Chapitre 1 ■ Faire une enquête sur les violences de genre1
p. 39-86
Texte intégral
1L’enquête Violences et rapports de genre, dite « Virage », est la seconde grande enquête quantitative française entièrement dédiée à l’étude des violences fondées sur les rapports de genre, après l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes (Enveff) réalisée en 2000. Quinze ans après cette enquête pionnière, elle permet d’actualiser les données produites par l’Enveff et de cerner les permanences et les évolutions des violences subies par les femmes, leurs circonstances et leurs conséquences, puisque la définition des violences et la plupart des aspects méthodologiques de l’Enveff ont été réutilisés. Comme l’Enveff, l’enquête Virage a été répliquée dans les DROM (Départements et régions d’outre-mer), ce qui a donné lieu à la publication de premiers résultats en 20192.
2Ce chapitre présente le contexte scientifique et sociétal qui a présidé à l’élaboration de l’enquête, ainsi que les pistes de recherches suivies pour réviser le questionnaire et définir les contours du dispositif global de collecte en situant cette opération dans l’histoire des grandes enquêtes. Quelques grands enseignements méthodologiques et scientifiques sur les violences de genre sont mis en exergue, au fil de la présentation des hypothèses de travail que nous avions élaborées.
I. Contexte, hypothèses et objectifs de l’enquête
1. La demande institutionnelle de connaissances sur les violences de genre
3En 1995, lors de la 4e conférence mondiale des Nations-Unies sur les femmes, de nombreux États ont constaté l’absence de données statistiques sur les violences subies par les femmes dans leur pays. En Europe, aucun État, hormis la Suède et la Suisse, ne s’était doté d’instruments de mesure. La « plateforme d’action de Beijing » issue de cette conférence a, par conséquent, préconisé la réalisation d’enquêtes quantitatives sur les violences dont les femmes sont spécifiquement la cible. C’est ainsi qu’au tournant des années 2000, de nombreux pays, notamment en Europe de l’Ouest et en Amérique latine, ont lancé leurs premières enquêtes, dont l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France : l’Enveff (Jaspard et al., 2003c, p. 14), portée par le Cridup. Au cours de la décennie suivante, selon les pays, des centres de recherche pluridisciplinaires se sont mis en place, ou des équipes se sont constituées au sein des instituts nationaux de statistique pour étudier les « violences contre les femmes » ou les « violences intrafamiliales ». De tels centres existaient déjà aux États-Unis et au Canada, depuis presqu’une vingtaine d’années, ainsi qu’en Australie, où des enquêtes avaient déjà été réalisées avant la conférence de l’Onu (aux États-Unis depuis 1973, réalisation annuelle de la National Crime Victimization Survey, puis en 1985 et 1995, de la National Violence Against Women Survey ; au Canada, l’Enquête sociale générale réalisée en 1993 ; en Australie, la Women’s Safety Survey fut conduite en 1996). En France, l’étude des violences sexistes est demeurée quasi inexistante durant une dizaine d’années après la réalisation de l’Enveff, à l’exception de l’enquête Évènements de vie et santé de la Drees (Beck et al., 2010).
4Alors que le champ des recherches sur le genre s’est progressivement institutionnalisé et que certains domaines ont été largement explorés (inégalités professionnelles, scolaires, sexualité, etc.), la question des violences contre les femmes est restée un domaine marginal, si bien qu’il apparaît nécessaire d’interroger le désintérêt des chercheur·e·s pour cet objet de recherche. Dans le domaine de la criminologie, les violences contre les femmes ou les enfants sont également un objet de recherche marginal, à la différence de la délinquance des jeunes qui, elle, attire l’attention des chercheurs depuis des décennies. Cette situation ne peut être imputée au seul milieu universitaire. Elle témoigne d’une attitude plus générale face au phénomène des violences machistes, dont Patrizia Romito rendait compte dans son ouvrage, Un silence de mortes, dédié à la description des mécanismes d’invisibilisation de ces violences dans nos sociétés (Romito, 2006). Ce silence existant dans la recherche, nous l’avons désigné à notre tour par l’expression La volonté de ne pas savoir (Hamel, 2011b), dans un recueil de textes consacré à « l’affaire DSK3 ». Cette affaire fut effectivement un exemple retentissant de ces mécanismes et a constitué, pour de nombreuses chercheuses féministes, un événement déclencheur d’une volonté de changer cette situation.
5Les résultats de l’Enveff ont pourtant eu un écho social très important : pendant quasiment une décennie, ils sont restés les seuls disponibles en France et ont été maintes fois cités à l’appui d’articles de presse, de rapports des pouvoirs publics, de revendications portées par les associations. Que révélait l’Enveff ? Une femme sur 10 victime de violences conjugales au cours de l’année précédant l’enquête et 50000 viols par an chez les femmes âgées de 18 à 59 ans furent les chiffres (Jaspard et al. 2001) les plus fréquemment cités au cours de cette décennie 2000 (Jaspard et l’équipe Enveff, 2003a ; Maillochon, 2007). La violence conjugale s’avérait également répandue dans tous les milieux sociaux.
6Ces données ont déclenché la mise en place de plans d’action triennaux en matière de luttes contre les violences, pilotés par le Service des droits des femmes et de l’égalité, et de très nombreuses formations sur les violences ont été dispensées auprès des professionnel·le·s de police, de justice et de santé. Rares sont les enquêtes démographiques qui auront eu un tel impact social. Mais les autres disciplines de sciences sociales sont, quant à elles, restées à l’écart de cette prise de conscience pendant dix ans, à l’exception des historien·e·s et des chercheur·e·s en psychologie, ces derniers ayant régulièrement mené des travaux sur ce sujet en raison de l’implication des experts psychiatres dans les procédures judiciaires.
7Un réveil s’est opéré au début de la décennie suivante, avec notamment la publication d’ouvrages et la soutenance de thèses qui montrent que l’Enveff a marqué une génération de chercheuses (Lieber, 2005 ; Debauche, 2011 ; Herman, 2012 ; Cardi et Pruvost, 2012 ; Delage, 2014 ; Lacombe 2015 ; Perona, 2015 ; Cavalin, 2016 ; Le Magueresse, 2018), mais aussi l’apparition d’un enseignement dédié à l’École des hautes études en sciences sociales (séminaire du laboratoire USPC-Junior VisaGe en 2018) et le référencement, à ce jour, dans le catalogue Sudoc, de 57 thèses en cours sur les violences. Ces thèses ont en commun d’examiner la manière dont le mouvement féministe a su faire des violences contre les femmes une question de politique publique, en France comme aux États-Unis ou en Amérique du Sud, et rendent également visible et accessible l’incroyable richesse de savoirs et de savoir-faire professionnels des associations féministes sur les violences contre les femmes (en termes d’accompagnement des victimes, de réflexion sur la définition de la violence, de techniques de mobilisations sociales, de réflexion juridique, de production statistique, etc., sur les viols, les agressions sexuelles et les violences conjugales), dont ces recherches proposent des synthèses éclairantes.
8Le lancement du projet d’enquête Virage en 2011 s’inscrivait dans ce mouvement non concerté, mais dont on peut dire rétrospectivement qu’il relevait d’une volonté commune de briser définitivement ce silence académique. Le temps ayant passé, les données de l’Enveff commençaient à vieillir et les pouvoirs publics ont souhaité qu’une nouvelle production de connaissances soit réalisée. En 2009, la Mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes de l’Assemblée nationale recommandait, dans son rapport d’information (Bousquet et Geoffroy, 2009), l’organisation d’une « nouvelle enquête sur les violences faites aux femmes sur le modèle de l’Enveff » et listait une série assez longue d’autres enquêtes à conduire, notamment sur les violences au travail et sur la place des enfants dans un contexte de violences conjugales. Plusieurs chercheuses associées à l’Unité de recherche « Démographie, genre et sociétés » de l’Ined, dont Maryse Jaspard qui avait piloté l’Enveff, auditionnées par cette mission d’évaluation, avaient souligné l’absence de production statistique sur le sujet après l’Enveff, et le faible développement des recherches qualitatives4 dans notre pays. En 2010, sous la pression des délégations aux droits des femmes de l’Assemblée nationale et du Sénat, et des associations, le Premier ministre a déclaré la lutte contre les violences contre les femmes « Grande cause nationale » de l’année.
9Peu de temps après, en 2011, le Conseil de l’Europe a adopté la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite « convention d’Istanbul », qui enjoint les États signataires à mesurer les violences fondées sur le genre et à mieux en évaluer les conséquences sur les victimes, au sein d’une longue liste de recommandations. Cette convention, ratifiée par la France en 2014, complète la Convention européenne des droits humains (de l’Homme) et a, comme cette dernière, un caractère contraignant pour les États signataires dont l’action fait l’objet d’évaluations régulières par un groupe d’experts. Le premier rapport d’évaluation a été rendu public en novembre 2019 par le Groupe d’experts du Conseil de l’Europe sur l’action contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique5.
10Le contexte était donc favorable en 2011 au lancement d’une nouvelle enquête et, en particulier, à la réunion d’un budget adapté à la réalisation d’une telle opération. Les enquêtes statistiques de ce type ont effectivement un coût très important. Celui de l’enquête Virage n’échappe pas à cette règle : il s’élève à 3,46 millions d’euros environ (hors coûts de structure de l’Ined). Il a ainsi fallu réunir les contributions de 21 financeurs6 pour parvenir à un tel montant, ce qui a représenté un temps et un travail considérable. Qu’ils en soient tous vivement remerciés car, en période de restriction budgétaire, leur engagement manifestait la volonté de faire de ce sujet une question prioritaire.
11S’appuyant sur l’obligation pour la France de se conformer à la convention d’Istanbul, et sur les savoir-faire accumulés à l’Ined au sein de l’unité de recherche Démographie, genre et sociétés et au Cridup, des collègues se sont regroupés au sein de l’Ined et en dehors, pour constituer l’équipe de pilotage et réaliser cette nouvelle enquête qui visait donc, en premier lieu, à actualiser les résultats de l’Enveff. Ayant participé aux deux enquêtes, Elizabeth Brown a permis de faire le lien entre l’Enveff et Virage. Le projet scientifique7 a été déposé en octobre 2011 auprès du conseil scientifique de l’établissement (Hamel et al., 2014), et l’opération de collecte des questionnaires de l’enquête principale s’est déroulée de février à novembre 2015.
2. État des lieux des enquêtes sur les violences au lancement du projet Virage
12Au cours des années 1990, les enquêtes sur les comportements sexuels8, qui se sont développées dans le sillage de l’épidémie de sida, avaient déjà exploré la question des violences sexuelles (ACSF, 1992 ; 1998 ; ACSJ, 1994) en établissant un pourcentage de personnes ayant subi ce type de violences au sein de la population. L’équipe de l’Enveff ayant souhaité donner une visibilité à ce phénomène avait, quant à elle, estimé à 50000 le nombre de femmes adultes âgées de 20 à 59 ans, ayant subi, dans l’année, un rapport sexuel forcé et à 30000, celles ayant subi une tentative. Les enquêtes sur la sexualité se sont poursuivies après l’Enveff (Baromètres santé 2005 ; 2010 ; 2016 ; CSF, 2008 ; KABP-Sida, 2008), laissant apparaître au fil des ans une proportion un peu plus importante de femmes victimes dans la population. Les enquêtes sur la sexualité sont probablement plus propices à la déclaration des violences sexuelles que les enquêtes sur les violences de genre comme l’Enveff ou Virage, car leur questionnement sur la sexualité y est plus développé, ce qui favorise l’énonciation de cette forme de violences.
13Concernant les agressions physiques, elles ont d’abord été mesurées dans les enquêtes dites de « victimation », que l’on désigne de cette façon parce qu’on y enregistre les violences subies, et non les violences commises. On y interroge les personnes en tant que victimes, considérant que les interroger en tant qu’auteurs d’actes délictueux aboutirait à une sous-déclaration probablement trop importante pour que les résultats puissent avoir une quelconque fiabilité. La première enquête française de victimation a été conçue et déployée en 1986 par le Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales du CNRS (Robert et Zauberman, 2011). Mais elle enregistrait les violences sexuelles et physiques en utilisant les termes « d’agressions » et « viols » dans la formulation des questions, si bien que le phénomène semblait mineur au regard des résultats produits ultérieurement sur les violences sexuelles et les hommes paraissaient davantage victimes des violences que les femmes. Du fait de ces formulations, l’enquête était essentiellement tournée sur les violences dans l’espace public, ce qui explique que ces résultats furent contredits par la suite. Le slogan féministe « le privé est politique » traversant progressivement les frontières de l’université et de la statistique publique, le focus s’est ouvert à l’enregistrement des violences intrafamiliales et a offert un autre constat. L’impact de cette enquête a conduit à la mise en place d’une mesure régulière de l’insécurité par le biais des enquêtes permanentes sur les Conditions de vie des ménages de l’Insee où les questions sur les violences restaient cependant lacunaires. Cette enquête fut refondue à partir de 2007 et les enquêtes annuelles Cadre de vie et sécurité (CVS) ont été mises en place. Elles s’inspirent fortement de la British Crime Survey, visant elle aussi à mesurer la délinquance en comptabilisant les victimes.
14L’enquête Événements de vie et santé (EVS) de la Drees, collectée par l’Insee, en 2006-2007 (Beck et al., 2010), a constitué un moment fondamental dans l’évolution des enquêtes sur les violences produites par la statistique publique. Son questionnaire s’inspire fortement de celui de l’Enveff et se centre sur l’étude des répercussions des violences subies sur la santé. EVS a ainsi permis le transfert des savoirs méthodologiques issus du questionnaire de l’Enveff vers celui de CVS, ce qui fut aussi le transfert des savoirs produits par des chercheuses féministes vers des équipes de la statistique publique.
15Ainsi, à la suite de la réalisation de l’enquête Événements de vie et santé, l’enquête Cadre de vie et sécurité a été adaptée pour une meilleure prise en compte des violences envers les femmes, en particulier en permettant, à partir de 2010, la mesure des violences conjugales : à son démarrage en 2007, le questionnaire ne permettait pas d’identifier le conjoint parmi les auteurs. On peut regretter, cependant, que l’enquête CVS n’enregistre que les violences subies au cours des vingt-quatre derniers mois, et non pas, comme le faisait l’Enveff, les violences subies au cours de la vie (les violences physiques à partir de 18 ans et les violences sexuelles aussi avant 18 ans), et plus encore comme le faisait EVS (inclusion des maltraitances et négligences graves pendant l’enfance). On peut dire que sur ce point, il y a eu une perte de cet apport méthodologique pourtant fort important (on y reviendra dans les sections ultérieures de ce texte). En revanche, le nombre de personnes enquêtées dans CVS (entre 13000 et 20000 chaque année) constitue un apport considérable permettant des analyses impossibles dans l’enquête EVS par la taille trop restreinte de son échantillon (5000 femmes et 5000 hommes)9.
16Étant renouvelée tous les ans, l’enquête CVS est désormais la source principale de données statistiques sur les violences, comme en témoigne sa citation régulière dans la lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes (lettre d’information statistique de la Miprof10). Sa réplication tous les ans sur un large échantillon permet de cumuler les bases de données de cinq années consécutives et de constituer ainsi une source de données de 60000 personnes enquêtées, ce qui permet d’établir des résultats d’une très grande fiabilité statistique. Mais son questionnaire est incontestablement moins riche que celui de l’Enveff et ne permet guère d’aller au-delà de la production de l’estimation du nombre annuel de victimes.
17Ainsi au moment de la réalisation de l’enquête Virage, des expériences assez nombreuses de mesure des violences existaient et il y avait même une mesure annuelle de celles-ci. Quel bilan pouvions-nous tirer de ces multiples expériences d’enquêtes ?
3. Revenir au protocole de l’enquête Enveff
18Les statistiques sur les violences sont donc aujourd’hui le produit d’une grande diversité d’études, car les thèmes de recherche au cœur de ces enquêtes ne sont pas forcément ceux des violences contre les femmes mais traitent d’abord de la santé, de la sexualité, de la délinquance (dans sa globalité), ce qui induit une grande variabilité du contenu des questionnaires et du nombre de questions dédiées aux violences subies. À titre d’exemple, on peut indiquer que le questionnaire de CVS ne comporte que 2 questions sur les violences dans la famille au cours des vingt-quatre derniers mois, contre 22 pour les seules violences dans le couple dans l’Enveff. En outre, si l’intégralité du questionnaire de l’Enveff était dédiée à la mesure des violences subies par les personnes, celui de l’enquête CVS s’intéresse à un ensemble de faits de délinquance plus large, comme le vol ou la dégradation des biens, les cambriolages ou les nuisances dans l’environnement immédiat. Les différentes formes de violences et de sentiments d’insécurité ne sont ainsi pas toutes prises en considération.
19D’une enquête à l’autre, on observe aussi une diversité des périodes de vie explorées : douze derniers mois, vingt-quatre derniers mois, cours de la vie incluant ou non la période de l’enfance et de l’adolescence. Les modes de collecte diffèrent : par téléphone ou en face-à-face, avec passage des questions délicates sous casque, de même que la composition des échantillons de personnes enquêtées sont extrêmement variables (taille de l’échantillon féminin variant de 5000 femmes dans l’enquête EVS à environ 9000 dans CVS ; âge d’inclusion des enquêtées de 20 à 59 ans dans l’Enveff, mais de 18 à 75 ans dans CVS, et inclusion ou non des hommes).
20Cette diversité a pour conséquence une difficile comparaison des résultats. Le contour même de ce qui est comptabilisé d’une enquête à l’autre étant différent, les taux de violences dans le couple au cours des douze derniers mois, plus faibles dans CVS que dans l’Enveff relèvent-ils d’une différence de définition de la violence et du mode de collecte, ou d’un changement réel ? Enregistrer les violences verbales, psychologiques, économiques ou administratives dans l’Enveff fait-il varier l’estimation du nombre de victimes comparativement à CVS qui ne mesure que les violences physiques et sexuelles ?
21Dans le même ordre d’idées, si les violences physiques et sexuelles sont presque systématiquement enregistrées, elles le sont avec des formulations différentes. Certains modes de collecte ou certaines formulations de questions sont-elles plus efficaces pour mesurer les violences ? Les résultats qui en sont issus sont-ils plus proches de la réalité ? Certains modes de collecte induisent-ils une sous-estimation ou, à l’inverse, une surestimation des violences ?
22La diversité des objectifs de recherche et de construction méthodologique de toutes ces enquêtes permettait de tirer profit de l’expérience de chacune. Ainsi, les points saillants de leur bilan scientifique ont guidé nos choix pour réaliser l’enquête Virage et nous ont orientées vers un retour au protocole de l’Enveff11, ce qui signifiait un questionnaire très proche et un mode de collecte identique pour pouvoir comparer les deux enquêtes et identifier les évolutions depuis 2000.
23Le premier intérêt de ce retour à l’Enveff tient à la définition des violences. Il apparaissait insuffisant de limiter les questions aux violences physiques ou sexuelles pour décrire la situation des victimes. Explorer les autres formes de violences permet de cerner le halo des situations où existe un risque de commission d’actes plus graves. Cela permet aussi de distinguer la situation des victimes entre elles, selon les degrés de gravité des situations auxquelles elles sont confrontées, des atteintes verbales pouvant déjà s’accompagner d’une dégradation de la santé par exemple. Ces distinctions sont importantes pour comprendre aussi le recours à la police et la justice. Dépassant la mesure de taux de prévalence, il s’agit de décrire des situations de violence dans toute leur complexité et leur temporalité.
24L’Enveff, comme l’enquête Virage, repose sur cette volonté de saisir les situations de violences selon leur degré de gravité, ce qui suppose la description fine des différentes formes de violences (verbale, psychologique, physique, sexuelle…), l’enregistrement de leur fréquence et de leur cumul sur une période de temps donnée (douze mois et cours de la vie), la prise en compte de leur ancienneté, et une description par sphère de vie, en distinguant les environnements où elles sont commises : famille, travail ou études, espaces publics, etc. L’identification des liens existant entre auteur et victime dans chaque contexte (conjoint ou ex-conjoint pour les relations de couple ; supérieur hiérarchique, collègue ou client pour le travail ; professeur·e ou étudiant·e pour les études ; personnes connues ou inconnues dans l’espace public ; père, mère, frères et sœurs, oncles ou autres proches pour la famille dans l’enfance) va souvent de pair avec le degré de gravité, tandis que les conséquences sur le devenir des personnes (blessures, peur, perturbations des trajectoires scolaires, professionnelles, familiales, etc.) font partie intégrante des éléments constituant la gravité de ces situations. À cela nous avons ajouté une appréciation subjective du degré de gravité des faits déclarés par les personnes enquêtées. C’est cette finesse de la description des violences que propose l’enquête Virage en comparaison de sa contemporaine Cadre de vie et sécurité, et c’est en cela que les deux enquêtes ne sont pas redondantes.
4. Les objets de recherche non couverts par l’enquête Cadre de vie et sécurité
25Ce choix du retour à l’Enveff visait aussi à actualiser des thèmes de recherche absents du questionnaire de l’enquête CVS et pourtant indispensables à une connaissance approfondie du phénomène des violences et à la mise en place de politiques publiques pour les combattre. Ainsi en est-il des conséquences des violences, en particulier de la réitération, au cours de la vie, de situations de victimation déjà vécues dans la période de l’enfance et l’adolescence, ainsi que leur impact sur la santé et les trajectoires de vie.
26Seules les violences subies au cours des deux dernières années sont comptabilisées par l’enquête CVS. Or, l’enquête Enveff et, plus encore, l’enquête EVS ont montré l’étroitesse des liens entre les situations de victimation vécues dans l’enfance et celles qui sont vécues à l’âge adulte. En France, il n’est pas possible de réaliser des enquêtes de victimation auprès des mineurs sans l’accord parental12 si bien qu’il n’existe pas d’autres moyens pour connaître les victimations pendant l’enfance que d’interroger les adultes d’aujourd’hui sur leur passé. Il apparaissait donc nécessaire de renouveler et d’approfondir l’exploration des violences au cours de la vie et en particulier pendant la période de jeunesse tant dans le cadre intrafamilial qu’extra-familial.
a. Les violences au cours de la vie ; violences dans l’enfance et dans la jeunesse
27L’idée d’une mesure des violences sur le cours de la vie, dans le cadre intra- et extra-familial ainsi qu’une description des trajectoires des personnes, a minima des étapes importantes de l’entrée dans la vie (âge de fin d’études, départ du domicile parental, conditions de ce départ, degré d’entente avec les parents, accès au premier emploi et formation du premier couple, expérience de vie dans la rue, etc.), devenaient des éléments indispensables à étudier et à mettre en rapport avec l’expérience des violences intrafamiliales, et permettaient aussi d’explorer les liens avec les violences vécues ultérieurement dans la vie adulte. C’est là l’un des apports majeurs de l’enquête Virage par rapport à CVS, mais aussi par rapport à l’Enveff, que d’avoir développé ce questionnement sur l’enfance et l’adolescence de façon approfondie. Amélie Charruault, Sylvie Grunwald et Claire Scodellaro exposent les enseignements de l’enquête en la matière dans le chapitre 4 de l’ouvrage.
b. Violences et état de santé
28L’autre thème absent de l’enquête CVS est celui de la santé. Celle-ci n’enregistre que les blessures immédiatement consécutives aux faits de violence subis dans les vingt-quatre derniers mois. L’enquête Virage explore l’état de santé d’une façon beaucoup plus étendue, au moment de l’enquête, mais aussi au fil de la vie, en documentant les âges à l’apparition de problèmes de santé. En effet, la réponse pénale, qui est une des questions centrales du questionnaire de CVS, ne peut suffire à l’accompagnement des victimes. Le développement de connaissances sur leur santé intéresse les professionnels, en particulier les généralistes et les urgentistes qui sont leurs premiers interlocuteurs, dans la mesure où les violences génèrent de nombreuses pathologies et sont insuffisamment repérées comme cause de leur survenue : troubles physiques et psychologiques, maladies chroniques, dégradation de la santé mentale, troubles du sommeil, de l’alimentation, comportements addictifs, etc., sont largement investigués dans le questionnaire. Par ailleurs, il est largement établi que l’état de santé est une donnée sensible au genre, en ce sens que les pathologies ont des prévalences différentes selon le sexe, comme le rapport à l’alimentation, les conduites à risques, le recours aux soins. La violence étant elle aussi genrée, il convient de repérer ses effets en termes d’altération de la santé chez les femmes et chez les hommes victimes de violence.
29Le chapitre écrit par Claire Scodellaro sur la santé (cf. chapitre 12) met en lumière la pertinence de ces deux hypothèses. Les violences sont une cause importance de l’altération de l’état de santé, qu’il s’agisse de la santé psychique ou de la santé physique, et si certaines pathologies sont communes aux victimes masculines et féminines, d’autres apparaissent liées respectivement aux femmes et aux hommes victimes. Le chapitre montre également que parler des faits améliore l’état de santé des victimes, à la condition expresse qu’un soutien leur soit apporté. L’un des enseignements de ce chapitre est de confirmer que l’approche pénale ne peut suffire à penser l’accompagnement des victimes.
5. Mesurer les violences fondées sur les rapports de genre : quelle définition ?
30De quoi parle-t-on quand on veut mesurer les violences fondées sur les rapports de genre ? À quelle définition ces violences spécifiques correspondent-elles ? L’ensemble du projet Virage, de la construction du questionnaire à l’analyse des résultats, se fonde sur l’hypothèse selon laquelle les rapports sociaux qui hiérarchisent les individus sont à l’origine de la violence commise par certaines personnes sur d’autres. Ces violences ne sont pas des violences individuelles qui surgissent au hasard et toucheraient des personnes de façon aléatoire. Si tel était le cas, les violences viseraient de manière strictement équivalente les personnes qui composent notre société sans qu’aucune caractéristique particulière ne permette de distinguer ni les victimes entre elles ni les personnes auteures non plus. Or femmes et hommes ne sont pas confronté·e·s de la même façon aux violences, de même qu’ils et elles n’en font pas un usage identique. La socialisation des femmes et des hommes aux rôles de genre n’intègre pas l’usage de la violence de façon analogue : les sports de combat, l’armée, la police, les métiers de la sécurité sont pensés comme des prérogatives masculines et des signes de virilité, tandis que le non-usage de la violence, le non-apprentissage de son corps comme une arme, ni d’attaque ni même de défense, le besoin d’être protégée par autrui et en particulier par un homme sont pensés comme des caractéristiques féminines. Ces représentations ne sont pas de simples imaginaires sociaux, mais des habitus de sexe. Quand l’apprentissage s’est transformé en comportement-réflexe, quand il est devenu une manière d’être et d’agir naturelle, alors il apparaît comme résultant de la « Nature » des êtres, pour reprendre ici les observations effectuées par la sociologue Colette Guillaumin dans « Pratique du pouvoir et idée de Nature (1). L’appropriation des femmes » (Guillaumin, 1978). C’est ce constat de l’intériorisation, vécue comme naturelle, des normes sociales qui organisent le rapport de domination de la « classe des hommes » sur « la classe des femmes », qui a conduit la sociologue Christine Delphy à écrire que « le genre construit le sexe », en ce sens que le sexe biologique est lui-même une construction sociale (2001). Ce raisonnement s’applique à la violence et à son usage. Celle-ci n’est ni naturelle ni strictement individuelle, elle résulte de rapports sociaux. Le genre est entendu comme un système de domination, autrement dit, comme système de construction et de hiérarchisation des catégories de sexe (Delphy, 2001), dans lequel les femmes sont des cibles de violence commise par les hommes, ce qui témoigne de leur minoration (au sens d’infériorisation) par rapport à ces derniers. Les normes de genre confortent ce système.
31Comme nous l’avons déjà indiqué, les enquêtes qui mesurent les violences ont des objectifs de recherche très différents. Revenir à l’Enveff signifiait d’abord et avant tout revenir à une analyse des violences fondées sur les rapports de genre comme objet central du questionnaire. C’est d’ailleurs le sens de la convention d’Istanbul, qui ne préconise pas que les enquêtes conduites sur ce sujet soient réalisées auprès des hommes. Pour se conformer à l’exigence de la convention, certains pays comme l’Espagne ont fait le choix de ne pas mener leur enquête auprès de ces derniers.
32La convention d’Istanbul propose une définition des violences subies par les femmes qui reprend les termes de la Plateforme de Beijing. Elle précise ainsi dans son article 3, alinéas a et d :
« 3a. Le terme de “violence [contre13] les femmes” doit être compris comme une violation des droits [humains14] et une forme de discrimination contre des femmes, et désigne tous les actes de violence fondés sur le genre qui entraînent ou sont susceptibles d’entraîner pour les femmes, des dommages ou souffrances de nature physique, sexuelle, psychologique ou économique, y compris la menace de se livrer à de tels actes, la contrainte ou la privation de liberté, que ce soit dans la vie publique ou privée. […]
3d. Le terme “violences contre les femmes fondées sur le genre” désigne toute violence [contre] une femme parce qu’elle est une femme, ou affectant les femmes de manière disproportionnée. »
33La définition de la convention d’Istanbul, en faisant de la violence une discrimination et une violation des droits humains, insiste précisément sur son lien avec les inégalités entre les sexes et la domination des hommes sur les femmes. Avec l’expression « violence contre les femmes » (que la France traduit improprement par « violence envers les femmes »), elle dit que les femmes sont des cibles précisément en raison de ces inégalités, et que ce sont ces inégalités qui définissent leur appartenance à la catégorie « femme ».
34Ces violences contre les femmes sont aussi nommées gender-based violence, ce qu’il n’est pas aisé de traduire en français, mais qui s’impose désormais aux politiques publiques puisque la convention est contraignante pour les États et s’impose à la recherche, dans la mesure où celle-ci s’internationalise de plus en plus. Cette question de la traduction s’est posée dans d’autres pays, notamment l’Espagne15 où on a vu apparaître la notion de « Violence de genre » avec le vote en 2004 de la Loi organique 1/2004, du 28 décembre, relative aux mesures de protection intégrale contre la violence de genre (LO 1/200416) et celle-ci se diffuse aussi en France avec l’impact de la convention d’Istanbul.
35Il a été préféré lors de la conception du projet Virage de parler de « violences fondées sur les rapports de genre », en écho au concept de « rapports sociaux de sexes », qui était utilisé par les chercheuses françaises jusqu’au début des années 1990 pour désigner le système de domination entre les hommes et les femmes, et les inégalités afférentes. L’intention était ici de ne pas laisser disparaître cette conceptualisation du genre comme rapport social, car elle se trouve fréquemment masquée dans l’usage qui se développe autour du mot « genre », dans certains travaux de recherche et plus encore dans le débat public où cette notion est littéralement caricaturée et tournée en dérision.
36En France, on observe ce phénomène se diffuser comme dans d’autres pays européens où les milieux religieux ont eu une influence importante. En effet, certains mouvements conservateurs ont même réduit la signification du mot genre aux questions d’identité posées par la transexualité, le travestissement et l’homosexualité. Parler de « rapports de genre », et non seulement « du genre », dans ce contexte visait à ne pas céder à cette réduction de la notion de genre et à ne pas invisibiliser, ni les rapports de pouvoir structurels ni les inégalités systémiques entre les sexes dont il est question quand on utilise cette notion. Notons que cela n’exclut aucunement les questions afférentes aux minorités sexuelles (traitées dans les sections suivantes de ce chapitre).
37De fait, le mot genre est mal compris du grand public en France. Si dans la grammaire française, il renvoie bien au masculin et au féminin, et que chacun·e se souvient avoir appris à l’école que « le masculin l’emporte sur le féminin », l’usage du mot genre n’apparaît guère dans le langage courant.
38La difficulté de compréhension que suscite le terme genre pourrait faire préférer d’autres formulations que « violences de genre » ou même que « violences fondées sur les rapports de genre ». Les expressions « violences machistes » et « violences misogynes » remplissent également très bien cette fonction, et même mieux que « violences sexistes » qui est aussi un terme de plus en plus dévoyé par des hommes masculinistes qui s’en déclarent victimes17. Dans sa traduction de la loi de 2004 contre les violences de genre, la Catalogne a d’ailleurs préféré utiliser l’expression « violences machistes » à « violences de genre » (Casas Vila, 2017). Ces deux formules, violences machistes et violences misogynes, ont pour intérêt de souligner quel est le sexe des auteurs dans le premier cas et celui des victimes dans le second.
39De même que le terme « féminicide18 » visait à sortir les femmes assassinées de l’invisibilité dans laquelle le masculin universel du terme homicide les cantonnait, « violences machistes » et « violences misogynes » ont pour intérêt de situer clairement ces violences dans le cadre des rapports sociaux de sexe et de le faire sans ambiguïté ni détournements possibles. « Violences machistes » a aussi pour intérêt de ne pas désigner tous les hommes comme auteurs de violences « par nature », à la différence de « violences masculines » qui peut avoir ce travers, mais de cibler une incarnation particulière de la domination masculine. En effet, si tout homme bénéficie (qu’il le veuille ou non, qu’il le déplore ou non) des effets de cette domination masculine par les avantages qu’elle procure, tous les hommes ne sont pas acteurs de la même façon, ni au même titre ni au même degré, de ce système de domination.
40Ainsi, c’est l’infériorisation qui rend la manifestation de la violence possible, et réciproquement, la violence est aussi un instrument qui permet le maintien de cette minoration des femmes. Les violences contre les femmes s’inscrivent dans un continuum (Kelly, 1988) qui peut se comprendre comme l’ensemble des agissements, incluant l’usage de la force, de la menace et de l’intimidation, obligeant les femmes ou les hommes à se comporter de certaines façons pour maintenir l’ordre des sexes. Nous reprenons là l’idée développée par Jalna Hanmer selon laquelle la violence constitue une forme de « contrôle social des femmes » (Hanmer, 1977).
41Ainsi, il n’est pas indispensable que toutes les femmes aient subi un viol pour que la peur du viol soit intériorisée par chacune. La peur est entretenue par l’expérience de conversations avec un ou des hommes laissant planer la menace du viol, sous forme de plaisanteries, de rigolades, de provocations, dont on ne sait alors trop que penser, mais qui mettent généralement mal à l’aise. Les femmes partagent souvent l’idée qu’un homme peut être un danger pour leur sécurité, notamment dans l’espace public, mais n’éprouvent pas ce sentiment de la part d’une autre femme (Condon, Lieber et Maillochon, 2005). Cela indique que la violence masculine constitue une forme de contrôle social qui invite les femmes à rester à leur « place », dans leur rôle, et à ne pas quitter leur position subalterne.
42Autrement dit, les comportements machistes ou misogynes, comme ces mauvaises plaisanteries sur le viol, ont une fonction de contrôle social des comportements féminins, notamment sexuels, et garantissent le maintien des inégalités et des hiérarchies liées aux rapports de genre.
6. Pourquoi inclure les hommes dans l’enquête ?
43Si l’enquête vise à étudier les violences machistes ou misogynes, alors pourquoi inclure les hommes ? Lors de la diffusion des résultats de l’enquête Enveff, une vive polémique avait été lancée par le démographe Hervé Le Bras (Ined), la juriste Marcela Iacub et la philosophe Élisabeth Badinter sur l’absence des hommes dans l’enquête (Iacub et Le Bras, 2003 ; Badinter, 2003) et sur la définition des violences, à laquelle les autrices ont répondu dans un texte paru dans les Temps modernes (Jaspard et al., 2003d) et repris la même année dans Nouvelles questions féministes (Jaspard et al., 2003e) avec une modification du début de l’introduction et de la liste des auteures. Les conceptrices de l’enquête furent mises en cause dans leur positionnement théorique. Cette polémique a cependant reçu un certain écho jusqu’à aujourd’hui. Nous avons pu constater quand nous avons annoncé notre projet de faire l’enquête Virage, que nous étions systématiquement questionnées sur l’inclusion des hommes et que la négative était de nature à relancer cette polémique de façon certaine.
44Compte tenu de l’objectif de l’enquête, à savoir mesurer « les violences contre les femmes parce qu’elles sont des femmes », la question d’interroger uniquement les femmes se posait aussi à nous. Les raisons suivantes ont guidé notre décision de les inclure. Tout d’abord, il faut dire que certains financeurs n’auraient pas apporté leur concours, qui était nécessaire à un large échantillon féminin, si la population masculine n’avait pas été incluse. Les avis au sein de l’équipe étaient partagés : l’une des chercheuses a aussi affirmé vouloir se retirer dans le cas de cette non-inclusion, tandis que les autres étaient plus interrogatives. Ensuite, il semble évident que les hommes subissent des violences et que celles-ci ne sont pas moins intolérables que celles subies par les femmes. Pourtant, les connaissances sur ces situations étaient peu, voire pas du tout développées.
45Le questionnaire portant sur tous les contextes de vie (et pas seulement sur les violences dans le couple), inclure les hommes dans l’enquête semblait d’autant plus légitime, qu’un des aspects nouveaux de l’enquête par rapport à l’Enveff et par rapport à Cadre de vie et sécurité (CVS) (qui inclut aussi les hommes) était le développement des sections du questionnaire dédiées aux violences intrafamiliales dans l’enfance, aux autres violences au fil de la vie, et aux liens entre violence et santé. Autant de sujets pour lesquels il n’existait pas plus de données quantitatives les concernant que pour les femmes, voire moins.
46Outre ce point, la progression de la prise de conscience de l’ampleur des violences machistes contre les femmes dans la société, depuis l’Enveff, rendait l’exploration de cette question possible. Au début des années 2000, l’urgence était bien sûr de sortir les violences machistes de l’invisibilité et du déni. Quinze ans après, et bien qu’inachevée, cette progression (au moins dans la recherche, si ce n’est dans l’ensemble de la société) incitait à regarder les hommes comme des victimes possibles d’actes violents et inversement à regarder les femmes comme des auteures possibles d’actes violents. La marginalité pressentie de ces phénomènes avait pu justifier l’absence d’exploration, voire entretenir un relatif déni autour de ces situations, comme le soulignent dans leur introduction les directrices de l’ouvrage Penser la violence des femmes (Cardi et Pruvost, 2012). Face aux discours masculinistes, il a pu être tentant d’occulter la violence des femmes. Mais dans un contexte d’accumulation de données, l’ampleur des violences machistes est une réalité connue et incontestable, si bien que le regard pouvait se déplacer légèrement.
47Notre point de vue était aussi que la méconnaissance de ces situations n’aidait probablement pas à contrer le déni de l’existence des violences machistes. Explorer les violences contre les personnes dans toutes leurs configurations nous est apparu comme le meilleur moyen d’y mettre fin et de lutter contre les imaginaires sociaux entourant la figure de la « bonne victime » comme du « parfait auteur ». Inclure les hommes constitue donc une nouveauté de l’enquête Virage par rapport à l’enquête Enveff.
7. Penser les causes de la violence dans une perspective intersectionnelle
48Inclure les hommes dans une enquête sur les violences subies fait-il perdre l’objectif d’analyser les violences comme résultantes des rapports de genre ? Cette inclusion conduit plutôt à nous interroger sur l’hétérogénéité des catégories de sexe et sur la diversité des contextes qui autorisent le passage à l’acte violent, non pas seulement pour les hommes, mais pour chacun des deux sexes, en posant une attention particulière aux caractéristiques sociologiques des victimes. Cela revient à s’interroger sur les rapports sociaux dans lesquels s’inscrivent l’auteur et la victime, en particulier quand ils sont du même sexe. Cela nécessite, non seulement de connaître le sexe des victimes comme des auteurs, mais aussi d’enregistrer leurs autres caractéristiques sociodémographiques, ce qui est un élément structurant de notre questionnaire d’enquête.
49Quand les hommes s’avèrent être la cible d’actes violents, qui sont les auteurs ? Les violences commises par des hommes sur d’autres hommes ont un lien indéniable avec la construction d’une masculinité hégémonique : compétition entre hommes, affirmations virilistes, homophobie découlent des normes de genre et l’on peut proposer de désigner les actes afférents de « violences virilistes », en ce sens qu’elles sont l’incarnation d’une masculinité exacerbée par le corps social. La masculinité est ainsi prise dans des injonctions paradoxales, qui invitent à mépriser les femmes tout en les respectant, à « dominer sans frapper » ou, si l’on ose dire, « pas trop fort ». Il revient à l’individu de trouver où se situe « la limite ». Dès lors, on ne peut s’étonner que les « limites à ne pas franchir » ne soient pas clairement intériorisées par certains. Si le droit pose ces limites, son application et les normes sociales, sont quant à elles floues et contradictoires.
50Les violences entre hommes résultent aussi d’autres rapports sociaux tels que le racisme, le validisme, l’âgisme, etc. Ainsi, étudier les caractéristiques des hommes auteurs et des hommes victimes ainsi que les contextes nous renseigne sur l’hétérogénéité de la catégorie des hommes et réintroduit l’importance des autres rapports sociaux dans la structuration de cette catégorie.
51Des questions similaires se posent à propos des femmes auteures, mais s’ajoutent des questions complémentaires. On peut penser que la violence féminine est fréquemment une « violence subordonnée19 » à la violence masculine ou accompagnatrice de celle-ci. Les résultats présentés au fil des chapitres laissent entrevoir que c’est très souvent le cas, surtout quand ces violences sont graves (sans que cela soit systématique) : au travail, dans l’espace public mais aussi dans la famille, les femmes auteures de violences agissent souvent avec des hommes. L’Enveff avait aussi montré que les femmes sont massivement victimes de la violence des hommes, l’intervention violente des femmes étant le plus souvent inscrite dans les agissements d’un groupe mixte.
52Quand des femmes usent de la violence, la violence qu’elles commettent est-elle de même forme et de même force que la violence commise par les hommes ? A-t-elle le même impact sur les victimes et leurs parcours ? Cette question doit être posée car des actes identiques n’ont évidemment pas les mêmes conséquences ni les mêmes significations sociales, dans un contexte où l’apprentissage de la violence et de son corps comme une arme est un fait masculin (à travers les sports de combat, l’incarnation masculine de l’usage légal de la violence par les métiers de policiers, gendarmes et militaires, vigiles, gardiens), et où cet apprentissage reste quasiment inexistant chez les femmes socialisées à l’idée qu’elles ne peuvent pas se défendre elles-mêmes. On voit là l’importance qu’il y a à demander quel a été l’impact des faits : avoir eu peur, avoir eu mal, avoir été blessé·e, etc.. Par ailleurs, dans un contexte social défavorable aux femmes, la violence féminine est-elle une violence de domination ou une violence réactionnelle (autrement dit de défense), en particulier dans le cadre conjugal ? Nous verrons dans la partie suivante que les enquêtes quantitatives ne sont pas toujours des outils adaptés pour répondre à cette interrogation.
53Les autres questionnements reprennent ceux posés à propos des hommes : quand les femmes usent de la violence, dans quel contexte le font-elles et à qui s’en prennent-elles, plutôt à des femmes ou à des hommes ? On peut faire l’hypothèse que les femmes s’en prennent davantage à d’autres femmes en raison d’une plus grande difficulté à s’en prendre à des hommes souvent en position de supériorité sociale et physique par rapport à elles, et qu’elles le font plus volontiers quand une situation de supériorité les y autorise ou a minima le favorise. Autrement dit, la violence des femmes sur d’autres femmes est-elle une violence entre égales ou vise-t-elle des femmes aux caractéristiques particulières (par exemple plus jeunes, subordonnées au travail, racisées, en situation de handicap, etc.), ce qui inscrirait ces violences dans d’autres rapports sociaux que celui du genre ?
54Ces réflexions placent les causes de la violence dans un système social où les formes de domination s’entrecroisent, ce dont la juriste américaine Kimberlé Crenshaw a rendu compte en créant la notion d’intersectionalité (Crenshaw, 1989). Ainsi peut-on poser l’hypothèse d’un continuum entre les discriminations et les violences visant les groupes minorisés, c’est-à-dire exposés à des processus d’infériorisation sociale, de stigmatisation et de discrimination.
55Nous soutenons que les « conditions minoritaires » augmentent l’exposition aux violences et avons conçu le questionnaire et défini la taille de l’échantillon de personnes à enquêter pour tester cette hypothèse.
56Les résultats présentés dans les chapitres de cet ouvrage apportent une validation à l’hypothèse de la violence comme produit de l’intersectionalité des rapports sociaux, mais surprenante par l’ampleur de la surexposition des groupes minoritaires. Tania Lejbowicz et Mathieu Trachman révèlent ainsi que les personnes LGBT sont davantage victimes de violences familiales pendant l’enfance puis surexposées à l’âge adulte dans l’espace public (chapitre 10 ; voir aussi Hamel, 2020). Claire Scodellaro établit un résultat similaire pour les personnes ayant un problème de santé ou un handicap (chapitre 12) avec, de surcroît, pour ces deux groupes, une prolongation des violences familiales à l’âge adulte. La période de l’enfance est caractérisée par une grande vulnérabilité face aux violences très graves, notamment les tentatives de meurtre et les viols. Dans toutes ces situations minoritaires, les femmes restent davantage concernées que les hommes : les premières cumulent les désavantages de leur double condition minoritaire. Pour les personnes immigrées et issues de l’immigration, Christelle Hamel, Elise Marsicano et Christine Monicolle mettent au jour que c’est uniquement dans l’espace public que l’on constate une surexposition aux violences : elle concerne davantage les personnes racisées, qui en raison de leurs origines ou couleur de peau déclarent des violences à caractère raciste (chapitre 11).
8. La domination adulte ou les violences dans l’enfance et la jeunesse
57Parmi les éléments qui surexposent aux violences et s’inscrivent dans l’intersectionalité des rapports sociaux, il est une caractéristique qui mérite qu’on y attache davantage d’attention, dans la mesure où elle est très peu étudiée dans la sociologie française : il s’agit de l’âge. Le terme « âgisme » est apparu pour la première fois aux États-Unis à la fin des années 1960, sous la plume d’un gérontologue pour désigner toutes les formes de discriminations liées au fait d’être « trop vieux » ou « trop vieille » (Rennes, 2019) et est devenu aujourd’hui un concept sociologique qui reste utilisé dans ce sens. Il ne recouvre que rarement l’analyse de la « condition de mineur·e » qui, de fait, n’est quasiment jamais analysée comme le produit d’un rapport social. Les écrits adoptant cette perspective sont très rares. Pourtant, la jeunesse a donné lieu à profusion de travaux de recherche. Ils traitent du « passage à l’âge adulte » en démographie, de la socialisation en psychologie sociale, de la délinquance des jeunes en criminologie, du système scolaire en sciences de l’éducation, de la contre-culture des jeunes dans ce qu’on appelle les Cultural Studies. Néanmoins, aborder la jeunesse sous l’angle de la victimation et d’une condition d’assujettissement reste difficile à penser dans la société. Les psychiatres et les médecins ont été pionniers dans l’appréhension de l’enfant comme victime et la mise en place de dispositifs de soins, en particulier les publications de recherche associées à l’Institut de victimologie, créé en 1994 par les docteurs Aurore Sabouraud-Seguin et Gérard Lopez, (Lassus, 2008 ; 2011 ; Lopez, 2013 ; Kédia et al., 2013 ; Aubry et Lopez, 2017).
58Dans son ouvrage, La domination adulte. L’oppression des mineurs, Yves Bonnardel (2015) invite à penser l’âge comme un rapport social dont il expose les multiples dimensions : légales, économiques, culturelles, symboliques… Ajoutons à la description qu’il propose, que si la violence est fermement condamnée dans le Code pénal, la mise en application de cette législation, et plus globalement des dispositifs de « protection de l’enfance », sont très aléatoires en France et souffrent d’un manque de moyens humains et matériels considérable, comme en témoigne l’ouvrage La loi des pères (Jean, 2020) consacré au traitement judiciaire de situations d’inceste et de pédocriminalité ou encore celui de la pédiatre et épidémiologue Anne Tursz : Les Oubliés. Enfants maltraités en France et par la France (2010). Anne Tursz, qui fait partie des chercheuses spécialistes de l’enfance à l’Inserm, a piloté une mission ayant recommandé la mise en place d’un plan pour l’enfance ; le premier plan en France n’a vu le jour qu’en 2016. La quasi-normalité entourant la violence des adultes sur les enfants et adolescent·e·s, y compris la violence sexuelle, qui se traduit par l’absence de réaction en cas de situations connues, est semble-t-il en train de se fissurer par l’action des victimes elles-mêmes. Depuis une dizaine d’années, d’anciennes victimes se sont constituées en collectifs et procèdent à un travail considérable de visibilisation de ce phénomène20. D’autres victimes agissent plus isolément, mais avec ce même objectif de mise en lumière d’une hypocrisie sociale insupportable et une indignation chargée de colère. Ayant pour caractéristique d’avoir acquis une position professionnelle et économique suffisamment élevée et de bénéficier d’un entourage médiatique et juridique en mesure de les soutenir, elles21 procèdent à des révélations fortement médiatisées et vont parfois jusqu’à refuser volontairement le recours au système judiciaire, qu’elles jugent trop défaillant et traumatisant. Pour être crue, la parole de l’enfant victime doit-elle être celle de l’« adulte-ancien-enfant-victime » qui reprend le pouvoir par une organisation collective ou par un parcours professionnel exceptionnel ? Parallèlement à ces dénonciations individuelles ou collectives qui secouent l’espace médiatique, la « domination adulte » se révèle dans le délai pour légiférer sur les « violences éducatives ordinaires » (près d’une année et demie), en dépit d’une seule voix contre lors du vote de la loi de juillet 2019 à l’Assemblée nationale22. Cette loi a permis d’inscrire dans le droit national les dispositions de la Convention internationale de l’enfant qui, par exemple, interdisent la fessée comme c’est le cas dans la majorité des autres pays européens, ou encore à établir un âge en dessous duquel un·e mineur·e ne saurait être considéré·e comme capable de consentir de manière libre et éclairée à un acte sexuel23.
59Les données quantitatives sur la maltraitance des enfants issues d’enquêtes de recherches en France ne concernent que les violences sexuelles.
60Lors de la réalisation de l’Enveff en 2000, le choix avait été fait de ne pas interroger sur les violences physiques et psychologiques avant 18 ans, précisément pour ne pas être accusées de confondre la fessée ou la gifle avec la maltraitance. L’équipe Virage a souhaité rompre avec ces réticences et détailler les contextes de survenue des violences contre les mineur·e·s : famille, école, loisirs, espaces publics, etc., identifier les auteur·e·s par leur âge et le lien avec les victimes, cerner le degré de sévérité de ces violences et leur impact immédiat comme de long terme sur les personnes. Une section entière du questionnaire explore les violences intrafamiliales et une seconde les violences extrafamiliales.
61On aurait pu penser que le statut d’enfant neutralise l’effet du genre et que les enfants victimes ainsi que les adultes auteurs soient autant d’un sexe que de l’autre. Le chapitre écrit par Amélie Charruault, Sylvie Grunvald et Claire Scodellaro montre qu’il n’en est rien (chapitre 4). Les rapports de genre et d’âge se combinent dans l’espace intime de la famille comme ailleurs et il en découle que les victimes sont davantage des jeunes filles et les auteurs davantage les hommes adultes de la famille, voire presqu’exclusivement dans le cas des violences sexuelles.
9. Violences conjugales : existe-t-il des hommes victimes et des femmes violentes ?
62Classiquement, les enquêtes se donnant pour objectif de mesurer les violences dans la société interrogent les enquêté·e·s sur les actes qu’ils ou elles ont subis, sans explorer les actes commis. L’exercice de la violence constituant un acte pénalement sanctionné, un questionnement sur les actes commis engendrerait des refus de répondre dont on peut penser qu’ils affecteraient considérablement la fiabilité des résultats.
63Dès lors, dans les cas où une personne agressée se défend en répliquant elle aussi par la violence, il est hautement probable que son agresseur réponde positivement aux questions de notre enquête. Il faut donc avoir à l’esprit que parmi les personnes se déclarant victimes de violences dans une enquête statistique, il y a des personnes auteures de violences. Ce fait est évidemment plus probable à propos des violences qui se répètent qu’à propos des violences ponctuelles, et à propos des réponses masculines que des réponses féminines, ce qui induit des difficultés d’interprétation des résultats, en particulier dans le cadre conjugal où la proximité et la permanence de la relation entre les partenaires favorisent l’émergence de situations où l’auteur se voit victime et la victime finit par répliquer pour se protéger.
64Le cadre conjugal est sans aucun doute celui où la comparaison des réponses masculines et féminines pose le plus de questions de compréhension de ce qui est enregistré par le questionnaire. Qu’il puisse exister de rares configurations de couple où le partenaire masculin est l’objet d’actes de contrôle, d’infériorisation et de domination par la violence de la partenaire, ne doit pas faire oublier que la violence féminine est souvent réactionnelle et défensive chez les femmes inscrites dans des configurations de violences conjugales perpétrées par leur conjoint.
65Tenter de se demander « qui a commencé » et interroger les répondant·e·s sur ce point n’a guère de sens, car l’auteur imputera l’origine de la situation sur sa partenaire et inversement24. Divers travaux de recherche-action menés à l’étranger, auprès d’hommes auteurs de violences participant à des dispositifs « de soins » après condamnation avec un objectif de prévention de la récidive, relèvent que ces hommes se voient victimes de leur compagne ainsi que du système judiciaire (Anzieu et Martin, 2000 ; Anglada et Lorenz, 2007 ; Helfter, 2007 ; Lorenz et Bigler, 2013) et que l’évolution de cette perception est à la fois lente et incertaine, comme en témoigne l’importance de la récidive après ces protocoles.
66Alors comment peut-on parvenir à distinguer « l’homme-auteur-se-percevant-victime » de « l’homme-victime » ? Cela est quasiment impossible et cette difficulté a constitué pendant un temps un des arguments pour la non-inclusion des hommes dans l’enquête. Poser les mêmes questions aux hommes qu’aux femmes dans un questionnaire sur la mesure de la victimation interroge sur la nature des faits que l’on enregistre. Cette difficulté a généré de longues controverses scientifiques outre-Atlantique, dont Catherine Cavalin a exposé les enjeux en procédant à une analyse critique de la construction des questionnaires, des indicateurs statistiques de mesure de la violence et de l’interprétation des résultats des enquêtes nord-américaines (Cavalin, 2013 ; 2016).
67Suite aux réflexions ainsi engagées, nous avons développé deux directions de travail pour faire émerger les différences respectives des situations féminines et masculines dans une relation de couple violente, avec comme impératif un questionnaire strictement identique pour les deux sexes, de façon à garder la comparaison possible. La première piste que nous avons suivie fut l’approfondissement du questionnement sur les conséquences des actes subis pour déceler si ces actes construisent une situation d’emprise sur l’enquêté·e. Le fait d’avoir été « insulté·e, dénigré·e, humilé·e publiquement… » ou encore « poussé·e, bousculé·e, giflé·e », « menacé·e de mort »… déclenche-t-il de la « peur », de la « colère », de la « honte », de la « tristesse » pour les deux sexes ? Les violences induisent-elles des blessures ou une altération de la santé aussi souvent pour les unes que pour les uns ? Elizabeth Brown, Justine Dupuis et Magali Mazuy montrent dans les chapitres 5 et 6 que les femmes rapportent des faits beaucoup plus fréquents que les hommes se déclarant victimes de leur conjointe, qu’elles sont confrontées à des situations de violence plus complexes, notamment lorsqu’elles sont en période de séparation ou en présence d’un ex-partenaire, et que les affects sont beaucoup plus profonds, même si la tristesse ou la colère sont aussi déclarées par les hommes. Ces indicateurs de santé mentale, mais aussi de violence physique ne peuvent donc à eux seuls être utilisés pour distinguer « l’homme-auteur-se-percevant-victime » de « l’homme-victime ». En revanche les sentiments de peur et de honte caractérisent les réactions féminines. Claire Scodellaro souligne dans le chapitre sur la santé que les pensées suicidaires sont massivement féminines dans le cadre de violences dans le couple et plutôt rares chez les hommes se déclarant victimes (chapitre 12). On peut ainsi conclure que les questions enregistrant les sentiments de peur, de honte et de risques suicidaires constituent les indicateurs-clés qui permettent de supposer l’existence d’une relation d’emprise subie par les femmes, quand les hommes se déclarant victimes semblent y échapper, et c’est un des enseignements méthodologiques importants de l’enquête Virage que de le mettre au jour. Le fait que les associations d’aide aux victimes, consultées lors du Grenelle25 sur les violences conjugales à l’automne 2019, aient demandé l’inscription dans la législation d’un délit sanctionnant le fait de pousser sa partenaire au suicide, entre en forte cohérence et résonnance avec cette interprétation des résultats. Une autre distinction est l’apparition d’une sexualité durablement perturbée pour les femmes, à la différence des hommes, ce qui invite les médecins spécialistes (gynécologues, sexologues) à se saisir des questions de violences dans le couple.
68La seconde piste que nous avons développée fut de ne pas limiter la mesure des violences conjugales aux douze derniers mois, c’est-à-dire au moment où l’enquêté·e est perturbé·e par la configuration violente de son couple, mais de l’étendre à l’ensemble du parcours de vie. Nous avons repris ici la méthodologie mise en place par les deux chercheuses américaines Patricia Tjaden et Nancy Thoennes qui, en 1998, ont répliqué la National Violence Against Women Survey (réalisée pour la première fois en 1985) en l’élargissant à la population masculine (Tjaden et Thoennes, 2000). Elles ont effectivement montré à quel point les taux de violence conjugale déclarée divergent selon le sexe quand la période considérée est la vie entière et non plus l’année écoulée, faisant apparaître une forte surexposition des femmes aux violences dans le couple au cours de la vie, comparativement aux hommes.
69Les analyses conduites par Elizabeth Brown, Justine Dupuis et Magali Mazuy font aussi apparaître ce phénomène dans le cas français (chapitres 5 et 6) : les déclarations féminines de violences conjugales très graves sont en proportion dix fois plus fréquentes que celles des hommes, contrairement à ce qui est observé sur les douze derniers mois où la fréquence est quasiment similaire. Cette divergence des sex-ratios à distance et proximité des faits montre que l’impact dans le temps des violences déclarées par les femmes et par les hommes n’a pas de commune mesure, mais aussi que les parcours conjugaux féminins sont impactés par les violences conjugales, au contraire de ceux des hommes. Le questionnement sur les violences au fil de la vie arrivant en fin de questionnaire, à un moment où les enquêté·e·s ont compris que le sujet central du questionnaire est la violence, le spectre des déclarations se resserre sur des faits très marquants.
70On peut déduire de ces éléments que dans le cadre conjugal, les hommes déclarent principalement dans les douze derniers mois des situations conflictuelles (par exemple des situations de séparation comme nous avons pu le constater lors de l’écoute des entretiens pendant la collecte) ou bien des situations où la violence qu’ils reçoivent est réactionnelle à la leur, tandis que les femmes déclarent des situations de violence où elles sont sous la domination et l’emprise de leur partenaire, sans quoi on ne peut expliquer que les réponses masculines et féminines divergent autant, selon qu’il s’agisse de l’année écoulée ou du cours de la vie. Cela invite à beaucoup de prudence dans l’interprétation des réponses masculines : elles n’enregistrent probablement pas des situations d’emprise comme dans le cas des femmes.
71La mise en perspective de ces résultats avec les sources administratives et associatives permet d’étayer cette interprétation des réponses masculines, car ces sources font apparaître que les femmes sont très majoritairement les victimes de violences conjugales. Ainsi, les résultats obtenus par l’enquête Virage sur le cours de la vie apparaissent nettement plus en cohérence avec ces autres sources d’information (Pieters et al., 2010) que les résultats établis pour l’année écoulée.
72Parmi les sources administratives, le décompte annuel des meurtres dans le couple se veut exhaustif et ne dépend pas d’une démarche de la victime vers la police, à la différence de la plainte. C’est sans doute le meilleur indicateur du nombre de féminicides, même s’il le minore encore en raison d’aléas sur la cause du décès. Entre 2013 et 2018, les féminicides par le partenaire intime26 ont représenté 85 % de ces meurtres, contre 15 % pour les maricides27 (Hamel, 2015), ce qui confirme encore l’asymétrie. Les publications annuelles de la Délégation aux victimes sur ces meurtres indiquent que dans 69 % des cas de maricides, la meurtrière avait auparavant déposé plainte ou une main courante contre son partenaire pour violences conjugales, alors que le cas inverse n’est jamais mentionné, ce qui laisse apparaître la dimension réactionnelle du meurtre commis par ces femmes (Délégation aux victimes, 2020). Le récent rapport de l’Inspection générale de la justice sur les meurtres conjugaux commis en 2015 et 2016 confirme à la fois la proportion d’hommes victimes et la proportion de femmes auteures ayant préalablement déposé plainte contre les violences du partenaire (Inspection générale de la Justice, 2019). Selon le décompte des dépôts de plainte pour « coups et blessures volontaires » par conjoint·e en 2016, parmi 85400 personnes ayant déposé plaintes figurent 87 % de femmes (Sourd, 2017). Les sources associatives vont dans le même sens. Sur plus de 20 000 appels par an au numéro vert « 3919 Violence Femmes Info », 97 % des appels pour violences conjugales proviennent des femmes et 3 % seulement des hommes (Sourd, 2019).
73Parmi les sources administratives, nous disposons également de données médicales. On peut penser que dès lors qu’il y a blessure, en particulier blessure grave, hommes comme femmes finissent par se présenter dans les hôpitaux. Des centres d’accueil spécialisés pour les agressions (Casa) se sont mis en place dans quelques grandes villes au début des années 2010, avec possibilité pour les victimes d’être soignées, d’y faire constater leurs blessures et d’y déposer plainte. Une étude statistique sur les personnes venant consulter au Casa du Centre hospitalier universitaire de Rouen, au cours de l’année 2012 (Thureau et al., 2015), présente les résultats suivants : sur les 707 personnes venues consulter suite à des violences dans le couple, 87 % sont des femmes et 13 % des hommes. Comme pour les meurtres par le partenaire intime, le sex-ratio est de 9 femmes pour 1 homme. Le caractère répétitif des violences a été relevé pour 68 % des femmes, contre 49 % des hommes, et un impact psychologique fort est plus fréquemment observé chez les femmes qui déclarent être l’objet de « harcèlement obsessionnel28 » ou « contrôle coercitif » et de menaces, ce qui induit une délivrance plus fréquente d’Incapacité totale de travail (ITT) de plus de huit jours.
74En appréhendant les violences dans le parcours conjugal au fil d’une vie et non seulement l’année écoulée, le questionnaire de l’enquête Virage se donne les moyens de mettre en évidence que les déclarations des femmes et des hommes ne correspondent pas aux mêmes situations. On ne peut pas déduire de ces résultats que la violence dans les couples serait symétrique et bilatérale.
75Faut-il alors considérer que les hommes aient pu exagérer leurs réponses ? Non, aucunement. Il faut en déduire que des questions identiques enregistrent ici des situations différentes : des situations de conflit et des situations de violences réactionnelles de la part de leur conjointe, ainsi que des situations très résiduelles de soumission à l’emprise de leur conjointe29. Cela pose la question de la pertinence de l’utilisation pour les hommes d’un questionnaire initialement fait pour mesurer les violences machistes contre les femmes. De fait, la comparaison des situations masculines et féminines dans la violence conjugale nécessite un protocole n’observant pas seulement les douze derniers mois mais aussi le cours de la vie. Il faut aussi retenir que la honte, la peur et les idées suicidaires sont les indicateurs les plus pertinents dans une enquête quantitative, pour identifier l’emprise psychologique et la relation de domination qui caractérisent la situation des victimes de violence conjugale.
II. Des objectifs scientifiques à la conception de l’enquête
1. La population cible : choix des limites d’âge d’inclusion dans l’échantillon
76Un des objectifs de cette enquête étant d’étudier les parcours des individus et les violences au sein du couple ou au travail, il a été décidé de ne pas inclure les moins de 20 ans, comme dans l’enquête Enveff. Peu vivent en couple et le taux d’activité des 15-19 ans est de seulement 14,3 % en 201430. Par ailleurs, interroger les mineur·e·s aurait nécessité la construction d’un protocole assez différent, en raison de l’interdiction instaurée par la loi Informatique et libertés de 1978 de réaliser de telles enquêtes auprès d’eux sans l’autorisation des parents. On imagine que les parents maltraitants auraient dès lors été assez peu enclins à donner leur autorisation31. Pour ces raisons, il a été décidé de resserrer le champ de l’enquête afin d’augmenter la solidité statistique sur les autres classes d’âges et de permettre des analyses détaillées sur les jeunes de 20 à 29 ans.
77Malgré le besoin de connaissances concernant les personnes âgées, la borne supérieure a été définie à 69 ans, âge au-delà duquel l’activité professionnelle est très rare. Les quelques recherches existant sur les violences aux âges avancés indiquent une diminution des violences. Mais les questions posées sont identiques quel que soit l’âge. Or il est fort probable que les violences envers les seniors changent de forme et qu’elles nécessitent non seulement un questionnaire différent mais aussi un autre mode d’échantillonnage. Ainsi aurait-il été nécessaire de questionner sur la perte d’autonomie, sur les relations avec les aidants qu’ils soient professionnels ou familiaux, et d’observer les glissements entre négligence et maltraitance. Cela aurait impliqué de réaliser l’enquête auprès des 70 ans et plus, jusqu’à 95 ans.
78Compte tenu de la restriction du champ aux logements ordinaires, il eût été compliqué d’y intégrer les plus âgé·e·s car une partie vit en résidence collective. Le taux d’institutionnalisation s’élevait à 10 % en 2015 et augmente avec l’âge passant (Drees, 2017).
2. Virage : une enquête en quatre volets pour mesurer la prévalence des violences dans toute la population
79L’enquête Virage comprend quatre volets dont le socle est son questionnaire unique. Elle se décline en une enquête principale conduite en population générale, auprès de 27268 femmes et hommes, âgé·e·s de 20 à 69 ans, interviewé·e·s par téléphone (et dans de rares cas par Internet), et de trois enquêtes complémentaires, de plus petite dimension, conduites auprès de populations difficiles à joindre dans l’enquête principale, avec une diffusion du questionnaire par Internet uniquement.
a. L’enquête principale : un vaste échantillon, limité aux logements ordinaires
80L’objectif de l’enquête Virage n’était plus seulement d’établir des prévalences de violence, comme à l’époque de l’Enveff, puisque cela est fait annuellement par l’enquête Cadre de vie et sécurité de l’Insee, mais de mieux documenter les situations de violences, selon leur degré de gravité et le contexte de survenue des violences subies. Mieux documenter ces situations et les distinguer entre elles devait permettre de mieux comprendre le devenir des personnes atteintes, les conséquences sur leur santé, le recours ou non à la justice, et aussi de comparer les situations de victimation selon le sexe des victimes et des auteur·e·s. Ces objectifs et l’hypothèse d’une surexposition aux violences des personnes ayant une « condition minoritaire » (minorités sexuelles, minorités racisées, minorités en situation de handicap) plaidaient pour enquêter auprès d’un vaste échantillon.
81L’Enveff avait interrogé 6970 femmes, ce qui s’est avéré insuffisant pour analyser finement les prévalences calculées pour les femmes immigrées (au nombre de 397 seulement) et pour produire des résultats robustes sur les femmes homosexuelles (au nombre de 78 dans l’Enveff, en incluant celles ayant eu au moins une relation sexuelle avec une femme ; Lhomond, 2006 ; Lhomond et Saurel-Cubizol, 2013), mais aussi pour étudier certains contextes, comme le travail ou les études, qui n’ont que faiblement été développés dans l’ouvrage qui en est issu. De même, l’enquête Événements de vie et santé, en dépit d’un questionnaire adapté à l’étude des trajectoires de vie, s’est avérée limitée dans ses possibilités d’analyse en raison de son échantillon trop petit (9953 femmes et hommes). Les équipes conceptrices des enquêtes européennes de victimation les plus récentes avaient aussi, après les premières collectes du début des années 2000, fait le constat d’une indispensable extension de la taille de l’échantillon.
82Les objectifs scientifiques de l’enquête Virage nécessitaient un échantillon plus vaste. En recourant à un sondage aléatoire simple à deux degrés (voir le chapitre 2 rédigé par Géraldine Charrance, Christelle Hamel et Stéphane Legleye), nous visions 35000 personnes (17500 hommes et 17500 femmes), mais nous n’y sommes pas parvenues pour des raisons budgétaires. L’échantillon que nous avons pu constituer est finalement de 27268 femmes et hommes, âgé·e·s de 20 à 69 ans, qui furent enquêté·e·s sur une période de huit mois.
83Le fait de ne pas avoir atteint l’objectif initialement fixé nous a fait craindre de ne pas pouvoir procéder à toutes les analyses que nous espérions mener. En outre, les enquêtes comme Virage ou comme CVS sont classiquement conduites auprès de la population résidant « en ménage ordinaire », c’est-à-dire en logement individuel (maison ou appartement), à l’exclusion des résidences collectives, car enquêter les personnes qui y résident requiert des autorisations particulières.
84Il s’ensuit que cette petite partie de la population en résidence collective n’est jamais enquêtée. La plupart du temps, cela a peu d’impact sur le sujet traité. La proportion de personnes vivant en institution est faible au regard de la population générale, mais quand on travaille sur les violences, il est légitime de supposer que cette petite composante de la population est fortement concernée par les violences. Il s’agit en effet des foyers sociaux, des prisons, des maisons de retraite, des hôpitaux de jour… Une part des victimes de violence, probablement confrontée à des situations assez graves, échappe donc systématiquement aux enquêtes (l’impact de ce biais sur les résultats présentés dans l’ouvrage, en particulier sur les violences conjugales, est détaillé dans le chapitre 2).
85Les trois autres volets visant à compléter l’enquête principale sont des enquêtes par Internet conduites auprès de sous-parties de la population, difficiles à joindre dans le dispositif de collecte de l’enquête principale, soit parce qu’elles sont en nombre peu important dans la population, soit parce que le mode de collecte auprès des ménages ordinaires les en excluait d’emblée. L’état des lieux des recherches sur les violences en France par rapport aux autres pays mettait en effet en lumière l’absence de recherches conduites auprès de ces populations. Ces trois enquêtes complémentaires viennent partiellement combler ce manque et se présentent comme des expérimentations préalables à la conduite d’autres enquêtes notamment en raison de leur caractère non aléatoire. Il s’agit de l’enquête Virage-Université réalisée auprès des étudiant·e·s, de l’enquête Virage-LGBT réalisée auprès des minorités sexuelles, et de l’enquête Virage-Victimes faite auprès de personnes qui s’identifient elles-mêmes comme victimes de violences. Elles ont été réalisées sur une période de trois mois chacune, entre octobre 2015 et avril 2016.
b. Les enquêtes Virage-Université
86La population étudiante à l’université fait partie des catégories de personnes mal représentées dans les enquêtes en ménage ordinaire. En effet, en 2016, 12,2 % des 2,5 millions d’étudiant·e·s résidaient en cité universitaire (OVE, 2017 ; Algava et Lièvre, 2016). Ils et elles sont exclu·e·s de l’enquête principale, puisque les résidences universitaires sont des logements collectifs. De la même façon, les jeunes résidants en foyers de jeunes travailleurs ayant pour la plupart connu des parcours de précarité ne sont pas enquêtés (soit près de 49000 personnes en 2014 ; data.gouv : répartition par communes des FJT et nombre de lits, 2014). Il s’ensuit que la population des « jeunes », parmi lesquels les taux de victimation sont plus élevés que dans l’ensemble de la population est sous-représenté, ce qui a pour impact une légère sous-estimation des prévalences de violence dans l’enquête principale et une production d’informations comportant des biais plus importants pour la tranche d’âges des 20-30 ans. Pour tenter de contourner ce problème, nous avons profité du développement de la version en ligne du questionnaire pour procéder à un test grandeur nature de la passation de celui-ci auprès de l’ensemble des étudiant·e·s de 4 universités (à défaut de pouvoir le proposer à un échantillon représentatif de la population étudiante au niveau national). Deux universités franciliennes (université Paris-Diderot et université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne) et deux universités en région (Université de Bretagne Occidentale et université de Strasbourg) ont participé au projet, ce qui a permis de collecter quatre lots de 1000 à 2000 questionnaires complets. Le taux de participation à ces enquêtes locales (avec remplissage complet du questionnaire) est bas : de 3,7 % à 7,7 %32 en raison de la non-utilisation des adresses universitaires par nombre d’étudiant·e·s qui s’informent de leurs notes pédagogiques par d’autres moyens que la consultation de leur mail et parce que certains étudiants inscrits administrativement ne suivent finalement jamais les enseignements. Cela peut représenter jusqu’à un quart des inscrits d’après les informations obtenues par ailleurs, mais nous n’en connaissions pas le nombre exact dans les établissements où nous avons fait la collecte. En revanche, la population non-répondante étant connue dans ses caractéristiques sociodémographiques, un redressement a posteriori a été conçu pour contrôler les caractéristiques des répondant·e·s et les caler sur celles des inscrit·e·s dans leur établissement du point de vue de l’âge, du sexe, du niveau d’inscription et de la filière. Toutefois, ce « calage » sur un nombre limité de critères ne suffit pas pour considérer les répondant·e·s comme strictement représentatif·ve·s33 du point de vue des victimations, sauf à considérer que les victimations seraient liées à ces quelques critères, ce qui est probablement vrai de la filière et du sexe, mais moins de l’âge et du niveau. Nous disposons donc d’un côté, d’un échantillon d’étudiant·e·s contacté·e·s de manière strictement aléatoire par le biais de l’enquête générale, mais représentatifs à l’échelle nationale des étudiant·e·s, tous établissements confondus, résidant en logement ordinaire, et de l’autre, de quatre échantillons de volontaires, non aléatoires, d’étudiant·e·s à l’université. Les divergences importantes dans les prévalences de violences déclarées par les étudiant·e·s dans l’enquête principale d’une part, et dans les enquêtes Internet d’autre part, tiennent à ces différences d’échantillonnage et de protocoles de collecte. On peut penser que les personnes concernées par des violences ont davantage répondu à Virage-Université, en raison de l’absence d’enquêteur pour maintenir le contact avec l’enquêté. Tous les travaux sur les modes de collecte montrent que les questionnaires auto-administrés, que ce soit par Internet ou support papier envoyé par courrier postal, facilitent la déclaration des violences, car ils offrent une intimité plus propice à la déclaration en annulant les effets d’interaction avec un enquêteur ou une enquêtrice (Junger-Tas et Marshall, 1999). Les prévalences réelles de violences concernant la population étudiante se situent entre les résultats légèrement divergents produits par ces deux catégories d’enquête, qui chacune ont leurs biais méthodologiques, mais qui ensemble permettent d’offrir un ordre de grandeur des différents types de victimations vécues dans l’enseignement supérieur, ce qui constitue un apport d’informations inexistant par ailleurs sur la population étudiante.
87L’Observatoire national de la vie étudiante, qui réalise des enquêtes représentatives de la population universitaire et les panels d’étudiants tous établissements confondus du service statistique ministériel n’avaient jamais abordé ce sujet des violences avant l’intégration des questions de l’enquête Virage dans la collecte 2020 de l’enquête Conditions de vie des étudiants. La mise en regard des enquêtes Virage-Université avec l’enquête principale donne une fourchette haute (avec ceux des enquêtes universités) et une fourchette basse (avec les résultats de l’enquête principale) : Amandine Lebugle, Alice Debauche, Justine Dupuis et Zahia Ouadah-Bedidi indiquent dans le chapitre 7 des prévalences 2 à 3 fois supérieures dans Virage-Université par rapport à celles de l’enquête principale.
c. L’enquête Virage-LGBT
88En dépit du vaste échantillon de l’enquête Virage, nous savions que le nombre de personnes s’identifiant comme homosexuelle ou bisexuelle serait relativement limité (Lhomond et Saurel-Cubizolles, 2013). De fait, sur les 27268 enquêté·e·s, 503 sont dans ce cas, ce qui limite les analyses approfondies des personnes en situation de victimation. Cela nous a conduits à mettre en place un volet Internet spécifiquement construit pour toucher ces personnes, ainsi que les personnes trans (cf. chapitre 10). Afin de préserver les possibilités de comparaison des parcours des personnes interrogées dans le cadre de ce volet spécifique, avec ceux recueillis dans l’enquête en population générale, le questionnaire est identique, mais recueille des informations plus détaillées sur la sexualité (ajout de questions sur la santé sexuelle et les infections sexuellement transmissibles) et sur les discriminations subies dans le cadre intrafamilial, notamment par l’étude des réactions de l’environnement familial à la connaissance de l’homosexualité ou de la bisexualité, et éventuellement à la connaissance du désir de changer de sexe (ou genre). Une centaine d’associations LGBT ont été sollicitées sur l’ensemble du territoire pour relayer le questionnaire, des affiches, des cartes de visite et des flyers ont été déposés dans les lieux de sociabilité LGBT, ainsi que des stylos-bannières, invitant à se connecter au site de l’enquête. Nous avons aussi présenté l’enquête dans la presse LGBT par le biais d’interviews, et nous avons créé une page Facebook pour l’enquête. Ce sont ainsi 6517 questionnaires complets qui ont été récoltés, avec un bon équilibre entre les deux sexes (3169 femmes et 3348 hommes).
89À la différence des autres enquêtes menées de cette façon, c’est-à-dire auprès de personnes volontaires (enquête dite « avec échantillon de convenance »), dans lesquelles les répondant·e·s sont généralement plus jeunes, plus diplômé·e·s et résident majoritairement en Île-de-France (Velter et al., 2015), les caractéristiques sociodémographiques des enquêté·e·s de Virage-LGBT concernent tous les âges et toutes les régions, ce qui indique que les associations ont une place notable dans cette population et que le travail de communication sur l’enquête a eu un rôle très important, sans doute plus fort que pour Virage-Université.
90La principale caractéristique de ce mode de collecte par Internet et par communication sur l’enquête est qu’il n’est pas aléatoire34 et qu’on ne dispose pas d’une source externe pour recaler la population répondante sur les caractéristiques d’une population exhaustive. Comme pour Virage-Université, les échantillons recueillis comprennent possiblement une plus forte proportion de personnes concernées par les violences. Elles n’en sont pas moins instructives pour connaître et qualifier les types de violences subies et les parcours des personnes victimes et pour rendre certaines populations visibles, comme les personnes trans. Tania Lejbowicz et Mathieu Trachman enrichissent leur analyse dans le chapitre 10 dédié aux personnes LGBT avec le volet Virage-LGBT.
d. L’enquête Virage-victimes
91Enfin, nous nous sommes demandé dans quelle mesure les personnes qui font appel à une association d’aide aux victimes (quel que soit le type de victimation) et qui sont donc celles que les associations évoquent dans leurs rencontres avec les pouvoirs publics, sont aussi celles que les chercheur·e·s classent dans la catégorie des « victimes de violences », au regard des actes rapportés dans l’enquête Virage. Autrement dit, les personnes qui ont les ressorts suffisants pour chercher une aide extérieure vivent-elles des situations similaires à celles enregistrées dans les enquêtes et ont-elles les mêmes profils sociodémographiques que l’ensemble des victimes ?
92Pour ce faire, nous avons sollicité l’aide des associations les plus connues, disposant d’un numéro vert, d’un site Internet et d’un fort soutien de l’État (notamment le site du numéro d’appel 3919, et celui de l’Inavem qui gère le 08Victimes)35. Cette enquête intitulée Virage-victimes a été présentée différemment des autres enquêtes, car il s’agissait cette fois-ci non pas d’inclure tout le monde, mais uniquement les personnes se percevant comme victimes de violences. Des affiches, flyers et cartes de visite spécifiques ont donc été produits pour cette enquête. Ce volet a permis de recueillir 796 questionnaires complets de femmes et hommes ayant vécu des violences et s’étant identifiés comme victimes, avec une proportion nettement plus importante de femmes. L’analyse de cet échantillon de volontaires fera l’objet de publications ultérieures, car il visait aussi à tester tant la réception du questionnaire pour ces personnes, alors qu’il a été construit pour inclure tout le monde, qu’un mode de collecte qui pourrait être déployé dans les centres d’hébergements d’urgence qui accueillent les victimes. Nous avons pu constater un fort taux d’abandon au début du questionnaire, laissant percevoir que celui-ci ne se centre pas assez rapidement sur les violences pour des personnes qui acceptent de répondre précisément sur ce sujet mais peut-être aussi de la difficulté sous-estimée à répondre à un questionnaire qui revient sur un vécu douloureux.
3. Objectiver les violences : intérêts et limites d’un questionnaire identique pour les deux sexes
93Comment interroger sur les violences dans un questionnaire ? Les mots « agression », « atteinte », « violence », « harcèlement » ne sont jamais utilisés, car ils sont susceptibles de trop grandes variations d’interprétations d’une personne à l’autre. Sont donc évoqués de manière très factuelle et précise des gestes, des actes, des faits, des paroles, sans jamais les qualifier de violence. Ce principe méthodologique, déjà mis en œuvre en 2000 dans l’enquête Enveff, est désormais éprouvé et constitue le point commun des enquêtes sur les violences (Cavalin, 2010b). Nous avons utilisé cette méthode pour neutraliser au maximum les effets de subjectivité.
94Le questionnaire de l’enquête Virage recueille, dans l’ordre, les violences psychologiques, puis les violences physiques et enfin les violences sexuelles, avec de légères adaptations selon que les faits concernent le contexte du travail, l’espace public ou le couple. Cette progression des faits, des plus faciles à énoncer aux plus graves ou intimes, évite d’aborder les violences les plus graves et touchant à l’intimité et à l’intégrité de la personne de manière trop abrupte.
95Les faits de violences psychologiques comprennent les actes de dénigrement répétés, les insultes et atteintes à la réputation par le biais de rumeurs, les intimidations par les menaces verbales et le fait de casser ostensiblement des objets devant la personne. Au travail ou dans les études s’ajoutent l’appropriation du travail ou des outils de travail, comme leur destruction. Dans le couple, les critiques répétées sur l’apparence physique, la façon de s’habiller, le chantage au suicide et la menace de s’en prendre aux enfants.
96Les faits de violences physiques regroupent le fait d’être secoué·e brutalement, frappé·e avec les pieds, les poings, de se voir lancer un objet, les menaces avec une arme, les tentatives de meurtre (avec une arme, tenter d’étrangler, de porter atteinte à la vie ou de tuer). Dans le couple et dans la famille pendant l’enfance ou l’adolescence s’ajoute la séquestration ou le fait d’être mis·e à la porte, ou encore abandonné·e au bord de la route.
97Les faits de violences sexuelles incluent le fait d’être confronté·e à un exhibitionniste ou un voyeur, d’être suivi·e avec instance dans la rue, abordé·e sous prétexte de drague, d’être destinataire de propos ou remarques salaces, de mimes de gestes sexuels ou d’images pornographiques mettant mal à l’aise, d’être l’objet de propositions sexuelles insistantes malgré le refus. Tous ces actes peuvent constituer des faits de harcèlement sexuel au sens juridique du terme. Ce sont les actes à caractère sexuel sans contacts corporels. Viennent ensuite les agressions sexuelles incluant le fait d’être coincé·e pour être embrassé·e, de se voir toucher les seins ou les fesses, d’être contraint·e à faire ou subir des attouchements du sexe, une pénétration de la bouche, du sexe ou de l’anus, contraint·e de se dénuder, d’avoir un rapport sexuel devant quelqu’un d’autre, d’être filmé·e sans consentement pendant un acte sexuel, d’être contraint·e à la prostitution, l’échangisme. Les actes comprenant une pénétration ont été classés dans la catégorie viol, conformément à la norme pénale.
98Les violences économiques et administratives n’ont été enregistré·e·s que dans le couple. Il s’agit de la confiscation des papiers d’identité, passeport, carte de sécurité sociale, de l’empêchement d’accéder aux revenus du ménage, d’être placé·e en situation d’avoir des dettes, de privation de soins pour soi ou pour les enfants.
99Nous nous sommes longuement demandé si tous ces faits allaient être considérés comme des violences et entendus comme tels aussi bien par les femmes, que par les hommes. Nous avons fait le choix d’un questionnaire strictement identique pour les deux sexes pour permettre la comparabilité, mais la question demeure, en dépit de ces formulations très factuelles. Pour tenter de mieux cerner les faits de violence, nous avons demandé pour chaque réponse positive à quelle fréquence ces faits s’étaient produits sur les douze derniers mois, puis quelle gravité l’interviewé·e accordait à ces actes. L’appréciation subjective de la gravité des actes n’était pas présente dans le questionnaire de l’Enveff.
100Elle visait ici à améliorer la compréhension des situations masculines et féminines et constitue une nouveauté par rapport à l’Enveff.
101En effet, si la question est identique, le coup de poing donné par monsieur renvoie-t-il à des situations comparables que celui donné par madame ? Des enquêtes qualitatives menées outre-Atlantique auprès d’hommes ayant déclaré des violences dans des enquêtes quantitatives avaient montré que des situations de jeux de bagarres avaient pu être déclarées par les hommes dans les questions relatives aux violences physiques (Damant et Guay, 2005). De fait, ces questions sur la gravité ressentie distinguent souvent les réponses masculines et féminines. Il est perturbant quand on est face aux données de l’enquête de constater une réponse positive à la question sur la tentative de meurtre et ensuite que celle-ci n’était « pas grave du tout ». Les enquêteurs et enquêtrices nous avaient fait part de leur étonnement face à la collecte de ces situations qui laissent perplexe sur ce qu’on enregistre alors. Efi Markou et Emilie Bourgeat retracent nos échanges avec les enquêteurs dans le chapitre 3. De quoi s’agissait-il si ce n’était pas grave ? Et l’on remarque que cela est plus fréquent dans les réponses masculines que féminines.
102Si un ou plusieurs faits avaient été jugés graves, l’enquêté·e devait ensuite indiquer à la fin du module lequel était le plus marquant, de façon à explorer les circonstances de sa survenue (alcoolisation de l’auteur ou de l’enquêté·e au moment des faits, réactions immédiates…), les motifs supposés de ces faits (sexisme, racisme, homophobie…), les conséquences à court et à long terme (sur la santé, les relations avec les autres, les habitudes de vie…) et les recours envisagés (taire ou dénoncer les faits, déposer plainte…). C’est dans l’examen des réponses à ces questions explorant l’impact des violences sur la vie des personnes que l’objectif de distinguer la violence du jeu ou du conflit trouve son efficacité, et qu’il devient alors possible de comparer les situations respectives des deux sexes.
103Cependant, on doit noter que si ce dispositif a une certaine efficacité, il a aussi des limites. Pour les violences sexuelles, répondre par « oui » ou « non » ou indiquer un nombre de fois permet de ne pas avoir à nommer les faits vécus, dont le récit peut s’avérer difficile et douloureux. Les personnes n’ont pas eu à nommer les agressions qu’elles avaient subies, ce qui était sans doute plus important pour les hommes que pour les femmes. Le mot « viol » n’a jamais été utilisé, pas plus que le mot « harcèlement sexuel ».
104Les questions posées étaient identiques pour les deux sexes, et comportaient une formulation différente de l’Enveff et des enquêtes précédentes, qui visaient à faciliter les réponses masculines :
« Au cours des douze derniers dans le cadre de votre travail, vous a-t-on forcé·e à faire ou à subir des attouchements du sexe, a-t-on essayé ou est-on parvenu à avoir un rapport sexuel avec vous contre votre gré ? » (avec réponse en oui/non et nombre de fois).
105Si la réponse était positive, venait une seconde question listant les actes possibles et l’enquêté·e devait indiquer quels actes elle ou il avait subi en oui/non. Dans les enquêtes précédentes, l’enquêté·e classait lui-même sa réponse dans l’une des trois catégories suivantes : « rapports sexuels forcés », « tentatives de rapports sexuels forcés » et « attouchements forcés ». La liste des actes que nous avons proposée était plus précise et tenait compte des différences anatomiques des femmes et des hommes.
106Ce dispositif permet un classement a posteriori opéré par l’équipe de recherche dans les catégories pénales qui évite les biais induits par la méconnaissance de ces catégories par l’enquêté·e (pour un exposé plus approfondi des modes d’enregistrement des violences sexuelles et une synthèse des prévalences obtenues, voir Hamel et al., 2016 ; Debauche et al. 2017 ; Debauche, 2019) (voir page suivante).
Questions listant les actes possibles de violence sexuelle

107Ce dispositif fait légèrement baisser le taux de victimes de viols par rapport aux autres enquêtes, mais si cette baisse est minime pour les femmes, elle est beaucoup plus conséquente pour les hommes (diminution par 10). Des actes d’attouchement du sexe étaient dans les autres enquêtes classés par eux dans la catégorie « rapports sexuels forcés » et donc interprétés comme des viols, alors qu’ici ils sont classés par nous dans les autres agressions sexuelles conformément à la définition pénale. L’impact différencié de ce changement selon le sexe montre qu’hommes et femmes n’interprètent pas les questions de la même façon.
108Nous avons pour cette raison dû formuler une de nos questions différemment selon le sexe. Avant la question présentée ci-dessus (qui cernait les actes touchant aux parties génitales du corps), une question préalable cernait des actes ayant une dimension sexuelle, mais sans attouchement des parties génitales :
Pour les femmes : « Quelqu’un a-t-il, contre votre gré, touché vos seins ou vos fesses, vous a coincé pour vous embrasser, s’est frotté ou collé contre vous ? ».
Pour les hommes : « Quelqu’un s’est-il, contre votre gré, frotté ou collé contre vous ? ».
109Initialement, nous avions conservé l’idée qu’un homme puisse être embrassé de force, ou que quelqu’un touche ses fesses contre son gré, mais lors de l’enquête pilote, il s’est avéré que non seulement cette question faisait rire certains hommes, mais aussi qu’elle en offusquait d’autres qui n’appréciaient guère qu’on puisse imaginer qu’ils soient soumis au même traitement que les femmes. D’autres encore en profitaient pour se lancer dans une entreprise de séduction des enquêtrices, en formulant des réponses du type : « Ah non, ça ne m’est jamais arrivé ! Mais j’aimerais bien… Avec vous peut-être ? ». D’où la formulation restreinte que nous avons retenue pour les hommes, formulation dont on voit qu’elle ne peut avoir la même dimension d’agression sexuelle que celle proposée pour les femmes. Si l’agression sexuelle est clairement présente dans le cas de la formulation féminine, ce n’est pas le cas pour la formulation masculine ni au regard du Code pénal, ni au regard de la jurisprudence en la matière, ni dans leur vécu. Dans la formulation masculine, on peut qualifier ces actes de « contacts corporels importunants », mais pas d’agression sexuelle (pour les adultes en tous cas). On voit là les limites d’un questionnement identique pour les deux sexes et la prudence qu’il faut avoir dans la comparaison des situations des unes et des uns.
110Globalement, les femmes et les hommes n’ont d’ailleurs pas réagi de la même façon au questionnaire, surtout sur les violences sexuelles. Certains hommes homosexuels à qui nous avions passé le questionnaire dans la phase pilote, ont pu indiquer qu’être « suivi » dans la rue pouvait être « excitant », ce qui n’est jamais apparu dans les commentaires des femmes. Et surtout, certains hommes lors de la collecte de l’enquête principale se sont saisis des questions permettant d’enregistrer les viols pour tenter de séduire les enquêtrices, ce qui n’était pas arrivé à l’enquête pilote sur ces questions-là. Nous l’avons découvert quand un enquêteur a révélé en réunion de partage d’expérience sur le travail de collecte qu’il avait été choqué lors d’un entretien : il avait eu l’impression que son interlocuteur s’était masturbé pendant l’entretien à partir d’une question sur les agressions sexuelles, car sa voix s’était modifiée au fil de l’interview, devenant rauque et lente. Suite à cette révélation, les enquêtrices ont toutes déclaré avoir au moins une fois eu affaire à un homme tentant de les séduire à partir de ces questions et se sont plaintes de la « lourdeur » de certains. Pour certains hommes, les questions sur les violences sexuelles avaient une dimension érotique. Nous avons alors instauré la possibilité pour les enquêtrices de demander qu’un enquêteur les remplace en cas de difficulté à contrôler l’attitude de leur interlocuteur. Fort heureusement, la majorité des hommes n’ont pas eu ces attitudes et se sont au contraire montrés soucieux de répondre sérieusement au questionnaire. Mais cela montre que la similarité des questions ne peut pas vraiment garantir que nous enregistrons la même chose selon le sexe.
111Un même constat a pu être établi en écoutant les réponses des hommes aux questions sur les violences économiques ou administratives dans le couple. Si la confiscation de papiers administratifs (carte d’identité, passeport, carte de sécurité sociale…) est une technique de contrôle très clairement identifiée par les associations qui accompagnent les victimes de violences conjugales, nous avons pu comprendre en écoutant les entretiens qu’il est des couples où par exemple « Madame » est celle qui s’occupe des papiers, les classe, les range… et qu’elle le fait aussi pour le permis de conduire de « Monsieur » qui ne sait jamais trop où il est rangé. Nous avons aussi pu entendre des réponses positives exprimées par des hommes à la question sur le fait d’être placé·e par leur ex-partenaire en situation de devoir faire des dettes, qui étaient accompagnées de commentaires tels : « Ah ça oui, vu ce qu’elle me demande comme pension alimentaire ! ».
112En somme, les questions sur la confiscation des documents administratifs comportent le risque d’enregistrer des organisations « traditionnelles » de couple où la division socio-sexuée des tâches est forte, sans être un indicateur de violence, cela en dépit de l’utilisation du mot « confiscation » dans la question. De même, il peut exister des situations économiques dans un divorce où un conjoint se sent dépossédé d’une part de son revenu du fait de la pension alimentaire qu’il doit verser, mais cela ne peut en aucun cas être assimilé aux privations économiques ni aux techniques de contrôle sur le revenu, observables dans les situations de violence conjugale. Ainsi, en dépit de formulations que nous pensions suffisamment fortes pour ne capter que des situations de violences, il faut constater que certaines questions enregistrent des situations de conflit. Nous avons recherché des formulations adaptées pour capter une situation d’emprise et de contrôle coercitif dans un questionnaire fermé, ce qui s’est avéré une opération fort complexe.
113C’est donc dans la prise en compte de l’ensemble des réponses, dans le repérage du nombre d’actes, dans leur fréquence, dans leur gravité perçue, mais aussi et surtout dans leur impact psychique et physique, sur le long terme, précisément dans l’instauration d’une situation de peur, que l’on parvient à distinguer l’emprise du conflit, et que la différence femmes-hommes apparaît. Il faut aussi en conclure que l’utilisation d’un questionnaire initialement conçu pour mesurer les violences machistes contre les femmes, en particulier dans le couple, ne conduit pas à une comparaison immédiate et terme à terme des situations féminines et masculines. Mettre en perspective le cours de la vie et les douze derniers mois ainsi qu’accentuer le recueil de l’impact de ces actes, constituent une des leçons méthodologiques à retenir pour de futures enquêtes intégrant les deux sexes.
4. Structure du questionnaire et processus de remémoration des violences
114Le questionnaire Virage est largement inspiré du questionnaire de l’Enveff, mais il comporte cependant quelques évolutions. Tout comme lui, il est structuré par modules qui correspondent à différentes sphères de vie (figure 1, tableau 1). Sa première partie permet de cerner la situation familiale et professionnelle de l’enquêté·e. Dans sa seconde partie, l’enchaînement des modules est conçu pour favoriser la remémoration des violences vécues. La première partie, consacrée à l’ensemble des caractéristiques de l’enquêté·e et la santé, représente la moitié de la durée du questionnaire, soit environ une demi-heure durant laquelle l’enquêté·e décrit sa situation et celle de sa famille, les mêmes informations étant demandées pour elle et son/sa conjoint·e : situation matrimoniale, nombre d’enfants vivant dans le logement ou émancipés, situation d’activité, profession, nationalité et pays de naissance, niveau de qualification, milieu social d’origine… Viennent ensuite dans cette même partie des questions sur la conjugalité et sur la sexualité (entente dans le couple, valeurs et représentations de la vie de couple, répartition des tâches, puis expériences conjugales antérieures, orientation sexuelle, contraception et interruption volontaire de grossesse) avant d’aborder quelques étapes-clés de la période de jeunesse comme le départ du domicile parental, la fin des études ou l’accès au premier emploi, mais aussi l’entente avec les parents et la fratrie.
Figure 1. Structure du questionnaire

Nota bene : les personnes inscrites dans l’enseignement supérieur et ayant exercé une activité professionnelle d’au moins quatre mois consécutifs dans les douze derniers mois sont passées successivement dans le module « Études » et « Travail ». Les personnes en couple au moment de l’enquête ayant eu des contacts avec un·e ex-conjoint·e dans les douze derniers mois sont passées successivement dans les modules « Couple » et « Ex-conjoint·e ».
Tableau 1. Structuration du questionnaire et recueil des violences subies


115Dans le deuxième module, c’est le thème de la santé qui est abordé, avec une appréciation de l’état de santé en général, puis l’identification des maladies chroniques et limitations pouvant constituer des situations de handicap, suivies de la santé mentale et notamment des idées suicidaires, des épisodes dépressifs caractérisés, et des troubles alimentaires tels la boulimie ou l’anorexie, ainsi que les comportements addictifs (consommation de drogue, d’alcool ou de médicaments), les hospitalisations et éventuelles délivrances d’arrêts de travail avec ou sans incapacité totale de travail.
116La seconde partie du questionnaire porte sur les situations d’insécurité et de violences dans les différentes sphères de vie. Elle est d’abord structurée en 5 modules se concentrant sur les douze derniers mois. En premier lieu, les violences vécues dans le cadre des études ou dans le cadre du travail selon que l’enquêté·e est étudiant·e ou en emploi (ou les deux à la fois), puis les violences dans l’espace public (qui est le premier module sur les violences si la personne n’a pas d’emploi ni ne suit d’études). Puis viennent les violences dans le couple actuel et celles commises par un·e ex-conjoint·e avec qui on est encore en contact (que cela soit consenti ou non, souvent en raison de la présence d’enfants).
117Dans ces 5 modules sur les violences, les questions sont formulées selon un schéma identique : « Au cours des douze derniers mois, dans le cadre de vos études, est-il arrivé que… »« Au cours des douze derniers mois, dans le cadre de votre travail, est-il arrivé que… » ; puis : « Au cours des douze derniers mois, dans l’espace public, est-il arrivé que… », « Au cours des douze derniers mois, est-il arrivé que votre conjoint·e vous… » et « Au cours des douze derniers mois, est-il arrivé que votre ex-conjoint·e vous… ». Dans chaque module, 12 à 32 questions adaptées à chaque contexte de vie portant sur toutes les formes de violences sont posées, en commençant par les faits de violences verbales et psychologiques, puis les faits de violences physiques et sexuelles.
118Puis l’interrogation s’étend sur l’ensemble de la vie, ce qui permet d’aborder les violences vécues pendant l’enfance, l’adolescence et la vie adulte dans le cadre intrafamilial, jusqu’au moment de l’entretien. Les auteurs identifiés sont bien sûr les parents mais aussi les autres membres de la famille (oncles, tantes, grands-parents, cousins, cousines…), ainsi que les personnes proches des parents ayant été considérées quasiment comme des membres de la famille. Les questions de ce module suivent la formulation suivante : « Depuis votre enfance jusqu’à aujourd’hui, est-il arrivé que… »
119Pour finir arrivent les questions sur les violences subies avant les douze derniers mois, en dehors de celles commises par les membres de la famille déjà évoqués. Tous les contextes de vie sont alors concernés. Dans ce module, la question posée ne précise pas le contexte, à la différence des sections précédentes, mais seulement la période couverte : « Au cours de votre vie, avant les douze derniers mois, est-il arrivé que quelqu’un (en dehors de votre famille) vous… », puis 11 questions se succèdent sur ce mode. Ce n’est qu’en cas de réponse positive à une forme de violence que l’on demande dans quel contexte cela s’est produit. Une fois passées ces 11 questions, un récapitulatif de tous les faits survenus dans le cadre de la scolarité apparaît et s’ensuit un approfondissement des circonstances concernant l’acte le plus grave dans ce contexte. Le même dispositif se reproduit, avec un récapitulatif des actes communs à un même contexte (le travail, le couple, l’espace public), jusqu’à ce que tous les contextes mentionnés par l’enquêté·e soient examinés.
120Cette interrogation par sphère de vie, d’abord sur un temps court de douze mois, puis sur le temps long du fil de la vie, favorise la remémoration des faits anciens et donc la déclaration de tous les types de violences, quel qu’en soit le contexte. Elle permet de passer en revue l’ensemble des situations potentielles de violences, car l’enquêté·e n’a pas à opérer de sélection dans les événements vécus dans ces différents espaces de vie.
121Ce sont donc 5 modules consacrés aux violences survenues dans l’année écoulée, puis 2 sur le cours de la vie qui se succèdent (figure 1).
5. Évolutions du questionnaire Virage comparativement à celui de l’Enveff
122Le large développement de l’étude des violences sur le cours de la vie est une innovation importante du questionnaire Virage par rapport à celui de l’Enveff. L’Enveff questionnait sur les violences sexuelles depuis l’enfance et sur les violences physiques mais seulement après 18 ans, sans identifier les contextes pour aucune des deux formes de violences. L’extension dans l’enquête Virage de la mesure des violences physiques à la période de jeunesse et le fait de dédier une section complète du questionnaire aux violences intrafamiliales subies dans l’enfance est sans conteste l’apport majeur du questionnaire de l’enquête Virage. C’est un large spectre de violences, y compris psychologiques, qui sont investiguées dans les périodes de l’enfance, de l’adolescence et aussi à l’âge adulte, avec identification du sexe de l’auteur et du lien avec la victime : lien de parenté, relation professionnelle, de formation, de voisinage… Les durées d’exercice de ces violences sont aussi repérées, de même que le recours ultérieur à la justice.
123Ce système permet de couvrir tous les contextes de vie et toutes les périodes de temps, les douze derniers mois et avant les douze derniers mois, avec des détails quasiment équivalents pour les deux périodes et pour tous les contextes (figure 1).
6. Présentation de l’enquête aux enquêté·e·s : modes de vie, santé et situations d’ insécurité
124La présentation de l’enquête aux enquêté·e·s devait répondre à plusieurs impératifs, fixés par la loi Informatique et libertés de 1978. Le premier relève de la transparence envers les enquêté·e·s ; il exige une présentation des thèmes et des objectifs de l’enquête afin que la teneur du questionnaire puisse être identifiée avant d’accepter d’y participer. Le deuxième concerne la préservation des droits fondamentaux des personnes et, pour ce faire, la protection des données individuelles par le biais de leur anonymisation. Il s’agit d’expliquer comment les réponses sont rendues anonymes et confidentielles par la destruction des informations qui permettraient une identification nominative des enquêté·e·s (numéro de téléphone, adresse d’envoi de la lettre-avis adressée préalablement au premier appel téléphonique, etc.). Au-delà de ces impératifs fixés par la loi Informatique et libertés, il fallait aussi préserver la sécurité des personnes ayant subi des violences, car leur participation à l’enquête aurait pu déplaire à leur entourage et se retourner contre elles. Enfin, autre impératif d’ordre méthodologique : assurer la qualité statistique des données produites.
125Ces objectifs multiples ont conduit à présenter Virage comme une enquête sur « les modes de vie, la santé et la sécurité des personnes en France » (annexes 1 et 2 du chapitre 2), comme cela avait déjà été fait pour l’Enveff (2000) et pour Événements de vie et santé (2005-2006). Plusieurs raisons ont guidé cette formulation.
126N’utiliser ni le mot violence ni le mot genre dans la présentation de l’enquête visait à préserver la sécurité des personnes. En effet, du fait de l’envoi de lettre-avis dans les foyers (cf. description du protocole d’échantillonnage dans le chapitre 2), ou de la présentation de l’enquête au téléphone, l’utilisation du mot violence pouvait constituer un facteur de déclenchement de violences sur des personnes qui en subissaient déjà et un facteur de méfiance, entraînant un refus de participer. Une personne victime dans le cadre intrafamilial aurait pu se voir accusée par l’agresseur d’avoir prévenu quelqu’un à l’extérieur, du fait de l’arrivée de la lettre-avis. Il nous fallait impérativement éviter une telle situation pour ne pas déclencher de réaction suspicieuse. En outre, le contexte de l’époque était marqué par la polémique autour de la notion de « genre ». Avant le vote de la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe le 17 mai 2013, le débat a généré des commentaires et agressions homophobes une année durant : le mouvement la « Manif pour tous », opposant à la loi, avait mobilisé environ 300000 manifestants dans Paris, à trois reprises. De même que, en 2013, les « ABCD de l’égalité » mis en place dans les écoles primaires pour lutter contre les stéréotypes sexistes, avaient fait l’objet d’une opposition très forte et de rumeurs incontrôlables. Ces deux vagues conservatrices avaient créé une sorte d’ennemi politique : « la théorie du genre » (Garbagnoli et Prearo, 2017). De fait, dans un tel contexte, il était impossible d’utiliser le mot genre dans la présentation de l’enquête36. Le test effectué lors de l’enquête pilote nous avait montré que cela déclenchait des refus de participation et des refus de répondre, voire des abandons lors des questions sur l’orientation sexuelle, alors que ces questions posées dans d’autres enquêtes n’avaient pas généré de refus particuliers. Par ailleurs, la majorité de la population ignore quel est le sens de cette terminologie.
127La présentation de l’enquête devait également s’assurer que chacun·e se sente concerné·e par le contenu du questionnaire, quelle que soit son expérience des victimations. Utiliser le mot violence dans la présentation aurait aussi fait courir le risque que les personnes non concernées s’en détournent aussi. Ces deux risques auraient eu pour effet de biaiser les résultats de l’enquête et de nuire à sa qualité statistique en créant un taux de participation plus faible.
128Les objectifs scientifiques, le protocole de l’enquête, sa méthodologie, les précautions relatives à la confidentialité des données et à leur utilisation (leur traitement dans le langage de la Cnil) ont fait l’objet de présentations détaillées auprès de deux instances nationales : le Conseil national de l’information statistique (Cnis) et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), qui ont émis un avis favorable à son déploiement. L’enquête a été reconnue « d’intérêt général » par le Conseil national de l’information statistique dans son avis n° 218/H030 en date du 19 décembre 201337, qui a, entre autres, établi que les données produites complétaient celles existant déjà. La Cnil a validé l’ensemble du protocole, qu’il s’agisse de la présentation aux enquêté·e·s, de la formulation des questions sur les données dites « sensibles » (sur les motifs de discrimination) ou du processus d’anonymisation post-collecte, garantissant que l’identité des répondant·e·s ne puisse être retrouvée à partir des fichiers de données. Ainsi, conformément à la loi Informatique et libertés, les données recueillies ont été traitées de manière anonyme et confidentielle, à des fins de recherche et de production statistiques uniquement (délibération 2014-25 du 3 avril 2014), sans aucun risque d’utilisation autre.
7. Déontologie de la recherche et accompagnement des victimes par le 3919 et le 08Victimes
129Un dispositif d’enquête de recherche peut-il se contenter d’enregistrer les réponses des personnes enquêtées et se conclure par : « Merci beaucoup de votre participation et au revoir » ? Assurément non. Il y a là des questions éthiques et déontologiques évidentes auxquelles il faut apporter des solutions. Que faisions-nous en cas de recueil d’information révélant que l’enquêté·e subissait des violences au moment de l’enquête ? L’enquête précédente EVS offre une expérience sur ce point, ainsi que l’enquête Enveff.
130De fait, le travail des enquêteurs et des enquêtrices n’est pas d’accompagner des personnes victimes : ce n’est ni leur rôle ni leur compétence. En revanche, savoir exprimer de l’empathie dans la voix, ralentir le rythme du questionnement quand la réponse devient plus hésitante, savoir interrompre l’entretien si cela devient nécessaire, proposer de poursuivre ultérieurement… a fait l’objet d’une formation spécifique, réitérée au fur et à mesure de la collecte pour garder de l’humanité dans ce questionnaire qui par son format peut devenir déshumanisant.
131Mais l’empathie ne doit pas verser dans l’attitude intrusive : nous avons insisté sur le fait que vouloir donner des conseils aux victimes pouvait donner lieu à des remarques maladroites ou encore constituer un risque de donner de mauvaises informations. Instaurer une discussion sur la violence déclarée aurait constitué une sortie du cadre professionnel et comportait même des risques de mise en danger des victimes. Les enquêtrices et enquêteurs ont parfois été tenté·e·s de donner leur avis, d’inciter les personnes à quitter leur domicile… ce que nous avons fermement proscrit. Pour répondre à cette envie d’aider, sans tomber dans une démarche intrusive pour l’enquêté·e, nous avons formé les enquêteurs et enquêtrices sur les différents dispositifs d’aide aux victimes et leur avons donné pour consigne d’indiquer qu’en fin de questionnaire, ils/elles pourraient leur fournir les numéros de téléphone d’associations spécialisées si la situation d’entretien nécessitait de rassurer et soutenir l’enquêté·e. Ce moment, qui vient en fin du questionnaire, s’est souvent avéré très important émotionnellement pour l’enquêté·e comme pour l’enquêteur ou enquêtrice (cf. chapitre 3), car le questionnaire ouvre un espace de révélations et de confidences fortes et intimes qui, si elles ne suscitaient aucune réaction, aucune prise en considération humaine, pourrait constituer une violence supplémentaire. Une telle enquête ne peut se réaliser dans une attitude d’indifférence. Cela ne serait tenable pour personne.
132Nous nous sommes interrogées sur l’attitude à adopter lorsqu’un enquêteur se retrouvait dépositaire d’une information qui pouvait révéler une infraction. Tenu au secret professionnel et devant assurer l’anonymat de la personne, à quel moment devait-il lever l’anonymat et informer les agents de l’État que nous étions ? En effet en tant qu’agent de l’Etat, en vertu de l’article 40 du Code de procédure pénale, nous sommes dans l’obligation de signaler toute infraction qui serait portée à notre connaissance. L’appui du service juridique de l’Ined s’est ici avéré indispensable. Il a relevé que cette obligation ne signifie pas que chaque fait nécessite un signalement au procureur, mais que les cas de « danger imminent » se produisant « au moment de l’entretien » devaient induire une procédure. Dans ce cas, l’enquêteur ou l’enquêtrice devait nous alerter et c’était à un membre de l’équipe de l’Ined d’aviser sur les suites à donner.
133Pour la version Internet du questionnaire, nous avons longuement réfléchi à la manière de procéder pour ne pas laisser les victimes seules, en l’absence de l’enquêteur ou de l’enquêtrice. Au fur et à mesure que les questions sur les violences physiques et sexuelles se déployaient, nous avons indiqué en guise d’information (sous les questions) que les adresses des associations d’aide aux victimes étaient disponibles en fin de questionnaire et sur le site d’information sur l’enquête. Nous avons aussi mis en place une possibilité de sortir rapidement du questionnaire avec un bouton dédié, permettant d’interrompre le questionnaire en faisant apparaître une page de navigateur pour assurer la discrétion. Un lien indiquait comment effacer toute trace de consultation du site de l’enquête ou du remplissage du questionnaire. Enfin, une adresse mail était disponible pour contacter l’équipe de recherche, que nous consultions à tour de rôle pour vérifier la présence de messages.
134Un dimanche soir, pendant le déploiement du volet Virage-victimes, une femme qui venait d’être mise à la porte de chez elle par son mari nous a écrit en demandant de l’aide. Deux personnes de l’équipe se trouvaient derrière leur ordinateur ce jour-là et nous avons eu un échange par mail avec elle puis une conversation téléphonique. Nous lui avons fourni le numéro d’un centre d’hébergement proche de son lieu de résidence, faisant partie d’un réseau Solidarité-Femmes (nous avions spécialement sollicité le réseau pour la passation de l’enquête et ce réseau faisait partie du comité d’orientation de l’enquête) et avons discuté avec elle de la nécessité de se rendre à la police, ce qu’elle ne souhaitait pas. Nous lui avons conseillé de se rendre chez une amie, ce qu’elle a dit pouvoir faire. Nous sommes restées en contact jusqu’à ce qu’elle nous confirme avoir pu se mettre à l’abri. À la suite de cet échange, nous avons appelé le commissariat le plus proche du lieu de résidence de cette femme et indiqué son nom, son adresse ainsi que son numéro de téléphone portable, qu’elle nous avait confiés, tout en précisant qu’elle avait exprimé ne pas souhaiter que la police se déplace. Le policier nous a dit qu’il allait appeler cette dame sur son portable afin de lui proposer un entretien avec l’assistance sociale du commissariat. Le contact étant établi avec les services de police, nous avons limité nos démarches à ce stade.
135En fin de questionnaire, nous avions prévu une information sur les numéros d’aide aux victimes, et avions choisi de les fournir systématiquement à l’ensemble des enquêté·e·s sans exception. L’objectif était de diffuser la connaissance de ces numéros, quelle que soit l’expérience des individus quant aux violences, et d’anticiper les éventuels cas où l’enquêté·e n’aurait pas osé dire qu’il ou elle était victime au cours du questionnaire. En plus du numéro 3919 et du 08Victimes, les enquêteurs et enquêtrices disposaient des contacts d’associations spécialisées sur les agressions sexuelles, les violences conjugales, le harcèlement moral, le mariage forcé et l’excision, les violences en cas de handicap, quand on est jeune, quand on est âgé·e, quand on a subi l’exil et les tortures, et enfin sur le suicide38. Ils pouvaient orienter la discussion sur ces autres associations si le questionnaire leur paraissait le nécessiter.
136La question de l’accompagnement des personnes enquêtées face au risque de suicide s’est révélée très importante au fil de l’enquête. Donner le nom d’associations sur ce sujet a été fréquent. Nous nous étions d’ailleurs demandé quel pouvait être l’impact psychologique d’un questionnaire qui amène l’enquêté·e à réaliser tout ce qu’il/elle vit comme actes violents. Ce n’est pas le questionnaire lui-même qui cause le mal-être, mais bien les violences. Si le questionnaire donne un espace de parole, souvent libérateur, il peut produire un effet-miroir déstabilisant. Il permet aussi l’expression claire d’une demande d’aide dans les situations de détresse. Cela était arrivé au cours de la collecte de l’enquête Événements de vie et santé : à la suite d’un entretien, une enquêtée venant de faire une tentative de suicide avait rappelé l’enquêtrice et un appel d’urgence aux pompiers avait dû être lancé (Sanson et Gantier, 2010). Pouvoir apporter une aide est un impératif : on ne saurait mettre ce type d’enquête en place sans réfléchir à un protocole d’urgence. Il est également impératif de mettre en place un dispositif d’accompagnement des enquêteurs et enquêtrices (celui-ci est décrit par Efi Markou et Emilie Bourgeat dans le chapitre 3 consacré à leur travail).
137À la fin du questionnaire, nous demandions donc systématiquement aux enquêté·e·s s’ils connaissaient les numéros 3919 et 08Victimes. Pour les femmes, nous expliquions que le 3919 était un numéro vert, dédié aux victimes de violences, apportant écoute et conseils et proposant une orientation vers des structures d’aide locales. Pour les hommes, nous avons mentionné le numéro 08Victimes du ministère de la Justice, qui offre les mêmes services, mais avec une moindre focalisation sur les violences intrafamiliales39. Nous demandions ainsi aux unes si elles connaissaient le 3919 et aux uns s’ils connaissaient le 08Victimes. Seulement 26 % des femmes connaissaient le 3919 en 2015 et 9 % des hommes le 08Victimes. Cette information laisse entrevoir qu’il y avait en 2015 encore beaucoup à faire pour généraliser la connaissance de ces numéros d’information dans la population.
8. L’avis des enquêté·e·s sur le questionnaire : satisfaction de participer à une enquête « complète », « utile » et « importante », même si « indiscrète »
138Une autre manière d’examiner les effets produits par une enquête sur les violences est de recueillir les réactions des enquêté·e·s au questionnaire. Interroger sur les violences est-il recevable et impacte-t-il le contenu des réponses ? Les abandons en cours de la collecte se produisent majoritairement avant l’évocation des violences (chapitre 2) et le sujet de l’enquête n’intervient que faiblement dans le processus d’abandon. Quel est l’avis de celles et ceux qui sont allés jusqu’au terme du questionnaire ?
139Au début de l’opération de collecte, cet avis fut recueilli sous forme d’un commentaire libre. Nous disposons ainsi de 2098 avis détaillés. Ensuite, une question fermée a été conçue à partir d’une analyse permettant d’identifier les commentaires revenant le plus souvent (au nombre de 11). Ce mode de recueil permettait de réduire la durée globale du questionnaire (qui conditionnait le coût de l’enquête). Un peu plus de 25000 personnes ont répondu à cette question fermée, dont nous présentons l’analyse.
140Il apparaît immédiatement que le questionnaire est jugé « un peu trop long » ou « trop long » par près de 39 % de l’ensemble des 2000 premiers enquêtés. Leur avis et la durée effective du questionnaire au début de la collecte (1 heure et 10 minutes), ont conduit à opérer des suppressions de questions, pour réduire cette durée à moins d’une heure sur la suite de la collecte. Le questionnaire dure finalement 1 heure et 2 minutes en moyenne sur l’ensemble de la collecte. Les coupes ont été faites sur la première partie du questionnaire. Une fois les réductions opérées, la part des personnes considérant le questionnaire « trop long » descend à 34 %, sans que cela soit corrélé à la durée effective du questionnaire. De la même façon, on observe que les personnes jugeant le questionnaire « répétitif » sont en proportion plus nombreuses parmi les personnes qui n’ont jamais été confrontées à la violence (12 %), contre 3 % des personnes en situation de multi-victimation extrême pour qui les questions se répètent bien davantage et pour qui le questionnaire peut aller jusqu’à 2 heures et demie (durée maximum observée). En somme, ce sont surtout les personnes qui n’ont pas subi de violences dans leur vie qui jugent le questionnaire « trop long ». Étant moins concernées, elles éprouvent plus rapidement l’envie de « passer à autre chose ». Si le questionnaire est perçu comme « indiscret » par 18 % des personnes interrogées, seulement 2 % choisissent la réponse « il y a trop de questions sur la sexualité » et 2 % « il y a trop de questions sur les faits de violences ». L’indiscrétion éventuelle n’est pas attribuée au thème de l’enquête, mais plutôt au fait même de répondre à un questionnaire où l’on décrit sa famille, ses relations de couple, ses séparations, ses relations avec ses parents, ses enfants, etc.
141D’autres appréciations dénotent une image nettement positive. Le questionnaire est jugé « intéressant » (17 %), « utile » (6 %), « complet » (12 %). Il est apprécié pour la qualité de sa conception et son utilité sociale, qui tranche avec les enquêtes d’opinion ou de consommation pour lesquelles les individus sont fortement sollicités. Le questionnaire étonne parfois, il ne laisse pas indifférent, mais les réactions des enquêté·e·s apportent la démonstration que ces sujets très sensibles sont recevables par la population. L’interrogation sur les violences dans une enquête est bien reçue et même considérée comme légitime.
Conclusion
142L’enquête Violences et rapports de genre est la deuxième enquête quantitative française spécifiquement dédiée à l’étude des violences interpersonnelles et conduite en population générale. Quinze ans après l’enquête Enveff qui était consacrée aux violences subies par les femmes, l’enquête Virage intègre les préoccupations de l’enquête Événements de vie et santé (2005- 2006), comme la maltraitance dans l’enfance, l’étude des violences au fil de la vie et l’impact sur la santé, en augmentant les possibilités d’analyse par un vaste échantillon et des volets complémentaires.
143Les faits déclarés sont analysés en tant qu’expressions des divers rapports sociaux de domination, dans une perspective d’analyse intersectionnelle, qui n’occulte en rien ce déterminant majeur que sont les rapports de genre dans l’émergence des violences contre les personnes.
144Différentes formes (psychologiques, verbales, physiques, sexuelles) de ces violences de genre sont abordées, où qu’elles se produisent, au moyen d’un questionnaire structuré par sphères de vie et selon deux temporalités, celle des douze derniers mois et celle de la vie écoulée auparavant. L’objectif est de caractériser des situations de violence avec leurs cumuls spatiaux ou temporels, leur gravité et leur impact à court ou à long terme sur les parcours de vie. Par la construction d’indicateurs complexes qui synthétisent les situations de violences à partir des questions multiples, l’enquête apporte sa pierre à la réflexion méthodologique sur la définition et la mesure des violences, qui préoccupe les équipes de recherche à l’échelle internationale dans leur volonté et leurs efforts pour harmoniser et déployer des systèmes de collecte le plus près de la réalité et les plus fiables possibles. La collecte auprès des hommes a montré que dans leur cas, le questionnaire n’enregistre pas seulement des situations correspondant à des contextes de violences, mais aussi, parfois, d’autres types de situations dans le cadre conjugal notamment et qu’il est nécessaire de lire les résultats avec la conscience de ce problème à l’esprit. Elle apporte un éclairage inédit à la question des violences entre hommes, en particulier dans l’espace public. L’enquête Virage ouvre également la voie à de futures enquêtes dans les logements collectifs ou à de futures enquêtes par les diverses expérimentations qui ont été mises en œuvre. Nous espérons que les résultats produits apporteront leur contribution à la lutte contre les violences de genre et la transformation de notre société.
Notes de bas de page
1 Nous remercions Brigitte Lhomond, Anne-Marie Offermans, Patricia Roux, Michèle Ferrand et Marie-Josèphe Saurel-Cubizol pour leur relecture de ce chapitre et leurs conseils avisés.
2 L’enquête Enveff a fait l’objet de réplications dans certains départements et territoires d’outre-mer (La Réunion en 2002, la Polynésie française en 2002, la Nouvelle-Calédonie en 2003 et la Martinique en 2008 ; voir Brown et Widmer, 2007). L’enquête Virage-DOM a été lancée, selon une méthodologie adaptée au contexte ultramarin et un calendrier décalé par rapport à la métropole. Les opérations de collecte se sont déroulées du 18 janvier au 16 juillet 2018 à La Réunion et du 22 janvier au 13 décembre 2018 aux Antilles (Guadeloupe et Martinique). Les premiers résultats de ces enquêtes sont disponibles en accès libre sur Archined ; http://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/20.500.12204/AW-fcQxd8al0CP9YCazF ; http://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/20.500.12204/AW-fbjEG8al0CP9YCazD ; http://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/20.500.12204/AW-fa8Mi8al0CP9YCazC. L’enquête Virage dont il est question ici est aussi présentée sur le site : https://virage.site.ined.fr/fr/.
3 « L’affaire DSK » désigne la médiatisation du procès de Dominique Strauss-Kahn, homme politique socialiste, candidat aux élections présidentielles de 2012, suite à l’accusation d’agression sexuelle déposée contre lui en mai 2011 par Nafissatou Diallo, salariée d’un grand hôtel new-yorkais.
4 Audition de Maryse Jaspard, responsable de l’Enveff, audition de Christelle Hamel sur les mariages forcés, audition d’Armelle Andro sur l’excision.
5 https://www.coe.int/fr/web/genderequality/-/grevio-publishes-its-first-baseline-report-on-france
6 Le ministère des Droits des femmes, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, l’Institut national d’études démographiques, la Caisse nationale des allocations familiales, l’Agence pour la cohésion sociale et l’égalité des chances, l’Institut national de prévention et l’éducation pour la santé, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, la Mission de recherche Droit et justice, la Mutualité française, le Fonds interministériel de prévention de la délinquance, l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales, la Mission de recherche Droit et justice, le Défenseur des Droits, le Centre Hubertine Auclert-centre francilien pour l’égalité des chances, l’Observatoire de l’égalité femmes-hommes de la ville de Paris, les conseils généraux des départements de Seine-Saint-Denis, des Bouches-du-Rhône, de la Somme, de l’Essonne, de Meurthe-et-Moselle, du Val-de-Marne.
7 Les personnes ayant contribué au projet scientifique initial sont Christelle Hamel (Ined-CNRS), Elizabeth Brown (Paris 1-Idup-Ined), Catherine Cavalin (CNRS), Sylvie Cromer (Université de Lille), Alice Debauche (Université de Strasbourg), Amandine Lebugle (Observatoire du Samu-Social), Magali Mazuy (Ined-centre Max Weber) (leurs rattachements institutionnels indiqués ici sont ceux de 2020). Amélie Charruault (Cnaf-Ined-Cridup), Tania Lejbowicz (Ined) et Mathieu Trachman (Ined) ont ensuite rejoint l’équipe de coordination.
8 ACSF : Analyse des comportements sexuels en France, 1992 ; ACSJ : Analyse du comportement sexuel des jeunes, 1994 ; Baromètre Santé, 2016 ; EVS : Événements de vie et santé, 2005-2006 ; CSF : enquête Contexte de la sexualité en France, 2006 ; CVS : enquêtes Cadre de vie et sécurité (annuelles depuis 2007), KABP : Knowledge, Attitudes, Beliefs and Practices, 1992, 1994, 1998, 2001, 2004, 2010. Pour des éléments détaillés sur ces enquêtes, se référer à Hamel et al., 2011b et Debauche et al., 2017.
9 À travers cette petite histoire des enquêtes, on notera l’importance des femmes sociologues et démographes dans la circulation des savoirs féministes sur les violences, entre les associations d’aide aux victimes et l’univers de la statistique publique administrative de l’Insee.
10 Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains ; https://stop-violences-femmes.gouv.fr/lettre-no13-violences-au-sein-du.html.
11 Les éléments détaillés de ces choix méthodologiques sont présentés dans le document de travail de présentation du projet Virage (Hamel et al., 2014).
12 Des tests d’enquêtes de victimation auprès des mineur·e·s ont été réalisés au Canada pour mesurer les violences parentales par Statistique Canada (l’équivalent de l’Insee). En France, seules des enquêtes sur les violences scolaires ont pu être réalisées auprès de mineur·e·s, dans le cadre de recherches réalisées par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP).
13 La version anglaise de la convention d’Istanbul emploie l’expression violence against women qui est traduite dans la version française officielle par « violence à l’égard des femmes ». Le choix est fait ici de traduire par le sens exact du mot against, à savoir « violences contre les femmes », qui indique qu’elles sont des cibles délibérées ou choisies, non des victimes par hasard.
14 L’expression Human Rights est traduite dans la version officielle de la convention par « droits de l’homme ». Nous faisons le choix ici de traduire par « droits humains » dans le souci de respecter une écriture non discriminatoire envers les femmes.
15 https://rm.coe.int/CoERMPublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=0900001680462543.
16 La traduction de la loi est disponible sur ce site : https://www.coe.int/t/dg2/equality/domesticviolencecampaign/countryinformationpages/spain/LeyViolenciadeGenerofrances_fr.pdf.
17 Par exemple, dans les situations de divorce et de conflit sur les gardes d’enfants, l’association « SOS papa » se dit victime du sexisme « anti-hommes » des magistrates et de la féminisation de la profession, alors que les recherches sociologiques sur les pratiques judiciaires des femmes et hommes juges aux affaires familiales contredisent cette affirmation (Bessière, Collectif Onze, 2013).
18 Le terme « féminicide » a été utilisé notamment lors de la tenue du Tribunal international des crimes contre les femmes, à Bruxelles, en 1976 (4 au 8 mars) qui a rassemblé plus de 2000 féministes de 40 pays. Le féminicide fut alors défini comme « meurtre de femmes commis par des hommes parce ce que sont des femmes » (Horton, 1976). Il fut ensuite rendu populaire par le titre du livre de deux sociologues, Femicide : the Politics of Woman Killing (voir Radford et Russell, 1992).
19 Nous reprenons ici la terminologie proposée dans l’ouvrage De la violence des femmes (Cardi et Pruvost, 2012).
20 On citera l’AIVI, Association internationale des victimes de l’Inceste, créée en 2000, qui a publié plusieurs ouvrages à partir de son premier congrès international en 2008 dans une collection spécialement dédiée. Ces ouvrages documentés de l’expérience partagée de ses adhérent·e·s (Aubry, 2010 ; Aubry et Lopez, 2017) ont véritablement la qualité de recherches scientifiques. La Parole libérée, créée en 2015, rassemble des victimes de prêtres pédocriminels. EPAPI France-les Masques blancs, créée en octobre 2016, rassemble des victimes d’inceste et de pédocriminalité. Le Collectif pour la protection de l’Enfance, rassemble 32 associations et organise aussi des colloques de haute qualité scientifique (http://collectifpourlenfance.fr) en partenariat avec des chercheurs.
21 Voir Flavie Flament, La consolation, Jean-Claude Lattès, 2016, puis Vanessa Springora, 2020, Le consentement, Grasset, et Sarah Abitbol (avec Emmanuelle Anizon), Un si long silence, Plon, 2020.
22 En juillet 2019, le Sénat a adopté une loi modifiant l’article 371-1 du Code civil relatif à l’autorité parentale qui précise dorénavant : « L’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques », faisant ainsi disparaître le « droit de correction parentale » issu de la jurisprudence. Cependant, il n’a pas modifié le Code pénal en conséquence. L’usage de fessées répétées ne peut être sanctionné que par un rappel à la loi. Les sanctions pénales contre les parents ne peuvent s’appliquer que dans le cas où une incapacité de travail a été prononcée (art. 222-13 du Code pénal).
23 En juillet 2018, la loi sur les violences sexuelles et sexistes a échoué à introduire un seuil d’âge en dessous duquel il ne saurait être considéré que l’enfant puisse consentir à un acte sexuel avec un adulte. Les actes de pénétration sur un·e enfant qui n’a pas su exprimer son refus à l’adulte ne sont pas considérés comme des viols mais comme des « atteintes sexuelles », punies moins lourdement et selon un délai de prescription beaucoup plus court. (Pour une analyse juridique de ce sujet, voir Conte, 2019.)
24 Nous nous sommes ainsi refusées à utiliser la méthode nord-américaine d’enregistrement des violences conjugales appelée Conflict Tactict Scale précisément parce qu’il nous a semblé peu pertinent de demander aux individus à la fois s’ils avaient subi des violences et s’ils en avaient exercées.
25 À l’automne 2019, à la suite d’une année de mobilisation féministe contre l’inaction et les défaillances de l’État en matière de prévention de ces meurtres, une consultation des associations d’aide aux victimes a été organisée par le gouvernement qui a nommé cet événement le « Grenelle contre les violences conjugales ».
26 Nous reprenons ici l’expression anglophone Intimate Partner Violence (IPV), qui désigne toutes les violences dans le couple, quel que soit le statut juridique du partenaire (marié, pacsé, en union libre, petit ami…)
27 Dans ce texte consacré aux féminicides, nous avons proposé le terme « maricide » pour désigner les meurtres d’hommes dans le cadre conjugal. Il est entendu dans un sens large et englobe le meurtre d’un petit ami ou d’un concubin.
28 Le texte étant écrit en anglais, nous ne pouvons dire quelle terminologie les auteurs de cet article auraient employée en français. Le terme anglais stalking est ici traduit par l’expression « harcèlement obsessionnel » utilisée en Suisse. En anglais, stalking fait référence à la chasse, au fait de traquer une proie, de la suivre sans relâche, jusqu’à sa capture, voire sa mort. Le stalking est un délit sanctionné pénalement dans les législations relevant du droit anglophone. Le délit français de « harcèlement psychologique » dans le couple s’approche de celui de stalking, bien que beaucoup moins précis en matière de définition.
29 Pour éclairer les réponses masculines, une série d’entretiens qualitatifs a été menée auprès de ces derniers.
30 https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2015-088.pdf
31 Statistique Canada a démarré des expériences d’enquêtes de victimination auprès des mineur·e·s.
32 Le taux de participation à l’enquête barométrique Conditions de vie des étudiants, menée pour la première fois par Internet en 2016, avec un protocole de rappel téléphonique pour inciter les étudiant·e·s à répondre après réception du mail d’invitation, était de 25 % (OVE, 2017).
33 Voir à ce sujet la note 11 du chapitre 10.
34 Pour une explicitation des critères requis pour qu’une enquête soit considérée « représentative de la population étudiée », voir le chapitre 2.
35 Solidarité Femmes (fédération nationale), la Fédération nationale des Centres d’information des femmes et des familles (FCNIDFF), l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM), SOS Viol, Voix de femmes, Femmes pour le dire, femmes pour agir (FDFA), Fédération nationale Gams (Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles et autres pratiques traditionnelles néfastes à la santé des femmes et des enfants).
36 La suite de l’enquête nous a donné raison. Quand nous avons lancé l’enquête Virage-LGBT après la fin de l’enquête principale, un membre de la Manif pour tous est venu dans nos locaux. Nous avons également reçu une lettre de menaces. L’atmosphère générale était pesante : le site Internet de l’association Le Kiosque (Infos sida et toxicomanie) avait été piraté et nous avons dû renforcer la sécurisation de l’hébergeur de notre site de collecte de l’enquête.
37 https://www.cnis.fr/wp-content/uploads/2017/10/CR_2013_2e_reunion_COM_services_publics.pdf.
38 Les enquêteurs et enquêtrices disposaient des contacts des associations suivantes : SOS Viol-Information, Association européenne contre les violences au travail (AVFT), Voix de femmes SOS-mariages forcés, Le Planning familial, Jeunes violences écoute, la Cimade, SOS-Homophobie, Suicide-écoute, Les Centres d’informations départementaux pour les droits des femmes et des familles (CIDFF), Association de défense contre le harcèlement moral, Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir (violence en cas de handicap), Allô Maltraitance des Personnes âgées, Sida Info-service, Avocats Femmes et violences, Mouvement du Nid, Allo Enfance en danger, Fil Santé jeunes, La Voix de l’enfant, Le Centre Primo-Lévi (pour les victimes de torture et situation de guerre et d’exil).
39 Il s’agit du numéro de la fédération des associations d’aide aux victimes. À l’époque où existaient des téléphones à cadran, les numéros correspondaient aussi à des lettres. Le mot Victimes succédant au 08 était ainsi un moyen mnémotechnique pour retenir ce numéro.
Auteurs
Sociologue, chargée de recherche à l’Ined, spécialiste des rapports sociaux de genre dans les populations minoritaires en France. Ses travaux ont notamment porté sur la sexualité et la gestion des risques d’infection par le VIH chez les jeunes d’origine maghrébine, sur la mise en couple et le choix du conjoint des descendants d’immigrés, et sur l’expérience du racisme et des discriminations. Elle a coordonné, avec Patrick Simon et Cris Beauchemin, l’enquête Trajectoires et origines, réalisée par l’Ined et l’Insee en 2008. Outre ses recherches sur les mariages forcés, les viols collectifs, les féminicides par le partenaire intime, le harcèlement sexuel à l’université, elle a initié et coordonné en 2011, l’enquête statistique Virage dont le présent ouvrage expose les principaux résultats. Elle est actuellement rattachée à l’Unité mixte de recherche sur les migrations (Urmis) du CNRS, où elle travaille à la mise en place de l’enquête ACADISCRI (enquête sur la mesure des discriminations et des violences dans le milieu universitaire).
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Trajectoires et origines
Enquête sur la diversité des populations en France
Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.)
2016
En quête d’appartenances
L’enquête Histoire de vie sur la construction des identités
France Guérin-Pace, Olivia Samuel et Isabelle Ville (dir.)
2009
Parcours de familles
L’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles
Arnaud Régnier-Loilier (dir.)
2016
Portraits de famille
L’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles
Arnaud Régnier-Loilier (dir.)
2009
Inégalités de santé à Ouagadougou
Résultats d’un observatoire de population urbaine au Burkina Faso
Clémentine Rossier, Abdramane Bassiahi Soura et Géraldine Duthé (dir.)
2019
Violences et rapports de genre
Enquête sur les violences de genre en France
Elizabeth Brown, Alice Debauche, Christelle Hamel et al. (dir.)
2020
Un panel français
L’Étude longitudinale par Internet pour les sciences sociales (Elipss)
Emmanuelle Duwez et Pierre Mercklé (dir.)
2021
Tunisie, l'après 2011
Enquête sur les transformations de la société tunisienne
France Guérin-Pace et Hassène Kassar (dir.)
2022
Enfance et famille au Mali
Trente ans d’enquêtes démographiques en milieu rural
Véronique Hertrich et Olivia Samuel (dir.)
2024