Introduction.
La théorie de la transition démographique. Sa brièveté – Sa diversité – Sa flexibilité
p. 3-14
Texte intégral
1La démographie est une science où les théories générales sont rares. En dehors de la théorie de Malthus, qui met l’accent sur la contrainte des subsistances dans la régulation des populations, il n’existe, comme corps principal de pensée, que ce qu’il est convenu d’appeler la théorie de la transition démographique. Entre ces deux systèmes explicatifs, le point de comparaison le plus important porte sur le rôle supposé du développement économique sur la fécondité. Dans la vision malthusienne, le développement économique stimule la fécondité (l’accroissement de la demande de travail encourageant la formation des mariages et la constitution des familles1). Dans la vision transitionnelle, à l’opposé, il y a une relation inverse entre l’industrialisation et la fécondité (la révolution industrielle améliore le niveau de vie et surtout développe une aspiration générale vers plus de mieux-être qui, à son tour, favorise la limitation de la progéniture2).
2Pourtant, à bien lire certains auteurs, comme Leroy-Beaulieu (1913), on peut se demander si cette antinomie n’est pas circonstancielle, et, par là, plus apparente que réelle, les postulats de chacun de ces modèles pouvant s’avérer tour à tour vrais, leur inversion étant liée au franchissement de certains seuils de niveau de vie : « un premier degré de bien-être, parmi des populations rudes et ayant peu de besoins tend à développer la prolificité, un degré ultérieur de bien-être, d’instruction et de sentiment démocratique la restreint3. L’un des objectifs de cet ouvrage sera précisément de tenter de situer le champ d’application et les limites de ces cadres explicatifs.
Des critiques sévères, parfois indues
3On a reproché à la théorie de Malthus, de cesser d’être vraie (pour l’Europe) à l’époque même où elle était conçue ; une critique à peu près semblable a été émise dès les années 1950, à l’encontre de la théorie de la transition démographique. Il convient cependant d’admettre que, pour cette dernière, la discussion est moins aisée, car c’est l’une des rares thèses à paternité multiple (Landry, Notestein, Davis, Thompson) sans que le débat scientifique ait jamais été explicite sur les textes qu’il convient ou non d’y intégrer. Il est fréquent, d’ailleurs, que l’un ou l’autre de ses auteurs (en fait, surtout Landry, du moins hors d’Europe) soit écarté du débat. De plus, en dehors des développements, parfois longs, consacrés à l’examen des tendances démographiques passées, les réflexions fondamentales sur la théorie de la transition sont consignées en quelques passages laconiques, du reste fortement inspirés par l’expérience européenne d’avant-guerre et le plus souvent sans prétention universaliste. Les écrits ont en commun d’expliquer, en termes plus ou moins généraux, pourquoi une société qui passe de son état de quasi-stagnation millénaire à la croissance économique moderne (entendue au sens le plus large, multidimensionnel, qui lui est, par exemple, prêté aujourd’hui par l’école de Kuznets), enregistre un recul de sa mortalité puis, par la suite, un recul de sa fécondité ; autrement dit, ils proposent une interprétation globale – libérale, non interventionniste – des changements démographiques, supposés se produire d’eux-mêmes avec la mutation structurelle des sociétés.
4Cette vision a été l’objet des plus vives controverses4, surtout dans la période 1955-19655 (depuis cette époque, les appréciations se font moins tranchées, moins exclusives), les positions allant du soutien-catégorique au rejet total. Mais les critiques les plus sévères ne sont pas toujours de mise, car elles ne font souvent que traduire une interprétation erronée, voire une ignorance des textes fondateurs. Aussi n’est-il pas inutile d’en rappeler le contenu, en nous limitant ici à la théorie originelle, que, par convention, l’on arrêtera à la vision synthétique produite par Notestein en 1953.
Les principaux ingrédients
5Dans ces textes, on peut distinguer deux aspects, l’un purement descriptif, l’autre explicatif, qui, d’un auteur à l’autre, sont loin d’occuper la même place (certains se bornent au seul constat, d’où le qualificatif d’empirisme et la réticence fréquente à reconnaître le statut de théorie à la nouvelle vision présentée).
6• Le constat : la transition démographique consiste en une succession logique de phases historiques que traverse toute population au cours du processus d’accès à la modernité. Selon que la présentation est détaillée ou non, les auteurs distinguent trois ou cinq stades successifs. Avec trois, il s’agit de la distinction élémentaire entre stade prétransitionnel (équilibre ancien : forte mortalité, forte fécondité), stade transitionnel (déstabilisation) et stade post-transitionnel (équilibre moderne : basse mortalité, basse fécondité)6. Autrement dit, ce premier aspect est relatif à la dynamique interne des populations : il concerne l’influence de la mortalité sur la fécondité. Cette interaction a, très tôt été entrevue, Guillard, par exemple, inventeur du mot « démographie » (1855) relève l’étroite correspondance, d’après des statistiques internationales, entre les niveaux (et tendances) de la mortalité et la fécondité : autrement dit, l’idée du mécanisme de la transition est déjà en germe. Il y a près d’un siècle, la liaison statistique entre mortalité infantile et fécondité, par le biais des naissances de remplacement, est très clairement perçue par Geissler (1885) et avant la Première Guerre mondiale, un auteur comme Wolf (1912) par exemple, analysant les causes possibles de la baisse de la fécondité allemande, se penche en tout premier lieu sur le recul de la mortalité.
7En dehors du cas de certaines régions d’Europe centrale et surtout celui de la France où l’ordre logique habituel d’enchaînement des phénomènes n’aurait – selon certaines thèses, que nous réfuterons – pas été respecté, la réponse de la mortalité au processus de modernisation n’ayant pas été plus précoce et parfois même pas plus rapide que celle de la natalité, ce premier point n’a guère soulevé de controverse. La contribution de plusieurs auteurs tels que Thompson (1929, 1946), Carr-Saunders (1936) ou Davis (1945) s’arrête à ce simple constat, d’autres, en particulier Landry (1934) ou Notestein (1945, 1953) proposent des théories explicatives.
8• L’interprétation : pour la baisse de la mortalité, l’explication est, a priori, moins difficile que pour la baisse de la fécondité, encore que la part à accorder aux principaux facteurs contributifs (découvertes médicales, progrès de l’hygiène, amélioration du niveau de vie, etc.) soit loin de faire l’unanimité. Pour l’évolution de la fécondité, qui mobilise prioritairement l’attention des auteurs7, les facteurs apparaissent plus nombreux et plus complexes. Toutefois, chez nos deux grands précurseurs, le recul de la fécondité est considéré comme une réponse, un ajustement à des modifications structurelles de l’économie et de la société. Cette influence prépondérante du développement socio-économique dans la transition a, par la suite, souvent été mise en cause (au point d’être considérée comme l’essence même de la théorie de la transition) et le primat de l’économie parfois fortement stigmatisé. Devant l’inaptitude des indicateurs socio-économiques classiques à rendre compte de la diversité des expériences démographiques enregistrées en Europe, des théories sociétales, à fondement culturel (Leasure, 1962), socio-politique (Lesthaeghe et Wilson, 1984) ou anthropologique (Caldwell, 1976, Le Bras et Todd, 1981) lui ont alors été opposées.
Une dichotomie rompue
9A la vérité, on est en droit de s’interroger sur le bien-fondé de telles critiques, dans la mesure où la version originale de Landry est le plus souvent délibérément ignorée, au profit d’une version, au reste fortement schématisée et presque caricaturale, de Notestein. Au départ, en effet, chez Landry, une telle dichotomie entre l’économique et le mental ou le « culturel » n’existe pas, car, comme la plupart des grands penseurs sociaux européens de son époque notamment Troeltsch (1911), Sombart (1913) et surtout Weber (1920), celui-ci privilégie le mouvement des idées sur celui de l’organisation sociale (ou familiale). Il met en avant une « conception nouvelle de la vie », la cause première de l’abaissement de la natalité étant, à ses yeux, le « vaste mouvement d’affranchissement des esprits » (il rappelle à ce propos qu’en France, le phénomène a commencé « dans le même temps où se préparait la grande révolution de 1789 »). Pour résumer l’essence de cette nouvelle philosophie, hédoniste, de l’existence, Landry propose le terme générique de « rationalisation8 de la vie » ; il en voit les manifestations dans toutes les sphères de la vie quotidienne : politique, familiale, industrielle, etc. C’est dans la version américaine d’après-guerre et plus encore dans les extraits, de plus en plus condensés, qui en seront reproduits et surtout empiriquement utilisés que l’interprétation devient réductionniste9 pour verser peu à peu dans l’économisme (voir, par exemple, Coale-Hoover, 1958), alors que la tradition européenne, de Levasseur ou Leroy-Beaulieu à Sauvy, en passant par Mombert ou Wolf, voit, à l’origine de ces phénomènes, un réseau de causes complexes, parmi lesquelles les systèmes de valeurs (culture, religion, morale) jouent un rôle déterminant. Le lien entre natalité et « civilisation » (terme vague, s’il en est) est, d’ailleurs, explicitement analysé par Bertillon père10 (1874), qui anticipe ainsi la thèse, qui deviendra célèbre, de la « capillarité sociale » (Dumont, 1890) : le désir d’ascension sociale dans une société ouverte, où la structure de classe ancienne, avec ses attributs immuables, est renversée, pousse à limiter la descendance, tant par souci du train de vie immédiat de la famille, que par ambition pour la progéniture. La formule de Leroy-Beaulieu « la civilisation démocratique réduit considérablement la natalité » résume le mieux la pensée des auteurs de la théorie de la transition ; quant à celle de Dumont : « une population a la natalité non pas de la classe sociale à laquelle elle appartient, mais de celle à laquelle elle voudrait appartenir », elle annonce déjà la vision post-transitionnelle d’Easterlin, lequel, nous le verrons, oscille entre une interprétation économiciste et une vision sociologisante11.
10En pratique, la plupart des travaux empiriques qui se proposent de tester les fondements de la théorie de la transition, soit laissent de côté les variables culturelles (normes, traditions, organisation familiale), ignorant ainsi superbement l’histoire et la structure sociale, soit ne les intègrent que par opposition aux variables économiques (ou socio-économiques). La « théorie des seuils » (Nations Unies, 1963) traduit bien cette déviation réductrice, puisque la diminution de la fécondité y est censée se soumettre à l’action conjuguée de différents facteurs socio-économiques représentatifs d’un niveau général de développement (espérance de vie à la naissance, taux de mortalité infantile, PNB par habitant, proportion d’adultes féminins alphabètes, etc.)12. Avec certains auteurs tels que Beaver (1975) ou Lesthaeghe (1983), l’héritage culturel est cependant pris en compte et la perspective historique rétablie, par recours à des séries temporelles longues, alors que, le plus souvent, les tests ne portaient jusqu’alors que sur le comportement comparé entre pays, sur moyenne période, d’indicateurs matériels n’ayant que peu de signification profonde en termes d’évolution des mentalités.
Quelques vraies faiblesses
11La théorie de la transition présente cette particularité d’être directement issue de l’expérience (celle de quelques pays européens), les observations en cause étant aujourd’hui relativement anciennes. Aussi ne sera-t-on pas surpris que par son électisme et son apparente simplicité on ait pu lui dénier le titre de théorie (elle consiste, pour une large part, nous l’avons dit, en une pure description d’évènements historiques), et que, par ailleurs, elle ait pu être qualifiée de paradigme démodé. Cet enracinement historique est, à nos yeux, en réalité, une de ses forces, et à bien y regarder, sa formulation première est si ouverte qu’elle offre un cadre de référence relativement souple. Elle a, en outre, l’avantage d’être le seul schéma interprétatif qui restitue une vision synthétique et cohérente des changements démographiques contemporains. Mais, se voulant générale, elle se révèle vite insatisfaisante : elle ne peut, à l’évidence, prédire l’histoire particulière de tel ou tel pays ; en ce sens, elle a été trop sollicitée, et souvent condamnée pour n’avoir pas su rendre compte, à différentes reprises, du passé (ou parfois, du présent ou même de l’avenir) des populations, ou du moins, pour n’avoir pas su se plier à la discipline rigide de certains modèles qui lui étaient imposés. Mais est-il une théorie, en sciences sociales, qui puisse longtemps résister à l’épreuve de la projection, passée ou future ? Quel modèle est aujourd’hui capable, pour tout pays, de prédire le niveau des paramètres démographiques et la date de rupture de leurs tendances ?
12Ses faiblesses nous paraissent résider plutôt là où on les situe le moins : cette théorie est muette, en effet, sur le rôle régulateur joué par les migrations extérieures (Friedlander, 1969) ; or celles-ci interfèrent, de manière évidente, dans l’interaction entre mortalité et fécondité ; elle est, en outre, très discrète sur le jeu de la nuptialité (Landry n’y fait qu’une allusion assez brève) et sur les mécanismes de diffusion des changements démographiques de pays à pays.
Un double objectif
13Le propos de cet ouvrage n’est pas de vérifier dans le détail la conformité de la réalité historique au schéma intellectuel des premiers auteurs (le cadre explicatif s’est évidemment beaucoup enrichi depuis ces contributions séminales), mais, en partant d’une vue aussi complète et exacte que possible des manifestations du phénomène à travers le temps et l’espace, de tester la théorie originelle à travers quelques-unes de ses propositions centrales et de l’amender sur certains aspects que l’histoire des faits amène à considérer comme essentiels pour la compréhension des mécanismes qui sont à l’œuvre.
14Dans un premier temps, l’accent sera donc mis sur la seule description des phénomènes démographiques et leur enchaînement réciproque (stades séquentiels, décalages temporels, interactions éventuelles), les migrations internationales étant réintégrées dans la dynamique générale et le comportement de sortie de transition étant lui-même envisagé. A l’issue de ce constat, des types de transition seront distingués, sur la base de critères de durée et de rythmes de croissance.
15Dans un second temps, l’attention se portera sur l’interprétation des évolutions relevées, principalement en matière de fécondité car, nous l’avons vu, dans les différentes versions, anciennes ou moins anciennes, européennes ou américaines, la théorie de la transition est, avant tout, une théorie de la fécondité. Cette seconde partie consistera à la fois en un effort de discussion critique des travaux existants et en une recherche – toujours à la lumière des textes fondateurs – du dénominateur commun aux pays entrant dans la dernière phase de la transition (baisse de la fécondité).
16Enfin, dans un troisième et dernier temps, sera analysée plus longuement la proposition la plus importante de la théorie, relative à la relation entre la transition et la croissance économique moderne : seront alors reconstituées les tendances macroéconomiques séculaires de différents grands pays et seront considérées les relations possibles entres ces tendances et les types de transition démographique correspondants mis en évidence dans la première partie. La transition démographique ne sera, dès lors, plus – comme dans la théorie – considérée seulement comme une variable dépendante, résultant de changements socio-économiques, mais comme une variable indépendante pouvant à son tour influer, positivement ou négativement, par divers mécanismes (dont le recul de sa mortalité) sur la croissance économique elle-même. Autrement dit, la transition sera replacée, non plus dans un schéma de dépendance, mais dans un schéma d’interaction.
17C’est donc à une tentative de réexamen de la théorie originelle de la transition qu’il sera procédé, en prenant en compte en particulier l’évolution, depuis un demi-siècle, des idées et des faits relatifs aux pays peu développés, pour lesquels la validité des postulats théoriques, inspirés par l’expérience européenne, demande à être vérifiée.
18Dans cet esprit, au-delà de l’indispensable examen des spécificités régionales ou nationales, l’accent sera mis sur la recherche de mécanismes communs pouvant garantir l’universalité non seulement du phénomène, mais des étapes de son déroulement et des conditions générales qui l’accompagnent, autrement dit une certaine cohérence des évolutions structurelles observées. Du cadre théorique seront ainsi extraites trois propositions centrales dont nous nous efforcerons de démontrer la validité : le caractère préalable de la baisse de la mortalité, l’existence de deux phases dans le contrôle de la fécondité, l’influence du contexte de « modernisation ».
19• La séquence temporelle : baisse de la mortalité, baisse de la fécondité. Le recul de la mortalité précède la diminution de la fécondité des couples et est, en quelque sorte, une condition nécessaire à la restriction des naissances. La maîtrise de la vie apparaît inconcevable sans un début de maîtrise de la mort, et à tout le moins sans une disparition des grandes surmortalités traditionnelles. Ce postulat est commun à tous les auteurs, du moins quant au constat et non quant au contenu logique. Seul Notestein (1945) est assez explicite : « le processus de modernisation dans le monde européen a entraîné une élévation du niveau de vie, une meilleure maîtrise des maladies et une réduction de la mortalité. La fécondité était en revanche, moins sensible au processus de modernisation... les raisons pour lesquelles la fécondité n’a diminué qu’après la mortalité sont assez claires. Avec la forte mortalité de l’ère prémoderne, toute société devait, pour survivre, avoir une fécondité élevée. Toutes ces sociétés étaient alors ainsi minutieusement organisées en sorte que soit obtenu le nombre de naissances nécessaire. Leurs doctrines religieuses, leurs codes moraux, les lois, l’éducation, les coutumes sociales, les habitudes matrimoniales, la structure familiale, toutes ces institutions visaient au maintien d’une forte fécondité. De telles institutions ne changent que progressivement, et à condition d’être soumises à la plus grande pression ».
20Un tel postulat d’antériorité nécessaire de la baisse de la mortalité a néanmoins vu rapidement son universalité contestée : certaines exceptions notables auraient existé et constitueraient une première faille dans la théorie (Knodel et Van De Walle, 1967) ; la plus importante, celle de la France, a du reste, été soulignée par Coale (1973). Plusieurs cas ont, par la suite été cités (Belgique, Allemagne, par exemple : voir les publications de Knodel et Van De Walle)... Nous nous attacherons à démontrer que ce sont là de fausses exceptions (chapitres V et XII).
21• Le modèle de la transition reproductive en deux phases : restriction des mariages, puis restriction des naissances. Bien qu’absent de la plupart des versions initiales de la théorie, ce second argument est cependant explicite chez Landry (1934) – même si le mécanisme qui a pu en être à l’origine (la baisse de la mortalité) n’est guère évoqué – puisque, selon lui, c’est l’instauration de la coutume de limitation des mariages qui fait la distinction entre le régime démographique « primitif », où n’existe aucune forme de contrôle volontaire des comportements démographiques, et le régime « intermédiaire », où le désir de « maintenir le niveau de bien-être accoutumé » incite à régler l’accès au mariage (le stade final, dit « régime contemporain » se caractérise par la pratique généralisée de la restriction des naissances). « Dans le régime intermédiaire » écrit Landry « en cas de progrès technique on aura... une population accrue. En cas d’abaissement de la mortalité... le frein de la restriction de la nuptialité devra agir davantage afin de ramener les naissances au niveau abaissé des décès ». Mais ce stade est provisoire, car, si elle permet certaines adaptations, la maîtrise de la nuptialité se révèle bientôt insuffisante : « le célibat, le mariage retardé ne sauraient donner, comme moyen de diminuer la procréation, que des résultats limités... la restriction des naissances dans le mariage, elle, a, pour jouer, une marge beaucoup plus étendue ».
22Nous tenterons de voir dans quelle mesure lors de la première phase de la transition (fléchissement de la mortalité) se produit une première réaction d’ajustement, par limitation des mariages (chapitre XIII).
23• L’influence du contexte de modernisation sur le déclenchement de la baisse séculaire de la fécondité. Bien que de manière non uniforme d’un auteur à l’autre, cet aspect est présent – et occupe une place primordiale – dans toutes les versions initiales. Ainsi, pour Landry, le désir de réduire la descendance s’appuie non plus, comme dans le régime intermédiaire, sur la volonté de maintenir son niveau de vie mais, à la faveur du progrès économique, sur celle de l’élever, tant pour sa progéniture que pour soi-même. Notestein, quant à lui, met l’accent sur les transformations structurelles qui marquent le passage de la société agraire traditionnelle à la société industrielle-urbaine moderne et qui tendent à inciter les couples à désirer moins d’enfants. « L’organisation économique des communautés agraires auto-subsistantes est, écrit-il, centrée presque exclusivement sur la famille, et la perpétuation de la famille est la principale garantie de soutien et de sécurité personnelle... L’idéal, nouveau, de la famille restreinte est apparu dans la société industrielle urbaine... Il est toutefois évident que l’urbanisation n’a pas d’effet magique sur la baisse de la fécondité. L’idéal de la famille restreinte et la forte motivation pour la limitation des naissances sont apparues dans des conditions très variées. On ne peut, à présent, ni énumérer tous les facteurs en cause, ni en connaître l’importance précise. On peut cependant raisonnablement penser que parmi les principaux facteurs se trouvent : la montée de l’individu au détriment de la famille et notamment de la famille étendue ; le développement d’un nouvel état d’esprit, valorisant la raison et la laïcité ; l’influence des progrès de l’instruction publique sur la connaissance du monde et des techniques modernes ; l’amélioration de la santé ; l’émergence d’alternatives au mariage précoce et à la procréation comme moyens d’existence et de prestige par la femme » (Notestein, 1953).
24L’émergence du modèle de famille restreinte apparaît donc, dans chacun de ces schémas, impensable sans un processus de mutation globale préalable, autrement dit sans développement socio-économique (au sens de l’école de Kuznets). Dans ces conditions, la croissance du produit réel par habitant étant un des plus sûrs reflets quantitatifs de tels changements, l’entrée dans l’ère malthusienne devrait être systématiquement précédée par un démarrage de la croissance économique moderne. Ce postulat sera, là également, mis à l’épreuve (chapitres XI à XIII).
25Compte tenu de ce que peut être la notion de preuve dans les sciences non exactes, nous nous contenterons ici, pour le test de chacune de ces propositions, de recourir à une utilisation aussi simple que possible de la statistique (analyse de fréquence, calcul de corrélation).
26Il existe, par ailleurs, certains points sur lesquels la théorie originelle de la transition est insuffisante, voir muette. Ce sont, à nos yeux, les suivants :
27• La notion d’« équilibre » pré et post-transitionnel. Avant et après la phase de croissance transitoire, la croissance de la population est implicitement supposée nulle ou quasi nulle. Or, de même que la réalité prétransitionnelle présente une grande diversité (si le concept de fécondité « naturelle » est trompeur, celui de mortalité « traditionnelle » l’est tout autant : chapitres III et IV), l’évolution post-transitionnelle peut conduire à des rythmes de variation relativement contrastés n’excluant aucunement la possibilité de décroissances importantes et durables des populations (chapitre VII). La variabilité des conditions initiales de croissance naturelle joue un grand rôle dans l’explication de l’hétérogénéité des croissances ultimes de la population, mesurées par ce que nous appellerons le « multiplicateur transitionnel de population » (chapitre IX).
28• L’absence d’ouverture internationale. Une telle position est, à l’évidence, discutable car, de même que les migrations internes, les migrations internationales peuvent ne pas jouer un rôle neutre dans la transition démographique : rien n’interdit, en effet, de penser, par exemple, qu’elles puissent modifier sensiblement le cours de l’accroissement naturel, en ralentissant le processus de transition dans les pays de départ, en l’accélérant dans les pays d’arrivée (chapitres VI et X), d’où des possibilités de déviation importantes pour les multiplicateurs transitionnels de population des pays concernés (chapitre X). Par ailleurs, chaque pays étant implicitement considéré comme un isolat, les facteurs qui affectent sa mutation démographique ne sont liés qu’à son évolution interne, alors que la thèse diffusionniste, certes délicate à mettre en évidence, paraît, a priori, en raison de la multiplication des échanges et des communications, recéler un grand pouvoir d’explication. Nous le verrons à différentes reprises, à l’occasion de comparaisons internationales successives (chapitres IV, XII et XIII, notamment).
29• La polarisation exclusive sur la fécondité, envisagée comme variable dépendante. Ce point de vue a conduit, non seulement à occulter le rôle primordial de l’abaissement de la mortalité dans la transition mais à négliger l’influence en retour des variables démographiques sur les variables économiques. Si par exemple, le recul de la mortalité résulte, pour partie, de la croissance économique séculaire, il peut aussi, par des mécanismes divers, à son tour, contribuer à la croissance économique, en sorte que, même en cas de forte croissance démographique, une amélioration notable du niveau de vie puisse se produire (chapitres XV à XVIII).
Notes de bas de page
1 La conformité à ce modèle a souvent été démontrée par des observations sur le passé. Ainsi, d’après divers travaux, la fécondité, dans les sociétés paysannes traditionnelles, varie positivement avec la richesse ; de même, l’Angleterre et les Pays-Bas ont connu un regain de fécondité pendant leur révolution industrielle.
2 La thèse d’Easterlin, que nous avons classée comme relative à la réalité post-transitionnelle, emprunte des éléments de ces deux théories.
3 Pour la bibliographie de cette introduction, on se reportera au chapitre premier.
4 La Conférence mondiale de la population de Bucarest (1974) a sans doute marqué le point culminant du conflit doctrinal entre développementalistes (dont l’éthique est résumée par la formule, devenue célèbre : « la meilleure pilule, c’est le développement ») et néomalthusiens (dont la position consiste à encourager des interventions spécifiques pour hâter le fléchissement de la fécondité).
5 En dépit d’une baisse considérable de la mortalité, la diminution de la fécondité dans les pays pauvres était alors inexistante (ou inconnue), ce qui avait conduit à parler d’échec de la théorie de la transition.
6 Chez Landry (1909, 1934) ces stades sont dénommés respectivement : 1) régime primitif, 2) régime intermédiaire et 3) régime contemporain ; chez Notestein (1945), qui met davantage l’accent sur la structure par âge et son influence sur l’accroissement de la population, ils sont ainsi caractérisés : 1) potentiel d’accroissement élevé, 2) croissance de transition, 3) déclin possible. Blacker (1947) décompose la phase transitionnelle elle-même en deux étapes ; le première se caractérisant par une natalité forte et invariable et une mortalité forte, mais décroissante (d’où gonflement de l’accroissement naturel) et la seconde par une diminution de la natalité et de la mortalité, la natalité étant plus rapidement décroissante (d’où réaction de la croissance naturelle) ; enfin la phase que, par convention, nous convenons d’appeler post-transitionnelle (fécondité basse, voir plus loin, chapitre VII) est divisée en deux stades, le premier défini par un équilibre entre une basse natalité et une basse mortalité, et le second par une décroissance, les décès l’emportant sur les naissances. Cette distinction en cinq phases est reprise par Davis (1950) qui, dans la typologie, ne modifie que la phase ultime : dans cette cinquième phase, la natalité est, selon lui, appelée à être relativement basse et stable, en demeurant supérieure à la mortalité, permettant ainsi le maintien d’une certaine croissance. Mais, à l’époque, les trois premières phases relèvent déjà du passé, du moins pour les pays les plus avancés, et ce sont évidemment ces dernières qui prêtent à discussion. Quant à la typologie ternaire de Thompson (1929, 1946), se référant à des pays « préindustriels », des pays en « expansion » et des pays « stationnaires », elle recoupe celle de Landry.
7 La diminution de la natalité a très tôt préoccupé les penseurs sociaux, notamment en France et en Allemagne. Dans ses premiers écrits démographiques (1909), où les fondements de son œuvre maîtresse sont déjà posés, Landry se montre tributaire de Dumont (1890) ou Mombert (1907).
8 Terme que Caldwell (1976) reprendra pour le contester, alors qu’il semble en ignorer l’origine et n’en a pas saisi le contenu véritable, le réduisant, à sa dimension économique (la rationalité économique étant, de plus, opposée à une irrationalité supposée des sociétés pauvres).
9 Notestein lui-même ne nie par le rôle des facteurs culturels : il évoque le changement de normes et de valeurs lors du passage de la société agraire traditionnelle à la société urbaine moderne.
10 Bertillon fils écrit, en 1911, un traité sur la dépopulation de la France.
11 A ceci près que pour Easterlin, le cadre de référence est la famille, le niveau d’aspiration étant déterminé par le milieu familial d’origine.
12 Des tentatives diverses de mise au point d’indicateurs synthétiques de développement global ont été faites par différents experts vers 1970.
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