Chapitre XIV.
Révolution mentale et révolution démographique
p. 379-390
Texte intégral
« Le christianisme avait au Moyen-âge si fortement imprimé dans les esprits l’idéal de renoncement comme base de la perfection personnelle et sociale, qu’il fut longtemps impossible de suivre le second chemin, celui qui menait à l’amélioration et au perfectionnement conscients du monde ».
J. HUIZINGA
« Le monde n’est nullement une machine. Je dis qu’il ne va pas par « mobiles », intérêts personnels, freins, balanciers : qu’il y a quelque chose de tout autre en lui que le vacarme des métiers à filer et des majorités parlementaires : et, en résumé, qu’il n’est pas une machine du tout ».
T. CARLYLE
1En démographie comme en d’autres disciplines, mais plus sans doute que pour la plupart des autres sciences sociales, se dégage, au fil des ans, une loi tendancielle : le déséquilibre croissant entre l’accumulation de données statistiques et l’importance des enseignements qui en sont tirés. Les progrès de l’analyse font-ils obstacle à l’intelligence des phénomènes ? Ou bien la diversité des méthodes et des résultats décourage-t-elle toute tentative de synthèse ?
2C’est dans le domaine de la fécondité que ce déséquilibre est le plus fort. La lecture des innombrables travaux qui s’attachent à comprendre les causes de la baisse séculaire de la fécondité laisse une impression de grande confusion. « La carte de la fécondité (en France, en 1861) ne rappelle aucune structure connue, économique, culturelle, ou religieuse », écrivent Le Bras et Todd (1981). Prévu à l’origine pour éclairer les circonstances du passage au contrôle individuel des naissances, le gigantesque travail de Princeton, sur 700 unités géographiques européennes couvrant 6 pays a, certes, bien rappelé l’importance des frontières culturelles, mais il n’a pas donné lieu à un traitement unitaire des données et surtout il n’a « pas mis en évidence de relation précise » (Bolton-Leasure, 1979). C’est que le phénomène étudié est soumis, en fait, à un jeu de facteurs changeant et très complexe, mais cette cacophonie apparente n’est-elle pas liée aussi à l’éclatement progressif des champs d’étude : économie, sociologie, anthropologie, histoire... avec tous les croisements envisageables : économie sociale, anthropologie économique, histoire économique, etc ? Sur un même cas, les points de vue se multiplient. Souvent déguisés derrière un jargon plus ou moins obscur, les arguments des grands auteurs de la première moitié du siècle (Bertillon fils, Bohac, Leroy-Beaulieu, Landry, Wolf, Notestein), voire du xixe siècle (Le Play, Dumont, Bertillon père...) revoient le jour, mais divisés et réappropriés par spécialité ; les débats théoriques, quand ils existent, s’apparentent souvent plus à des rivalités ethniques qu’à de véritables échanges de vue sur le fond. C’est, à nouveau, Babel. La nouveauté, c’est que la preuve est plus rigoureuse et, depuis peu, certains auteurs s’efforcent de surmonter les clivages disciplinaires. L’opposition des approches est, en effet, plus artificielle que réelle.
3Le propos de ce chapitre est précisément de faire ressortir l’unité du sujet. Dans une première partie, sont rappelées, sous forme de propositions simples, les principales conclusions auxquelles ont permis d’aboutir les tests des chapitres précédents : la théorie de la transition démographique s’en trouve confirmée, mais rajeunie et précisée. Dans une seconde partie, sont analysées les limites théoriques de certains travaux qui, en privilégiant l’évolution politique ou religieuse, s’efforcent de minimiser le rôle des facteurs économiques dans la baisse de la fécondité.
I. – Les lois de la transition démographique
4Entre les sociétés prémodernes et les sociétés modernes, les populations passent d’un régime « d’équilibre » haut (forte mortalité, forte fécondité) à un régime « d’équilibre » bas (faible mortalité, faible fécondité). La transition démographique correspond à cette période de déséquilibre.
5L’analyse de séries temporelles longues conduit à formuler ainsi les lois qui la caractérisent :
61. Le déséquilibre initiai est provoqué par une baisse de la mortalité. Une diminution de la mortalité est un préalable indispensable à la baisse de la fécondité.
7Dans tous les pays du monde, le recul de la mortalité préadulte a précédé le contrôle des naissances. L’argument de Scrimshaw (1978) – selon lequel l’existence d’un très fort niveau de mortalité infantile est le signe que la population est prête à accepter le planning familial et donc qu’il n’est pas nécessaire d’attendre une amélioration de la condition sanitaire pour mettre en œuvre des programmes de limitation des naissances – est démenti. S’il peut, certes, y avoir urgence à lancer une telle politique ponctuelle, celle-ci n’a de chances de succès que si elle a été précédée par des efforts de santé publique.
82. Le recul de la mortalité semble avoir été systématiquement accompagné par une diffusion de l’alphabétisation de masse, notamment dans la population féminine. La décision des couples de restreindre leur descendance paraît donc inconcevable sans une montée importante de l’instruction élémentaire féminine.
9Ces deux premières propositions auraient semblé banales au xixe siècle ; elles le sont moins, en Occident, en cette fin de xxe siècle : la signification concrète de la misère, de l’insalubrité et de l’analphabétisme échappe à ceux qui les étudient. Les meilleurs prédicteurs de la baisse de la fécondité sont, en réalité, la baisse de la mortalité et les progrès de l’éducation de masse. Ces deux phénomènes, à dimensions multiples, encouragent, en effet, à travers une liaison complexe et rétroactive, l’individuation (au sens durkheimien), c’est-à-dire l’affranchissement de la personne par rapport aux codes de comportement anciens, qu’ils soient familiaux, religieux, politiques ou économiques. Or, la liberté individuelle est un des fondements de l’innovation.
103. Corollaire des propositions n° 1 et n° 2, le mariage devient moins précoce et moins fréquent. Dans tous les pays où existent des renseignements statistiques appropriés, le contrôle des mariages a précédé le contrôle des naissances par les couples.
114. Un développement économique, pouvant prendre des formes diverses, apparaît généralement nécessaire à l’apparition d’une réduction de la fécondité.
12Des assertions telles que « il n’y a pas toujours eu de changement économique au moment du déclin de la fécondité », ou, « le développement économique suffit rarement et n’est pas nécessaire pour déterminer une chute de la fécondité » (Bolton-Leasure, 1979) ne sont pas vérifiées, tout au moins à l’échelle nationale. La croissance économique passée a longtemps été mal connue et surtout mal mesurée, mais les progrès récents de l’histoire économique permettent aujourd’hui d’en avoir une appréciation plus exacte : on constate ainsi que la mutation démographique fait suite à une période plus ou moins longue de développement économique. Dans tous les pays examinés, en effet, au moment où la fécondité des couples commence à fléchir, le progrès économique, mesuré par la croissance du PNB réel corrigé par tête, a été d’au moins 50 %1 par rapport à la période prémoderne : bien plus, le niveau de vie est le plus souvent double ou triple de ce qu’il était avant le démarrage de la croissance économique moderne. Cet aspect sera analysé plus longuement aux chapitres XVII et XVIII.
135. Bien que délicate à isoler et non étudiée en tant que telle ici, l’influence de l’« urbanisation » sur le déclanchement de la baisse de la fécondité ne paraît – en règle générale – guère faire de doute. Tous les pays où celle-ci s’est manifestée avaient atteint une certaine densité de peuplement ou un certain degré de concentration urbaine, variable d’un cas à l’autre.
14Lorsque, au cours du dernier tiers du xixe siècle, la fécondité fléchit dans les pays européens, les grandes villes prolifèrent et épongent une part croissante des surplus démographiques des campagnes. Dans les pays développés, enfin, l’urbanisation anarchique, incontrôlée, a pris des proportions sans commune mesure, mais, il est vrai que, de façon générale, les rythmes d’évolution – démographiques, économiques, éducatifs, culturels – sont nettement plus rapides que dans les pays européens à une étape similaire du développement et le contenu, à population égale, de la notion d’« urbain » diffère profondément de ce qu’elle est dans les pays développés. Par ailleurs, dans un premier temps, la migration vers la ville peut accroître la fécondité en faisant régresser certaines coutumes régulatrices comme l’allaitement au sein maternel ou les pratiques d’abstinence sexuelle.
156. En dehors de ces éléments communs à l’ensemble des pays, d’autres tels que la pression sur les terres, le système d’héritage, ont pu intervenir ici ou là. Mais l’énumération des facteurs en cause n’a rien d’exhaustif, compte tenu de la variabilité des contextes légués par l’histoire2.
167. Migrations internationales et mouvement naturel sont étroitement liés. L’intensité de l’exode européen au siècle dernier était fonction directe du taux net de reproduction des années vécues : inversement, lorsque le TNR descend en deçà de l’unité, les courants migratoires tendent avec un décalage temporel de l’ordre de 20 ans, à s’inverser, l’immigration étant alors alimentée par les pays à transition tardive.
II. – Les limites des approches anti-économiques
17Compte tenu de la multiplicité des facteurs qui influent sur la décision de procréer, (ou de ne pas procréer), les covariations possibles entre tendances de la fécondité et évolutions d’autres phénomènes sont innombrables, d’où la variété des cadres d’analyse existants. Bien entendu, les facteurs quantifiables comme l’augmentation des chances de survie, la progression de l’alphabétisme ou la croissance des revenus sont plus aisément retenus, mais le rôle de facteurs qualitatifs tels que la perte du « sentiment religieux », ou la démocratisation des structures politiques ne peut être négligé. Dans la préface de l’article de Bolton et Leasure (1979), Le Bras écrit : « (Ces auteurs), sous prétexte de ne point chiffrer ce qu’on appelle démocratie, individualisme, liberté, sont-ils condamnés à n’émettre qu’une opinion ? La lecture de leur travail doit inciter à la conclusion inverse. Ils n’utilisent certes pas de formalisme statistique et se limitent à noter les coïncidences et les successions d’événements. Mais rien n’interdit ultérieurement de quantifier ces opérations et d’affiner la discussion. » C’est maintenant chose faite car des essais d’évaluation chiffrée de l’incidence de l’évolution des mentalités ont été menés tant par Leasure (1982) que par Lesthaeghe (1982, 1984).
1) Evolution politique et baisse de la fécondité
18La soif de liberté, l’idéal démocratique (revendication d’égalité), la remise en question du principe monarchique et des formes traditionnelles d’autorité (Église, armée, aristocratie terrienne) ont été proposés comme explication à la baisse de la fécondité, par opposition aux transformations économiques. Séduisante à première vue, une telle vision nous paraît logiquement discutable et historiquement non démontrée, car, loin d’être indépendantes, évolution politique et évolution économique sont, au contraire, fortement interdépendantes. La croissance économique moderne suppose la disparition de certains tabous concernant de très nombreux aspects de la vie courante (dont les rôles sociaux), elle suppose aussi la libération des tutelles et règlements médiévaux, l’organisation du commerce et des échanges, l’affranchissement de certaines croyances sur la manipulation de l’argent. Autrement dit, une nouvelle idéologie, fondée sur la confiance et la tolérance. Une monnaie commune doit couvrir l’ensemble du territoire et se substituer aux anciennes ; une autorité commune, dotée de pouvoirs de police, doit être reconnue par l’ensemble des forces sociales : la naissance de l’État moderne n’a pu avoir lieu qu’au terme d’une telle maturation des esprits, dont la devise « Raison, Tolérance, Humanité » de la philosophie des Lumières est la plus éclatante illustration. L’État libéral, au sens de Locke, arbitre des passions individuelles et garant des libertés fondamentales, est peu à peu devenu l’incarnation d’un certain idéal républicain.
19L’existence d’un État régulateur, et d’une stabilité politique, est une garantie pour le développement économique. Réciproquement, l’enrichissement permet le renforcement de l’État : croissance du budget, de la classe des fonctionnaires (qui fut parmi les premières à « contracepter ») ; élargissement des attributions (éducation, santé, sécurité, etc.) jusqu’au rôle de principal agent économique, l’acteur se substituant peu à peu au chef d’orchestre. Quoi de plus symbolique que la notion de politique économique, qui a pris une telle force dans la vie quotidienne des nations à partir des années 1930 (influence du keynésianisme) ?
20Bolton et Leasure (1979) mettent l’accent sur le parallélisme entre la France et les États-Unis3. Les deux pays ont, dès le xviiie siècle, découvert la République et les droits de l’homme ; les deux ont adopté précocement le contrôle des naissances. Le rapprochement n’est sans doute pas fortuit : liberté et planning familial sont deux faces de la modernité ; les auteurs considèrent que l’évolution politique a contribué à la précocité de la modernisation démographique, ce qui ne saurait guère être contesté, du moins sur le principe. Mais, ce faisant, ils passent sous silence un facteur commun, la pression sur les terres qui, comme nous l’avons vu, en Nouvelle-Angleterre comme en France, semble avoir joué un rôle primordial, et surtout ne disent rien sur le cas anglais, où la Révolution s’est produite un siècle plus tôt et où la fécondité n’a baissé qu’à partir de 1878. Pourquoi donc l’Angleterre, matrice culturelle de l’Amérique, n’a-t-elle pas connu le mouvement en même temps4, voire avant car l’Angleterre est un pays d’individualisme très ancien (Macfarlane, 1978) ? Pourquoi, en outre, dans la plupart des pays européens, l’évolution n’a-t-elle pas eu lieu au lendemain de la révolution de 1848 ? Faut-il attendre la constitution d’une masse critique ?
21L’incidence de l’émancipation des individus, estimée par le poids des votes attribués à des partis non religieux a été mesurée pour la première fois par Lesthaeghe (1977), sur le cas belge. L’analyse a ensuite été étendue, après transposition, à cinq autres pays occidentaux : Pays-Bas, Danemark, Allemagne, Suisse, Italie (Lesthaeghe, Wilson 1982). Outre le fait que la baisse de la fécondité s’est manifestée dans les contextes politiques les plus divers, y compris sous des régimes d’essence monarchique ou dictatoriale, et que le cadre explicatif n’est applicable qu’aux vieilles démocraties pluralistes occidentales, la pertinence de l’argumentation pose question. Dans ses premières manifestations, faute d’État fort et de législation sociale, le capitalisme libéral est d’une grande rudesse ; les conditions d’exploitation de la main-d’œuvre dans la première moitié du xixe siècle sont bien connues : grèves et soulèvements sont matés dans le sang. Les premières organisations ouvrières naissent dans les bassins miniers ; leur audience nationale est largement fonction du type et du degré d’industrialisation. Dans les consultations électorales ayant lieu à l’époque de la Première Guerre mondiale, le score du vote progressiste ou réformiste n’a une importance décisive que dans les pays où l’industrie occupe une grande place dans la structure économique (Angleterre, Wallonie, Tchécoslovaquie, Allemagne, France). Dès lors, prendre comme variable explicative de la baisse de la fécondité, par opposition au niveau d’industrialisation, l’intensité du vote non traditionnel ne convainc pas, puisque précisément, la vigueur du mouvement ouvrier était déterminée par les excès de l’industrialisme. Dans les régions minières, le capitalisme industriel est le « catalyseur de la laïcisation ». Loin de nous l’idée de vouloir minimiser le pouvoir explicatif propre des changements d’attitude politique ; il est indéniable. Nous voulons seulement en relativiser la portée : des auteurs comme Wolf (1912), qui, dès le début du siècle, ont mis en correspondance l’importance du vote socialiste (aux élections de 1907) et la baisse de la natalité (entre 1876-1880 et 1908, en l’occurrence) dans les provinces allemandes, soulignent la difficulté de l’interprétation, pour finalement miser sur l’influence d’un déterminant commun : la transformation du regard sur le monde (Weltanschauung). C’est, en effet, dans les zones géographiques où le vote social-démocrate est majoritaire que le recul de la natalité est le plus marqué. Mais il apparaît malaisé d’isoler le rôle des attitudes politiques dans la mesure où les majorités socio-démocrates sont le propre des provinces protestantes fortement urbanisées et industrialisées (Saxe notamment). Le vote social-démocrate ne serait ainsi que l’expression d’une différence générale d’attitude devant la vie.
2) Evolution religieuse et baisse de la fécondité
22La croissance économique moderne fait suite, chronologiquement, à la montée du niveau d’instruction et à la baisse de la mortalité, phénomènes qui, l’un comme l’autre, ont de puissantes vertus novatrices : ils incitent à remettre en question les représentations anciennes, conditionnent la mobilité des hommes et des institutions et finalement excitent l’orgueil prométhéen. L’amélioration de la condition personnelle diminue la dépendance par rapport à autrui et, ce faisant, contribue à renforcer l’individualisme, et l’esprit de calcul sur lequel peuvent se fonder aussi bien la naissance du capitalisme moderne que la révolution malthusienne ou la laïcisation. En ce sens, rien n’interdit de penser, là encore, que l’affaiblissement du « sentiment religieux », si tant est qu’il puisse être mesuré5, ne soit, au même titre que la baisse de la fécondité, un révélateur de transformation morale, plutôt qu’à proprement parler une cause en soi de limitation des naissances.
23Cette limite théorique étant admise, examinons les principaux travaux relatifs à cette question. Leasure (1982), s’intéressant à la baisse de la fécondité aux États-Unis entre 1800 et 1860, mesure l’effet comparé de cinq variables : la religiosité, le pourcentage de population agricole, le taux d’analphabétisme, le rapport de masculinité6, la disponibilité de terres. Il montre la prédominance du facteur religieux. Mais la spécification des variables est, à nos yeux, discutable.
24L’indicateur de religiosité inclut, pour partie, le niveau économique et d’autres effets parasites : il s’agit, en effet, du nombre de places assises dans les églises, rapporté à la population et non de la fréquentation effective des lieux de culte. La capacité d’accueil des églises traduit, certes, l’intensité de la pratique religieuse, mais elle dépend aussi non seulement de l’ancienneté de peuplement (dans les zones de première colonisation, les églises ont, sans doute, été bâties au fur et à mesure des besoins passés et le nombre de places peut ne pas refléter l’état actuel de la fréquentation religieuse) : les régions du Nord-Est l’emportent, de fait, largement, avec des indices supérieurs à 40 % et même 58,5 % dans le Massachusetts, cependant que les États du Sud et de l’Ouest, pourtant à bien des égards plus conservateurs, ont des indices de l’ordre de 20 % ou moins, mais encore du degré de richesse des habitants (dans des communautés pauvres, à capacité d’accueil égale, le taux d’utilisation des lieux de culte sera plus élevé7 : le prix moyen des terres correspond d’ailleurs, assez bien, d’après les statistiques produites à l’indice de religiosité).
25De même, compte tenu de la spécificité du cas américain où, à l’instar de la France, en différentes régions, la fécondité s’est réduite d’abord en milieu rural, la variable « proportion de population active agricole » ne semble pas plus indiquée pour mesurer le degré de modernisation économique. De plus, elle ne fait, pour une certaine part, que traduire l’ancienneté de peuplement : en l’absence de réseau de communication efficace, les premiers occupants ne peuvent se nourrir qu’en occupant les terres vierges, ce n’est qu’en suite que de nouvelles activités se greffent peu à peu autour de l’agriculture. Époque d’installation et répartition socio-professionnelle sont, a priori, fortement associées suivant une séquence typique : dans le Massachusetts, le pourcentage d’actifs agricoles est 18,9 % alors qu’en Géorgie et au Mississipi il approche 70 %. Comme il s’agit de saisir l’influence des variables économiques, le niveau de revenu eût semblé plus approprié.
26Enfin, la variable dépendante (baisse de la fécondité) désigne la variation par État du ratio entre le nombre d’enfants et le nombre de femmes, tirée des calculs de Yasuba (1962) ; elle mesure donc un changement de fécondité générale et ne permet pas de séparer ce qui tient au contrôle des mariages et ce qui relève de la prévention des naissances dans les mariages. Or, la distinction est essentielle car qu’elle soit catholique ou protestante, la religion chrétienne encourage le contrôle des mariages (l’abstinence) et condamne le contrôle des naissances (le vice) : que l’on songe aux positions, très claires, du révérend Malthus à ce sujet. Si, comme il est très vraisemblable, là où la baisse de fécondité générale ne fait que s’amorcer, elle a surtout été le fait de ta limitation des mariages, on devrait s’attendre à une corrélation positive entre variation de fécondité et indice de religiosité et inversement, là où la baisse a été très forte, plutôt à une corrélation négative, ce qui, du reste, semble se vérifier au vu des données. Dans ces conditions, toute comparaison entre les résultats obtenus et ceux tirés de travaux sur l’Europe, où l’on raisonne sur la fécondité légitime, est à proscrire.
Mode de production familial et laïcisation
27Dans une analyse élaborée prenant en compte les risques de multicolinéarité entre variables économiques et variables politico-religieuses, Lesthaeghe et Wilson (1982) distinguent quatre groupes sociaux jugés pertinents du point de vue de la reproduction : 1) le prolétariat rural ; 2) les fermiers propriétaires et les petits artisans ; 3) la bourgeoisie et l’aristocratie ; 4) le prolétariat urbain et les travailleurs des grandes entreprises agricoles. Les deux premiers groupes continuent à vivre selon le « mode de production familial » dans lequel travail et famille se concilient ; pour les deux derniers, en revanche, l’antagonisme se fait jour, avec le développement de la scolarisation et, dans les milieux ouvriers, avec l’interdiction du travail des enfants. Dès lors, l’époque et le rythme de diminution de la fécondité des mariages doivent être liés à l’importance qu’occupe le mode de production familial dans la vie économique, la baisse étant d’autant plus tardive et lente que celui-ci prédomine : telle est la première hypothèse formulée par les auteurs. La seconde renvoie aux contraintes morales et éthiques, dont la répartition des votes politiques lors des consultations au suffrage universel direct donne une bonne indication.
28La vérification empirique porte sur les unités administratives des 6 pays déjà mentionnés, observés entre 1870 et 1930. La part de variance commune au facteur économique (mode de production familial) et au facteur éthique (choix électoral) est imputée au facteur économique. L’intérêt de l’exercice consiste donc à évaluer la contribution explicative du facteur économique et à isoler l’influence propre de la laïcisation.
29En pratique, dans la moitié des cas (Italie, Danemark, Pays-Bas), faute de données sur l’industrie à domicile, la variable économique se ramène au pourcentage de population active agricole ; et dans les autres pays, l’utilisation de la variable « mode de production familial », de préférence à la proportion d’actifs agricoles n’améliore sensiblement les résultats qu’en Suisse (la corrélation avec la baisse de fécondité légitime se renforce de -0,78 à -0,89, alors qu’en Allemagne et en Belgique, elle passe de -0,68 à -0,71 et de -0,76 à -0,81). En outre, la pertinence du découpage, séduisante en théorie, demande à être confirmée par des statistiques de fécondité différentielle. Si globalement, les expériences française et anglaise sont contraires au schéma proposé, dans le détail également, les niveaux et tendances de la fécondité différentielle anglaise suivant le statut économique, indépendant ou non, s’opposent, de même, au postulat des auteurs. Voici, en effet, l’évolution du nombre d’enfants par famille en Grande-Bretagne suivant le statut professionnel8 :

30S’il s’agit ici d’indices de fécondité générale dans lesquels peuvent intervenir des écarts de nuptialité, les agriculteurs exploitants et les artisans ont une fécondité moindre, en partie en raison d’un calendrier de mariage plus tardif, c’est la variation différentielle entre les milieux au cours du temps qui importe pour notre argumentation. Or, c’est précisément au sein du mode de production non familial que la baisse est la plus tardive et la plus lente.
31Enfin, on peut se demander si, plutôt que l’état de la structure socio-économique elle-même, la dynamique de cette structure propulsée par la baisse de la mortalité, n’est pas plus importante : compte tenu de la montée du prix des terres et des fermes, l’augmentation de la descendance effective dans les familles de paysans propriétaires multiplie les risques de prolétarisation sociale. Le cas de la Suède (Heinsohn-Knieper-Steiger, 1979) où pourtant la densité est très faible, le suggère très nettement : de 1775 à 1870, le nombre de salariés sans terre est multiplié par près de 5 et la fraction correspondante dans la population agricole triple, passant de 6 à 18 % ; la proportion de paysans ne possédant que leur maison s’accroît de près de moitié (16,2 au lieu de 11,4 %) cependant que la proportion de propriétaires décroît corrélativement. La conséquence est claire : c’est alors l’hypothèse inverse de celle des auteurs qui a toute chance de se vérifier, la restriction des naissances commençant, comme on le voit en Angleterre, dans le cadre du mode de production familial, les salariés libres ayant plus d’enfants.
32Finalement, loin d’apparaître secondaire, l’influence du degré de modernisation économique, apparaît, au contraire, à l’issue du test proposé, tout à fait centrale, la part additionnelle de variance expliquée par le facteur religieux en soi n’étant – au vu du dernier tableau publié par les auteurs – que relativement marginale : dans les régions catholiques, sauf dans le cas italien, elle est faible et, en pays protestant, négligeable.
33De cette discussion, on retiendra que si l’incidence de la laïcisation sur la contraception paraît, dans de nombreux cas, a priori, évidente (en Belgique, aujourd’hui encore, nombre d’institutions sont organisées suivant un modèle quadripartite, lié à un double clivage, culturel : Flamand/Wallon, et religieux : privé/public), elle est extrêmement délicate à isoler statistiquement. Par ailleurs, elle ne semble pas universelle : parmi les pays de l’Occident, la Pologne, par exemple, a enregistré la chute de natalité la plus spectaculaire avec la déchristianisation la moindre, le taux de natalité étant tombé d’un niveau de près de 60 p. 1 000 (duché de Varsovie) dans le premier quart du xixe siècle à 19 p. 1 000 vers 19809, suivant un mouvement typique en deux temps : contrôle de la nuptialité jusque la Première Guerre mondiale (le taux brut de nuptialité tombant de moitié et amenant le taux de natalité au voisinage de 35 p. 1 000), puis, comme dans les autres pays à un stade de développement analogue, recul de la fécondité des mariages à partir des années 1920. On doit donc se garder de généralisations hâtives car au-delà des influences contradictoires sur le mariage et le contrôle des naissances, il faut examiner le rôle social et national de la religion. Or en Occident, avant l’émergence de l’État moderne, l’Église est le principal agent de l’innovation sociale : si, certes, elle tient les consciences, elle tient aussi les hôpitaux et les écoles et joue, de ce fait, un rôle majeur dans les premiers progrès obtenus dans la lutte contre la mortalité10 et l’analphabétisme. Elle contribue ainsi, indirectement, à préparer les conditions de la révolution malthusienne.
34L’évaluation adéquate de l’influence de la laïcisation est d’autant plus importante que ce genre d’analyse peut, sans doute, être transposé aux pays de l’Islam.
Une grande absente : la baisse de la mortalité
35Les modèles causaux étudiés ne correspondent qu’à quelques-unes des variantes possibles parmi une multitude de cadres explicatifs, sans incompatibilité aucune. Parmi ces variantes, une vision technicienne élargie mettant l’accent sur l’allongement de la vie moyenne doit, à nos yeux, retenir une attention spéciale : l’histoire des techniques serait, en quelque sorte, à l’origine de l’histoire des comportements. Les taux nets de reproduction tendent, on le sait, en longue période à s’aligner, autour de l’unité. On peut ainsi considérer que la fécondité ne fait que s’ajuster, après un délai plus ou moins long, au recul de la mortalité, les déséquilibres économiques, sociaux, politiques dus à la soudaine explosion démographique devenant tels que les barrières morales anciennes ne peuvent que s’écrouler.
36Et si, à l’origine de la laïcisation, de l’épargne, de la diffusion de l’instruction, il n’y avait, avant tout, simplement, que la baisse de la mortalité ?
37Alors, tout l’édifice explicatif reposerait sur les causes de la baisse séculaire de la mortalité. Le schéma est tentant, il comporte un fort pouvoir de conviction ; pourtant à la réflexion, il ne s’avère guère plus satisfaisant que tant d’autres car les causes de cette baisse relèvent d’interactions complexes, insaisissables. Partir à la recherche d’une cause, en sciences humaines, c’est s’exposer à un travail de Sisyphe : dès qu’une cause a été isolée, on doit remonter plus haut, pour en découvrir une autre, jusqu’au moment où l’on bute sur l’inexplicable : les grands moteurs de l’histoire ressortissent plus de la philosophie ou de la théologie que de la science.
Conclusion
38A l’issue de cette revue générale, trois observations complémentaires peuvent être faites :
En sciences morales, c’est-à-dire pour tout ce qui a trait à l’intelligence des mœurs, il est absurde d’isoler un principe et de ne voir que lui, car tout se lie Historiquement, c’est à partir de la Renaissance que l’on constate une « civilisation » des mœurs, pour reprendre la merveilleuse expression de Elias (1939) : la manière de manger, le mode d’habiter, la façon de parler, l’art d’aimer, tout change ; la famille commence à s’individualiser ; l’éthique de la vie elle-même, telle qu’elle s’exprime au travers de taux de suicide ou d’homicide, entame sa mutation moderne (Chesnais, 1981).
Parmi les modèles explicatifs de la baisse de la fécondité, nous n’en avons pas trouvé qui intègrent pleinement certains facteurs dont on a toutes raisons de penser qu’ils sont centraux, tant pour les pays peu développés que pour les pays développés : le rôle de l’État et les rapports de sexe, notamment :
– l’action de l’État, dont Faruqee (1978) a mis en évidence l’importance pour les pays peu développés peut être analysée, non seulement, comme l’a fait l’auteur, à partir des dépenses budgétaires, qu’elles soient sociales (santé, éducation, logement) ou économiques (investissement public), mais encore à partir de la législation (obligation scolaire, âge au mariage, salaire minimal, sécurité sociale, etc) ;
– les rapports de sexe. N’est-il pas curieux, s’agissant de reproduction, que le sexe soit absent du débat ? Pour la religion chrétienne, par exemple, l’image du sexe a longtemps été celle du fruit défendu, du péché ; le plaisir impur : fort du dogme de l’immaculée conception (la Vierge Marie est elle-même l’immaculée conception) le clergé tonne contre la chair. La sexualité n’est légitimée que par l’impératif de procréation. Jusqu’à une époque récente, la femme elle-même n’est pas considérée comme une personne et pendant des siècles, certains théologiens se demandent si elle a une âme. Or, l’image de la femme et de la sexualité a pu jouer un rôle important dans le retard ou l’avance qu’ont pu prendre certaines régions en matière de limitation des naissances.Nous avons précédemment (chapitre VII), eu l’occasion, à propos de la fécondité post-transitionnelle, de montrer les limites des interprétations purement économiques. Dans ce chapitre, nous avons suivi la démarche inverse, en soulignant les insuffisances des modèles anti-économiques. Il n’y a là aucune contradiction, simplement un souci d’équilibre et de cohérence. Car, comme pour tout comportement humain, l’équation de la fécondité ne saurait se résoudre en quelques paramètres chiffrables : l’échec des projections de fécondité en est une preuve saisissante.
Bibliographie
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Références bibliographiques
10.2307/1531499 :BOLTON, C. et LEASURE, J. W. : Évolution politique et baisse de la fécondité en Occident, Population, n° 4-5, 1979, pp. 825-843.
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Notes de bas de page
1 Sauf peut-être en France où la croissance lors de la période prérévolutionnaire a été assez faible.
2 Le choc de certaines catastrophes historiques telles que la famine en Irlande, la Guerre de Trente Ans en Allemagne, la Guerre du Nord en Scandinavie, la Grande Peste et la Guerre de Cent Ans pour l’Angleterre et la France a pu être décisif. En Angleterre, la population diminue de moitié et ne retrouve son niveau de 1340 que vers 1550 ; deux siècles plus tard, avec 6 millions, les effectifs n’ont augmenté que de moitié, la densité est relativement faible, alors que l’espace français, occupé plus tôt, apparaît plein : la France est alors quatre fois plus peuplée que l’Angleterre.
3 Aux États-Unis, l’indice synthétique de fécondité du moment passe de 7,0 en 1800 à 5,2 en 1860 ; une grande partie de la baisse est imputable au contrôle des mariages.
4 Serait-ce l’effet du caractère centralisé de l’Église anglicane, qui l’apparente au catholicisme romain ? C’est parmi les adeptes des églises décentralisées (Quakers, calvinistes) que se recrutent les premiers couples contracepteurs des États-Unis.
5 L’argumentation vaut plus en pays catholique qu’en pays protestant, mais elle est de maniement délicat, car le contenu du sentiment religieux varie selon les époques, c’est vraisemblablement de perte d’influence de l’Église et du clergé qu’il convient de parler. En pays protestant, la modernisation a plutôt été associée, par Weber notamment, à un regain de la foi.
6 A cause des déséquilibres créés par l’immigration.
7 Faute de pouvoir mobiliser les ressources nécessaires à la construction d’églises supplémentaires.
8 D’après Royal Commission on Population, vol. VI, 1e partie, p. 110.
9 Le nombre moyen d’enfants par femme a dû passer d’un niveau de l’ordre de 8-10 à 2.
10 En Norvège, pays mondialement le plus avancé sur le plan sanitaire du début du xixe siècle aux années 1960, l’introduction de la pomme de terre, dont le rôle a été déterminant dans l’évolution démographique, a été l’œuvre du clergé (Drake, 1969).
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