Chapitre premier
p. 23-28
Résumé
Exposé du problème. – Faible espoir de le résoudre du fait de l’hostilité entre partis opposés. – Le principal argument contre la perfectibilité de l’homme et de la société n’a jamais été véritablement réfuté. – Nature des difficultés soulevées par l’accroissement de la population. – Ébauche de l’argument principal de l’Essai.
Texte intégral
1Les découvertes considérables et inattendues survenues ces dernières années dans les sciences de la nature ; la diffusion croissante des connaissances générales, conséquence du développement de l’imprimerie ; l’inclination ardente, exaltée, à la recherche, qui prévaut dans tout le monde intellectuel, et même non intellectuel ; l’éclairage nouveau et extraordinaire projeté sur les problèmes politiques, qui éblouit et émerveille l’intelligence ; et, en particulier, ce phénomène prodigieux dans l’horizon politique, la Révolution française, qui, telle une comète de feu, semble devoir soit insuffler aux habitants prostrés de la Terre une vie et une énergie renouvelées, soit les embraser et les détruire ; tout cela a contribué à faire naître chez nombre d’hommes éclairés l’opinion que nous abordions une ère grosse des plus grands changements, et que ces changements seraient, dans une certaine mesure, décisifs pour le destin futur de l’humanité.
2On a dit que la grande question à débattre aujourd’hui est celle de savoir si l’homme va désormais s’élancer, à une allure accélérée, vers un progrès sans limite, encore inimaginable, ou bien s’il est condamné à osciller perpétuellement entre le bien-être et la misère, tous ses efforts le laissant toujours à une distance incommensurable du but poursuivi.
3Cependant, avec l’anxiété de tout ami de l’humanité aspirant à la fin de cette pénible incertitude, et avec la passion de l’esprit scientifique saluant le moindre rayon de lumière susceptible d’éclairer ses vues sur l’avenir, on doit beaucoup déplorer que les tenants de chaque parti, sur cette importante question, restent encore fort éloignés les uns des autres. Leurs arguments respectifs ne sont pas loyalement confrontés. On ne ramène pas le problème à un petit nombre de questions, et, même au niveau de la théorie, on ne semble guère approcher d’une solution.
4L’avocat de l’ordre établi est prompt à considérer le clan des théoriciens abstraits1, soit comme une bande de coquins artificieux et intrigants, qui prêchent une ardente générosité et brossent des tableaux enchanteurs d’une société plus heureuse, afin de se mettre en meilleure position pour saper les institutions actuelles et servir leurs secrètes ambitions personnelles ; soit comme des exaltés extravagants et écervelés, dont les élucubrations stupides et les paradoxes absurdes ne méritent pas de retenir l’attention des hommes de bon sens.
5L’avocat de la perfectibilité de l’homme et de la société retourne au défenseur des institutions un mépris au moins égal. Il le stigmatise comme esclave des préjugés les plus misérables et les plus mesquins, ou comme défenseur des abus de la société, uniquement parce qu’il en tire profit. Il le dépeint soit comme un personnage qui prostitue son intelligence à ses intérêts, soit comme quelqu’un dont les capacités intellectuelles ne sont pas de taille à embrasser rien de grand ni de noble, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, et qui doit donc être absolument incapable de pénétrer les vues des bienfaiteurs éclairés de l’humanité.
6La cause de la vérité ne peut que pâtir de ce combat déloyal. On se refuse, de part et d’autre, à accorder leur juste poids aux arguments réellement valables. Chacun suit sa propre théorie, peu soucieux de la corriger ou de l’améliorer par la prise en considération de ce qu’avancent ses adversaires.
7Le partisan de l’ordre établi condamne en bloc toutes les théories politiques. Il ne peut même pas condescendre à examiner les bases sur lesquelles s’appuie l’idée de perfectibilité de la société. Il veut encore moins se donner la peine de tenter d’en démasquer la fausseté, clairement et loyalement.
8Le théoricien abstrait fait également tort à la cause de la vérité. Les yeux fixés sur une société plus heureuse, dont il peint les avantages avec les plus séduisantes couleurs, il se permet les invectives les plus acerbes contre toutes les institutions actuelles, sans exercer ses talents à réfléchir aux moyens les meilleurs et les plus sûrs d’éliminer les abus, et sans paraître conscient des obstacles énormes qui menacent, même d’un point de vue théorique, de s’opposer à la marche de l’homme vers la perfection.
9C’est une vérité reconnue en philosophie qu’une théorie juste sera toujours confirmée par l’expérience. Il survient toujours en pratique tant d’accrocs et de menus incidents, quasiment imprévisibles même par l’esprit le plus vaste et le plus pénétrant, qu’il y a peu de sujets sur lesquels une théorie puisse être déclarée juste si elle n’a pas subi l’épreuve de l’expérience. Et une théorie non éprouvée ne peut honnêtement être prétendue vraisemblable, et encore moins juste, tant que tous les arguments qui lui sont opposés n’ont pas été mûrement pesés et clairement et solidement réfutés.
10J’ai lu avec grand plaisir certaines dissertations sur la perfectibilité de l’homme et de la société. J’ai été réjoui et séduit par le tableau enchanteur qu’elles offrent. Je souhaite ardemment des progrès aussi heureux. Mais je vois de grandes – et, à mon sens, insurmontables – difficultés sur le chemin qui y mène. Ces difficultés, je me propose maintenant de les exposer, et je déclare, en même temps, que, loin de m’en réjouir comme d’un moyen de triompher sur les partisans du changement, rien ne me ferait plus plaisir que de les voir complètement éliminées.
11L’argument le plus important que j’avancerai n’est certes pas nouveau. Les principes sur lesquels il repose ont été exposés en partie par Hume, et plus largement par le docteur Adam Smith. Il a été présenté, et appliqué à notre sujet – mais pas avec sa vraie valeur, ou dans une perspective qui ne lui donne pas toute sa force – par M. Wallace ; et il a probablement pu être décrit par de nombreux auteurs que je n’ai jamais rencontrés. Je ne songerais certainement pas à le présenter de nouveau – bien que j’entende le situer dans une perspective quelque peu différente de toutes celles dont j’ai eu connaissance jusqu’à présent – s’il avait jamais été réfuté de manière complète et satisfaisante.
12Il n’est pas facile d’expliquer la raison de cette négligence de la part des avocats de la perfectibilité de l’homme. Je ne peux mettre en doute les talents d’hommes tels que Godwin et Condorcet. Je n’ai nulle intention de soupçonner leur sincérité. À mon esprit et probablement à celui de beaucoup d’autres, la difficulté paraît insurmontable. Pourtant, ces hommes au talent et à la pénétration reconnus daignent à peine en faire mention et suivent le cours de leurs spéculations avec une ardeur indéfectible et une assurance inébranlable. Je n’ai certes aucun droit de dire qu’ils ont délibérément fermé les yeux devant ces arguments. Si fortement que la vérité de ceux-ci puisse s’imposer à mon esprit, je devrais néanmoins avoir quelques doutes sur leur valeur, puisque de tels hommes les ont négligés. À cet égard, il faut reconnaître que, tous, nous ne sommes que trop enclins à l’erreur. Si je voyais un homme ne prêter aucune attention à un verre de vin qu’on lui présenterait à plusieurs reprises, je serais porté à penser qu’il est aveugle ou impoli. Une plus juste philosophie pourrait m’apprendre à plutôt croire que mes yeux m’ont trahi et que l’offre n’était pas réellement telle que je l’interprétais.
13En introduisant le sujet, je dois annoncer que j’écarte de la discussion toute pure vue de l’esprit, c’est-à-dire toute supposition dont le bien-fondé probable ne peut s’appuyer sur des bases scientifiques sérieuses. Un auteur peut me dire qu’à son avis l’homme deviendra, avec le temps, une autruche. Je ne peux le contredire de manière absolue. Mais, avant qu’il puisse espérer gagner à son opinion quelque personne de bon sens, il devrait démontrer que le cou de l’homme s’est progressivement allongé, que ses lèvres se sont avancées et durcies, que la forme de ses jambes et de ses pieds se modifie de jour en jour et que son poil commence à se changer en embryons de plumes. Et tant que la probabilité d’une si extraordinaire transformation n’aura pas été démontrée, c’est assurément perdre son temps et son éloquence que de discourir sur le bonheur de l’homme dans cet état, de décrire ses facultés de courir et de voler, de le dépeindre dans une condition où toute activité de pur luxe serait méprisée, où il ne serait employé qu’à recueillir les biens indispensables à la vie, et où, en conséquence, la charge de travail de chaque homme serait légère, et copieuse sa part de loisir.
14Je pense pouvoir poser franchement deux postulats :
15Premièrement, que la nourriture est nécessaire à l’existence de l’homme ;
16Deuxièmement, que la passion réciproque entre les sexes est une nécessité, et restera à peu près ce qu’elle est à présent.
17Depuis que nous avons un tant soit peu de connaissances sur l’humanité, ces deux lois semblent avoir été des lois permanentes de notre nature ; et comme nous n’y avons encore constaté aucune modification, nous n’avons pas le droit de conclure qu’elles cesseront jamais d’être ce qu’elles sont maintenant, à moins de nous dresser immédiatement contre l’Être qui, au commencement, organisa le système de l’univers, et qui, pour le bien de ses créatures, en accomplit toujours les diverses opérations suivant des lois immuables.
18Je ne sache pas qu’aucun auteur ait imaginé que, sur cette terre, l’homme sera capable, un jour, de vivre sans nourriture. Mais M. Godwin a supposé que la passion réciproque entre les sexes pourrait s’éteindre avec le temps. Cependant, comme il qualifie cette partie de son œuvre de glissement dans le domaine des hypothèses, je ne m’y attarderai pas davantage pour l’instant, sauf à dire que les meilleurs arguments en faveur de la perfectibilité de l’homme sont issus de méditations sur les grands progrès qu’il a déjà faits depuis l’état sauvage, et des difficultés qu’il y a à dire où il s’arrêtera. Mais, jusqu’à présent, pas le moindre progrès n’a été fait vers l’extinction de la passion réciproque entre les sexes. Elle semble exister aujourd’hui avec autant de force qu’il y a deux ou quatre mille ans. Il y a des exceptions isolées maintenant comme il y en a toujours eu ; mais, comme ces exceptions ne paraissent pas augmenter en nombre, ce serait sûrement une manière non scientifique de raisonner que d’inférer, simplement de l’existence d’une exception, qu’à l’avenir l’exception deviendra la règle, et la règle l’exception.
19Supposant donc mes postulats acceptés, je dis que le pouvoir multiplicateur de la population2 est infiniment plus grand que le pouvoir qu’a la terre de produire la subsistance de l’homme.
20Si elle n’est pas freinée3, la population s’accroît en progression géométrique. Les subsistances ne s’accroissent qu’en progression arithmétique. Une connaissance élémentaire des nombres montrera l’immensité du premier pouvoir de multiplication comparé au second.
21Les effets de ces deux pouvoirs inégaux doivent être maintenus en équilibre par le moyen de cette loi de notre nature qui fait de la nourriture une nécessité vitale pour l’homme.
22Ceci implique que, de la difficulté de se nourrir, résulte un frein puissant, agissant constamment sur la population. Cette difficulté existe forcément quelque part, et doit nécessairement être cruellement ressentie par une grande partie de l’humanité.
23Dans les règnes animal et végétal, la nature a répandu les semences de la vie d’une main extrêmement généreuse et libérale. Elle a été comparativement plus chiche de l’espace et de la nourriture nécessaires à leur croissance. Avec de la nourriture à profusion, et de la place en abondance pour s’y propager, les germes de vie contenus dans un petit coin de terre rempliraient des millions de mondes en l’espace de quelques milliers d’années. La nécessité, cette loi impérieuse de la nature qui régit tout, les retient dans les limites prescrites. La race des plantes et la race des animaux se plient à cette grande loi de restriction. Et la race de l’homme ne peut y échapper par aucun effort de sa raison. Chez les plantes et les animaux, ses effets sont le gaspillage des germes, la maladie et la mort prématurée ; chez l’homme, la misère4 et le vice. Le premier, la misère, est une conséquence absolument inéluctable de cette loi. Le vice en est une conséquence hautement probable, aussi le voyons-nous abondamment répandu ; mais on ne doit apparemment pas le considérer comme une conséquence absolument inéluctable. L’épreuve de la vertu consiste à résister à toute tentation du mal.
24Cette inégalité naturelle entre le pouvoir de multiplication de la population et le pouvoir de production de la terre, et cette importante loi de notre nature qui maintient constamment leurs effets en équilibre, constituent le grand obstacle, qui me paraît insurmontable, sur le chemin de la perfectibilité de la société. Tout autre argument n’a qu’une faible et secondaire importance en regard de celui-ci. Je ne vois aucun moyen par lequel l’homme puisse échapper au poids de cette loi qui s’impose à toute la nature vivante. Aucune utopie égalitaire, aucun code agrarien, même poussés à l’extrême, ne pourraient en écarter le joug, ne fût-ce que pour un siècle. Et cette loi semble donc s’opposer de manière décisive à l’éventualité d’une société dont tous les membres vivraient dans l’aisance, le bonheur et le loisir correspondant, sans éprouver la moindre angoisse pour assurer leur subsistance et celle de leurs familles.
25En conséquence, si les prémisses sont justes, le raisonnement aboutit à réfuter la perfectibilité de la masse de l’humanité.
26J’ai ainsi esquissé les grandes lignes de ma thèse ; mais je vais l’examiner plus en détail ; et, à mon avis, il s’avérera que l’expérience, vraie source et fondement de toute connaissance, en confirmera immanquablement la vérité.
Notes de bas de page
1 Speculative philosophers.
2 The power of population. Une traduction plus proche des mots mêmes de Malthus pourrait être : « la puissance de peuplement ». Le terme power, fréquent dans cet ouvrage, a en effet, sous la plume de Malthus, un sens proche de l’acception mathématique du mot « puissance ». Quant à population, l’auteur lui donne très souvent – pas toujours – un sens dynamique : l’action de peupler, le fait de croître en nombre. C’est pour éviter le flou ou l’ambiguïté là où, justement, Malthus est très clair, que nous avons recours à des expressions telles que « pouvoir multiplicateur » ou « accroissement de la population » [NdT].
3 Au terme « obstacle », traditionnellement utilisé pour rendre le concept malthusien de check, nous préférons celui de « frein », qui nous semble plus fidèle à la pensée de l’auteur : il s’agit de freiner – de refréner – la tendance excessive de la population à s’accroître, pour ramener cet accroissement à un rythme plus modéré [NdT].
4 Cette notion déborde, chez Malthus, son acception strictement économique [NdT].
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