les conséquences des violences sexuelles subies au sein du couple par les femmes dans le passé sont nombreuses et durables alors que les hommes ne déclarent pas de tels impacts.
12Au final, retenons que l’indicateur sur les douze mois et l’indicateur sur le long terme ne sont pas strictement comparables : ils ne portent pas sur les mêmes populations, et surtout l’indicateur sur douze mois contient proportionnellement plus de faits ponctuels jugés peu graves et l’indicateur sur la vie entière proportionnellement plus de faits ayant marqué le parcours de vie de la personne.
13Par ailleurs, la fréquence croissante des déclarations de faits de violence, surtout de faits graves ou répétés, lorsque l’on remonte le fil des générations féminines (figure 1) peut résulter de leur plus longue vie en couple, effet de durée qui se trouve d’ailleurs en partie masqué par le niveau de rejet plus fort des générations récentes vis-à-vis des atteintes ou violences perpétrées par un·e partenaire (chapitre 5). Notons que les générations 1966-1975 sont, au moment de l’enquête, dans la tranche de vie où se produisent le plus de séparations et de recompositions conjugales (40-49 ans), ce qui peut expliquer une remémoration particulièrement vive de faits de violence récents, alors que leurs aînées auraient un souvenir plus émoussé de cette période. Du côté des hommes, ce sont d’ailleurs les seules générations à se distinguer significativement des autres par un indicateur un peu plus élevé, ce qui pourrait traduire de la violence réactive des conjointes face aux atteintes qu’elles-mêmes subissent ou des conflits plus fréquents en période de séparation (Johnson, 2008).
Figure 1. Faits de violence déclarés au cours de la vie conjugale avant les douze derniers mois, par sexe et génération (%)

Champ : femmes et hommes âgés de 20 à 69 ans, vivant en France métropolitaine, en ménage ordinaire, et ayant eu au moins une relation de couple de plus de quatre mois, la dernière étant en cours ou terminée par une séparation ou un divorce (tableau 1). Lecture : 4,8 % des femmes des générations 1986-1995 ont déclaré des violences conjugales subies avant les douze derniers mois, dont 1,9 % des atteintes modérées, 1,7 % des atteintes répétées ou sévères et 1,1 % des atteintes très sévères.
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
14Cependant, la régression « toutes choses égales par ailleurs » qui suit (tableau 4) montre que certaines caractéristiques de la personne interrogée (comme les violences et les relations familiales dégradées dans l’enfance) présentent un lien statistique plus fort que l’appartenance générationnelle avec le risque d’avoir subi des violences conjugales antérieurement aux douze derniers mois.
2. Des parcours émaillés par la violence dans la vie privée
15Notons que, si le questionnaire Virage enregistre le nombre total de relations de couple des personnes interrogées, les caractéristiques propres à chaque relation (durée, caractéristiques des conjoints, formes de conjugalité : sexe des partenaires, forme juridique, cohabitation…) sont renseignées pour la seule relation en cours, ou à défaut la dernière, à condition qu’elle ait duré plus de quatre mois dans les douze derniers mois écoulés. Les variations de l’indicateur global de violences dans la vie entière sont donc analysées ci-après en fonction de la génération et de la qualité de vie pendant l’enfance, mais aussi de caractéristiques des répondant·e·s à la date de l’entretien : forme de la relation conjugale (actuelle ou dernière), nombre d’enfants, nombre de relations de couple, nombre de partenaires sexuels, catégorie professionnelle et sociale. Une régression logistique est réalisée séparément pour les femmes et pour les hommes afin de mettre au jour des ressorts différents des violences subies (tableau 4).
Tableau 4. Caractéristiques de la personne interrogée et risque d’avoir déclaré des faits de violence avant les douze derniers mois selon le sexe (modèle logit)

16Les violences touchent toute la population, quelle que soit la position sociale. En fait de situation sociale, c’est tout d’abord l’absence d’activité professionnelle (n’avoir jamais eu d’activité durable ou être au chômage de longue durée) qui accroît le risque d’avoir subi des violences conjugales pour les femmes et pour les hommes (tableau 4 et chapitre 5). En second lieu, les femmes retraitées ou sans activité, les employées mais aussi les femmes de la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures » ont plus souvent déclaré des violences passées par rapport aux femmes exerçant une profession intermédiaire. Déjà affirmé de longue date par les associations féministes, et corroborant un résultat statistique majeur de l’Enveff en 2000 (Jaspard et al., 2003c), ce constat d’absence de corrélation systématique entre l’occurrence des violences conjugales et le milieu social est autant valable pour le passé conjugal que pour les douze derniers mois : quelle qu’en soit la durée, c’est l’éviction du marché de l’emploi qui est la plus discriminante. La situation conjugale associée à l’inactivité, à certaines professions ou à des facteurs de vulnérabilité (santé, niveau scolaire, statut migratoire) semble avoir un impact plus grand que la position sociale en elle-même. Les femmes plus présentes à leur domicile ont en moyenne une sociabilité et un réseau plus restreints, et une dépendance économique plus forte. Ces conditions de vie limitent l’opérationnalité des leviers qui permettent de stopper une situation de violence.
17Certains parcours de vie sont surexposés à la violence dans le cadre conjugal et intime. Ainsi, le risque augmente-t-il fortement avec le fait d’avoir vécu des violences ou des relations familiales dégradées pendant l’enfance et l’adolescence7, l’effet étant plus important pour les hommes que pour les femmes (tableau 4). Cependant, le risque s’accroît plus nettement pour les femmes que pour les hommes avec le nombre de partenaires sexuels au cours de la vie, même si l’hypothèse d’une liaison entre ce nombre et les expériences difficiles de la jeunesse peut être avancée. De fait, la multiplicité des expériences sexuelles, jugée très négativement par la société lorsqu’il s’agit des femmes, peut exposer ces dernières à la violence, dans la sphère publique comme dans la sphère privée. Elle peut également traduire une moindre adhésion aux normes de genre, qui rend plus probable une dénonciation des violences vécues. Par ailleurs, l’expérience des violences au sein du couple conduit à des ruptures d’union et donc, augmente mécaniquement le nombre de partenaires.
18En revanche, le risque de déclarer des faits de violences augmente avec le nombre de relations de couple de façon semblable pour les deux sexes.
19En termes de situation conjugale, pour les hommes, le fait d’être en union libre au moment de l’enquête, plutôt que marié, est associé à un risque accru, alors que pour les femmes c’est le fait de ne plus être en couple qui est le plus important, soulignant que les violences passées ont un impact différent selon le sexe : ces dernières sont poussées à se protéger dans une solitude assumée, par la peur et/ou le refus de s’engager dans une nouvelle relation ou parce que les violences post-séparation les impactent dans la durée (voir infra). Cette asymétrie de l’impact des violences amène également à discuter l’interprétation démographique ou sociologique classique sur la moindre remise en couple des femmes après une rupture. Les mères, à qui l’on confie plus souvent la garde des enfants en cas de séparation des parents, se trouvent moins disponibles pour de nouvelles relations de couple ; mais on peut également faire l’hypothèse que le fait d’avoir vécu des situations de violence a un impact non négligeable sur les trajectoires affectives et sexuelles des femmes. Par ailleurs, en cas de violences conjugales, les questions de garde prennent une importance spécifique dans le maintien du lien avec le parent violent, dont il est complexe de s’éloigner, voire de se protéger. La peur exprimée par les femmes est importante dans les situations de violence conjugale, durant la relation ou après la séparation (voir infra et le chapitre 5).
20Certaines situations familiales augmentent le risque de déclarations des violences. Le nombre d’enfants, notamment s’il est supérieur à 3, est un important facteur d’accroissement du risque de violence : augmentation des tensions au sein du couple, liées à la charge économique et psychologique supplémentaire créée par les enfants, ou persistance de conceptions traditionnelles du couple conjugal comme parental ? Pour les femmes, être mères de famille nombreuse peut les obliger à rester avec un conjoint violent, surtout si elles ont dû restreindre une activité professionnelle pour élever les enfants et se trouvent confrontées à un manque de ressources financières. L’analyse concernant les douze derniers mois (chapitre 5) faisait déjà état de la surexposition à la violence de cette situation familiale.
21Même s’il est souvent impossible de distinguer les relations de cause à effet, par exemple entre le nombre de partenaires sexuels et les violences déclarées, les corrélations observées ci-dessus donnent à voir des types de parcours affectifs en étroite relation avec la survenue, ou du moins la déclaration, des violences conjugales, ce qui fait l’objet des analyses qui suivent.
II. Parcours conjugaux et violence : les femmes particulièrement exposées
22Indépendamment de la génération (de la durée potentielle de vie en couple et du contexte social, économique et culturel) et des stigmates créés par les difficultés de la jeunesse, la déclaration a posteriori des faits de violence est liée à différentes caractéristiques des parcours conjugaux. Nous distinguons ici des types de parcours déterminés par le nombre de conjoints et le fait d’être ou de ne plus être en couple au moment de l’enquête, afin d’observer plus finement l’impact des violences conjugales et de fournir des clés de lutte plus efficaces en fonction du profil des victimes. Sont d’abord étudiés les parcours des personnes encore en couple avec leur premier conjoint (1a) puis ceux des personnes en couple mais ayant vécu une ou plusieurs ruptures, sans doute du fait de violences (1b). Enfin sont détaillés les parcours de femmes qui ne sont plus en couple, les plus impactées par les violences, notamment celles qui ont vécu plusieurs fois en couple (section 2).
23Dans la population étudiée des personnes âgées de 20 à 69 ans qui ont déclaré avoir vécu au moins une relation de couple de plus de quatre mois, plus de 4 personnes sur 5 (81,5 % des femmes et 82,5 % des hommes) ont été en couple avant et pendant la dernière année précédant l’enquête, les autres personnes se déclarant sans relation cette année-là (18 % des femmes et 17 % des hommes) ou, assez rarement (0,5 % des deux sexes), en couple depuis moins de douze mois8.
24Dans le groupe des personnes en couple au moment de l’enquête, 5,2 % des femmes et 2,2 % des hommes ont déclaré un ou plusieurs faits de violence avant les douze derniers mois, alors que dans le groupe de ceux qui ne sont plus en couple, cette proportion est plus que doublée pour les femmes (11,3 %) mais peu modifiée pour les hommes (tableau 5). Ce sont notamment les femmes ayant subi le plus de violences (niveau « atteintes très sévères » de l’indicateur global) qui sont près de 4 fois plus nombreuses lorsqu’elles ne sont plus en couple. En outre, l’exposition à la violence est variable selon le nombre de relations conjugales : parmi celles qui ne sont plus en couple, la proportion de femmes déclarant des violences oscille entre 8 % et 12,5 % selon qu’elles ont eu un ou plusieurs conjoints ; pour les hommes, elle oscille entre 2 % et 2,7 %. Les hommes déclarant le moins de violences sont ceux ayant eu une seule conjointe et qui sont encore en couple au moment de l’enquête : seuls 1 % en déclarent, qui sont 4 fois sur 5 constituées d’atteintes modérées.
Tableau 5. Faits de violences conjugales déclarés par situation de conjugalité et par sexe avant les douze derniers mois (%)

1. Les parcours conjugaux en cours : des violences rares aux stratégies d’évitement
a. Continuité de la relation conjugale et rareté des violences
25Si l’on examine plus particulièrement les personnes en couple au moment de l’enquête, 41 % des femmes et 34 % des hommes ont mentionné une seule relation de couple qui a commencé avant, voire longtemps avant, la dernière année. Pour ces personnes au parcours conjugal le plus stable, seuls 2,2 % de ces femmes et 1,0 % de ces hommes ont déclaré des faits de violence pour le passé, soit plus de deux fois moins que l’ensemble des personnes en couple au moment de l’enquête (tableau 5).
26Le profil de ces femmes et ces hommes est décrit dans la colonne « un·e seul·e conjoint·e » du tableau 6 (pages suivantes). Concernant les douze derniers mois, ils ont aussi rapporté moins d’atteintes ou de violences que l’ensemble des personnes en couple au moment de l’enquête, respectivement 3,6 % contre 5,3 % pour les femmes et 2,8 % contre 3,7 % pour les hommes (figure 3 du chapitre 5).
27Ces personnes habitent le plus souvent dans un même logement (plus de 98 %) et sont un peu plus âgées que l’ensemble des personnes de 20 à 69 ans vivant en couple en ménage ordinaire en France métropolitaine : 32 % des femmes et 27 % des hommes ont moins de 40 ans, contre respectivement 35 % et 31 %9. La majorité d’entre eux ont un faible écart d’âge avec leur partenaire, l’homme étant le plus âgé, rarement l’inverse.
28Les deux tiers de ces relations conjugales continues durent depuis vingt ans ou plus. Parmi l’ensemble, 80 % des femmes et 50 % des hommes déclarent avoir eu au plus deux partenaires sexuels (le « deuxième » partenaire a pu être présent avant ou pendant la relation de couple considérée comme unique). Plus de 8 couples sur 10 sont mariés et plus de 6 sur 10 ont 2 ou 3 enfants, ce qui correspond à la situation majoritaire en France.
29Ces parcours conjugaux correspondent à des couples plutôt stables, qui connaissent peu de violences conjugales sur le long terme. Les personnes ont massivement considéré que les faits déclarés étaient sans gravité et n’ont donc pas été interrogées sur les circonstances précises et les conséquences immédiates ou durables de ces faits sur leur état de santé et leur vie en général. Seules 1,1 % des femmes (34 femmes)10 ont dit avoir subi au moins un fait « assez grave, grave ou très grave » et ont dû préciser quel était le plus marquant si elles en avaient déclaré plusieurs (encadré 2). Parmi ces faits jugés graves ou les plus marquants, 5 sur 10 sont des critiques, humiliations, insultes ou actes de contrôle, 3 sur 10 sont constitutifs de la violence physique, voire des menaces et tentatives de meurtre, et 2 sur 10 relèvent des atteintes et agressions sexuelles. Dans tous les cas, les principales répercussions ont été des sentiments de peur, de colère, de tristesse ou de déprime qui souvent perdurent au moment de l’enquête. Presque toutes les femmes mentionnent une perturbation durable de leur sexualité.
30Elles ont souvent parlé de ces faits, principalement à des membres de leur famille et à des amis. Les violences physiques ont, dans près d’un cas sur deux, amené les victimes à consulter un médecin qui a délivré un certificat médical, à dénoncer les faits à la police ou à la gendarmerie, voire à porter plainte, mais aucune condamnation de l’auteur ne s’en est suivie. La circulation de la parole si elle est importante, peine à dépasser le cercle privé. Même en cas de démarches, les conjoints violents sont rarement condamnés.
Tableau 6. Profil des enquêté·e·s en couple depuis plus d’un an au moment de l’enquête selon le nombre d’unions (%)


b. Mobilité conjugale et violences déclarées par les personnes en couple
31Les parcours avec mobilité conjugale concernent 6 femmes sur 10 et 2 hommes sur 3 parmi celles et ceux qui sont en couple au moment de l’enquête. Comparativement aux parcours stables, ils apparaissent plus empreints de violences : 7,2 % des femmes et 2,8 % des hommes ont déclaré des faits commis par un ou plusieurs partenaires dans le passé (tableau 5, colonne 3), de même que 6,6 % des unes et 4,2 % des autres ont rapporté des faits perpétrés par leur conjoint·e actuel·le dans les douze derniers mois (tableau 6). Pourtant, ces femmes et ces hommes sont nettement plus jeunes que celles et ceux qui poursuivent une unique relation (respectivement 44 % et 38 % de moins de 40 ans), et leur expérience totale de vie conjugale est moins longue puisque leur première relation remonte à 20 ans ou plus dans 36 % des cas seulement, dont il faudrait soustraire les périodes de célibat (données non disponibles dans Virage) pour estimer leur réelle durée de vie en couple. On perçoit ici l’accroissement au fil des générations de la propension à prendre conscience de l’inacceptabilité des atteintes conjugales ou à mettre fin aux relations insatisfaisantes, même exemptes de violences, particulièrement chez les femmes. Les ruptures qui émaillent ces parcours peuvent ainsi parfois être considérées comme des stratégies d’évitement de la violence, effective, ou ressentie comme possible dans un avenir proche.
32Ces personnes ont nettement plus fréquemment vécu des violences ou des relations familiales dégradées dans leur jeunesse que celles dont le parcours conjugal est unique (respectivement 24 % contre 19 % pour les femmes et 19 % contre 15 % pour les hommes). En lien avec les phases de vie conjugale successives, l’écart d’âges entre conjoints actuels est plus souvent supérieur à 2 ans ; par ailleurs, environ 36 % des femmes et 60 % des hommes déclarent avoir eu au moins 5 partenaires sexuels. Un peu plus de la moitié des couples actuels sont mariés, un tiers vit en union libre. Enfin 45 % des femmes et des hommes ont au plus un enfant.
33La mobilité conjugale et les violences entretiennent une relation à double sens : s’il est évident que nombre de personnes ont interrompu une ou plusieurs de leurs relations de couple suite à des atteintes subies, il apparaît aussi, notamment à travers les analyses menées pour la dernière année, que la multiplicité des phases de vie conjugale induit une augmentation de la probabilité de subir des atteintes.
34Non seulement les femmes déclarent plus de faits de violences au cours de leurs expériences conjugales mais elles les estiment plus graves et en ressentent plus d’impacts sur leur parcours de vie, souvent jusqu’au moment de l’enquête. En effet, parmi l’ensemble de ces personnes en couple au moment de l’enquête après une ou plusieurs autre(s) relation(s), 61 % des femmes et 36 % des hommes jugent le seul fait ou au moins un des faits déclarés « assez grave », « grave » ou « très grave » (soit pour le total de ce parcours, 4,4 % des premières et 1 % des seconds11). Pour plus de la moitié des femmes, le fait grave ou le plus marquant relève de la violence physique (44 %), dont menaces et tentatives de meurtre, ou d’atteintes et agressions sexuelles (12 %) ; et pour 44 %, il s’agit de critiques, humiliations, insultes, actes de contrôle ou encore d’actes liés aux enfants (brutalités sur eux, séparation ou menace de séparation).
35De manière générale, la fréquence des répercussions mentionnées ne varie pas sensiblement selon le type de faits graves – psychologique, physique ou sexuel – retenus. Les sentiments de peur ou d’angoisse et les perturbations de leur sexualité sont cités par plus d’1 femme sur 2 et moins d’1 homme sur 4. Plus de 8 personnes sur 10 ont éprouvé de la colère, mais la colère est durable pour les femmes tandis qu’elle est ponctuelle pour les hommes. En outre, près d’un tiers des femmes et un quart des hommes déclarent avoir connu des difficultés économiques graves et des perturbations dans leur travail ou leurs études ; un peu moins nombreux sont celles et ceux qui sont allés habiter dans une autre commune, mais ces situations se prolongent plus souvent jusqu’à la date de l’enquête pour les femmes que pour les hommes (figures 2a et 2b et annexe 2).
Figure 2. Répercussions, dont à long terme, du fait grave ou le plus marquant de violence conjugale avant les douze derniers mois, pour les femmes et les hommes en couple au moment de l’enquête après au moins une séparation (%)
2a. Répercussions immédiates et à long terme
2b. Répercussions à long terme

Champ : femmes et hommes âgés de 20 à 69 ans, vivant en France métropolitaine, en ménage ordinaire, ayant vécu plusieurs expériences conjugales, en couple au moment de l’enquête, et ayant jugé au moins un des faits déclarés « assez grave, grave ou très grave » (301 femmes et 69 hommes).
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
Les éléments « déclencheurs » des violences ont le plus souvent trait à l’organisation de la relation conjugale et sont genrés : l’emménagement ensemble ou une naissance étant plus souvent mentionnés dans les situations de violence déclarées par les femmes, ce qui implique des répercussions longues pour ces dernières, impactant l’ensemble de la vie familiale et leur maternité. La séparation ou la présence d’un « rival » est plus souvent mentionnée dans les faits déclarés par les hommes (annexe 2, colonnes 2 et 3). 27 % des femmes et 31 % des hommes situent le début du fait le plus marquant au moment où leur couple « était en cours de séparation », respectivement 17 % et 29 % au moment où le ou la partenaire avait « une autre relation », et beaucoup moins au moment où lui-même ou elle-même avait « une autre relation ». 32 % des femmes et 18 % des hommes évoquent le moment où le couple a commencé à vivre dans un même logement. Les changements de situation professionnelle des hommes apparaissent nettement plus déterminants que ceux des femmes, selon les réponses des unes et des autres. Les autres circonstances, telles que le départ des enfants, le décès d’un proche, une maladie ou un accident grave sont très peu citées. Ce sont donc des facteurs internes à la vie de couple qui entrent en jeu, les facteurs plus externes ayant peu d’impact et les dynamiques tout comme les temporalités ne sont pas les mêmes pour les femmes que pour les hommes.
36La plupart des personnes ont parlé de ce fait marquant avant l’enquête (88 % des femmes et 67 % des hommes), principalement à des membres de la famille ou à des amis, mais aussi à des collègues (annexe 2). La moitié des femmes ont consulté un médecin et/ou un service médico-judiciaire ou médico-légal ; il en est résulté un certificat médical dans un cas sur deux et un arrêt de travail dans un cas sur trois. Les hommes ont beaucoup moins consulté mais ils ont, autant que les femmes, été pris en charge par un psychologue ou un psychiatre. Les faits de violence sexuelle déclarés par les femmes ont abouti à des interruptions totales de travail de huit jours ou moins dans un tiers des cas ; cette reconnaissance par les institutions médico-judiciaires témoigne de la gravité de ces situations.
37La moitié des femmes ont quitté leur domicile à la suite du fait grave ou le plus marquant et sont allées chez des parents ou amis ou dans un logement indépendant, mais très rarement dans des structures d’accueil ad hoc. La question de l’itinérance résidentielle a déjà été mise en évidence par les personnes sur le terrain et par des travaux à l’étranger, l’itinérance étant considérée comme faisant partie intégrante du continuum des violences, contribuant à vulnérabiliser les femmes sur le long terme. Si les hommes déclarent un sentiment d’isolement, il est souvent de court terme et expliqué par le fait que leur conjointe ne partage plus le même domicile.
38Enfin, parmi les femmes qui ont rapporté le fait à la police ou la gendarmerie (31 %, annexe 2), près des deux tiers ont fait une déclaration à la main courante et/ou déposé une plainte12. Les requêtes auprès du juge aux affaires familiales, déposées par 6 femmes sur 10, concernaient des demandes de divorce ou de séparation de corps ou de jugements sur la résidence, le droit de garde des enfants communs.
39Les conséquences assez lourdes et souvent persistantes, en termes de dégradation de la santé psychologique et somatique notamment (cf. chapitre 12), des faits de violence subis n’empêchent pas ces personnes d’être à nouveau en couple au moment de l’enquête. Est-ce le signe d’une mise à distance des violences différente de celle des personnes ayant durablement interrompu leur parcours conjugal (ces dernières ayant des parcours fortement altérés par les violences comme nous allons le voir) ? Dans tous les cas, les violences ont des conséquences durables, avec des problématiques différenciées entre les femmes à nouveau en couple et celles qui restent à distance de la conjugalité, la question de la peur étant sans doute en partie explicative.
2. Les parcours conjugaux interrompus : des sorties de la violence conjugale ?
40Les hommes qui ne sont plus en couple n’ont pas mentionné avoir subi plus d’atteintes conjugales avant les douze derniers mois par rapport à leurs homologues qui ont une relation au moment de l’enquête (2,2 % dans les deux cas, tableau 5). En revanche, les femmes qui ne sont plus en couple13 ont plus fréquemment subi des atteintes que celles qui poursuivent une relation, même après une ou plusieurs ruptures (11,3 % contre 7,2 %, tableau 5), et la part de celles qui ont enduré des violences sévères est particulièrement élevée (5 % contre 2,2 %, tableau 5). C’est en examinant ces parcours sans relation de couple actuelle (hormis les parcours interrompus par le décès du conjoint qui sont brièvement traités dans l’encadré 4) que nous dresserons les profils de femmes paraissant être sorties de la violence conjugale14. Toutefois, il n’est jamais possible de qualifier ces « sorties de la violence conjugale » de définitives puisqu’une nouvelle relation peut toujours se nouer, même après plusieurs années de vie sans conjoint ou à un âge avancé, qui pourrait les réexposer à des nouvelles violences.
a. Les femmes ayant subi des violences : un groupe aux vulnérabilités multiples
41Les femmes qui ont déclaré des faits de violence avant leur (dernière) séparation (encadré 3) appartiennent davantage aux générations âgées de plus de 50 ans que celles qui en sont indemnes, en particulier parmi celles qui n’ont connu qu’une seule relation de couple (tableau 7). Ces dernières ont été beaucoup plus souvent mariées avec leur unique conjoint lorsqu’elles ont subi des violences. De fait, l’âge des personnes est corrélé avec la durée totale (non calculable) de leurs épisodes de vie conjugale, donc avec le risque d’avoir subi des atteintes ; et le mariage, mode de vie conjugale largement majoritaire dans les générations les plus anciennes, se trouve ainsi lié à une fréquence supérieure de violences. Par ailleurs, les « victimes » ont plus de 2 fois plus souvent connu des violences ou des situations familiales dégradées dans l’enfance ou l’adolescence et sont moins diplômées que les personnes qui n’ont pas déclaré de violences. Vérifiant la corrélation, établie dans nombre de travaux, entre situations difficiles de la jeunesse et précocité dans les étapes du passage à l’âge adulte, les « victimes » sont plus nombreuses à s’être engagées très jeunes dans la vie de couple, surtout si elles ont vécu une seule relation. Qu’elles aient eu une ou plusieurs relations, les « victimes » ont aussi nettement plus souvent eu au moins 2 enfants que celles qui ont été épargnées par les violences conjugales.
42Même si elles exercent ou ont presque toutes exercé une activité professionnelle, les « victimes » ont plus souvent connu des périodes de chômage ou d’inactivité de plus de six mois (la corrélation avec l’inactivité s’observe dans toutes les situations de violence) et appartiennent ou ont appartenu en plus grand nombre aux catégories sociales moins favorisées des employées et des ouvrières. On voit ici se dessiner le portrait de femmes souvent quinquagénaires ou sexagénaires, qui ont fondé une famille « classique » et se sont trouvées en situation de dépendance par rapport à leur(s) conjoint(s). Ayant connu des difficultés dans leur famille d’origine, elles se sont insérées plus tôt dans le monde adulte, avec un moindre potentiel socioéconomique et une moindre capacité de négociation dans leur(s) couple(s). Lorsque les atteintes plus ou moins sévères portées par le conjoint se sont déclenchées, elles n’ont souvent pas eu le choix de rompre et ce n’est que tardivement – à 43 ans en moyenne si elles ont vécu une seule relation et à 41,5 ans si elles en ont vécu plusieurs –, sans doute lorsque les enfants sont moins à charge, et dans un climat conjugal devenu délétère qu’elles se sont séparées et éloignées pour longtemps de toute relation conjugale. L’évolution de la législation a également facilité les séparations, dans un climat de plus grande reconnaissance des situations de violences que lorsqu’elles s’étaient mises en couple.
Encadré 3. Les femmes séparées au moment de l’enquête, données disponibles
Le questionnaire de l’enquête Virage donne peu d’informations sur les caractéristiques des femmes séparées au moment de l’enquête, qu’elles aient vécu une seule relation de plus de quatre mois (26,1 %) ou plusieurs (42,1 % en ont vécu deux ou trois et 31,8 % quatre ou plus). Les caractéristiques du (dernier) conjoint, la durée de la (dernière) relation, qu’elle ait été cohabitante ou non, ne sont pas connues puisque les informations sur le conjoint ou dernier conjoint ont été recueillies pour les personnes en couple à la date de l’enquête ou séparées depuis moins de huit mois. Les caractéristiques des femmes sont donc étudiées en comparant celles qui ont déclaré des faits de violence à celles qui en sont indemnes. Les femmes âgées de moins de 30 ans dont la (dernière) séparation date de moins de deux ans sont éliminées de la comparaison : il serait peu significatif de confronter des parcours interrompus de manière durable à la suite d’une expérience (ou d’une série d’expériences) de violence15 à des parcours de jeunesse, marqués par l’incertitude, celle de vouloir rapidement s’engager dans une relation stable par exemple. Ces parcours s’apparenteraient probablement aux parcours avec mobilité précédemment étudiés s’ils étaient observés quelques mois plus tôt ou plus tard16.
Tableau 7. Caractéristiques des femmes séparées de leur (dernier) conjoint au moment de l’enquête selon qu’elles ont déclaré des faits de violences avant les douze derniers mois (%)

43Ce profil type ne remet pas vraiment en cause la présence peu différenciée de violences conjugales dans tous les milieux sociaux, puisqu’un cinquième des femmes séparées de leur unique conjoint violent et plus d’un tiers de celles qui ont connu plusieurs ruptures appartiennent à d’autres catégories que celles des ouvrières ou des employées. Ces nouvelles données montrent l’hétérogénéité des profils des femmes touchées par les violences.
b. Des femmes réactives, malgré des situations de violences sévères aux conséquences lourdes et durables
44Parmi l’ensemble des femmes qui ne sont plus en couple au moment de l’enquête, 10 % ont déclaré au moins un fait perpétré par un conjoint qu’elles ont jugé « assez grave » ou « très grave » ; elles représentent 88 % de celles qui ont déclaré des violences. Cela conforte l’hypothèse selon laquelle l’interruption de toute relation de couple, liée à l’expérience des violences, s’accompagne d’un rejet de la norme conjugale. La très forte fréquence de faits jugés graves par les victimes qui ne sont plus en couple peut aussi témoigner de la difficulté à contracter une nouvelle union après une expérience des violences plus intense, qui peut se prolonger après la rupture.
45Près d’un tiers des femmes indiquent que le fait le plus marquant a débuté au moment où le couple a commencé à vivre sous le même toit, un peu moins lorsque leur couple « était en cours de séparation », un quart au moment où le conjoint avait « une autre relation », 1 sur 10 lors d’un changement dans la situation professionnelle de son conjoint ou la sienne, mais aussi une sur huit au cours d’une grossesse ou à la naissance d’un enfant (annexe 2, colonne 4).
46Dans 45,4 % des cas, ce fait le plus marquant relève des critiques, humiliations, insultes, actes de contrôle ou encore d’actes liés aux enfants, dans 46,2 % d’une atteinte physique et dans 8,4 % des cas d’une atteinte sexuelle. Parmi les répercussions les plus citées, figurent le sentiment de honte, la colère, la peur ou l’angoisse, ainsi que la tristesse, la déprime, voire une dégradation de la santé (plus de 7, voire 8 femmes sur 10, dont la plupart indiquent que « cela dure encore aujourd’hui »). De 3 à 4 femmes sur 10 ont éprouvé des difficultés économiques graves, des conséquences dans leur travail, ou/et sont allées vivre dans une autre commune. Certaines relations avec des proches se sont distendues pour plus de 4 femmes sur 10, spécialement en cas de violence sexuelle. 6 femmes sur 10 ont ressenti une perturbation durable de leur sexualité et 7 sur 10 ont eu peur et ont encore peur de s’engager dans une nouvelle relation (figure 3 et annexe 2).
Figure 3. Répercussions (toutes durées) du fait grave ou le plus marquant de violence conjugale selon la situation conjugale des femmes au moment de l’enquête, durant la toute la vie (avant les douze derniers mois) (%)

Champ : femmes âgées de 20 à 69 ans, vivant en France métropolitaine, en ménage ordinaire, ayant vécu au moins 2 expériences conjugales de quatre mois ou plus, en couple ou non au moment de l’enquête. Lecture : 80 % des femmes non en couple ont ressenti ou ressentent encore de la honte suite aux faits déclarés contre 40 % des femmes en couple.
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
47Victimes de violence physique, plus de 8 femmes sur 10 ont quitté leur domicile une ou plusieurs fois contre moins d’1 sur 2 dans les autres situations de violence, principalement pour aller chez des parents ou des amis ou dans un logement indépendant. C’est donc encore une fois principalement dans l’entourage, parmi des membres de la sphère privée (non professionnelle, non institutionnelle) que les femmes trouvent des ressources pour s’éloigner, au moins temporairement, du conjoint violent.
c. Des femmes qui mobilisent elles-mêmes des ressources
48Face à l’adversité, le premier recours est de parler à autrui, qu’il ait ou non une qualification pour apporter de l’aide ; 8 femmes sur 10 ont ainsi parlé du fait le plus marquant, principalement à des membres de la famille ou à des amis, plus rarement à des collègues. Mais elles ont aussi parlé à des professionnels de santé : 60 %, ou 80 % en cas de violence physique, ont consulté un médecin, un service médico-judiciaire ou médico-légal ou ont été hospitalisées ; 1 fois sur 2, et plus en cas de violence physique, un certificat médical, un arrêt de travail et/ou une incapacité totale de travail ont été délivrés (annexe 2).
49Seule 1 femme sur 4, un peu plus en cas de violence physique, a fait une déclaration à la main courante et moins d’1 sur 5 a déposé une plainte (annexe 2 et Brown et al., 2019) ; l’envoi de lettres au procureur de la République ou à d’autres magistrats a été peu usité. Celles qui n’ont pas fait de démarches craignaient des épreuves supplémentaires, pensaient que cela n’aurait servi à rien, avaient peur des conséquences pour leurs enfants, pour elles-mêmes ou pour d’autres personnes de la famille, ou ne voulaient pas ébruiter les faits. Dans 6 cas sur 10, il n’y a pas eu de suite pénale, mais en cas de condamnation de l’auteur, une peine de prison, ferme ou avec sursis, pouvait se combiner avec des soins et/ou une amende. Les renvois devant la médiation familiale concernent 1 fait sur 10. Enfin, si très peu de femmes ont sollicité une ordonnance de protection auprès du juge aux affaires familiales (qui est une procédure mise en place de manière récente, voir note de synthèse sur les outils juridiques à la fin du chapitre précédent), plus de la moitié ont déposé une requête, principalement pour statuer sur la résidence et les modalités de garde des enfants, ou pour une demande de divorce. Les jugements (presque toujours prononcés ou en cours) retiennent la faute et le tort du conjoint dans la moitié des cas de divorce, et par ailleurs fixent le plus souvent la résidence des enfants chez la mère.
Encadré 4. Les parcours interrompus par le décès du conjoint
Les personnes dont la dernière relation a été interrompue par le décès du/de la conjoint·e sont âgées de 61 ans en moyenne (90 % des femmes et 92 % des hommes appartiennent aux générations 1946-1965). Le « veuvage » remonte à 8,5 ans en moyenne pour les femmes et à 6,9 ans pour les hommes.
60 % des femmes et 58 % des hommes n’ont vécu qu’une seule relation de plus de quatre mois qui a duré en moyenne 35 ans ou 34 ans respectivement.
Fréquence des violences conjugales avant les 12 derniers mois pour les personnes dont la dernière relation a été interrompue par le décès du/de la conjoint·e

Le caractère involontaire de leur séparation rapproche davantage ces femmes de celles encore en couple au moment de l’enquête que des séparées. Si la différence est non significative pour les hommes, les femmes veuves déclarent 2 fois moins de violences passées que les séparées ou divorcées, notamment si elles ont eu un seul conjoint (tableaux 2 et 3). Cette moindre déclaration ne peut s’expliquer par une durée plus courte d’exposition au risque.
50Si, comme pour les violences dénoncées par des personnes en couple au moment de l’enquête (cf. paragraphe II.1.b), les fréquences de chaque répercussion sont peu différentes selon les types de faits (psychologiques, physiques ou sexuels), il apparaît cependant que le cumul de ces répercussions est plus important lorsque les répondantes parlent d’agressions physiques ou sexuelles. De même, les recours judiciaires mis en œuvre par les victimes, généralement peu fréquents, sont néanmoins plus nombreux concernant ces agressions qui laissent plus de traces physiques, contrairement aux atteintes psychologiques constitutives du délit de harcèlement moral au sein du couple, institué plus récemment (loi du 9 juillet 2010) et qui paraît encore difficile à cerner par les autorités policières et judiciaires (cf. note de synthèse sur les outils juridiques à la fin du chapitre 5).
III. Après les ruptures, des violences aux répercussions durables pour les femmes
51L’enquête Virage recense les faits de violence perpétrés par des personnes avec qui une relation de couple nouée dans le passé était terminée au moment des faits (encadré 1) et que nous qualifierons d’anciens conjoints. Des indicateurs regroupant ces atteintes par type de violence : psychologique, physique ou sexuelle, et un indicateur global ont été construits sur le même schéma que les indicateurs de violence conjugale. Ils concernent ici aussi l’ensemble des faits dont les auteurs peuvent être des personnes différentes dès que les répondant·e·s ont mentionné plusieurs relations passées. Même dans les cas de parcours interrompus après une seule relation de couple, a fortiori lorsqu’il y a eu plusieurs relations, les caractéristiques sociodémographiques des auteurs ne sont pas connues17.
52À parcours conjugal semblable, les femmes ont encore été plus touchées que les hommes par les violences exercées avant les douze derniers mois par d’ancien·ne·s conjoint·e·s, la différence augmentant avec le niveau de violence (tableau 8).
53Par ailleurs, les femmes et les hommes qui n’ont plus de relation de couple ont déclaré plus de violences de la part d’un·e ancien·ne conjoint·e que leurs homologues en couple pendant l’année précédant l’enquête, résultat qui est dans la continuité du surcroît de violences conjugales constaté dans les parcours féminins interrompus. C’est ainsi que 0,7 % des femmes et 0,3 % des hommes encore en couple au moment de l’enquête et 2 % de celles ou 0,3 % de ceux qui ne le sont plus ont cumulé, simultanément ou successivement, des faits de violence perpétrés par des conjoints et des anciens conjoints avant les douze derniers mois. On peut émettre l’hypothèse que le fait d’être en couple protège dans une certaine mesure des agressions des anciens conjoints sans y couper complètement cours (3,8 % en déclarent encore), par exemple pour les personnes qui ne se seraient pas vraiment éloignées géographiquement. Mais il est aussi vraisemblable que les personnes qui ont le plus souffert de violences conjugales ou post-conjugales établissent une distance à la conjugalité tout en tentant de se reconstruire. Par ailleurs, ces résultats mettent en évidence qu’en cas de séparation, les femmes déclarent 2 à 7 fois plus souvent que les hommes un continuum de violences pré et post-séparation(s). Virage ne nous permet pas de reconstituer le détail des biographies conjugales, mais on peut a minima émettre l’hypothèse d’une plus grande exposition dans la durée, y compris après rupture d’une union. La moindre remise en couple des femmes pourrait donc aussi être liée à ces violences post-séparation.
Tableau 8. Fréquence des faits de violence exercés par d’anciens conjoints avant et pendant les douze derniers mois selon le parcours conjugal et le sexe (% pondérés)

54Pour une grande majorité des personnes enquêtées (9 personnes sur 10 en couple, et 8 sur 10 qui n’ont plus de relation), les contacts avec les anciens conjoints ont cessé ou sont devenus sans problème pendant les douze derniers mois (tableau 8, ligne B). Pour celles et ceux qui ont eu des contacts « parfois difficiles » ou « toujours difficiles » avec leurs ancien·ne·s conjoint·e·s, les faits de violence sont rares mais toujours plus nombreux pour les femmes d’une part, lorsque ces personnes ne sont plus en couple d’autre part.
55Les femmes encore en couple pendant les douze derniers mois indiquent 2 fois sur 3 que le fait grave ou le plus marquant perpétré par un ex-conjoint était de l’ordre des critiques, humiliations, insultes, actes de contrôle ou encore actes liés aux enfants, et une fois sur trois une atteinte physique. Parmi les femmes qui ne sont plus en couple pendant les douze derniers mois, 1 sur 8 désigne une violence sexuelle, ce qui signifie que certains anciens conjoints les estiment « accessibles » du fait qu’elles n’ont pas de nouvelle relation conjugale. Dans ces situations, les hommes mentionnent 9 fois sur 10 un fait de nature « psychologique ».
56Que les personnes aient encore une relation conjugale ou non, la première répercussion des atteintes perpétrées par d’ancien·ne·s conjoint·e·s est la colère (figure 4 et annexe 2). Suivent pour les femmes la tristesse, la peur en général ou la peur de s’engager dans une nouvelle relation, et la perturbation de la sexualité (y compris des grossesses consécutives à des rapports forcés). On note peu de différences entre les femmes encore en couple au moment de l’enquête et celles qui ne le sont plus.
Figure 4. Répercussions (toutes durées) du fait grave ou le plus marquant de violences perpétré par un ex-partenaire avant les douze derniers mois, femmes en couple au moment de l’enquête (%)

Champ : femmes âgées de 20 à 69 ans, vivant en France métropolitaine, en ménage ordinaire, en couple au moment de l’enquête, après une ou plusieurs séparations, hors décès du conjoint lors de la dernière. Lecture : suite à des faits de violence perpétrés par un ex-partenaire, 7 femmes sur 10 continuent d’être tristes ou déprimées.
Source : enquête Virage, Ined, 2015.
57Comme pour les douze derniers mois (chapitre 5), les faits déclarés par les hommes ont commencé le plus souvent au moment de la séparation ou quand ils avaient une autre relation. Tandis que les faits déclarés par les femmes ont pu commencer avant la séparation, voire même au moment de l’emménagement sous le même toit (annexe 2).
58Enfin, comme pour les atteintes perpétrées par un·e conjoint·e au moment des faits, les femmes et les hommes ont beaucoup parlé de ces violences à leur entourage. Les femmes ont consulté des professionnels de la santé, elles ont dénoncé les faits à la police ou à la gendarmerie dans des proportions semblables et rapportent des résultats de leurs démarches assez proches.
Conclusion : pour une approche biographique des violences conjugales
59Ce chapitre a pris en compte de manière centrale la dimension temporelle des violences et leurs impacts sur les parcours de vie, démontrant à nouveau en quoi et comment les violences au sein du couple sont genrées. Le continuum dans lequel elles s’inscrivent au long des parcours de vie des femmes (Kelly, 1988, 2019), ne se retrouve pas pour les hommes. Par son ensemble de questions détaillées sur les faits de violence subis dans la vie avant les douze derniers mois, l’enquête Virage a permis d’entreprendre une analyse rétrospective des violences dans la sphère conjugale, depuis le début de la première relation de couple jusqu’à la date de l’enquête, c’est-à-dire sur un temps assez long pour une grande majorité des personnes ayant vécu au moins une relation de couple (tableau 1). De manière générale, les faits déclarés par les femmes sont très significativement plus nombreux, et jugés plus graves que ceux déclarés par les hommes. Une première analyse des variations de l’indicateur global de violence a montré la nécessité de distinguer des parcours de vie conjugale différant par le fait d’être encore en couple ou pas au moment de l’enquête et par le nombre de conjoints. Ces parcours, notamment ceux des femmes, sont associés à des niveaux très inégaux d’atteintes conjugales. Les parcours les moins perturbés sont ceux des personnes ayant connu une seule relation de couple, pérenne au moment de l’enquête, la violence étant une cause de ruptures d’union. Suivent ceux des femmes et des hommes ayant vécu plusieurs relations dont la dernière est en cours à la date de l’observation. Si les parcours masculins interrompus à cette date ne se distinguent pas par un surcroît de déclarations d’atteintes de ceux des hommes encore en couple après une ou des ruptures, les parcours féminins interrompus correspondent à un niveau de violence plus élevé, notamment lorsqu’ils ont été constitués de plusieurs relations. Ces derniers parcours ont permis d’esquisser des schémas de sortie d’exposition, durable sinon définitive, à la violence conjugale. Mais, au vu de ces résultats, on peut se demander si ce sont, logiquement, le nombre et la gravité des faits de violence qui entraînent la séparation des couples, voire des séparations successives, ou si c’est la séparation qui permet une meilleure déclaration des faits endurés, voire, probablement, ces deux éléments conjugués.
60Avec un recul temporel certes inégal selon les générations mais important pour les femmes qui ne sont plus en relation de couple, cette étude a permis d’explorer les conséquences immédiates et à plus long terme des situations de violence et de confirmer, d’une part que les traumatismes psychologiques sont nombreux et souvent durables, les difficultés économiques et professionnelles le sont moins, d’autre part que les recours judiciaires entrepris par les victimes restent limités et souvent sans suite. Cependant, la proportion importante de personnes qui ont parlé du fait le plus marquant à des proches avant l’enquête semble traduire une évolution des rapports aux normes sociales : grâce aux campagnes orchestrées par les associations de lutte contre les violences et le Service des droits des femmes, le silence des victimes aurait nettement reculé et l’écoute augmenté. On peut aussi faire l’hypothèse que le temps écoulé entre les faits et le moment de l’enquête permette une mise en mots et une dénonciation plus franche que lorsqu’on s’intéresse au passé très récent (faits recensés pour les douze derniers mois). Les conséquences des violences conjugales ne se limitent pas à la vie privée mais induisent des fragilités qui peuvent accroître le risque d’atteintes dans d’autres espaces de vie, tout comme les violences vécues dans l’enfance. Malgré toutes ces atteintes, ces fragilités, les femmes sont réactives, font des démarches, parlent, interrompent des grossesses, mettent ainsi en œuvre une forte résistance. Les interlocuteurs sont souvent limités à la sphère privée.
61Les effets délétères des violences vécues pendant l’enfance et dans la sphère conjugale sont notoires (voir le chapitre 12). Il importe donc de prévenir les violences et de les stopper dès le plus jeune âge afin qu’elles n’impactent pas autant les parcours de vie des personnes. Les violences les plus sévères étant très massivement déclarées par les femmes, de manière croissante au fil des âges, il est nécessaire de travailler à la prise en charge et au traitement de ces situations de violence, qui semblent avoir peu baissé depuis l’enquête Enveff, afin de prévenir la répétition et de protéger les victimes.
62La question des répercussions est fondamentale. Les réponses des femmes donnent à voir des situations de fragilisation et d’exposition forte. Elles ressentent le plus souvent de la colère, mais aussi très souvent la peur, la tristesse, des troubles relatifs à leur sexualité, la peur d’une nouvelle vie en couple, la honte etc. Il apparaît de surcroît que le cumul de ces répercussions est plus important lorsque les répondantes parlent d’agressions physiques ou sexuelles. Ces résultats témoignent de la nécessité de développer les dispositifs de prévention, de lutte et de prise en charge des victimes, que ce soit en amont d’une séparation mais aussi en aval. Si la séparation est en elle-même une période où les violences sont exacerbées, les femmes séparées d’un conjoint violent restent exposées aux violences que ces derniers continuent d’exercer.
Annexes
Annexe 1. Construction des indicateurs de violence dans la vie conjugale avant les douze derniers mois

Annexe 2. Conséquences du fait grave ou le plus marquant vécu avant les douze derniers mois selon le statut de l’auteur (conjoint·e ou ex-conjoint·e au moment des faits) et le fait d’être en couple ou non au moment de l’enquête, femmes et hommes ayant vécu une ou plusieurs séparations (%)





Notes de bas de page
1 Avec la collaboration de Maïté Albagly.
2 Les auteures remercient Alice Debauche, Jean-Hugues Déchaux et Mathieu Trachman pour leurs relectures, remarques et conseils concernant les deux chapitres consacrés aux violences dans le couple.
3 Virage n’étant pas une enquête biographique, un certain nombre d’informations concernant les relations successives d’une même personne et les caractéristiques de ses conjoint·e·s ont souvent manqué pour affiner l’analyse des processus de violence. Néanmoins elle permet de contextualiser les violences au long du parcours conjugal des enquêté·e·s.
4 Les violences sexuelles sont déclarées par 0,7 % des femmes et 0,04 % des hommes ; 48 % des femmes indiquent qu’elles se sont reproduites plus de 10 fois alors qu’elles sont rarement répétées pour les hommes.
5 La durée de vie en couple n’est connue que pour les personnes ayant déclaré une seule relation, en cours ou rompue (depuis moins de huit mois) au moment de l’enquête. Ainsi, dans les générations nées entre 1946 et 1965, pour 51 % des femmes et 48 % des hommes toujours en couple avec leur unique conjoint·e, le début de la relation remonte à quarante ans ou plus. Pour une approximation de la durée de vie en couple par l’ancienneté de la première relation de couple, voir le tableau 1.
6 Parmi les personnes âgées de 20 à 69 ans, ayant vécu au moins une relation de couple de plus de quatre mois, les plus de 50 ans représentent 39,7 % des femmes et 39,1 % des hommes.
7 La variable « violences ou relations familiales dégradées » porte sur la période de l’enfance et l’adolescence, jusqu’à l’âge de 18 ans. Elle prend la valeur « oui » si la personne interrogée a déclaré avoir subi des violences, avoir eu un conflit très grave avec son père – ou l’homme qui l’a élevée –, ou avec sa mère – ou la femme qui l’a élevée –, ou avoir constaté de graves tensions ou un climat de violence entre ses parents, ou enfin avoir elle-même reçu des coups ou avoir été témoin de coups portés sur des membres de sa famille ou sur des personnes avec qui elle vivait.
8 Dans ce dernier type de parcours, très peu représenté dans l’enquête, des situations de violence conjugale ont pu être déclarées pour les douze derniers mois et traitées dans le chapitre précédent.
9 Source : Insee, RP2014 exploitation complémentaire, géographie au 1er janvier 2016. Tableau MEN7 - Population des ménages par sexe, âge et mode de cohabitation en 2014 (France entière), calcul des auteures.
10 Seuls 2 hommes, sur les 2 795 interrogés qui appartiennent à ce parcours, ont jugé avoir subi au moins un fait grave.
11 Soit 69 hommes. Pour 10 d’entre eux, il s’agit de violences physiques et pour un seul d’un viol, les autres ayant mentionné des critiques, humiliations, insultes, actes de contrôle.
12 1 homme sur 6 est allé à la police ou à la gendarmerie mais la fréquence des suites n’est pas significative.
13 Depuis plus de huit mois à la date de l’enquête, de sorte qu’elles n’ont pas vécu au moins quatre mois de relation conjugale pendant les douze derniers mois.
14 En effet, le moment de la (dernière) séparation remonte à six ans ou plus pour la moitié de celles qui ont déclaré des atteintes passées contre trois ans ou plus pour la moitié de celles qui n’en ont pas déclaré ; les durées moyennes depuis la dernière séparation sont respectivement de 8,6 ans et 6,5 ans.
15 Soit depuis 11,5 ans en moyenne si la personne a vécu une seule relation, ou depuis 9,2 ans si elle en a vécu plusieurs.
16 Parmi les 156 femmes ainsi éliminées de l’analyse, seules 3 ont déclaré au moins une atteinte assez grave de la part d’un conjoint au moment des faits.
17 Rappelons que les questions sur les caractéristiques des conjoints n’étaient posées qu’à propos de la dernière relation de plus de quatre mois et à condition qu’elle soit terminée depuis moins de huit mois au moment de l’enquête.
Auteurs
Démographe, enseignante-chercheure émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Idup) et chercheure associée à l’Ined, a travaillé sur l’évolution des comportements démographiques et des rapports de genre dans les sociétés occidentales, en analysant notamment, les enquêtes nationales françaises. Co-initiatrice du développement des recherches quantitatives sur les violences interpersonnelles en France, elle s’est investie depuis 1996 dans l’élaboration des enquêtes Enveff menées en France et dans les DOM-COM. Membre de l’équipe de recherche Virage (France hexagonale et DOM-COM) depuis 2010, elle a particulièrement travaillé sur les aspects méthodologiques de la collecte et du traitement statistique des données et sur les thématiques concernant les violences conjugales.
Démographe et travaille au sein de l’Ined dans l’unité Genre, sexualité et inégalités. Elle est assistante de coordination de l’enquête Virage et a participé à l’exploitation et l’analyse de ses données. Ses travaux ont porté sur les violences au sein de la sphère conjugale et dans le cadre des études. Elle travaille également comme chargée d’études sur l’enquête Virage Outre-mer.
Sociodémographe à l’Ined et au centre Max Weber. Ses recherches portent sur les parcours de vie, les parcours génésiques des femmes et les vulnérabilités. Elle fait partie de l’équipe de conception, de coordination et d’exploitation de l’enquête Violences et rapports de genre. Elle a participé, alors étudiante, à la phase préparatoire de l’enquête Enveff réalisée en 2000. Elle dispose d’une longue expérience dans les enquêtes portant sur l’évolution des situations familiales et des normes sociales relatives à la procréation et la parentalité, analysées dans une perspective de genre. Ses recherches sont menées en collaboration avec des collègues de diverses disciplines de sciences sociales, en France et à l’étranger (notamment Amérique latine).
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