Chapitre 9. Enquête nationale sur les familles avec enfants, Instituto de Ciêncas Sociais da Universidade de Lisboa, 1999
p. 213-227
Résumé
L’objectif de cette enquête était de dresser un portrait actuel et diversifié des familles de couples avec enfants au Portugal. La volonté était de saisir la formation du couple (types d’entrée en conjugalité, choix du conjoint), le fonctionnement interne (division familiale du travail et des loisirs, place de l’enfant, types d’interactions familiales) et l’entourage des familles (types de ménages, réseaux sociaux de soutien – aides familiales, amicales ou de voisinage). Pour la compréhension et l’explication de ces dynamiques familiales, trois axes centraux ont été retenus : le social (classe sociale, insertion professionnelle, positionnement religieux), le temporel (cycle de vie familiale, âge des conjoints, cohorte de mariage) et l’identitaire (identité féminine analysée sur la base des domaines actuels de gratification des femmes interviewées). Réalisée au Portugal, en 1999, à partir d’un échantillon aléatoire des femmes âgées de 25 à 49 ans qui vivent avec un partenaire et au moins un enfant âgé de 6 à 16 ans, l’enquête porte sur 2 838 couples avec enfants et contient un échantillon représentatif du Portugal continental (1 776 familles), un échantillon représentatif de l’aire métropolitaine de Lisbonne, (818 familles) ainsi qu’un échantillon représentatif des Açores (740 familles).
Texte intégral
1Nom précis de l’enquête : « Familles au Portugal contemporain : moments de transition, interactions familiales et réseaux sociaux ».
2Portugais : « Famílias no Portugal contemporâneo : momentos de transição, interacções familiares e redes sociais »
3Équipe de recherche :
coordinateur : Karin Wall, sociologue, Instituto de Ciências Sociais, université de Lisbonne et Iscte (Instituto Superior de Ciências do Trabalho e da Empresa), professeur et chercheuse ;
chercheurs :
Ana N. de Almeida, sociologue, Instituto de Cièncias Sociais, université de Lisbonne, chercheuse ;
Maria das Dores Guerreiro, sociologue, Iscte et Cies (Centro de Investigação e Estudos de Sociologia), professeur et chercheuse ;
Isabel André, géographe, faculté de lettres, université de Lisbonne, professeur et chercheuse ;
Pedro Vasconcelos, sociologue, Iscte, assistant ;
Piedade Lalanda, sociologue, étudiante doctorat sociologie, ics/ul ;
Sofia Aboim, sociologue, étudiante doctorat sociologie, Iscte et ics/ul, bourse fct (Fondation pour la science et la technologie) ;
Vanessa Cunha, sociologue, étudiante doctorat sociologie, Iscte et ics/ul, bourse fct ;
Rodrigo Rosa, sociologue, étudiant doctorat sociologie, Iscte et ics/ul, bourse fct.
4Initiateur de la recherche : le projet a été initié et conçu par un groupe de sociologues de la famille, qui travaillent ensemble depuis plusieurs années (Karin Wall, Ana Nunes de Almeida, Maria das Dores Guerreiro). Ces chercheurs appartiennent à deux institutions principales (ics et Iscte) qui ont établi une collaboration en termes de gestion du projet. C’est pour cette raison que le projet est inscrit dans deux centres de recherche (ics, université de Lisbonne et Cies/lscte).
1. Problématique et objectifs
1.1. Courant de recherches dans lequel s’inscrit l’enquête
5En ce qui concerne la question des réseaux d’entraide, la recherche s’inscrit dans la problématique sociologique sur les changements familiaux dans la modernité, notamment en partant des discussions classiques qui, dans le cadre des processus de privatisation de la vie familiale, postulaient la nucléarisation et l’isolement de la famille moderne (en continuité avec les hypothèses durkheimiennes et parsoniennes). Toute une série de travaux sur le contexte européen (voir par exemple Pitrou, 1978 ; Bonvalet, 1993 ; Kellerhals, 1994 ; Attias-Donfut, 1995) sont venus relativiser cet ensemble de postulats et mettre en cause l’accent excessif sur la famille nucléaire et son isolement des réseaux de parenté et d’entraide. De la même manière, à travers cette recherche, il y avait la volonté de questionner l’isolement de la famille nucléaire en ce qui concerne les liens familiaux et les réseaux de soutien. Par ailleurs, elle devait également permettre de tester l’idée, amplement défendue plutôt que validée, selon laquelle les pays de l’Europe du Sud, dont le Portugal fait partie, auraient des caractéristiques plus « familiales » : les liens et l’entraide familiale y seraient très importants, étendus et plus forts que dans les pays de l’Europe du Nord. En suivant cette ligne de pensée, certains auteurs portugais ont proposé une caractérisation de la société portugaise qui souligne l’importance d’un État providence faible et d’une Société providence forte (qui compense la faiblesse du premier), les aides informelles et familiales étant particulièrement fortes dans les couches populaires et défavorisées.
6Cette enquête se proposait donc d’explorer le volume et la structure des aides familiales ou informelles aussi bien que les variations dans les expériences de soutien des familles (dans le temps, d’une part, selon la classe sociale, d’autre part). L’objectif était non seulement de décrire les réseaux de soutien, mais aussi de voir si l’existence d’un État providence faible, qui compense peu les fortes inégalités sociales, s’associe effectivement à des réseaux riches en soutien et qui se répartissent, eux, de façon plutôt égalitaire ou même compensatoire des inégalités sociales.
7Une dernière raison, qui a fortement motivé la mise en place de cette enquête, était le fait qu’il n’existait aucune enquête extensive au niveau national sur l’organisation familiale et les aides dans les familles portugaises.
1.2. Objectifs
8Une partie de cette enquête explore les dynamiques de soutien des familles. Les principaux objectifs assignés à cette partie de l’enquête étaient les trois suivants :
évaluer, dans le détail, comment l’entraide s’opère dans la famille de couples avec enfants, pour faire une topologie descriptive détaillée des réseaux d’entraide ;
analyser comment l’entraide s’articule avec les inégalités sociales, non seulement en termes de volume des aides, mais aussi du point de vue des types de soutien et des réseaux de donateurs (qui aide) ;
analyser si l’entraide varie au cours du cycle de vie familiale (à trois moments différents : au moment de la formation du couple, au moment de la naissance du premier enfant, au moment actuel de vie familiale avec enfants en âge scolaire).
1.3. Présentation du type d’enquête
9L’enquête a porté sur un échantillon représentatif de couples avec enfants au Portugal continental, et deux autres échantillons, l’un représentatif de l’aire métropolitaine de Lisbonne et l’autre de la région des Açores. Pour être éligible, un couple devait se composer d’une femme âgée de 25-49 ans et d’au moins un enfant corésident âgé de 6 à 16 ans. Ces couples devaient avoir déjà franchi plusieurs étapes importantes de la vie : le passage de l’adolescence à l’âge d’adulte, une carrière, un ménage, la formation d’un couple et la naissance d’enfants.
10L’enquête a consisté en des entretiens « face à face ». Seule la femme dans le couple a été interviewée. L’interview a été réalisée directement sur ordinateur pour minimiser la possibilité d’erreurs (due, notamment, à la grande quantité de filtres dans le questionnaire). Les enquêteurs étaient tous des enquêteurs professionnels de l’ine (Institut national de statistiques), qui ont reçu une formation spécifique sur l’enquête (avec simulation, entre autres) donnée par l’équipe de recherche.
1.3.1. Financement
11Cette enquête a été financée par la Fundação para a Ciência e Tecnologia (FCT) entre 1997 et 2000 (110 000 euros et trois bourses pour jeunes chercheurs) Elle a également reçu des soutiens du Haut Commissariat pour l’égalité et la famille (7 500 euros), ainsi que de l’ics (4 000 euros)
1.3.2. Date et durée de la collecte
12L’enquête a été réalisée en 1999 aux mois de mars/avril par les enquêteurs de l’institut national de statistiques (ine). Les chercheurs du projet ont tout d’abord testé le questionnaire (en 1998) et ont travaillé avec les techniciens de l’ine en vue de la production de la version informatique du questionnaire. Ensuite, ils ont fait la formation des enquêteurs (environ une centaine) dans plusieurs sessions de formation qui ont eu lieu dans cinq régions du pays (dans le Nord, à Porto, dans le Centre, à Coimbra, dans le Sud, à Lisbonne, à Évora et à Faro).
1.3.3. Taille de l’échantillon
13La population ciblée était les couples où la femme était âgée de 25-49 ans.
14L’échantillon de départ était de 4 309 ménages (surestimée en 33,1 % pour compenser les non-réponses) et l’échantillon final remplissant les conditions de l’enquête était de 2 838 ménages. Cela a permis d’obtenir un échantillon représentatif du Portugal continental (1 776 familles), un échantillon représentatif de l’aire métropolitaine de Lisbonne (818 familles) et un dernier représentatif des Açores (740 familles).
2. Description du questionnaire
2.1. Organisation du questionnaire
15En fonction des objectifs, le questionnaire était organisé en cinq parties principales :
caractérisation de la situation familiale de l’interviewée et du calendrier des événements familiaux : formation du couple, choix du conjoint, parcours conjugal (cohabitation, mariage, entrée en parentalité) ;
données de caractérisation sociale de l’interviewée et de son conjoint : scolarité, situation actuelle et trajectoire professionnelle, positionnement religieux, région de naissance et de résidence ;
caractérisation de la vie familiale au début de la vie conjugale (conjugalité actuelle) : orientation normative, division du travail domestique et professionnelle, projets de fécondité, type de ménage (et raisons de l’hébergement chez d’autres personnes dans le cas des ménages de famille élargie ou multiple), caractérisation des soutiens (fréquence, nature, identification des donateurs), impact de l’entrée en conjugalité sur la vie de la femme ;
caractérisation de la vie familiale après la naissance du premier enfant (de la conjugalité actuelle) : division du travail domestique et professionnel, modes de garde de l’enfant, type de ménage, caractérisation des soutiens, impact de la naissance de l’enfant sur la vie de la femme ;
caractérisation de l’étape actuelle de la vie familiale (au moins un enfant en âge scolaire) : orientation normative, interactions familiales (type de cohésion et d’intégration), division du travail domestique et professionnel, division familiale des sociabilités, des loisirs et de la conversation, place actuelle de l’enfant, type de ménage, caractérisation des soutiens, principaux domaines de gratification de la femme.
16Les questions sur l’entraide portaient sur les aides reçues et non pas sur le réseau potentiel de soutien. Elles distinguaient deux types principaux de soutien : le soutien au jour le jour (les aides « quotidiennes » ou régulières) et les « grandes » aides ou dons au cours de la vie – elles étaient basées sur les étapes majeures de la vie d’un couple :
le soutien au jour le jour. Il y avait tout d’abord un volet rétrospectif sur les aides quotidiennes que la femme et son partenaire recevaient au début de leur mariage ou de leur cohabitation, puis au moment de la naissance du premier enfant (après la période de la licence de maternité/paternité). Enfin, un volet reprenait les aides quotidiennes que le couple recevait au moment de l’enquête. Les aides quotidiennes prises en considération ont été les suivantes : l’appui en argent, le soutien matériel (vêtements, aliments), le soutien au niveau des tâches domestiques, le soutien au niveau d’autres petits services (réparations, transport), le soutien pour la garde des enfants, le soutien moral. Pour chaque aide reçue on demandait à l’interviewée d’indiquer le(s) donateur(s), en spécifiant clairement le lien familial (ou autre) avec l’interviewée, ou son partenaire, et le lieu de résidence du donateur.
les « grandes aides ». Dans le module sur les grandes aides et les dons reçus tout au long du cycle de vie familiale, on demandait à l’interviewée de nous indiquer si elle ou son mari avait reçu les soutiens/les dons suivants : de l’aide pour trouver un travail, de l’aide pour les grandes fêtes familiales (mariage, baptême), des dons en grandes quantités d’argent, des dons en meubles ou appareils ménagers, le don d’une voiture, un héritage, de grands prêts d’argent, le don d’un bien immobilier (appartement, propriété), de l’aide avec l’hébergement, une offre de société dans une entreprise. Pour chaque aide ou don, on indiquait le(s) donateur(s).
17Une troisième question très succincte sur le soutien donné (plutôt que reçu) a été incluse. Au lieu de spécifier les différents types d’aide et de demander à l’interviewée si elle ou son mari avait donné un type précis de soutien, nous avons choisi une question générale (« En ce moment, est-ce que vous ou votre partenaire donnez un soutien important à quelqu’un ? »). Malheureusement, cette question donne très peu d’informations quand on la compare aux questions sur les aides reçues. Mais elle a permis de constater que les familles de couples avec enfants ciblées dans cette recherche sont, au moment de l’enquête, plutôt des receveurs que des donateurs. Quand ils sont donateurs, c’est presque toujours parce qu’ils soutiennent un ascendant malade ou âgé. Moins souvent, il s’agit d’aider un jeune couple ou des petits-enfants.
18Les questions sur le soutien reçu ont bien marché même si la répétition des questions pour chaque étape majeure de la vie familiale était un peu fatigante, autant pour l’enquêtée que pour l’enquêteur. En ce qui concerne l’identification du donateur et du lien de parenté de celui-ci avec l’enquêtée, il a fallu former les enquêteurs avec une grande attention et avoir des instructions très précises quant au registre des différents liens de parenté.
2.2. Questions précises sur l’entraide
19Le questionnaire comprenait trois questions précises sur les aides dans les familles de couples avec enfants. La première sur les aides reçues au jour le jour dans trois moments de la vie familiale. La deuxième sur les « grandes aides » reçues depuis le début de la vie conjugale. La troisième sur les aides données à d’autres personnes.
201. J’aimerais qu’on parle des aides que vous, votre mari et vos enfants, avez l’habitude de recevoir.
21a) Pendant les premiers temps de votre mariage, est-ce que vous avez eu quelqu’un qui :
– vous donne un appui financier :
en donnant de l’argent
en payant des factures, des dépenses
– vous donne un appui matériel :
en donnant des vêtements, des objets ou des aliments pour la famille ou pour la maison
– vous donne un appui dans les tâches ménagères :
en faisant des tâches ménagères
en envoyant des repas préparés
– vous donne un appui dans d’autres services :
petites réparations dans la maison
transport de personnes
– vous donne un appui moral :
se confier
parler des problèmes
22b) Qui étaient ces personnes (lien social ou de parenté avec un des membres de la famille) ? Et, est-ce que vous avez reçu cet appui de quelqu’un d’autre ?
23c) Où habitent ces personnes ? (lieu de résidence : même immeuble, même quartier, etc.)
24Nous avons ensuite repris les questions ci-dessus pour caractériser :
les soutiens au moment de la naissance du premier enfant (en ajoutant : « Quelqu’un qui vous donne un appui dans l’éducation de votre enfant », « Quelqu’un qui aide à garder l’enfant » ; « Quelqu’un qui l’emmène chez le médecin si nécessaire », « Quelqu’un qui l’emmène à l’école ») ;
les soutiens au moment actuel de la vie familiale avec des enfants en âge scolaire (mêmes questions).
252. a) Tout au long de votre vie familiale, quelles sont les grandes aides et offres que, vous et votre mari, avez-vous reçues ?
aides pour les grandes fêtes (mariages, grandes fêtes) ;
donner de l’argent d’un montant important ;
offrir ou aider dans l’achat de meubles et d’électroménagers pour la maison et pour le bébé ;
donner une voiture ;
laisser un héritage ;
donner une société ou léguer une entreprise ;
prêter de l’argent, se porter garant pour les achats importants ;
donner une maison, un appartement, un terrain ou d’autres biens immobiliers ;
héberger pour une période plus ou moins longue, ou prêter une maison ;
trouver un emploi.
26b) De la part de qui (en identifiant le lien social ou de parenté du donateur) ?
27c) À quel moment de votre vie familiale (au moment du mariage, à la naissance du premier enfant, en cas de maladie, etc.)
283. En ce moment, vous ou votre mari, donnez-vous une aide importante à un membre de votre famille, à un ami ou à un voisin ? Qui sont ces personnes ?
3. Collecte des données
3.1. Déroulement de la collecte
29L’enquête portait sur 2 838 ménages. L’échantillon de départ (un échantillon probabiliste stratifié de 4 309 ménages) a été tiré d’un échantillon-mère de ménages construit par l’institut national de statistiques pour l’enquête nationale de l’Emploi. Cet échantillon-mère est un échantillon probabiliste tiré du recensement de 1991. Il est stratifié par région (cinq régions géographiquement situées au Portugal et deux autres en dehors : les Açores et Madère) et contient 1 143 tranches, dont chacune contient à peu près 300 ménages.
30Sur l’échantillon de départ, 10,4 % des logements sélectionnés n’étaient pas occupés (le logement était vide, avait été démoli, était introuvable, etc.), 12,5 % avaient des familles temporairement absentes, 5,8 % ont refusé l’enquête, et 5,3 % ne remplissaient pas les conditions de l’enquête (soit la femme, soit le mari, soit l’enfant ne résidait pas dans le ménage). Ainsi, le taux de réponse a été de 65,9 %. C’est surtout dans les grandes zones urbaines que le taux de réponse a été bas. Dans la région de Lisbonne et de la vallée du Tage, des 1 789 ménages de l’échantillon de départ, 9,4 % n’étaient pas occupés, 16,4 % avaient des familles temporairement absentes, 11,7 % ont refusé l’enquête, et 8,8 % ne remplissaient pas les conditions de l’enquête, ce qui signifie que le taux de réponse a été de 53,7 %.
3.2. Taux de non-réponse
31Il y a eu un taux de non-réponse de 34,1 %.
3.3. Traitement des données
32En premier lieu, nous avons effectué la recodification des variables concernant les données des aides dans le but d’obtenir un nombre de catégories statistiquement maniables et pertinentes du point de vue analytique. Notre premier objectif était de construire une typologie du volume du soutien. Par la suite, nous avons identifié le poids relatif de différents types d’aides (soutien matériel, soutien moral, etc.), selon les caractéristiques des enquêtés et de leur « ménage », ainsi que de la direction de l’aide (qui donne et qui reçoit). Nous avons aussi calculé si l’aide venait principalement de la famille proche (la fratrie, les ascendants du mari ou de l’épouse), des genres (les beaux-frères, les belles-sœurs), d’autres parents, des amis ou des voisins. Ainsi, nous pouvions identifier les types de donateurs pour chaque famille enquêtée.
33À la suite de cette procédure de classification (la description des donateurs et des types d’aide et la construction d’une typologie du volume des aides), nous avons approfondi son articulation avec les caractéristiques sociales des familles enquêtées, principalement à travers des tableaux croisés, des corrélations, et des correspondances multiples entre les types/volumes d’aides, les classes sociales et le niveau de scolarité. Il nous a donc été possible d’atteindre des profils de classe sociale (à travers le calcul du nombre moyen d’appuis et la nature des appuis dans chaque classe sociale).
4. Principaux thèmes traités et analysés
34Plusieurs thèmes ont été traités dans cette enquête (voir les objectifs ci-dessus). En ce qui concerne le thème des aides régulières reçues par les familles, les données montrent, dans un premier temps, que de nombreuses familles ne disposent que de peu de soutien : 10 % n’ont reçu aucun soutien tout au long de la vie conjugale, 41 % n’ont reçu qu’un soutien occasionnel (1 à 5 appuis), 27 % un soutien modéré (de 6 à 10 appuis tout au long de la vie conjugale) et 22 % un soutien intense. Dans un deuxième temps, les résultats soulignent que les parents moins proches et le réseau de voisinage ne jouent pas de rôle significatif dans l’apport du soutien. L’assistance vient des parents proches (surtout des ascendants), un peu plus du côté de la famille de l’épouse que du côté de celle de l’époux, et plutôt des femmes que des hommes. Elle est assez intense au début de la vie conjugale, particulièrement intense au moment de la naissance du premier enfant et moins importante dans l’étape actuelle de vie familiale avec des enfants en âge scolaire.
35Les résultats soulignent également l’importance des facteurs sociaux, tels que la position des familles dans les structures sociales et d’éducation, pour déterminer l’étendue du soutien reçu par les familles : un faible niveau d’éducation et une catégorie professionnelle moins favorable s’associent à un plus faible niveau de soutien au jour le jour et au cours de la vie de couple. Dès lors, une des conclusions importantes de l’enquête est de souligner que les dispositions de soutien provenant des relations informelles et familiales renforcent les inégalités plus qu’elles ne les compensent. Cela suggère, en même temps, que les idées d’une forte Société providence pré et post-moderne, qui comble les vides d’un État providence faible, doivent être questionnées. L’examen des aides reçues selon la classe sociale a aussi rendu possible une analyse des logiques prédominantes de soutien familial selon les différentes positions des familles dans l’espace social. Cela a permis à l’analyse d’explorer les stratégies de reproduction familiale dans les ménages portugais.
36Par ailleurs, d’autres thèmes sont traités sur la base de cette enquête : les trajectoires d’entrée en conjugalité, homogamie et choix du conjoint, les groupes domestiques de corésidence, les projets de fécondité et la place de l’enfant, les types de famille (sur la base de deux indicateurs principaux : les interactions familiales et les orientations normatives), la division familiale du travail, les modes de garde des enfants, transitions familiales et identité féminine.
5. Évaluation de l’enquête
37Du point de vue de l’étude des aides familiales et informelles, l’enquête nationale sur les familles avec enfants avait deux principaux inconvénients : elle ciblait des familles de couples d’un certain âge (donc plutôt receveurs que donateurs) et elle ne portait pas exclusivement sur le problème du soutien familial puisque ses objectifs étaient plus larges. Elle a permis néanmoins de faire une première analyse exploratoire des aides dans les familles portugaises, et de constater que l’entraide n’est pas toujours aussi étendue et si systématique qu’on ne le pensait dans un pays de tradition « familialiste ». Par ailleurs, comme dans les autres pays de l’Europe, le soutien vient des parents proches (surtout des ascendants des deux membres du couple), plutôt que de la famille élargie. Pourtant, le résultat le plus intéressant est probablement celui qui dévoile que, dans un État providence faible, les réseaux informels d’entraide ont tendance à renforcer les inégalités sociales. Ce sont les classes en haut de l’échelle sociale, qui reçoivent plus systématiquement des aides quotidiennes et plus fréquemment de « grandes aides » tout au long du cycle de vie familiale.
38Dans un pays de l’Europe du Sud, où les solidarités et les liens familiaux sont supposés être forts, intenses et étendus, l’exploitation détaillée de l’enquête a permis de mettre en œuvre une analyse des réseaux d’entraide, des types de familles et des principaux facteurs qui les déterminent.
39Du point de vue des aides reçues par les familles de couples avec enfants, on a d’abord constaté que la majorité des familles de couples avec enfants avait reçu de l’aide au cours de la vie familiale (90 %) et que l’entraide entre parents proches est la norme appuyée par la plupart des enquêtés (s’aider toujours les uns les autres à 54 %, s’aider surtout en cas de besoin à 34 %, se débrouiller tout seul à 12 %). En regardant l’étendue des aides selon les cohortes d’entrée en conjugalité (avant 1974, fin des années 1970, années 1980, années 1990), on a également observé que la proportion de familles sans aucun soutien a diminué dans les cohortes plus récentes, alors que la proportion de celles qui ont reçu un soutien moderé ou intense a legèrement augmenté.
40Cependant, en poussant plus loin l’analyse, trois autres constatations sont à souligner. Elles contrastent profondément avec le diagnostic de l’importance de la famille étendue et du rôle redistributif des solidarités familiales en Europe du Sud :
premièrement, une proportion élevée des familles (51 %) n’a reçu aucune aide ou seulement des aides occasionnelles (une à cinq aides au cours de la vie familiale), alors que l’aide intense ne concerne qu’une minorité des familles (22 %) ;
deuxièmement, la parenté étendue, tout comme dans les autres pays européens, est peu significative dans le système des aides : ce sont les parents proches, et surtout les parents, tant du côté de la femme que du côté du mari, qui donnent la grande partie des aides. Curieusement, alors que les parents sont ceux qui donnent presque toujours des aides financières, des services de garde d’enfants, des aides au logement ou à l’emploi, ce sont les frères et soeurs et les amis et voisins qui interviennent assez souvent dans le domaine du soutien moral ou psychologique, et dans celui des aides en denrées (vêtements, aliments) ;
troisième conclusion, peut-être la plus importante du point de vue sociologique, les aides reproduisent les inégalités familiales. Ce sont les couples avec un niveau de scolarité plus élevé et une position socioprofessionnelle plus favorisée qui reçoivent un volume d’aides (quotidiennes et exceptionnelles) plus important, et ce tout au long de la vie familiale (17 ans en moyenne). Au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale, l’étendue des aides diminue et la nature des aides change. L’examen approfondi du soutien reçu a permis de mettre en évidence des logiques différenciées d’aides selon la classe sociale et d’explorer les stratégies de reproduction familiale dans les ménages portugais. Ainsi, à une stratégie centrée sur la transmission et les dons patrimoniaux chez les entrepreneurs et les hauts dirigeants s’oppose, dans les groupes socioprofessionnels intermédiaires des techniciens qualifiés et d’encadrement, des intellectuels et des scientifiques, une stratégie d’emprunt patrimonial accompagnée de volumes élevés de soutiens quotidiens. Chez les familles ouvrières, par contre, l’enquête souligne une stratégie de petites aides régulières. Finalement, lorsque les donneurs de soutien se concentrent dans un seul endroit géographique (immeuble, quartier) au lieu de se disperser dans deux ou trois lieux (quartier, ville, région), le volume de soutien reçu a tendance à être moindre.
41En résumé, en ce qui concerne les solidarités familiales au Portugal, l’analyse de l’entraide ou de la solidarité fonctionnelle, comme l’appelle Bengtson, nous amène à conclure que, face à un État providence faible, les solidarités informelles ne sont pas aussi répandues, ni aussi favorables à la redistribution qu’on ne le pensait. Au contraire, les solidarités familiales reproduisent les inégalités, et ceci dans un pays qui se caractérise déjà par des inégalités sociales profondes et un des niveaux de pauvreté les plus élevés en Europe.
42Construite autour des structures d’interactions familiales, l’étude a permis dans un deuxième temps de comprendre les articulations entre positionnnement social, types de familles et l’entraide.
43Les interactions dans la famille ont été envisagées à partir de quatre concepts fondamentaux : l’orientation (normes plutôt institutionnelles ou de compagnonnage), la cohésion (normes et pratiques), l’intégration externe (volume des activités externes et des sociabilités) et la division familiale du travail (différenciée ou indifférenciée).
44On a d’abord constaté qu’il n’y a pas de modalité dominante d’interactions, mais plutôt une certaine diversité. Néanmoins, du point de vue de la norme de cohésion, c’est clairement la fusion qui est préférée par un peu moins de deux tiers des familles, alors que dans les pratiques de cohésion, les familles portugaises se répartissent entre une cohésion séparative, centrée sur l’autonomie et une différenciation sexuelle forte, une cohésion fusionnelle, et une cohésion polyvalente qui combine la fusion et l’autonomie. Quant à un autre indicateur des interactions, celui de l’intégration externe, les types de rapport à l’environnement des familles portuguaises surprennent par le haut degré de fermeture face à l’extérieur : 17 % des familles ont en moyenne deux activités hors de la maison (il s’agit le plus souvent d’aller au café et à la messe) et aucune sociabilité, et 39 % ont une ouverture faible (mode d’intégration dominant) avec quatre activités et deux qui sont faites avec d’autres personnes. En d’autres mots, nous sommes devant des couples avec enfants dans lesquels plus de la moitié (57 %) est fortement repliée sur la famille nucléaire. Quand on analyse les autres personnes qui font partie du cercle de sociabilités et avec qui ils ont des contacts, il est également important de souligner que plus la famille nucléaire se replie sur elle-même, plus les sociabilités s’organisent autour des parents très proches au lieu de se diversifier (famille élargie, amis, etc.).
45De manière à avoir une vue d’ensemble, une typologie globale a également été construite. Elle comprend les indicateurs de cohésion, d’intégration et de division du travail. Six types de famille ont pu être ainsi identifiés :
les familles de type « parallèle » (15 %) se caractérisent par une forte tendance à la séparation/autonomie, à la différenciation sexuée et rigide et à la fermeture. Ce sont des famillles à la fois peu fusionnelles et très fermées ;
les familles « parallèles familiales » (22 %) sont très proches du premier type de familles, mais elles font preuve en outre d’un peu de fusion familiale (le couple et les enfants ensemble), tout en s’appuyant sur une norme de fusion et une ouverture externe faible ;
les familles qui s’inscrivent dans le type « bastion » (20 %) ressemblent de près au portrait avec le même nom décrit par les chercheurs suisses : la fusion domine en termes normatifs et dans les pratiques, l’intégration externe est faible et la différenciation est significative.
46Les trois autres types de familles ont tous une intégration externe plus ouverte :
la famille « fusion ouverte » (16 %) est fusionnelle dans les normes et dans les pratiques (plutôt familiales que conjugales), mais elle se distingue aussi des types antérieurs par une moindre tendance à la différenciation et une ouverture modérée ;
la famille « confluente » (12 %) est aussi fusionnelle dans les normes, mais elle se caractérise par des pratiques de cohésion polyvalentes dans lesquelles la fusion s’associe à un peu d’autonomie conjugale et individuelle. Elle a une intégration clairement ouverte ;
le type « association » (15 %), enfin, caractérise les familles qui mettent l’accent sur une norme d’autonomie mais qui développent, dans la pratique, une cohésion polyvalente (avec un accent particulier sur la fusion conjugale et individuelle plutôt que familiale). Ce sont des familles à la fois peu différenciées et ouvertes. Il importe aussi de souligner que ce type de famille ne représente, dans la société portugaise, que 15 % du total.
47De tous les facteurs examinés, le positionnnement social est celui qui a le plus d’influence sur les types de familles au Portugal. Les familles parallèles, parallèles familiales et bastion sont plus fréquentes dans le bas de l’échelle sociale, alors que la famille association est plus fréquente parmi les classes supérieures. Il faut ajouter, néanmoins, que certains types de famille, notamment ceux qui sont à la fois fusionnels et fermés ou fusionnels et ouverts, sont ceux qui sont les plus transversaux du point de vue social. Par contre, l’autonomie « traditionnelle » (famille parallèle) et l’autonomie « moderniste » (famille association) se retrouvent en général aux deux pôles de l’échelle sociale.
48Si l’on regarde l’impact des types de famille sur les solidarités familiales, on constate que le style des interactions a une influence significative sur les aides reçues au cours de la vie familiale. Les premiers types de familles – parallèles, parallèles familiales, bastion – fortement repliés sur la famille nucléaire, sont surreprésentés dans les familles qui ne reçoivent aucune aide ou des aides occasionnelles, alors que les interactions ouvertes sur l’extérieur favorisent des aides plus intenses. On peut ainsi remarquer que l’ouverture et la fermeture des familles, qui peuvent être gérées de manière variée selon la classe sociale, la cohorte d’entrée en conjugalité ou le moment de la vie familiale peuvent avoir une influence importante sur les aides informelles reçues par les couples avec enfants tout au long de la vie familiale.
49En guise de conclusion, il est important de mentionner les grandes tendances de changement dans les types de famille au Portugal au cours des dernières décennies. En prenant comme indicateur principal la cohorte d’entrée en conjugalité, l’enquête permet de repérer deux tendances principales.
50La première concerne un mouvement en direction des modes d’interaction plus fusionnels (familles bastion ou fusion ouverte) au détriment des interactions parallèles et très différenciées. Ce mouvement s’observe surtout dans les classes populaires (agriculteurs, ouvriers, familles biactives, familles des services non qualifiés).
51La deuxième concerne un mouvement en direction de la famille association, centrée sur un compromis entre la fusion et l’autonomie, dans les familles plus favorisées. Ces mouvements peuvent en partie s’expliquer par les changements dans la société portugaise au cours des dernières décennies. La remise en cause d’une division des rôles très sexuée et rigide, l’entrée des femmes dans le marché du travail, l’accès progressif des familles à faibles capitaux à un meilleur niveau de vie, à des logements autonomes (de la famille ascendante) et améliorés, donc à une vie en famille plus conjugale et confortable, la possibilité de penser à la mobilité sociale de la famille autrement que dans le cadre d’un travail ardu de plusieurs générations dans l’agriculture, tous ces changements semblent avoir favorisé, pour la majorité des familles (qui ont, au Portugal, de faibles ressources), un centrage à la fois sur la fusion et sur la fermeture. Cela dit, ce repli est envisagé à la fois comme un moyen d’orienter la famille en direction d’une « vie meilleure », et comme un moyen de créer un « cocon » à l’abri des duretés du passé et de l’autorité des ascendants.
6. Perspectives
52Un livre qui fait la synthèse des principaux résultats de l’enquête nationale sur les familles avec enfants vient d’être publié en décembre 2005. Deux thèses de doctorat ont été soutenues, l’une en 2003 (Piedade Lalanda) et l’autre en 2004 (Sofia Aboim). Les données sur le thème du soutien ont été approfondies dans une Masters Thesis (Pedro Vasconcelos, 2002) et feront l’objet d’une autre thèse de doctorat (Pedro Vasconcelos). Du point de vue de l’exploitation des données, l’analyse comparative entre les familles au niveau national et les familles appartenant à la région de Lisbonne est en cours.
53Le travail de recherche sur l’entraide familiale se poursuit aussi dans deux projets de recherche de nature qualitative. La première, « Family Life from the Male Perpective », s’interroge entre autres thèmes sur les réseaux d’entraide d’hommes qui se trouvent dans différents types de famille (monoparentales, couples avec enfants, familles recomposées). La deuxième recherche s’interroge sur la relation entre parcours de vie et aides tout au long de la vie familiale.
Bibliographie
Références bibliographiques
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