Chapitre 5. Enquête « Les personnes âgées, leur famille et l’entourage », Angleterre, 1994-1995
p. 149-163
Résumé
Ce projet a été mené au centre for Applied Gerontology, Keele University sous la direction de Chris Phillipson et en collaboration avec Miriam Bernard, Judith Phillips et Jim Ogg entre 1994 et 1997. Il reprend trois enquêtes sur les personnes âgées, qui ont été réalisées dans les années 1940 et 1950 dans une grande ville du Nord de l’Angleterre (Wolverhampton) et dans deux quartiers de Londres (Bethnal Green et Woodford). L’objectif était d’étudier comment la vie familiale des personnes âgées a changé entre la période immédiate d’après guerre et la fin du xxe siècle. Cette enquête s’interroge sur les solidarités familiales et amicales. Un de ses points importants est la prise en compte des immigrés âgés dans les deux quartiers de Wolverhampton (personnes originaires de l’Inde) et Bethnal Green (personnes originaires du Bangladesh). L’enquête quantitative a permis de remplir 627 questionnaires et une enquête qualitative a été réalisée un an plus tard avec 115 personnes.
Texte intégral
1Nom précis de l’enquête :
2Langue d’origine : « The Family and Community Life of Older People : Social Networks and Social Support in Three Urban Areas » (FCLOP)
3Français : « Les personnes âgées, leur famille et l’entourage »
4Équipe de recherche : Chris Phillipson, Miriam Bernard, Judith Phillips, Jim Ogg.
5Initiateur de la recherche : il s’agit d’une réponse à un appel d’offre émise par le Economie and Social Research Council (ESRC) dans le cadre du programme « Population and Household Change » (1er janvier 1994-31 juillet 1998, budget £3m, 13 projets). Le ESRC fait appel aux chercheurs (la plupart universitaires) pour participer à ce programme. L’objectif de ce programme était de mieux comprendre les changements sociodémographiques et la formation des ménages dans le contexte du déclin du nombre de mariages, la baisse de la fécondité, l’augmentation du nombre de divorce, d’union libre et de naissances hors mariage. Le programme (15 projets au total) a examiné les causes et conséquences de quatre niveaux de changement social : la démographie, la structure des familles et des ménages, la trajectoire des individus dans la vie, et leurs relations sociales et l’entourage au-delà de la famille.
1. Problématique et objectifs
1.1. Courant de recherches dans lequel s’inscrit l’enquête
6Dans les années 1950 et 1960, plusieurs études britanniques ont été menées dans le contexte de la création de l’État providence par crainte que les familles ne s’occupent plus de leurs parents âgés. D’un point de vue sociologique, ces recherches se sont inspirées de deux sociologues américains, Robert Merton et Talcott Parsons, qui ont développé les notions d’anomie et du « rôle social » des différents groupes antérieurement formulés par Durkheim. Les résultats ont mis en évidence : la continuité de la famille, le non isolement majoritaire des personnes âgées et leur souhait de rester à leur domicile suite au décès du conjoint, tout en ayant à proximité les enfants. La famille était, à cette époque, omniprésente dans la vie des personnes âgées.
7Bien que la recherche sociologique de la famille continue à montrer la place importante des personnes âgées dans la famille, il était nécessaire d’élargir le champ pour inclure toutes formes de rapports sociaux. Dans ce cadre, le « Keele projet » s’inspire des œuvres d’Anthony Giddens (High modernity) et d’Ulrich Beck (The risk society). La théorie principale de ces auteurs est fondée sur l’idée que, d’une part, l’identité des individus est soumise à de sérieuses menaces à travers l’existence de high modernity et que, d’autre part, il reste des possibilités non négligeables pour les individus de s’épanouir. En ce qui concerne les personnes âgées, cela veut dire que le processus du vieillissement est dorénavant marqué par plus de choix, mais aussi par plus de risques. Ainsi, ils doivent affronter des dilemmes moraux complexes avec leur famille et leur entourage. Ceci n’était manifestement pas le cas pour les générations antérieures, qui ont été orientées dans leur vie par les rôles fixes et rigides de « maman », « mamie », « papa », et « papi ».
1.2. Objectifs
8La question principale de l’enquête était « comment les personnes sont confrontées à la vie après l’âge de la retraite en 1995 par rapport à la période de l’après-guerre ? ». L’enquête a été effectuée dans trois quartiers où des études importantes avaient été faites dans les années 1940 et 1950 – Wolverhampton, Bethnal Green et Woodford. Les trois enquêtes « de base » ont mis en évidence l’importance de l’environnement (community) dans la vie quotidienne des personnes âgées. Néanmoins, dans les années 1970 et 1980, les recherches orientées vers le community studies n’étaient plus à la mode. Chris Phillipson et Miriam Bernard ont voulu relancer ce type de recherche en reprenant l’idée que des quartiers différents peuvent avoir un effet majeur dans la qualité de vie des personnes âgées. Ces trois quartiers offraient des milieux urbains suffisamment variés pour tester cette hypothèse : une ville de province (Wolverhampton), une zone très urbaine au milieu de Londres et une banlieue de la capitale (Woodford).
9Une importante différence entre les enquêtes de base et le Fclop résidait dans l’accroissement de la population des personnes âgées de 75 ans et plus. L’objectif était de savoir comment cette population organisait sa vie quotidienne, avec ou sans aide, surtout dans les cas de mauvaise santé ou de handicap. Finalement, un des changements majeurs depuis les années 1950, avec le vieillissement de la population, était l’augmentation de la population d’origine étrangère – surtout à Wolverhampton (les Punjabis) et à Bethnal Green (les Bangladeshis). La proportion de personnes âgées restait très minoritaire dans ces populations, mais elle augmentait chaque année. Il était donc nécessaire de prendre en compte ce changement dans deux des trois quartiers.
10Un autre facteur important concernait la réactualisation des questions familiales. On fait souvent l’hypothèse que la famille est tellement importante pour l’individu que l’on doit interroger les enquêtés uniquement et systématiquement sur leurs enfants et leurs parents Or, cette démarche laisse de côté le fait que l’aide peut aussi provenir de la famille élargie, des amis ou des voisins. Il existe donc un biais dans la mesure où l’enquêté se sent obligé de nommer un enfant ou un parent qui aide – puisque les normes sur les obligations familiales sont omniprésentes. C’est pourquoi l’équipe a préféré interroger l’ensemble du réseau social.
1.3. Présentation du type d’enquête
1.3.1. Éléments de composition de l’enquête
11La recherche est composée de trois éléments :
une enquête quantitative reposant sur 627 personnes (femmes de 60 ans et plus, et hommes de 65 ans et plus). Ces interviews ont été réalisées en « face-à-face » par des enquêteurs professionnels du Social and Community Planning Research (SCPR), une association à but non-lucratif ;
une première enquête complémentaire qualitative a été réalisée auprès de 62 personnes âgées de 75 ans. Ces entretiens ont été effectués par les 4 membres de l’équipe ;
une deuxième enquête qualitative complémentaire a été accomplie avec 35 personnes âgées d’origine du Punjab (Inde) et Sylhet (Bangladesh). Les enquêteurs (4 membres de l’équipe) ont alors été accompagnés par des traducteurs.
1.3.2. Financement
12Le projet a été financé par le Economie and Social Research Council (ESRC) de £65m par an, un organisme lui-même subventionné par le gouvernement (mais indépendant), dont les deux tiers sont consacrés aux projets de recherche. Le projet de Keele faisait partie d’un programme dans les années 1990, qui s’appelait « Population and Household Change » (budget £3m, 13 projets). Le Keele projet a été financé pour trois ans à hauteur de £380 000.
1.3.3. Date et durée de la collecte
13L’enquête quantitative a été effectuée entre juillet et août 1995 par les enquêteurs professionnels du SCPR. L’équipe du Centre for Social Gerontology a assisté à trois journées de formation de ces derniers. Les enquêtes qualitatives ont été réalisées entre mai et juillet 1996 : trois mois (mai-juillet 1996) pour la première et deux mois pour la seconde (mai-juin 1996).
1.3.4. Taille de l’échantillon
14Les trois études, exécutées dans les années 1950, portaient sur les personnes retraitées qui habitaient dans un logement et non en institution. Notre enquête, Flcop, a donc retenu l’âge officiel de la retraite en 1995 comme point de départ (60 ans pour les femmes, 65 ans pour les hommes). Comme la population dans les trois sites a beaucoup changé depuis les années 1950, il a fallu prendre en compte la diversité ethnique et l’accroissement des personnes âgées venant de l’Inde, du Pakistan et du Bangladesh. Pour cette raison, les Bangladeshis de Bethnal Green et les Punjabis de Woodford ont été surreprésentés afin d’obtenir des effectifs suffisants pour mener des analyses quantitatives. L’objectif était de faire 200 interviews dans chaque région. Le taux de réponse (calculé par rapport à d’autres enquêtes qui concernaient les personnes âgées) a été estimé à 67 %. Il a fallu créer un échantillon maître de plus de 600 personnes pour obtenir ce chiffre.
15À Wolverhampton, l’échantillon principal qui a été donné à SCPR comprenait 363 individus, dont 240 étaient des femmes âgées de 60 ans et plus et 123 des hommes de 65 ans et plus. Les Punjabis ont pu être identifiés par leurs noms (15 femmes et 9 hommes). Le nombre d’entretiens achevés a été de 228 (150 femmes, dont 14 Punjabis, et 78 hommes, dont 5 Punjabis). À Bethnal Green, l’échantillon principal comprenait 348 individus, dont 184 étaient des hommes de 65 ans et plus, et 164 femmes de 60 ans et plus. L’échantillon se composait de 195 personnes : 109 femmes (dont 13 étaient Bangladeshi) et 86 hommes (dont 19 Bangladeshi). À Woodford, l’échantillon comprenait 204 personnes, 129 femmes (dont deux étaient d’origine asiatique et une Chinoise) et 75 hommes (dont un d’origine asiatique et un d’origine chinoise).
16L’enquête comprenait 627 retraités (388 femmes âgées de 60 ans et plus, et 239 hommes âgés de 65 ans et plus). Plus d’un tiers (35 %, n = 222) habitait seul, un chiffre qui reflétait le taux national.
2. Description du questionnaire
17Le questionnaire se divise en plusieurs modules.
2.1. Composition du ménage et le logement
18Ce module contient des informations sur le type de ménages, combien de temps l’enquêté a vécu dans sa maison/appartement et dans le quartier, où l’enquêté habitait avant son adresse actuelle et quelques détails jusqu’aux quatre derniers changements d’adresse (où l’enquêté habitait auparavant, l’âge à chaque déménagement, et les motifs).
2.2. Aspects (subjectifs) du quartier
19Il y a plusieurs questions sur les caractéristiques du quartier, qui commencent par les points positifs et négatifs. Plusieurs questions sur le voisinage sont également posées dans cette section. Les questions sur les activités sont ciblées sur les types d’activités sociales typiques d’un milieu urbain (l’usage des espaces verts, les magasins et supermarchés, la poste, le pub, le marché, les clubs du troisième âge et d’autres ressources pour les personnes âgées, le coiffeur, la bibliothèque, et participation dans les élections locales). De plus, des questions portaient sur d’autres activités collectives : présence aux mariages, enterrements et autres rassemblements. Le module se terminait sur des questions concernant les déplacements : la possession d’un véhicule et l’usage d’une voiture, l’utilisation des autres moyens de transport, ainsi que les sorties au cours de la journée ou en soirée.
2.3. Réseau social
20Une approche originale, déjà expérimentée dans une enquête américaine, a été utilisée dans l’enquête de Keele. Le principe consiste à présenter à l’enquêté une figure avec trois cercles concentriques. Ensuite, l’enquêteur lui pose la question suivante : « Je vais utiliser cette figure pour représenter toutes les personnes qui sont importantes pour vous. Imaginez que vous êtes au milieu du cercle. Vous devez identifier les personnes dont vous vous sentez proches et c’est à vous de placer les personnes dans ces cercles selon le degré de proximité. Les personnes les plus importantes seront donc placées dans le premier cercle. »
FIGURE 2. LE CERCLE D’ANTONUCCI ET KAHN

FIGURE 3. QUESTIONS SUR L’ENTRAIDE (EN ANGLAIS)
Emotional support measures:
‘Of all the people in the circles, which of them, if any,
do you confide in about things that are important to you?
advise you on decisions that you have to make?
reassure you when you are feeling uncertain?
do you talk to when you are upset?
do you talk to about your health?’
Instrumental support measures:
‘Of all the people in the circles, which of them, if any,
would help you with household chores if you needed help?
would give you financial help if you needed it?
would help you with transport if you needed it?’
2.4. Activités de loisirs
21Des cercles étaient également employés pour l’identification des loisirs. L’enquêteur a posé la question suivante : « Je vais vous demander quelles sont les choses que vous faites dans la vie et qui sont importantes pour vous. Par “les choses”, je veux dire les activités sociales ou domestiques, les hobbies ou n’importe quoi que vous fassiez qui est important pour vous. Les choses les plus importantes seront placées dans le cercle de l’intérieur... ». Jusqu’à cinq activités pouvaient être identifiées. Pour chacune d’entre elle, on a demandé où elle se passait, depuis quand l’enquêté la pratiquait et si l’activité était faite seule ou avec quelqu’un d’autre.
2.5. Histoire de la vie professionnelle et passage à la retraite
22Ces questions concernent l’occupation de l’enquêté avant la retraite et les détails du dernier emploi (nombre d’heures travaillées, etc.). De plus, cinq questions sur le passage à la retraite étaient proposées.
23Les variables classiques de sociodémographie faisaient également partie du questionnaire : sexe, âge, nationalités (ethnicity), la santé, le statut et l’histoire matrimoniale, la taille du ménage, l’âge auquel l’enquêté a quitté l’école et le niveau de diplôme le plus élevé.
3. Collecte des données
3.1. Déroulement de la collecte
24Un des principaux objectifs de l’enquête était d’examiner les expériences des personnes âgées qui habitent en milieu urbain. Il était donc important que l’échantillon soit aléatoire. Or, d’un point de vue de la méthodologie ce dernier est difficile à réaliser. La difficulté était alors de trouver une base de sondage où était mentionné l’âge des individus. Le recours aux listes des patients enregistrés par l’ensemble des médecins généralistes dans un quartier est une méthode assez courante, voire une des seules méthodes pour sélectionner des personnes dans une certaine tranche d’âge. C’est cette méthode qui a été choisie par l’équipe de Keele.
25Néanmoins, la précision des bases de données des médecins généralistes a fréquemment été mise en cause par des chercheurs. La plupart, sinon la totalité, d’une population locale devrait figurer dans ces bases. Mais il n’existe pas d’informations précises sur cette hypothèse, même si on peut considérer que plus de 90 % de la population est enregistrée dans ces bases, et peut-être encore plus pour les personnes âgées qui pour la plupart habitent depuis longtemps dans un quartier. En fait, les comparaisons avec le recensement et les bases de données des médecins généralistes sont les seuls moyens d’estimer les biais de ces bases.
26L’accès à ces bases est contrôlé par le comité qui gère les codes ethniques des recherches (Local Research Ethics Committees). Ces comités sont composés à la fois de professionnels et de membres du public. Il faut noter que les procédures de ces Ethics Committees, ainsi que les FHSA, sont décentralisées et peuvent différer d’une région à l’autre.
27L’objectif de la deuxième étape était de s’interroger plus particulièrement sur les origines de l’aide aux personnes âgées de plus de 74 ans. Les personnes qui ont été interviewées à cette seconde étape sont celles qui avaient accepté le principe d’un entretien qualitatif lors de l’enquête principale. Les quatre membres de l’équipe ont tous participé à ces entretiens pendant le printemps et l’été 1996, approximativement un an après les premières interviews. 62 entretiens ont été réalisés.
28Enfin, 23 entretiens qualitatifs, qui constituent la troisième étape, ont été menés avec des Bangladeshis à Bethnal Green et les Punjabis à Wolverhampton (pris au hasard dans l’enquête principale, quel que soit leur âge). Tous ces entretiens ont été enregistrés, puis les analyses ont été effectuées avec l’aide du logiciel QSR*NUDIST.
29Les entretiens qualitatifs commençaient par une introduction qui avait pour but de rappeler à l’enquêté les réponses qu’il avait données 9 mois auparavant, notamment les éléments sur sa famille et son entourage. Ensuite, les enquêtés étaient invités à se souvenir d’un événement ou d’une situation où ils avaient reçu de l’aide depuis le dernier entretien. Les « événements » en question étaient par exemple une maladie, un entretien dans la maison, un besoin d’argent. Cette technique permet de connaître la façon dont l’enquêté a pu mobiliser les ressources de son entourage. Au-delà de cette question principale, des informations sur l’amitié avec d’autres personnes que les membres de la famille étaient demandées, ainsi que sur les activités quotidiennes ou sur les perspectives de recevoir l’aide en cas de besoin.
3.2. Taux de non-réponse
30Les taux de non-réponse dans les trois quartiers étaient respectivement de 33 % à Bethnal Green, 32 % à Woodford et 21 % à Wolverhampton.
3.3. Traitement des données
31Les données ont été traitées principalement à l’aide de tableaux et des statistiques descriptives (pourcentage, moyennes, Anova, régressions).
4. Principaux thèmes traités et analysés
4.1. Ménages
32Le nombre de ménages composés d’une personne seule âgée s’est accru dans chacun de trois quartiers (sauf pour les Bangladeshis et les Punjabis). La majorité vit, soit seule, soit en couple. Mais il faut également noter que 13 % des ménages comprennent un enfant célibataire, la plupart étant toujours étudiants ou au chômage.
4.2. Réseaux
33En moyenne, les enquêtés ont 9,2 personnes dans leur réseau (8,1 pour les plus âgées). Les femmes ont un réseau plus large que les hommes, et les parents en ont un plus important que ceux qui n’ont pas d’enfants. Ce sont les hommes célibataires qui habitent seuls, qui ont les plus petits réseaux.
34Il n’existe pas de différence significative entre les trois quartiers. Le réseau est très répandu et varié (plus de 80 rapports différents). Il reste dominé par la famille (75 %), et surtout par la famille immédiate. Si la famille des personnes âgées est beaucoup plus dispersée que les familles d’autrefois, la plupart des enquêtés ont néanmoins un membre de leur réseau qui habite à moins de 4 miles (6,4 km) de chez eux. Par exemple, les deux tiers des parents (65 %) ont au moins un enfant qui habite à moins de 4 miles (6,4 km) de chez eux.
4.3. Image du quartier
35Les réponses font référence au passé et aux points négatifs actuels. Mais, dans tous les quartiers, la majorité des enquêtés trouve au moins un point positif dans le fait d’y habiter. Néanmoins, les enquêtés à Woodford semblent plus à l’aise. La majorité connaît le nom d’au moins 5 voisins (dans leur rue ou dans leur immeuble), et presque tout le monde a discuté avec un voisin au cours du mois précédent l’enquête. Les voisins sont d’ailleurs toujours cités dans le réseau.
4.4. Soutien des personnes âgées de plus de 75 ans
36Dans le couple, il apparaît souvent que les hommes dépendent de leurs femmes. Leur soutien est affectif, mais peut être aussi plus important, notamment en cas de handicap. Cependant, il ne faut pas ignorer le rôle important joué par les hommes en cas de maladie ou de handicap de leur femme. Pour les personnes qui habitent seules, la place des enfants (où plutôt un enfant) est primordiale. Il arrive souvent qu’un enfant habite à proximité du parent âgé et qu’il joue un rôle majeur. Les amis et les voisins sont alors souvent les intermédiaires pour les personnes seules dont les enfants ne résident pas dans le quartier.
5. Résultats de l’enquête
5.1. Une entraide diversifiée
37Dans cette enquête, nous avions fait l’hypothèse que les personnes avaient au moins un ami ou un membre de la famille dans leur cercle de relations. En effet, d’après les résultats, la plupart des gens ont dans leur réseau une personne à qui ils peuvent se confier. On note des différences entre les hommes et les femmes. En général, les enquêtés ont plus recours à leur fille qu’à leur fils, et les amis occupent une place privilégiée d’intermédiaire ou de relais.
38Dans les couples, il existe des différences entre les façons dont les conjoints s’entraident. Les hommes déclarent plus souvent se confier à leur épouse, contrairement aux femmes. En ce qui concerne l’aide donnée, les personnes âgées, et ceci est vrai jusqu’à ce qu’ils aient un âge avancé, ont des contacts réguliers avec les membres de leur réseau, soit pour aider, soit pour recevoir de l’aide. Il est important de noter que le réseau, même s’il est en moyenne composé de quelques personnes (30 % moins de 6 personnes), ne se limite pas à la famille proche, mais qu’il comprend les amis ou les personnes que l’on côtoie. Dans la recherche des années 1950, on avait observé le lien entre classe sociale et sociabilité. On le voit encore aujourd’hui, les individus ont un réseau d’amis plus large dans les classes moyennes que dans les classes ouvrières. Les classes moyennes disposent de ressources financières et de capital social qui leur permettent le maintien des réseaux étendus, confirmant ainsi les travaux en France (Héran, 1987).
39Les tableaux ci-dessous montrent les taux d’entraide pour toutes les personnes âgées dans les trois lieux.

Note : *Dépendant sur l’existence de la personne concernée. Par exemple, dans la première ligne, la base pour la proportion de 73 % = enquêtées avec un conjoint.

Note : *Dépendant sur l’existence de la personne concernée
5.2. Les Bangladeshis à Bethnal Green
40Le recensement de 1991 a indiqué 163 000 Bangladeshis, mais très peu se trouvaient dans la tranche d’âge de l’enquête de Keele (seulement 2 000), c’est-à-dire âgés de plus de 65 ans. Les Bangladeshis âgés avaient les caractéristiques suivantes : des ménages pauvres, des familles composées de plusieurs générations, une différence d’âge très accentuée entre hommes et femmes, des hommes avec parfois une deuxième épouse au Bangladesh, des hommes souvent en mauvaise santé et des familles exprimant des difficultés à recevoir de l’aide professionnelle.
5.3. Quelques conclusions
41Ainsi, les liens de parenté persistent dans la société britannique de la fin du xxe siècle, et la famille reste essentielle. Mais ces liens ont évolué en devenant moins figés selon des rôles préétablis. Néanmoins, les obligations entre parents et enfants font partie des normes familiales, même si les rapports extérieurs à la famille ont pris de l’importance, surtout pour ceux qui n’ont pas d’enfant. Il s’agit d’un résultat particulièrement fort de l’enquête, qui révèle que les amis peuvent se comporter comme des parents très proches, et inversement les parents les plus proches se comporter comme des amis. Ceci est un changement par rapport à ce qui existait il y a 50 ans. En effet, dans le passé, les sociologues ne parlaient pas d’amitié lorsqu’ils effectuaient des recherches sur les liens familiaux. Aujourd’hui la frontière entre famille et amis est devenue beaucoup plus floue.
42Par ailleurs, l’enquête permet de mettre en évidence les évolutions qui se sont produites depuis 1957. Il y a 50 ans, les personnes âgées étaient entourées par la famille et les proches. Aujourd’hui, les plus proches parents sont toujours importants pour les personnes âgées, mais les rapports ont changé dans la mesure où la relation de couple est devenue primordiale. La vieillesse est devenue une expérience plus solitaire. De même, les hommes célibataires ont une probabilité plus grande d’être isolés.
43Le fait d’habiter toute sa vie dans le même quartier apporte une stabilité, mais, paradoxalement, peut entraîner une certaine angoisse face à l’évolution du quartier (quartier idéalisé au moment de la jeunesse).
44Enfin, les immigrés âgés ont des caractéristiques très particulières liées à leur histoire migratoire et à leur intégration dans la société anglaise.
45En ce qui concerne les trois quartiers, quelques différences existent. Elles sont à la fois liées à l’influence du milieu social et à l’environnement. Wolverhampton rassemble plus de réseaux « familiaux/locaux », et Bethnal Green et Woodford d’avantage de réseaux « dispersés ». Dans leurs recherches sur Bethnal Green, Willmott and Young ne mentionnaient les couples que pour souligner leur mésentente. Aujourd’hui, on s’aperçoit que pour étudier les relations familiales des personnes âgées, nous devons examiner en priorité le fonctionnement des couples.
6. Évaluation de l’enquête
46Les trois enquêtes de base ont constitué des travaux de référence pour des sociologues de la famille pendant plus de 40 ans. La combinaison des approches méthodologiques (quantitative et qualitative) a ainsi influencé plusieurs générations de chercheurs, et refaire la même enquête 40 ans plus tard relevait du défi. Les changements dans les trois quartiers étaient tels qu’une comparaison entre la vie familiale d’antan et la vie familiale actuelle était délicate. Mais, en même temps, reprendre ces trois quartiers pour étudier l’entraide et la parenté dans les familles avec des personnes âgées pouvait éclairer trois thèmes contemporains : l’interaction entre l’urbanisme et le quartier, la famille et les réseaux sociaux, la pauvreté et l’exclusion.
47Le terrain s’est avéré plus difficile à mener que les trois enquêtes de base en raison de la transformation de la population, notamment de l’arrivée d’immigrés issus de pays très différents. Les problèmes de langue – traduction et interprétation – ont été sous-estimés au départ, de même que les différences de culture. En effet, l’entraide ne se pratique plus uniquement dans un espace limité géographiquement, mais entre des pays, voire des continents. Savoir comment le réseau d’entraide se mobilise dans l’espace n’était pas facile à mettre en œuvre. L’enquête a montré les difficultés qu’affrontent les chercheurs aujourd’hui et surtout le problème associé à l’internationalisation des liens sociaux et familiaux. Le sens du mot « quartier » de fait a changé.
48À la différence des enquêtes des années 1950, la question de l’identité culturelle est au centre de la problématique de l’enquête de Keele. Les personnes âgées nées dans les quartiers de Bethnal Green et Wolverhampton ne considèrent pas toujours leurs voisins immigrés de la même manière. Le racisme existe dans les faits et dans les discours, comme en témoignent les réponses des enquêtés. Les tensions dans les quartiers pauvres entre des groupes sociaux étaient plus difficiles à appréhender. La plupart des enquêtés considèrent que leur quartier s’est beaucoup détérioré au cours des 40 années et rendent souvent les immigrés responsables de cette dégradation.
49Une autre difficulté était l’attitude des personnes âgées face à l’enquête. Bien que le taux réponse soit correct, l’accueil réservé aux enquêteurs était parfois indifférent, voire hostile. De plus, bon nombre d’immigrés se méfiaient ou, encore, n’avaient pas compris les objectifs de cette recherche. Souvent, les concepteurs des enquêtes ignorent ces problèmes de terrain que l’on peut rencontrer dans les quartiers réputés « difficiles ».
50Par ailleurs, l’enquête a bien mis en évidence l’importance de la famille, bien que la vieillesse soit devenue une expérience plus solitaire. En revanche, les comparaisons avec les trois enquêtes de base, qui ont été réalisées dans les années 1950 et 1960, se sont avérées plus délicates à interpréter. Puisque le choix de la méthodologie n’était pas le même, outre les questions concernant la proximité des proches et les fréquences de contacts, une comparaison précise dans le temps n’était pas possible. Enfin, si l’outil des cercles aidait bien l’enquêté à hiérarchiser son réseau, il n’était pas efficace pour l’identification de ses activités.
51Le point positif de l’enquête est d’avoir réussi à saisir le(s) réseau(x) des individus et les types d’entraide qui y sont liés, ainsi que les formes de réciprocité44. D’un point de vue méthodologique, l’idée de placer les amis et les parents dans différents cercles a bien fonctionné. Néanmoins, on peut émettre quelques réserves, car dans certains cas les personnes interrogées choisissent une hiérarchie de relations qui sont définies culturellement. Si la méthode des cercles a permis d’identifier les différents réseaux, elle ne délivrait ni leur intensité, ni le sens des relations pour les personnes interrogées. Aussi, les entretiens qualitatifs tentent d’aller plus loin dans l’exploration des liens et des échanges entre membres d’un même réseau. Seule la combinaison de plusieurs approches permet de cerner l’entraide.
52Mais les typologies de réseaux n’expliquent pas tout. Si on déduit que les individus appartiennent à un type bien particulier de réseau, on fige les relations, alors qu’en réalité un réseau évolue sans cesse par les entrées et sorties des proches. Les enquêtes sur la famille, qui restent limitées par le nombre de questions, l’horizon temporel de l’entraide, ont du mal à saisir cette dynamique et à la suivre dans le temps. Aussi, pour enrichir ces résultats, quelques pistes non abordées dans les enquêtes sur la famille pourraient être intéressantes à développer :
des entretiens qualitatifs intensifs qui compareraient et opposeraient les expériences de personnes de générations différentes ;
des mesures sur le temps, par exemple, comment les réseaux observés à un moment donné changent de forme et de fonction avec le temps ;
des études centrées sur le couple, notamment des études longitudinales ;
des méthodologies convaincantes pour étudier les conflits familiaux ;
des approches plus sophistiquées pour permettre de comprendre les variations culturelles dans la structure de la parenté et des structures d’entraide ;
un défi méthodologique de la montée de la famille « transnationale ».
53Enfin, le dernier point qu’il faut signaler est l’énorme difficulté que l’on peut rencontrer dans ce genre de projet. La question de What is Family (Gubrium et Hostein) cité par Bourdieu demeure tout comme celle de savoir « qui parle au nom de la famille », quelle histoire et de quel membre de la famille retienton les paroles.
7. Projets d’exploitation pour les années à venir
54Cette enquête a débouché sur de nouveaux projets, notamment sur les immigrés et sur l’exclusion.
7.1. Older People in Deprived Neighbourhoods : Social Exclusion and Quality of Life in Old Age
55Ce projet se focalise sur les inégalités qui s’accroissent parmi les personnes âgées dans les quartiers pauvres de trois grandes villes anglaises. Trois documents de travail sont disponibles sur le site internet du Centre for Social Gerontology, Keele University (www.keele.ac.uk/depts/so/csg/older_people.htm). Les principales publications sont :
Phillipson C., Smith A. and Kingston P., 2002, “Growing Older in Socially Deprived Areas : Social Exclusion in Later Life”, London, Held the Aged.
Phillipson C., Smith A. and Kingston P, 2002, “Older people in deprived areas: perceptions of the neighbourhood”, Quality in Ageing, Volume 3, Number 2, p. 11-21.
Scharf T. et al., 2000, “Social Exclusion and Older People: Towards a conceptual Framework”, Centre for Social Gerontology, Working Paper 6, Keele University.
Smith A.-E., 2000, “Researching Quality of Life of Older People: Concepts, Measures and Findings”, Centre for Social Gerontology, Working Paper 7, Keele University.
Smith A.-E., Phillipson C. and Scharf T., 2002, “Social Capital: Concepts, Measures and the Implications for Urban Communities”, Centre for Social Gerontology, Working Paper 9, Keele University.
7.2. Women in Between: A study of the Experiences of Bangladeshi Women Living in Tower Hamlets
56Ce projet étudie les vies des femmes Bangladeshis, surtout les mères qui prennent en charge le soin d’un parent âgé. Ces femmes, âgées de 35 à 55 ans ont un rôle particulièrement important dans les familles Bangladeshis. Voir le site www.keele.ac.uk/depts/so/csg/older_people.htm pour plus de détails.
Bibliographie
Références bibliographiques
Bernard M. et al., 2000, “Continuity and Change: The family Life of Older People in the 1990’s”, in Arber S. and Attias-Donfut C., The myth of Generational Conflict : The Familiy and State in Ageing Societies, London, Routledge, ESA Studies in European Societies.
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Notes de bas de page
44 Ces recherches n’existent pas uniquement pour savoir à qui les gens se confient parmi les personnes qui leur sont chères, mais cherchent à connaître qui se confient à elles, la réciprocité étant extrêmement importante.
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