Chapitre 3 ■ Enquêteurs et enquêtrices au quotidien : conditions de travail, interactions et pratiques
p. 127-145
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Texte intégral
1L’enquête Virage a été réalisée par téléphone dans le courant de l’année 2015. L’Ined, ne disposant ni de plateau téléphonique ni d’une équipe nombreuse d’enquêteurs et d’enquêtrices, a confié la collecte des données à un institut d’études privé2 qui s’est chargé du recrutement et du suivi des enquêteurs et des enquêtrices. Leur formation a été essentiellement assurée par l’Ined. La sensibilité de la thématique, la complexité du questionnaire et l’ampleur d’une collecte qui a duré neuf mois ont amené l’équipe Virage à être particulièrement attentive au déroulement des opérations, avec une présence quotidienne sur le plateau téléphonique. Une douzaine de personnes de disciplines différentes (sociologues, démographes, psychologue, juriste), travaillant par binômes, s’est relayée3.
2L’objectif de ce chapitre est de restituer l’expérience issue de cette présence quotidienne afin de rendre compte de certains des aspects du travail d’enquête et de mieux comprendre les conditions de production des données. Il s’agit notamment d’étudier la manière dont les cadres d’interaction entre enquêteurs et personnes enquêtées ont été organisés, réinscrivant l’enquête « dans les rapports sociaux qui la construisent » (Hugrée et Kern, 2008, p. 104). En outre, la thématique socialement sensible de l’enquête, visant à mettre au jour des pratiques de domination à caractère intime, rend plus opportune une telle analyse. Ce retour réflexif permet d’appréhender certains points d’achoppement et les possibilités d’amélioration du processus de collecte auquel les enquêteurs et les enquêtrices ont été partie prenante.
3Le travail des enquêteurs est analysé ici en tant qu’activité professionnelle (Hugrée et Kern, 2008 ; Caveng, 2012). On s’intéresse aux contraintes qui sont celles d’un travail rémunéré impliquant une organisation et des rapports hiérarchiques, mais aussi à celles qui résultent des règles des sondages aléatoires et de la thématique spécifique d’une enquête sur les violences. Un rapide examen des profils sociodémographiques des personnes recrutées et du processus d’apprentissage, à savoir la formation dispensée et les autres instructions reçues, permet de poser un premier cadre. Leur encadrement quotidien a contribué à la construction d’une pratique d’enquête, associant acquisition de la technicité et définition de sa place d’enquêteur ou d’enquêtrice vis-à-vis de la personne enquêtée. Les personnes recrutées étaient à cet effet invitées à s’approprier l’enquête et à partager ses objectifs en s’appuyant sur sa légitimité scientifique et son utilité sociale potentielle, dans leurs échanges avec les personnes enquêtées ; appropriation qui pouvait en revanche impliquer une remise en question de leurs propres représentations des violences.
4L’analyse s’appuie sur les matériaux de coordination du terrain. L’équipe Virage a tenu un journal de liaison pour décrire quotidiennement les écoutes, les interactions et les événements ponctuant la vie du plateau. Le journal, écrit par plusieurs personnes et servant avant tout de moyen de coordination, n’a pas été rempli avec la même assiduité ni dans un style homogène, mais offre néanmoins la trame du déroulement de la collecte, même s’il se focalise en priorité sur les problèmes nécessitant l’intervention de l’équipe. L’analyse se fonde également sur les comptes rendus des réunions et des bilans avec les enquêteurs et les enquêtrices et sur le fichier anonymisé de leurs caractéristiques sociodémographiques (sexe, tranche d’âges, diplôme le plus élevé, expérience dans la passation d’enquêtes dans et hors institut d’études) ; nous n’avons cependant pas réalisé d’entretiens personnels post-collecte, comme cela avait été le cas pour l’enquête Enveff (Jaspard et al., 2003c).
I. Devenir enquêteur et enquêtrice : voies et apprentissages
1. Des jeunes, diplômés et peu expérimentés
5Pour réaliser les 27 000 questionnaires téléphoniques, l’institut d’études chargé de la collecte a employé 107 personnes4, recrutées et formées par sessions successives. Les effectifs dépassant largement son propre vivier, l’institut a fait essentiellement appel à l’antenne locale de Pôle Emploi et, dans une moindre mesure, aux réseaux de connaissances du personnel. Le recours à Pôle Emploi explique qu’environ les trois quarts des effectifs n’avaient jamais travaillé avec cet employeur (tableau 1).
6Les personnes engagées étaient assez peu expérimentées dans la passation de questionnaires requise par l’enquête. Si plus de la moitié d’entre elles possédait plus d’un an d’expérience, un tiers comptait six mois ou moins (tableau 2). En réalité, l’expérience dans la passation de questionnaires était surestimée, ces chiffres étant fondés sur des profils de candidats, certains intégrant la vente de produits par téléphone dans leurs expériences d’enquête.
7Les conditions de l’emploi étaient celles habituellement pratiquées dans les instituts de sondage : rémunération au niveau du Smic versée après service fait, horaires flexibles, nombre limité d’heures de travail à négocier chaque semaine, postes sous contrôle (écoutes en direct, évaluations, etc.). Les contrats des nouveaux personnels couvraient généralement quelques semaines, renouvelés en fonction de l’évolution de la collecte et du volume de numéros de téléphones restant à exploiter. Dès la formation, les enquêteurs et les enquêtrices découvraient de surcroît les difficultés propres à l’enquête Virage : questionnaire long et à thématique « sensible », respect absolu des règles déontologiques et des impératifs d’une enquête à échantillon aléatoire, outil technique complexe…
8Contrairement à l’enquête Enveff qui, enquêtant uniquement auprès des femmes, avait choisi de n’employer que des enquêtrices, Virage a interrogé aussi bien des hommes que des femmes et a embauché des personnes des deux sexes, les enquêtrices restant cependant majoritaires (67 enquêtrices et 40 enquêteurs). Le groupe recruté confirme la jeunesse du personnel dans ce type de métiers, puisque plus de la moitié de l’effectif (60, soit 56 %) était âgée de moins de 35 ans (tableau 3). La composition par âges reste comparable à celle d’une autre enquête à sujet sensible, l’enquête Contexte de la sexualité en France (CSF)5, même si la composition par sexe est inversée, CSF ayant formé 32 hommes et 29 femmes, dont la moitié avait entre 20 et 31 ans (Razafindratsima, 2008, p. 85). Il ne faut cependant pas sous-estimer le poids des personnes plus âgées, un peu moins du quart de l’effectif (24) ayant 45 ans ou plus, dont 9 avaient 55 ans ou plus.
Tableau 1. Ancienneté des enquêteurs et des enquêtrices dans l’institut d’études

Tableau 2. Expérience antérieure des enquêteurs et des enquêtrices

9À l’exception de 12 enquêteurs et enquêtrices, dont 9 âgés de moins de 35 ans et 10 sans aucune ancienneté chez l’employeur, la très grande majorité (89 %) avait au minimum le baccalauréat (tableau 4). Pour un peu plus d’un tiers (40), le diplôme le plus élevé était le Bac, tandis que la moitié environ des enquêteurs et des enquêtrices (54) disposaient d’un Bac + 2 ou davantage. Parmi eux, 20 avaient suivi au préalable une formation en sciences humaines et sociales, appréciable pour aborder le thème de l’enquête.
10Nous ne disposons pas de données permettant de situer l’appartenance socioprofessionnelle des enquêteurs et des enquêtrices. Il semble cependant que les étudiants et les étudiantes aient été moins nombreux que dans le cas de l’enquête sur l’insertion professionnelle des personnes issues du système éducatif, analysée par Cédric Hugrée et Abigail-Laure Kern6.
Tableau 3. Âge des enquêteurs et des enquêtrices

Tableau 4. Diplôme le plus élevé des enquêteurs et des enquêtrices

2. La formation : une opération d’appropriation de l’enquête
11Six sessions de formation ont été organisées en février et mars 2015, chacune formant entre 14 et 20 enquêteurs et enquêtrices, à l’exception d’une session avec 9 personnes. Une septième a été organisée en juin, pour compenser la diminution progressive des effectifs (courante dans ce type d’enquêtes) et prévoir la diminution des présences en raison des congés. Chaque session durait une semaine, incluant les appels d’entraînement (hors échantillon). Une demi-journée était consacrée à la présentation de l’enquête, à la thématique des violences, à la structuration du questionnaire et au rôle de l’enquêteur. La présentation minutieuse du questionnaire et les mises en pratique de son administration occupaient deux journées. Une attention particulière était également accordée à l’autre partie du travail des enquêteurs et des enquêtrices, le « recrutement » des enquêté·es, qui consiste à appeler les personnes, vérifier qu’elles font partie du champ de l’enquête et les persuader d’y participer. La plupart des enquêteurs et des enquêtrices n’avaient jamais travaillé pour un sondage aléatoire, soit parce qu’ils et elles manquaient d’expérience, soit parce que leur expérience provenait d’études utilisant des fichiers commerciaux ou la méthode des quotas. Une journée et demie portait ainsi sur la présentation de ce protocole exigeant, que ce soit au regard de la sélection des personnes, du dispositif informatique qui lui était associé ou de la codification des appels. Cette partie de la formation incluait de nombreuses mises en situation afin de s’exercer à argumenter et à répondre aux questions des personnes contactées.
12Comme il est d’usage à l’Ined, bien plus qu’un dispositif de présentation des tâches et des outils techniques, ces journées constituaient un processus d’appropriation de la méthode, du questionnaire et des enjeux de l’enquête.
13L’explication des règles de la passation, contraignantes mais scientifiquement nécessaires, devait permettre aux enquêteurs et aux enquêtrices de les assimiler pour mieux les respecter (Maurice, 2018, p. 160-162). La sensibilisation aux violences recueillies par les questionnaires et à leurs effets possibles sur les enquêteurs, les enquêtrices et les personnes enquêtées, a constitué un outil central d’appropriation du dispositif. Enfin, la formation a eu pour but de les responsabiliser non seulement dans l’enregistrement des réponses, mais aussi dans la transmission d’informations vers l’équipe de recherche, aidant à mieux comprendre et à améliorer la collecte7.
3. Donner du sens au travail
14Remy Caveng a analysé le travail des « télé-enquêteurs » dans le cadre d’études de marché sur les produits de consommation et observe que la connaissance produite par ces sondages est dotée d’une faible légitimité. Dans ce cas, l’intérêt du travail réside dans la dimension économique (de niveau médiocre d’ailleurs). Pour « enchanter » leur métier, les enquêteurs et les enquêtrices engagent de petites discussions hors cadre avec les répondants sur différents aspects de leur vie (profession, lieu d’habitation ou autre) (Caveng, 2009). Les enquêtes en sciences sociales, comme Virage, entendent au contraire produire des connaissances à forte légitimité sociale, qui peuvent donner du sens au travail, au-delà de son intérêt financier. Leur scientificité, socialement prestigieuse, est doublée d’une utilité sociale potentielle (Giami et al., 1998, p. 82-83). Celle-ci fut à l’origine même de Virage par son thème, considéré comme une question sociale importante, et par ses résultats, qui peuvent être mobilisés à des fins de sensibilisation et de prévention. L’utilité sociale fut l’un des arguments employés pour inciter les personnes à participer. Mais elle était aussi un moyen d’associer les enquêteurs et les enquêtrices à la démarche scientifique et de les amener à respecter les règles de la passation.
15Si les formations ont constitué un moment fort de ce processus d’implication, d’autres dispositifs ont joué un rôle similaire. L’un des dispositifs était le court questionnaire revenant sur les conditions de passation, rempli en fin d’entretien par l’enquêteur ou l’enquêtrice, ou encore les formulaires à compléter pour tout problème rencontré lors des appels (technique, de contact avec le répondant, interrogations sur leur propre interprétation des réponses ou sur le codage, compréhensions particulières des questions par les répondants, etc.). Cela supposait aussi que l’Ined encourage cette implication à travers les multiples échanges informels permis par notre présence quotidienne sur le plateau. Nous étions ainsi en situation de répondre directement à leurs questions et de les informer de l’évolution de la collecte. Dès les premiers débriefings, une grande partie des questions a porté sur ce dernier point : nombre des questionnaires remplis, représentativité des profils des répondants, évolution des refus et des abandons, taux de refus par rapport aux autres enquêtes, etc. Au-delà de leurs inquiétudes sur l’avenir de leur emploi (sachant que, comme dans toutes les enquêtes par téléphone, à l’approche de la fin de la collecte le volume des enquêteurs allait diminuer), ces questions traduisaient leur implication et leurs préoccupations quant à la qualité de leur travail. L’affichage hebdomadaire du nombre des questionnaires remplis était un moyen simple et efficace – et très apprécié – pour répondre à cette demande d’information.
II. Être enquêteur ou enquêtrice : cadres et processus
1. Un double encadrement
16Afin d’accélérer le rythme de collecte des milliers de questionnaires attendus et de diversifier les profils des répondant·e·s, des horaires d’appels élargis ont été adoptés, s’étalant du lundi au vendredi de 10 h 00 à 21 h 00 et le samedi de 10 h 00 à 17 h 00. Lorsqu’un entretien débutait en fin de journée, l’enquêteur ou l’enquêtrice avait pour consigne de poursuivre jusqu’à ce que le questionnaire soit entièrement administré. Il n’était ainsi pas rare de voir la journée de travail se prolonger jusqu’à 22h00, voire au-delà. Comme dans la plupart des enquêtes par téléphone, les enquêteurs et les enquêtrices ne travaillaient pas simultanément, mais selon des plages horaires dont les effectifs évoluaient en fonction des besoins de la collecte. Deux plages (ou « équipes ») étaient définies en semaine (de 10 h 00 à 17 h 00 et de 17 h 00 à 21 h 00) et une seule le samedi, mais les enquêteurs et les enquêtrices pouvaient moduler plus librement leur présence sur le plateau. Depuis la fin des formations jusqu’au début des vacances d’été, en général, entre 60 et 70 personnes travaillaient les jours de semaine, contre une quarantaine le samedi. En semaine, l’équipe du matin occupait une dizaine de personnes, tandis que le soir, un maximum de 45 à 50 enquêteurs et enquêtrices étaient présents. Début août, une soixantaine assurait encore la collecte. Une nouvelle diminution de la taille de l’équipe et une restructuration des présences ont eu lieu en septembre-octobre.
17Les enquêteurs et les enquêtrices ne disposaient pas de leurs propres postes informatiques, également occupés par d’autres enquêteurs lors du changement d’équipe. Le travail se faisait dans une certaine promiscuité, au milieu du bruit des nombreuses conversations, peu atténué par les casques.
18L’équipe enquêtrice était encadrée à la fois par l’institut d’études qui l’employait, et par « nous8 », l’équipe Virage de l’Ined. Au regard des attributions, des relations de travail et de la proximité avec les enquêteurs et les enquêtrices, le personnel de l’institut d’études formait deux groupes d’acteurs.
19D’une part, le personnel des ressources humaines et les responsables du terrain (chefs de projet, personnel de coordination et « chargés du terrain ») remplissaient les fonctions de l’employeur, décidant des embauches, des termes des contrats et de leur renouvellement, compte tenu de l’évolution du terrain et des performances des enquêteurs et des enquêtrices. Les responsables du terrain fixaient en outre le cadre technique et le rythme du travail (accélération ou ralentissement du terrain en fonction de la progression des appels). Entretenant un rapport plus distant avec le quotidien du plateau, ils ne le visitaient que ponctuellement pour vérifier le bon déroulement de la collecte, discuter avec le personnel encadrant, donner des consignes ou suivre quelques entretiens, tandis que les ressources humaines ne s’y rendaient qu’exceptionnellement, notamment au début des embauches. À ce groupe d’acteurs distants, on peut rapprocher les informaticiens. Sans avoir de rapports hiérarchiques avec l’équipe enquêtrice, ils travaillaient à proximité des responsables du terrain, ne visitant le plateau qu’en cas de dysfonctionnements ou pour des vérifications.
20D’autre part, le personnel encadrant était présent en permanence sur le plateau téléphonique (au moins un « superviseur » et 2 « écoutants » ou « écoutantes ») afin de suivre les appels et l’avancement quotidien de la collecte. La première tâche était surtout confiée au personnel écoutant, moins élevé dans la hiérarchie, qui pouvait connecter leurs ordinateurs à l’écran et aux postes téléphoniques utilisés pour la passation, suivant à la fois le codage et la conversation avec l’enquêté·e ; puis, une fois l’entretien terminé, l’écoutant·e procédait, le cas échéant, à une mise au point avec l’enquêteur ou l’enquêtrice. Les superviseurs organisaient de surcroît le déroulement du terrain, programmant le flux des numéros de téléphone, surveillant la prise des rendez-vous et déterminant le planning des présences. Ils assuraient également la liaison avec les responsables du terrain. Le personnel encadrant de l’institut était censé animer les réunions de mise au point régulières avec les enquêteurs et enquêtrices (« débriefings ») – mais l’équipe de l’Ined assura très souvent ce rôle9.
21Pour l’institut d’études, l’Ined était le « client », qualificatif repris au début par l’équipe enquêtrice. Les rapports entre les deux équipes s’inscrivaient dans l’espace de travail. L’équipe de l’Ined était installée dans une salle séparée du plateau téléphonique par des vitres (la « bulle »), matérialisant, malgré tout, une frontière. Les enquêteurs et les enquêtrices appréhendaient mal la division du travail entre l’équipe de l’Ined d’une part, et les encadrants de leur employeur, d’autre part. Notre travail sur le plateau était relativement similaire (écoutes, débriefings individuels et collectifs, contrôle et soutien des enquêteurs) et nous échangions quotidiennement nos observations avec les encadrants de l’institut. De surcroît, si nous ne planifiions pas le travail du personnel enquêteur, il nous arrivait d’intervenir, voire de peser sur leur évaluation. De la même manière, les enquêtrices et les enquêteurs n’arrivaient pas toujours à distinguer si une demande relevait de l’institut ou de l’Ined.
22Ces frontières floues donnaient lieu à certaines tensions entre les deux équipes d’encadrants. Nous avons pu ainsi nous sentir gênées lorsque des écoutants de l’institut venaient assister à nos entretiens individuels avec les enquêteurs et les enquêtrices, percevant cela comme une intrusion et une tentative de contrôle. « J’ai assisté à un débrief mené par l’Ined et personne ne parlait, donc on m’a fait comprendre qu’il ne fallait plus que je vienne », raconte un superviseur pendant le bilan. Le personnel encadrant de l’institut a pu se sentir déclassé par une réduction de ses responsabilités habituelles. Les enquêteurs et les enquêtrices venaient fréquemment nous consulter sur la passation des questionnaires au lieu de s’adresser à leur hiérarchie. Ce déclassement fut inscrit dans l’espace, puisque la « bulle » était auparavant destinée aux encadrants de l’institut, désormais installés à côté de l’équipe enquêtrice. La dimension symbolique de ce rapprochement physique avec le personnel à encadrer était doublée d’une réelle dégradation de leurs conditions de travail (installés dans un espace plus étroit, au milieu du bruit et des mouvements du plateau).
23L’institut d’études et l’Ined n’avaient pas toujours les mêmes priorités. Si la qualité de la collecte était une préoccupation partagée, le premier devait aussi se soucier de la productivité. Ainsi, quand il a fallu diminuer le nombre d’enquêteurs vers la fin de la collecte, l’institut a privilégié le personnel considéré comme plus habile dans le recrutement des enquêtés, même s’il n’était pas nécessairement le plus performant lors de la passation des questionnaires, critère valorisé par l’Ined. A contrario, il affectait parfois des enquêteurs et des enquêtrices à d’autres sondages, jugés prioritaires, ce qui provoquait des protestations de notre part.
2. Contrôler, reconnaître, soutenir
24Les rapports entre l’encadrement et le personnel enquêteur étaient ambivalents. En écoutant les entretiens et en évaluant leur travail, le premier exerçait un contrôle direct sur le second, mais il le soutenait aussi lors d’un entretien difficile, en dispensant conseils et encouragements, et en le défendant parfois face à l’équipe de l’Ined ou à la direction. Notre présence quotidienne sur le plateau nous plaçait dans une position équivalente à celle de l’encadrement de l’institut d’études. Si nous soutenions et encouragions les enquêteurs et les enquêtrices, nous contrôlions et évaluions leur travail, ce qui pouvait se traduire par des rappels à l’ordre de la part de leur hiérarchie, et influer sur leur emploi (avec, pour les situations les plus problématiques, une affectation dans une autre enquête, voire la possibilité d’un non-renouvellement du contrat). Ces deux aspects participaient d’un même processus de normalisation de leur travail, de construction de leur position d’enquêteur et d’enquêtrice, à la fois technique vis-à-vis du questionnaire, et relationnelle, en maintenant la « bonne » distance à l’égard des personnes enquêtées.
25À l’inverse des encadrants en interne, notre travail d’écoute s’effectuait souvent sur l’intégralité d’un entretien et était suivi plus systématiquement par un entretien individuel avec l’enquêteur ou l’enquêtrice qui l’avait mené. Par sa nature, ce suivi était diversement vécu par les enquêteurs et les enquêtrices, notamment au début, les écoutes étant généralement mieux acceptées au fur et à mesure que les pratiques d’enquête étaient maîtrisées. La plupart d’entre eux appréhendaient ce contrôle permanent, craignant de faire une erreur pendant une écoute et d’être mal évalués. Quelques rares personnes nous ont dit s’être senties infantilisées lors des entretiens individuels, considérés comme une distribution de bons et de mauvais points. Au tout début de la collecte, nos interventions à chaud, par exemple pour indiquer le bon codage, alors qu’un entretien était en cours, ont provoqué l’indignation. L’enjeu n’était pas tant notre présence qu’une interruption perceptible par la personne enquêtée. En revanche, ils et elles nous appelaient de leur propre initiative pour leur venir en aide, prenant le temps de s’excuser au préalable auprès de l’enquêté·e. Même si un certain agacement pouvait être exprimé face à ce double encadrement permanent, notre présence semblait être majoritairement appréciée, lorsqu’une aide s’avérait nécessaire pendant une passation, notamment lors d’entretiens difficiles avec la possibilité d’en discuter ensuite. Certains y virent même une forme de reconnaissance de leur travail, et demandèrent à être plus souvent écoutés.
26Les débriefings collectifs offraient l’occasion de revenir en groupe sur les malentendus, les réactions inappropriées ou, à l’inverse, bien maîtrisées, repérées pendant les écoutes de la phase contact, la passation du questionnaire et le codage. Les enquêteurs pouvaient discuter de leurs difficultés, faire part de leurs questions ou partager avec le groupe les solutions envisagées. Ces réunions étaient ainsi un moyen privilégié d’affiner les méthodes de travail à l’aide de cas précis et par la confrontation. Elles permettaient enfin de relativiser la difficulté et la charge émotionnelle des entretiens, revenant sur les situations de violence évoquées et clarifiant le rôle de l’enquêteur. À cet égard, les enquêteurs et les enquêtrices ont pu bénéficier du soutien de deux spécialistes des questions de violence et de l’écoute des personnes qui en sont victimes qui faisaient partie de l’équipe de l’Ined, Maïté Albagly, ancienne directrice de la plate-forme d’écoute nationale destinée aux femmes victimes de violences (3919), et Maria-Eugenia Uriburu, psychologue.
27De surcroît, et conformément au cahier des charges, une psychologue a été recrutée par l’institut d’études pour accompagner l’équipe enquêtrice et le personnel encadrant grâce à des entretiens individuels confidentiels ou sur un espace en ligne sécurisé et confidentiel. Mais l’essentiel de l’accompagnement psychologique consistait en l’organisation de groupes de parole. Une semaine après chaque formation, une réunion, quasi obligatoire, avec les nouveaux enquêteurs et les nouvelles enquêtrices, permettait un premier échange avec la psychologue. Des groupes de parole se réunissaient ensuite sur la base du volontariat, se focalisant sur les difficultés rencontrées lors des passations de questionnaires. À l’instar du recouvrement des responsabilités entre les deux équipes d’encadrement, les spécificités de ces groupes de parole par rapport aux débriefings collectifs n’étaient pas tranchées. Les thèmes abordés ne concernaient pas uniquement les implications psychologiques des faits de violence déclarés, mais s’étendaient à tous les autres types de problèmes rencontrés, y compris les conditions de travail. Cependant, la psychologue, particulièrement attentive à l’expérience personnelle des participants et à l’impact émotionnel des situations d’entretien, mobilisait les outils propres à sa discipline et mettait en avant la confidentialité vis-à-vis de l’employeur. Les débriefings organisés par l’encadrement étaient pour leur part plus techniques, sans pour autant négliger l’état psychologique des participants.
28Les enquêteurs et les enquêtrices ont eu relativement peu recours aux dispositifs individuels. La plateforme sécurisée n’a jamais été utilisée et seulement 14 entretiens individuels ont été menés. Il semble que ces derniers aient plutôt été demandés – en raison aussi des suggestions des encadrants – par des personnes ayant déjà vécu des expériences de violence ou subissant des situations personnelles difficiles. Au-delà des premières réunions de présentation auxquelles ont participé 99 enquêteurs et enquêtrices sur les 107, 20 groupes de parole ont été organisés, avec en moyenne 5 participants. La plupart ne ressentaient pas le besoin de prendre contact avec la psychologue, voire s’en méfiaient. Comme cela arrive dans le cas de dispositifs institutionnels, la psychologue pouvait être perçue comme trop liée à l’employeur. En outre, les enquêteurs préféraient « réagir à chaud » après un entretien difficile, et pas forcément en parler quelques jours après. À cet égard, les personnes présentes quotidiennement sur le plateau, à savoir leurs collègues et les encadrants, ont été sollicitées par bon nombre d’enquêteurs pour « écouter en direct » la passation d’un questionnaire difficile.
29De façon générale, ce dispositif de soutien psychologique s’est avéré utile, malgré ses limites. Au-delà des entretiens individuels, rares mais bénéfiques pour les personnes qui s’y étaient prêtées, les groupes de parole ont constitué un espace supplémentaire de précision du rôle de l’enquêteur, à côté des encadrements professionnels.
3. Enquêter sur les violences
a. Trouver sa place d’enquêteur
30L’enjeu d’une collecte de données de qualité repose sur l’appropriation, de la part des personnes qui passent les questionnaires, d’exigences propres à une enquête scientifique. Ces exigences peuvent paraître contradictoires : présence neutre mais bienveillante, respectueuse du mot à mot mais active ; suivi des consignes mais aussi capacité à argumenter pour recruter les enquêté·e·s et les maintenir jusqu’au bout de ce long questionnaire ; insistance pour obtenir une réponse sans incommoder pour autant la personne enquêtée… Ces cadres étaient explicitement posés pendant les formations. Ce premier apprentissage – « lourd » et « abstrait » selon les dires de certains enquêteurs et enquêtrices – était précisé au fur et à mesure des multiples interventions, circonscrites et contextualisées, en cours de terrain (Maurice, 2018). Les débriefings individuels et collectifs, ainsi que les discussions informelles avec les encadrants et avec leurs collègues, voire les groupes de parole avec la psychologue, ont constitué des espaces d’élaboration des comportements professionnels à adopter. À l’inverse, nous avons dû également adapter, au fur et à mesure de l’avancée de la collecte, le contenu des formations et de nos interventions, en intégrant par exemple les questions des enquêteurs aux formations suivantes ou aux débriefings.
31Comme il était attendu, la confrontation avec les déclarations de violence a été une source de difficulté importante. Les enquêteurs et les enquêtrices remettaient en question l’exigence de neutralité quand le questionnaire réveillait des souvenirs difficiles chez les personnes interrogées, revenant sur la nécessité de faire preuve d’empathie, de « trouver les bons mots » pour les réconforter. Leurs interrogations s’étendaient sur les fondements éthiques de l’enquête, que quelques enquêtés ont pu leur rappeler par ailleurs : quel droit avons-nous de raviver de tels souvenirs ? Jusqu’où peut-on interroger une personne sur sa vie intime, notamment quand les questions heurtent ses valeurs ? Dans quel état laisse-t-on les personnes, une fois le questionnaire achevé ? Comme Sherman Levinson l’a montré dans le cas de l’enquête CSF, ces interrogations signifiaient la recherche de la bonne distance vis-à-vis des enquêtés, opposant consignes techniques d’une part, engagements éthiques et affects personnels d’autre part (Levinson, 2008 ; voir aussi Giami et al., 1998, p. 90-94). Dès lors, l’enjeu a été de leur permettre d’adapter leur posture professionnelle à une enquête où ils étaient chargés de poser des questions sensibles, processus qui s’est fait au fil du temps, dans une interaction en tête à tête ou en groupe. Trouver sa place d’enquêteur et d’enquêtrice signifiait pour les uns, prendre ses distances avec les émotions de la personne enquêtée afin de mieux gérer la situation d’enquête, et pour d’autres, au contraire, abandonner une première conception très stricte de la neutralité, comme cette enquêtrice, embauchée sans avoir une expérience adéquate :
J’ai mis un peu de temps à m’adapter au début. Mes questionnaires se sont mieux passés à partir du moment où j’ai abandonné une stricte neutralité, et que « j’ai fait plus attention au côté humain ». J’ai eu des cas très difficiles de violences, viols, etc. Il était important de trouver les mots-clés pour parler à la personne.
32Comme nous allons le voir plus loin, endosser son rôle professionnel signifiait aussi accepter les raisons d’être de ce rôle, et donc l’intérêt de poser les questions qui pouvaient affecter ou heurter les enquêtés. Cela leur permettait également d’éviter, soit que les situations déclarées ne les déstabilisent psychologiquement ou dans leur vie privée, soit, au contraire, qu’ils et elles ne se sentent « robotisés », la répétition des questions et des faits déclarés pouvant aboutir à une certaine « banalisation » de la violence10. C’est ce positionnement professionnel qui a permis à un enquêteur très expérimenté de déclarer lors du bilan final :
Pour moi, ça s’est bien passé. Je n’ai pas été psychologiquement affecté. Concernant l’empathie, ce n’est pas notre métier, on n’est pas des professionnels de la santé. Je fais des enquêtes depuis longtemps donc ma première préoccupation, c’est si la personne va faire le questionnaire jusqu’au bout, même si j’écoute ce qu’elle dit.
b. La situation d’enquête : un univers de reproduction des jugements sociaux
33Une deuxième source de désarroi pour les enquêteurs et les enquêtrices, liée en partie au thème de l’enquête, était leur exposition à des agressions verbales à caractère sexuel ou raciste. Le mode d’enquête par téléphone, par la distance et l’invisibilité qu’il induit, favorise les comportements verbaux déviants. Sans avoir des indicateurs de comparaison, il nous semble que les thématiques abordées par le questionnaire Virage ont accentué ce phénomène. Les questions sur la sexualité et la remémoration des situations de domination masculine ont pu sexualiser les entretiens, générant des situations de « drague » parfois insistante de certains enquêtés à l’égard des enquêtrices11. Parallèlement, les questions sur les motifs perçus des violences ont parfois été suivies de prises de position racistes, eu égard au contexte du déroulement de la collecte, entamée peu après l’attaque contre Charlie Hebdo. L’impact de ces agressions était durement ressenti par les enquêtrices et les enquêteurs, d’autant plus que la « nette surreprésentation des jeunes filles issues de l’immigration maghrébine et africaine » parmi les enquêteurs et enquêtrices, observée par Hugrée et Kern, se retrouvait pour l’enquête Virage (Hugrée et Kern, 2008, p. 106) :
Beaucoup de personnes racistes au téléphone, notamment avec l’histoire de Charlie Hebdo. La phrase sur le mariage forcé : « Je suis pas arabe, moi ». Je restais neutre mais ça faisait mal. Comme les gens ne savent pas qui il y a derrière le téléphone, ils disent « je n’aime pas les Arabes, je n’aime pas les Noirs », ils parlent négativement de l’Islam. Réflexions de type « je m’appelle pas Mohammed » (enquêtrice musulmane, bilan). Dur à gérer le racisme. Pour moi, ça a été le plus dur, même si on est amenés à vivre ça tous les jours, a pu nous rapporter une autre enquêtrice de confession musulmane lors du bilan.
III. Interactions, pratiques et expériences
1. Les écarts à la règle : conditions, réponses et échecs
34La confrontation aux refus de répondre des personnes contactées était une source d’anxiété majeure pour les enquêteurs et les enquêtrices, résultant de plusieurs contraintes : la précarité de leur emploi, le taux des refus étant un des critères de leur évaluation ; la méthodologie de l’enquête, sachant qu’il leur était fréquemment rappelé l’impératif de la représentativité ; la remise en cause de leurs propres capacités professionnelles, notamment leur capacité d’argumentation ; et, enfin, leur exposition face à l’agressivité de répondants exaspérés par les sollicitations téléphoniques en général, mais aussi par le nombre d’appels et les horaires tardifs prévus par notre protocole. À un moment de pression particulière, certains enquêteurs et enquêtrices ont parfois eu recours à une pratique de contournement : ne pas coder certains refus comme tels et reprogrammer un nouvel appel quelques jours plus tard provoquant ainsi l’exaspération de leurs collègues qui se sont sentis injustement moins bien évalués que les premiers, tout en se trouvant confrontés à la colère des personnes rappelées après avoir exprimé un refus. À l’instar des refus, les enquêteurs et enquêtrices craignaient de ne pas pouvoir arriver au bout du questionnaire, notamment en raison de sa durée, de la répétition des questions sur les faits de violence à travers les modules et de la présence de questions intimes.
35En général, l’équipe enquêtrice pouvait recourir à des pratiques non conformes dans trois types de situation. Premièrement, elles leur servaient à contourner les contraintes du travail, par exemple en interrompant un questionnaire à la fin des horaires de travail au lieu de poursuivre jusqu’à son administration complète. Deuxièmement, elles pouvaient résulter de leur difficulté à trouver leur place d’enquêteur : au début, certains étaient tentés de rire ou de faire preuve de complicité avec l’interviewé, afin de détendre l’atmosphère et faciliter l’adhésion à la situation d’enquête. D’autres accéléraient le débit de la lecture au fur et à mesure des signes d’impatience de la personne répondante, pour avoir le temps de finir avant que celle-ci ne mette fin à l’entretien. Enfin, les pratiques non conformes pouvaient relever d’une bonne maîtrise de la technicité du métier, permettant de s’affranchir, dans certains contextes, de la stricte application des règles au profit d’une adaptation appropriée aux différentes situations. Pendant les écoutes qui suivaient une nouvelle formation, il nous arrivait d’intervenir auprès d’un enquêteur ou d’une enquêtrice cochant une réponse factuelle (comme le nombre d’enfants) sans avoir posé la question, pour comprendre finalement que l’enquêté·e avait déjà fourni cette information auparavant. On peut prendre la mesure d’un tel suivi actif de l’entretien quand l’enquêteur ou l’enquêtrice anticipe la réponse, plaçant le curseur sur la réponse attendue avant même qu’elle ne soit donnée. La volonté de l’équipe de l’Ined de parfaire la technicité des équipes en les impliquant et en donnant des outils qui permettent de s’approprier l’enquête a amené certains à personnaliser les paramètres, avant même d’acquérir une bonne maîtrise de l’enquête, proposant par exemple des arguments inappropriés. On a ainsi entendu une enquêtrice insister sur l’utilité de l’enquête pour le travail de la police, interprétant de manière restreinte l’argumentaire prévu par l’équipe Virage : « Les résultats seront utilisés pour former les professionnels, médecins, travailleurs sociaux, police ». Les pratiques atypiques pouvaient aussi relever de plusieurs ordres de difficultés. Ainsi, si une personne avait des difficultés à poser la question sur le nombre de partenaires actuels, en baissant la voix, ou en étant tenté de la reformuler, c’était parce qu’elle la trouvait elle-même trop intime et anticipait le refus, voire l’interruption de l’entretien12.
36Le travail des encadrants consistait alors à intervenir contre ces pratiques, tout en prenant en compte les raisons pour lesquelles on y avait recours. Une très grande partie de ces interventions a consisté à préciser la place de l’enquêteur. Il s’agissait d’expliquer, par exemple, que faire allusion à sa propre expérience ou se permettre un avis ou un jugement, pouvait influer sur les réponses des enquêtés, ces derniers ayant tendance à se conformer à ce qu’ils imaginent être des attentes de leur interlocuteur. Le travail de précision de la place des enquêteurs passait souvent par des solutions techniques – des « astuces », très demandées –, comme la ponctuation dans la rédaction des longs libellés, permettant aux enquêteurs de les lire intégralement sans lasser l’enquêté, ou la reformulation des phrases introduisant des questions sur la sexualité, afin de les mettre plus à l’aise, craignant qu’elles ne soient source d’abandon du questionnaire. Enfin, les interventions visaient à renforcer leur maîtrise du questionnaire – en fournissant par exemple des précisions sur le codage des cas atypiques – et à poser des limites, comme notamment en luttant contre la tendance à ne pas lire tous les items proposés par le questionnaire si une réponse spontanée était donnée.
37Cependant, la présence et les interventions quotidiennes des encadrants, l’implication, voire l’engagement de l’équipe enquêtrice dans une enquête scientifique sur un sujet sensible et porteur socialement, tout comme leur conscience professionnelle, n’ont pas toujours suffi à normaliser le comportement professionnel des personnes recrutées et à le rendre conforme à ce qui était attendu. Certains enquêteurs et enquêtrices n’ont pas vu leur contrat renouvelé pour cette raison ou ont été affectés à d’autres études de l’institut, moins exigeantes. Ces départs, parfois suite à notre demande, ont été justifiés aussi bien par un manquement aux règles techniques relatives à la passation et au recrutement des répondants, que par leur difficulté à garder une certaine distance vis-à-vis des affects des enquêté·es. Ainsi, certaines enquêtrices, se reconnaissant dans les faits collectés dans le questionnaire, ont eu parfois du mal à administrer le questionnaire de façon neutre, décidant elles-mêmes de ne plus participer à l’enquête, de peur d’être trop affectées par des situations évoquées lors des entretiens.
2. Don et contre-don
38Rémy Caveng interprète la participation aux enquêtes de consommation, faiblement attractives et légitimes, comme un don de l’enquêté à l’enquêteur. Réciproquement, le « rituel des remerciements » permet aux enquêteurs et aux enquêtrices d’exprimer leur gratitude et de réduire leur dette, même si ce contre-don ne supprime pas leur sentiment d’être redevables au répondant (Caveng, 2009, p. 90-91). Cette forme d’échange s’opère aussi dans les enquêtes scientifiques. Dans l’enquête Virage, cela se manifestait d’une part, par de la compassion à l’égard des enquêteurs et des enquêtrices et d’autre part, par le besoin pour ces derniers d’offrir un échange aux répondants. Il semble même que la valeur du don était renforcée dans l’enquête en raison de la durée du questionnaire et de l’impact potentiel de la passation sur l’enquêté·e, confronté·e à des questions, voire à la remémoration de faits intimes, potentiellement difficiles. Réciproquement, si l’utilité scientifique et sociale de l’enquête était un des principaux arguments mobilisés pour convaincre les personnes de répondre au questionnaire, c’est qu’elle constituait en même temps un contre-don offert à la personne enquêtée. En offrant une part de son temps à répondre à l’enquête, la personne enquêtée avait en retour la possibilité de participer à une œuvre socialement utile et d’inscrire son expérience dans l’ensemble des données recueillies. Cette démarche scientifique et sociale est en rupture avec la posture commerciale des incentives, à savoir la gratification monétaire des répondants, pratique habituelle dans d’autres pays et préconisée actuellement en France par certains producteurs d’enquêtes afin de redynamiser un taux de participation qui diminue au fil du temps.
39Les échanges finaux – qui ont lieu entre l’achèvement du questionnaire proprement dit et l’interruption de la conversation téléphonique –, constituent un espace propice au contre-don, la passation elle-même étant régie par le principe de neutralité. Virage a eu recours à quatre dispositifs qui relèvent du contre-don. Après la fin du dernier module, et avant l’administration d’un certain nombre de questions méthodologiques, on demandait à la personne interviewée si elle connaissait les numéros d’aide aux victimes (3919 pour les répondantes femmes, 08VICTIMES pour les hommes13). Ceci permettait à la fois de mesurer leur audience et d’offrir une aide discrète et indirecte aux victimes des violences ou aux personnes qui en connaissaient.
40L’évocation du numéro d’aide était précédée d’une question ouverte, qui recueillait l’avis des enquêté·es sur le questionnaire (deuxième dispositif). Il n’était pas toujours facile d’y répondre, car il fallait synthétiser l’expérience d’une longue passation. Elle était néanmoins très appréciée par les enquêteurs et les enquêtrices parce qu’elle ouvrait un espace d’échanges plus libres à l’enquêté, canalisé – pour ne pas dire entravé – jusqu’ici par un questionnaire composé de questions fermées. Il est symptomatique que la tentative de suppression de cette question peu après le début de la collecte, quand nous avons réalisé qu’elle allongeait considérablement le temps de passation, ait suscité la déception et les protestations des enquêteurs qui se sont sentis dépossédés d’une opportunité d’échanger plus librement. Nous avons donc réintroduit la question, précodifiant les appréciations les plus fréquemment déclarées afin de gagner du temps. Pour mieux comprendre cette dimension d’échange entre don et contre-don, il faudrait prendre en compte l’espace social qui lui donnait sens, à savoir celui du travail. Le don était particulièrement utile à l’enquêteur et à l’enquêtrice en tant que travailleurs dans un emploi dévalorisé, et dont la difficulté dépendait en partie de l’attitude de l’enquêté.
41Le troisième dispositif associé au contre-don est constitué des remerciements qui clôturaient la conversation téléphonique. Relativement concis, et exprimés de la part de l’Ined (« L’Ined vous remercie chaleureusement… »), ces remerciements laissaient les enquêteurs et les enquêtrices insatisfaits. Ils n’hésitaient pas ainsi à modifier la phrase pour personnaliser les remerciements : « L’Ined et moi personnellement nous vous remercions… » se posant ainsi en acteurs et actrices de la collecte, réaffirmant leur place.
42Parallèlement, certains enquêtés et enquêtées profitaient de la disparition du cadre contraignant de l’interrogation pour demander, à la lumière des questions auxquelles ils avaient répondu, davantage d’explications sur l’utilité de l’enquête. Cette demande était d’autant plus justifiée qu’au moment du recrutement des répondants, les enquêteurs devaient rester relativement vagues. Les remerciements ont donc été précédés de quelques phrases expliquant l’usage ultérieur des données collectées et les modalités d’accès aux premiers résultats de l’enquête. Ainsi, le temps du contre-don s’allongeait et les enquêteurs pouvaient offrir à nouveau aux personnes enquêtées le sentiment d’avoir participé à une action socialement utile.
43Néanmoins, malgré ces dispositifs, la dissymétrie des échanges n’a pas pu être complètement atténuée. Comme l’expliqua l’une d’entre elles :
Quand quelqu’un raconte des trucs lourds – surtout quand c’est la première fois qu’on en parle – c’est un peu léger de finir le questionnaire en disant « y aura les résultats en 2016 ». Ceci était brutal.
3. L’enquête comme expérience : effet performatif et solidarités
44Lors du bilan de fin de collecte, plusieurs enquêtrices et enquêteurs ont présenté l’enquête comme une expérience qui les avait engagés bien au-delà d’autres expériences professionnelles. Sans omettre de nous faire part de leurs critiques et de souligner les difficultés rencontrées tout au long de la formation, du recrutement des répondants et de l’administration du questionnaire, l’équipe enquêtrice a jugé l’« étude passionnante », l’« expérience enrichissante », ponctuée par des « moments très émouvants », qui les ont « marqués » car cela « touchait à l’humain ». Certaines enquêtrices sont allées jusqu’à appeler cette étude « le “bébé”, car elle a duré neuf mois ; il y a eu des rires, des pleurs ».
45Certes, les trois demi-journées de bilan de fin d’enquête n’ont rassemblé que 51 sur les 107 personnes de l’équipe enquêtrice, pour la plupart celles qui étaient toujours en poste à la fin de la collecte et qui correspondaient donc davantage à nos attentes. Néanmoins, ce sentiment d’avoir vécu une forte expérience rejoint celui d’autres enquêteurs et enquêtrices au cours de la collecte. Il a pu aussi être contre-productif, aboutissant à un départ prématuré de la collecte, lorsqu’on ne pouvait pas se confronter aux situations vécues par les répondants.
46Deux dimensions de cette expérience méritent d’être soulignées : un sentiment de transformation de soi d’une part, et la formation d’un certain collectif via des actions de solidarité et de concurrence, d’autre part. Les enquêteurs et les enquêtrices ont déclaré « avoir gagné en maturité » ; que cette étude leur « a ouvert les yeux sur le monde » tout en leur renvoyant « des choses sur eux ». Ils pointaient ainsi les changements que l’enquête a provoqués sur leurs attitudes, en particulier dans la perception des violences. Ils déclaraient prendre conscience de l’ampleur du phénomène, prêts à qualifier désormais de violences certains faits non identifiés comme tels auparavant. « On se rend compte que la violence verbale a beaucoup d’impact » disait un enquêteur ; pour une autre :
[…] c’était presque normal qu’un homme crie sur ou tape sa femme. Avant je pensais que c’était normal et maintenant ça a eu un impact énorme sur moi, ça m’a fait un autre caractère, je vois tout différemment. Quand je tape mes enfants, je me dis « mince, mais qu’est-ce qu’ils vont répondre dans quinze ans s’ils doivent répondre au questionnaire.
47D’autres s’étonnaient que le jugement des personnes enquêtées sur la gravité de certains actes puisse autant différer du leur (voir aussi Levinson, 2008, p. 108-109). Une enquêtrice, confrontée à son premier questionnaire où des violences étaient déclarées, ne comprenait pas « que la dame déclare que le fait le plus grave soit celui d’être épiée et non pas ceux des violences sexuelles » (journal, 10 juin) ; tandis qu’une autre « se montrait très surprise voire furieuse qu’une femme déclarant beaucoup de faits de violence soit toujours avec son conjoint » (débriefing collectif, 11 juillet). On peut par ailleurs considérer que le réveil des souvenirs des enquêteurs et des enquêtrices ayant eux-mêmes vécu des situations de violence, abordé plus haut, relève en partie de ce processus de confrontation de la perception individuelle avec l’objectivation du questionnaire.
48Dans une certaine mesure, cette enquête a aussi été pour les enquêteurs et les enquêtrices une expérience de solidarité, certains discutant et se soutenant après un entretien difficile, d’autres créant des liens sociaux ou affinitaires par l’organisation d’une collecte de bouchons au bénéfice d’une association, l’envoi de cartes postales, le partage des repas en dehors du travail, etc. Si ces pratiques de sociabilité sont fréquentes dans le cadre de travail, elles ont été mentionnées par les enquêteurs et les enquêtrices lors du bilan de collecte comme l’un de ses bénéfices majeurs. Cette solidarité doit cependant être relativisée au regard des tensions et des compétitions existant sur le plateau. Les disputes verbales n’étaient pas absentes ni les rancœurs vis-à-vis des collègues distingués par la hiérarchie. Des tensions pouvaient survenir en début de collecte pour certaines enquêtrices peu encadrées par l’équipe de l’Ined en raison de la qualité de leur travail, et qui ont dû se tourner vers leurs collègues pour raconter leurs entretiens difficiles et demander du soutien. Des tensions pouvaient également advenir en raison de la fatigue psychologique et du rythme de travail mais aussi des défaillances de l’encadrement.
Conclusion
49La conception du questionnaire et la construction statistique (délimitation du champ, échantillonnage, représentativité des résultats) sont des points incontournables dans la présentation d’une méthodologie d’enquête quantitative. Les travaux décrivant régulièrement les cadres de la collecte (durée, horaires de passation, nombre voire sexe des enquêteurs et des enquêtrices…), s’attardent rarement sur les conditions de travail des enquêteurs et des enquêtrices et sur leurs interactions avec les enquêtés. La standardisation des questions, la neutralité demandée lors de l’administration du questionnaire et l’encadrement vigilant doivent garantir la qualité de la passation. D’un tel point de vue, rendre compte finement des conditions de passation et des interactions entre les acteurs de la collecte signifie montrer les déviations par rapport aux règles, considérées comme des défauts affectant la valeur des résultats. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter l’attention donnée à l’analyse statistique ad hoc de certains aspects de la collecte, comme c’est le cas dans de nombreuses études classiques sur l’« effet enquêteur » : il s’agit plutôt de dépister l’écart à la règle afin de mieux contrôler, voire corriger, les effets de la passation.
50Cependant comme toute situation d’enquête, la collecte des données quantitatives et, a fortiori, celle qui fait appel à la médiation du personnel enquêteur, est un processus mettant en interaction différents groupes d’acteurs. Dans le cas d’une production des données impliquant des relations de travail, une compréhension réflexive de la production des données ne peut occulter cette dimension et les relations de pouvoir et d’interdépendance qu’elle implique. Au regard de la qualité d’une enquête, il est important d’assurer de bonnes conditions de travail et de rémunération aux enquêteurs et aux enquêtrices, et de reconnaître leur métier. Il est aussi important de considérer leur formation comme un apprentissage capable de leur fournir à la fois la technicité et les moyens de préciser leur place professionnelle en tenant compte du thème spécifique de l’enquête. Il convient aussi de considérer cet apprentissage comme un processus évolutif tout au long de la collecte. De ce fait, la présence de l’équipe conceptrice de l’enquête sur le plateau des appels téléphoniques permet à la fois d’accompagner cette professionnalisation et de nouer des relations reconnaissant l’équipe enquêtrice comme actrice à part entière.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre a bénéficié des discussions avec Maria-Eugenia Uriburu, que nous remercions.
2 Pour une présentation plus ample de la collecte, voir le chapitre 2.
3 La quasi-totalité des membres de l’équipe Virage de l’Ined ont assuré ce suivi, en particulier les six premiers mois de l’enquête (février à juillet 2015) : Elizabeth Brown, Carmen Calandra, Sylvie Cromer, Christelle Hamel, Amandine Lebugle, Efi Markou, Magali Mazuy ainsi que Mathieu Trachman et Amélie Charruault. Maria-Eugenia Uriburu et Maïté Albagly ont rejoint l’équipe pour assurer ce suivi en avril. À partir de juillet, le suivi fut essentiellement assuré par Maïté Albagly, Émilie Bourgeat, Carmen Calandra et Maria-Eugenia Uriburu.
4 Au total, 117 personnes ont été recrutées, mais 10 ont quitté l’enquête pendant ou juste après la formation. Les statistiques de ce chapitre s’appuient sur les données anonymes transmises par le prestataire.
5 Les méthodologies des enquêtes CSF (Ined, Inserm, 2006) et Virage sont comparables (questionnaire administré par téléphone auprès d’un échantillon aléatoire de la population française, avec une collecte confiée à un institut de sondages).
6 Comme dans le cas de Virage, l’administration du questionnaire téléphonique de cette enquête scientifique avait été confiée à un institut de télémarketing de la région parisienne (Hugrée et Kern, 2008).
7 Sur les relations entre les concepteurs de l’enquête et les enquêteurs et enquêtrices, dans le cadre d’une enquête en face-à-face de l’Insee, voir Bessière et Houseaux, 1997.
8 Le pronom personnel « nous » utilisé pour désigner l’équipe de Virage est, par la suite, employé à dessein afin de souligner notre double position, à la fois d’auteures de cette restitution écrite et de membres de l’équipe présente sur le plateau téléphonique.
9 Ces débriefings duraient environ une heure et rassemblaient l’ensemble des enquêteurs et des enquêtrices disponibles sur le plateau, divisés, pour mieux échanger, en plusieurs groupes successifs. Ils étaient organisés les samedis jusqu’à la fin mai, puis en alternance avec un jour de la semaine pour s’adapter aux emplois du temps des différentes équipes.
10 Termes utilisés dans les groupes de parole menés par la psychologue.
11 Pour des raisons entre autres d’anonymat, nous n’avons pas davantage analysé ici le rôle de la sexualité dans les relations d’enquête, en dépit de l’intérêt d’une telle réflexion, comme l’a montré Isabelle Clair (Clair, 2016). Sur « l’érotisation de la relation d’enquête » à propos de l’enquête sur la sexualité des Français, voir aussi Giami et al., 1998, p. 82.
12 Sur ces pratiques, qu’il appelle « bidonnage », voir Caveng, 2012.
13 Voir note 39, chapitre 2.
Auteurs
Sociologue, ingénieure d’études au Service des enquêtes et des sondages de l’Ined. Elle participe à la conception méthodologique des enquêtes quantitatives de l’Ined et coordonne leur réalisation sur le terrain. C’est à ce titre qu’elle a participé à Virage, après avoir travaillé pour l’enquête Sans-Domicile (Insee-Ined, 2012). Elle travaille actuellement à la préparation de l’enquête sur la fin de vie dans les départements d’Outre-mer (Ined).
Historienne et actuellement chargée de mission auprès du Défenseur des droits. Elle a participé à l’enquête Virage et à la préparation de cette même enquête dans les DOM (Virage, Ined, 2018).
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