Introduction
p. 24-42
Texte intégral
L’Afrique

Genèse de l’ouvrage
1Les deux conférences mondiales des années 1990, celle du Caire sur la population (1994) et celle de Beijing (1995) sur les femmes, ont mis au premier plan l’objectif de l’égalité entre hommes et femmes, et l’approche de l’empowerment des femmes comme élément essentiel pour l’atteindre1. Ce courant dominant est le fruit des avancées théoriques et des observations de terrain, dans le cadre des projets de développement, sur les rapports sociaux de sexe ou rapports de genre qui contreviennent, dans la plupart des cas, à une égalité de droits et de moyens entre hommes et femmes. Nourri par des études sociologiques et historiques, le concept de genre exprime le fait qu’au-delà des différences biologiques qui caractérisent chaque sexe, les différences de statut entre hommes et femmes et les rapports qui en découlent ont un caractère socialement construit, et donc contingent. Chaque société, voire chaque sous-ensemble culturel au sein d’une société, structure un système de genre, c’est-à-dire un ensemble de normes, de croyances, de connaissances sélectives qui vont informer (ou désinformer dans de nombreux cas !) les hommes et les femmes, guider les comportements sexués, imposer des rôles à jouer, valoriser certaines attitudes et en condamner d’autres.
2Les approches qui prévalaient dans les années 1950 et 1960 et qui, à vrai dire, sont toujours assez répandues, considéraient les femmes surtout dans leur rôle domestique et reproductif. En tant que groupe vulnérable, pauvre et passif, les femmes devaient recevoir l’assistance de la communauté ou d’organismes de protection sociale dans une optique dite de « bien-être social ». Il fallait aider les femmes à être de bonnes mères et des gestionnaires avisées de la sphère domestique. À contre-courant, dans les années 1970, Esther Boserup2 mit au contraire l’accent sur le rôle productif des femmes, notamment en Afrique subsaharienne, région d’agriculture féminine. Faisant ressortir les mécanismes d’occultation, d’assignation et d’exploitation de la force de travail féminine, elle y soulignait la spécialisation « sexuée » des activités agricoles, les hommes investissant les cultures de rente tandis que le secteur vivrier d’autosubsistance était dévolu aux femmes. Fondée sur cette analyse, une nouvelle approche de la question des femmes, celle de « l’intégration des femmes au développement » (IFD), a dominé pendant la décennie de la femme (1975-1985) et a inspiré un grand nombre d’études et d’actions3. Enfin, depuis quelques années, l’approche « acquisition de pouvoir » (empowerment approach) est venue renouveler la problématique des années 1970-1980. Les promoteurs de ce courant ont démontré qu’on ne peut espérer améliorer la situation des femmes et promouvoir l’égalité entre les sexes sans passer par une remise en cause des rapports de pouvoir historiquement et socialement valorisés entre hommes et femmes4. C’est toute la dynamique des rapports entre hommes et femmes qui est à prendre en compte : les rôles assignés à chacun, les attitudes encouragées ou réprimées selon que l’on est homme ou femme, l’accès des uns et des autres aux ressources et aux mécanismes de prise de décision, c’est-à-dire les systèmes de genre de chaque société et leur impact sur le développement.
3L’analyse de ces rapports sociaux de sexe récuse le caractère « naturel » des différences de statut des hommes et des femmes et les inégalités multiples à l’encontre des femmes qui en découlent. Elle suggère aussi que les hommes, de leur côté, pâtissent d’une organisation sociale asymétrique et pourraient également bénéficier de systèmes de genre plus équitables. Cette problématique, par certains côtés iconoclastes, impose de prendre en compte, dans les politiques et à toutes les étapes des programmes et projets, non seulement la « condition des femmes », mais aussi les rapports hommes/femmes et analyser leur structure et leurs effets, pour les femmes et pour les hommes, dans les domaines social, économique et politique. Les rapports très inégalitaires qui ont prévalu dans la grande majorité des sociétés sont remis en question, non seulement en référence à une éthique égalitaire, mais aussi parce que, progressivement, on prend conscience qu’ils sont contre-productifs en termes de croissance économique et de développement.
4Cela impose des diagnostics à plusieurs niveaux complémentaires :
au niveau institutionnel, on doit mettre en évidence les instruments juridiques qui encadrent les statuts personnels, les institutions politiques et communautaires qui réglementent les rapports entre groupes sociaux, les groupes religieux dont les normes infléchissent les comportements des hommes et des femmes ;
au niveau socioéconomique, on peut s’appuyer sur des indicateurs et des études de situations permettant de caractériser les positions respectives des hommes et des femmes dans les différentes sphères de la production, dans la répartition du revenu, dans l’accès à la consommation, aux différents services indispensables au bien-être. Dans les sociétés en développement, tout ce qui a trait à l’organisation de la production agricole est particulièrement important ;
au niveau interpersonnel et familial, les analyses et recherches doivent porter sur la construction sociale des rôles sexués et des tâches dévolues à chaque sexe, leur transmission par les processus éducatifs et les relations qui en découlent dans la vie familiale, notamment pour tout ce qui concerne la reproduction, entre époux et entre générations5.
5Cette nouvelle optique de l’analyse de genre a suscité, particulièrement en Afrique, une forte demande de résultats d’expériences, dévaluation de projets et plus encore de formation des acteurs du développement. Mais s’agissant d’une approche encore mal connue, d’un nouveau regard sur les productions des sociétés, il faut, pour y répondre, des analyses spécifiques de données statistiques, une orientation renouvelée des recherches de terrain et des études « de genre » sur des productions sociales (textes de lois, littérature, chants, proverbes, etc.). Un nouveau champ de recherches s’est ouvert, porté par la forte demande des organismes internationaux et par les ONG de développement, notamment celles qui travaillent en faveur des femmes. Un champ qui commence seulement à être défriché, avec des moyens souvent limités, surtout en Afrique où n’existe pas une tradition bien établie de collecte régulière de données statistiques et où les centres de recherche menant des enquêtes sociologiques de terrain sont encore trop peu nombreux.
6Néanmoins, faire un premier bilan des recherches disponibles en Afrique, les mettre à disposition des décideurs et stimuler la production de nouveaux travaux est une étape indispensable, tant pour les chercheurs que pour les responsables de projets de développement. Tel a été l’objectif d’un colloque international réuni à Abidjan (Côte d’Ivoire) en 2001, à l’initiative d’institutions de recherche – l’Institut national d’études démographiques (Ined, Paris) et l’École nationale de statistique et d’économie appliquée d’Abidjan (Ensea) – et de l’Union pour l’étude de la population africaine (UEPA)6. Quelque deux cents chercheurs et personnes impliqués dans des programmes de développement et les actions de terrain ont échangé expériences et résultats de travaux. C’est une partie des contributions présentées lors de cette rencontre qui fait l’objet du présent ouvrage. Elles permettent de faire le point des recherches sur les relations entre dynamiques de population et questions de genre. L’ouvrage témoigne des fructueuses avancées, mais aussi des lacunes et des difficultés rencontrées lorsqu’on s’attache à identifier des systèmes de genre. Ceux-ci sont en effet profondément ancrés dans la culture, les rapports de pouvoir et les systèmes de production, mais de façon implicite, souterraine et difficile à mettre au jour.
7Le choix opéré parmi les quatre-vingts contributions du colloque était tributaire, à la fois, des données disponibles pour traiter des questions de genre, et des axes de recherche et d’études jusqu’ici privilégiées par la communauté des spécialistes des études africaines de diverses disciplines. Il reflète aussi l’ambition de couvrir les aspects institutionnels, sociaux, économiques et interpersonnels, des systèmes de genre qui structurent les sociétés. Rappelons les principes qui nous ont guidés dans l’organisation du colloque d’Abidjan et que traduit également cet ouvrage.
L’apport de la démographie et des statistiques
8L’approche statistique et démographique tient une place centrale dans l’ouvrage, compte tenu du lien étroit entre comportements démographiques et rapports de genre. Ce sont d’ailleurs des institutions de recherche en population qui ont eu l’initiative du colloque d’Abidjan. Dans un contexte de transition démographique rapide, les équilibres anciens entre les sexes sont remis en cause, collectivement et individuellement. L’objectif d’égalité entre les sexes et celui d’une meilleure gestion de la dynamique démographique peuvent se renforcer mutuellement à condition d’identifier, pour chaque entité sociale, les synergies à développer dans les domaines de la santé, de la migration, de la nuptialité et des structures familiales en général. Les séries statistiques ont le double mérite, même si en Afrique leur qualité est encore souvent sujette à caution, de permettre des vues d’ensemble dans l’espace et dans le temps. Les contributions de Dominique Tabutin et collègues sur l’évolution de la mortalité dans l’enfance entre 1970 et 1997 (chapitre 5) et celle de Véronique Hertrich sur les indicateurs de nuptialité africains depuis 1950 (chapitre 12) en sont des exemples. Ils permettent à la fois des comparaisons entre régions et pays au cours d’une même période et l’observation de l’évolution des indicateurs sur le moyen ou long terme. Ce faisant, ils ne sont pas suffisants pour expliquer les inégalités de genre, mais sont un moyen incontournable d’établir de premiers diagnostics qui provoquent les autres disciplines à des recherches plus explicatives. Les statistiques de scolarisation présentées par Marie-France Lange (chapitre 7) sont un troisième exemple de données aisément disponibles et précieuses pour identifier les inégalités entre garçons et filles et les progrès ou reculades qui se produisent au fil des années. D’une façon générale, la production de statistiques « de genre » est encore à une phase exploratoire et plusieurs auteurs, dans les travaux qu’ils présentent, ouvrent de nouvelles pistes pour le faire.
L’indispensable multidisciplinarité
9L’analyse des questions de genre ne peut se concevoir sans une approche résolument multidisciplinaire. Les statistiques comparées des situations masculines et féminines sont un instrument efficace de cadrage, d’identification des différences et des situations d’inégalités, mais elles doivent être associées à des études menées de façon approfondie par des sociologues, des économistes et des juristes pour contribuer à leur explication.
10Les normes et croyances, rôles prescrits et attitudes, ne sont, bien entendu, pas entièrement figés. Ils évoluent dans leur mise en application, dans la transmission qui est faite d’une génération à la suivante. C’est dire que le regard de l’historien et l’analyse des productions littéraires complètent naturellement ce que peuvent manifester, à l’aide d’indicateurs par périodes, les données démographiques et statistiques. Nous avons fait appel à Catherine Coquery-Vidrovitch, spécialiste de l’histoire des femmes en Afrique, pour dresser un panorama de la situation des femmes depuis la colonisation (chapitre 2) et à Denise Coussy, linguiste, pour traiter de l’apport des œuvres littéraires africaines, dues à des hommes et des femmes issus de l’aire anglophone et francophone, à la restitution des rapports entre hommes et femmes au fil du xxe siècle (chapitre 3). Fatou Sow, sociologue, propose un éclairant panorama de l’évolution des idées en Afrique sur les thèmes majeurs de la domination masculine et des inégalités faites aux femmes (chapitre I).
11Les croisements disciplinaires sont également nombreux au fil des chapitres. Analyses quantitatives et observations ou interprétations qualitatives se répondent et se renforcent. Citons par exemple le chapitre rédigé par Jean-François Kobiané (chapitre 9), qui se fonde sur la littérature anthropologique pour opérer une classification des ethnies du Burkina Faso en fonction de leurs normes sur les rapports hommes/femmes et qui démontre ensuite la validité de cette classification « qualitative » par une analyse statistique de données d’une enquête. Citons aussi les travaux d’Armelle Andro (chapitre 17) qui, à partir des enquêtes démographiques et de santé de quatre pays africains, identifie différents modes de participation à la décision, au sein des couples, en matière de contraception.
Du grand-angle au téléobjectif...
12Plusieurs chapitres de cet ouvrage, déjà cités, utilisent des visions en grand-angle, synthèses statistiques qui englobent tout le continent (Tabutin, chapitre 5, et Hertrich, chapitre 12), vision historique de longue haleine resituant la condition des femmes depuis les débuts de la colonisation (Coquery-Vidrovitch, chapitre 2), ou encore vaste panorama de la littérature africaine anglophone et francophone depuis le début du XXe siècle (Coussy, chapitre 3).
13Mais d’autres recherches ont choisi d’aborder les questions de genre au niveau, plus localisé, d’un pays et de régions ou milieux qui segmentent ces populations. On travaille alors sur un ensemble ayant en commun une économie, des lois, des pratiques politiques, des réglementations scolaires. La réalisation et le renouvellement de nombreuses enquêtes démographiques et de santé sur le continent rendent aisément accessible ce niveau d’analyse. Armelle Andro (chapitre 17), Gervais Beninguisse et Fatima Bakass (chapitre 18) y recourent dans des analyses de la pratique contraceptive.
14Enfin, chaque groupe social, religieux ou ethnique a généré, au fil du temps, des normes de valeurs et des comportements spécifiques qui régissent les rapports entre hommes et femmes. Il importe donc de pouvoir aussi resserrer l’observation, de regarder de très près, comme au téléobjectif, les systèmes de genre qui enserrent les populations, ainsi que les mutations ou les résistances au changement qui se produisent, dans des sociétés qui sont progressivement ou brutalement mises en contact avec d’autres cultures. Pour y parvenir, plusieurs méthodes de collecte de données, de mesure et d’analyse sont illustrées par des recherches présentées dans l’ouvrage : mises en évidence statistiques, analyses textuelles s’appuyant sur la littérature anthropologique, observations qualitatives de terrain, enquêtes sous-régionales ou à caractère monographique. Les enquêtes sur les veuves dans une région rurale du Sénégal (Enel et Pison, chapitre 14), sur le divorce à Dakar (Dial, chapitre 16), une enquête d’opinion sur les stéréotypes encore en vigueur dans une société de nomades du Nord du Nigeria (Sa’ad, chapitre 13) sont quelques exemples de cette approche « micro » qui reste à développer plus largement en Afrique, tant il est vrai, comme le dit Dominique Tabutin (chapitre 5), qu’on ne pourra comprendre le pourquoi et le comment des rapports de genre qu’à la croisée de diagnostics statistiques et d’analyses empathiques approfondies analysant les logiques internes des rapports de genre (les systèmes de genre) propres à chaque société.
Approcher les systèmes de genre
15La seule comptabilité des effectifs d’hommes et de femmes dans différents secteurs (écoles, partis politiques, catégories professionnelles, etc.), est une approche préliminaire et nécessaire, mais tout à fait insuffisante7. Les analyses des rapports de genre doivent éviter de se cantonner à la « question des femmes » ou à la dénonciation des inégalités, certes bien réelles, dont elles sont victimes. Analyser et comprendre les « rapports de genre » demande une vision holistique des principes d’organisation des sociétés, tels qu’ils s’expriment soit entre des personnes, soit à travers le prisme des décisions collectives, politiques en particulier. L’étude d’Alami Houria Mchichi (chapitre 4) sur la participation des femmes marocaines au champ politique est un bon exemple de cette approche. Il faut identifier ce qui constitue dans chaque société, chaque communauté, un « système de genre », c’est-à-dire, les normes et valeurs qui s’imposent aux individus en raison de leur sexe, les constructions macrosociales qui ont, au fil de l’histoire, cristallisé ces règles et leur acceptation, les perceptions qu’en ont les hommes et les femmes tout au long de leur vie, les pratiques quotidiennes qui traduisent ces rapports socialement construits et enfin les conséquences qu’ont ces pratiques sur les évolutions des groupes sociaux où elles sont ancrées. Les études sur la répartition des tâches en Tunisie (Souad Triki, chapitre 10) et au Nigeria (Asiyanbola, chapitre II), incluant aussi bien les hommes que les femmes dans l’observation, vont dans cette direction. L’étude d’Annabel Desgrées du Loû (chapitre 6) sur le sida est une illustration de l’urgence d’un changement des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes pour lutter efficacement contre l’épidémie.
16Les recherches sur les rapports de genre améliorent les diagnostics, peuvent proposer des transformations pour plus d’égalité et contribuer à l’évaluation des changements. Les inégalités font partie des constats et la marche vers l’égalité, des objectifs à atteindre. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les travaux présentés dans cet ouvrage. Trois parties structurent l’ensemble des chapitres. La première est consacrée à l’émergence de la thématique du genre dans la recherche africaniste. Viennent ensuite des études sur ce que nous avons appelé « l’emprise du genre » dans trois domaines où elle est particulièrement mise en évidence : la santé, la scolarisation et le travail. La troisième partie traite des rapports de genre dans le quotidien de la vie familiale : formation et évolution des unions, décisions de procréation et pratique de la planification familiale.
De la « condition des femmes » à l’analyse de genre dans les sociétés africaines contemporaines
17À l’époque des indépendances, les discours sur « la condition des femmes » furent mal reçus dans la communauté scientifique africaine. D’autres combats semblaient majeurs : urgence des actions de développement, renaissance culturelle de l’Afrique, construction des États. Les revendications des femmes à plus d’égalité paraissaient secondaires. La nécessaire analyse des rapports entre hommes et femmes n’a acquis que récemment le statut de question scientifique. L’opinion mondiale, rythmée par les conférences décennales sur l’élimination des discriminations à l’encontre des femmes, a soutenu les actions entreprises par les associations et leurs leaders en Afrique même. Peu à peu s’est structuré un nouveau discours sur la question des femmes, malgré certaines résistances arguant du fait que les revendications des femmes n’étaient qu’une copie des mouvements féministes occidentaux, donc suspectes. Les rapports entre mouvements internationaux de femmes et associations africaines ont souvent été marqués par une certaine ambiguïté entre l’aspiration à l’égalité, posée comme principe dans les déclarations des instances internationales, et la volonté de préserver des modèles culturels africains, correspondant à l’expérience particulière de ces sociétés. C’est l’histoire de cette intégration progressive dans les sciences sociales africaines, sujette à maintes polémiques, que retrace Fatou Sow ; une histoire loin d’être achevée qui témoigne de la pugnacité des Africaines engagées dans la recherche, et plus encore des résistances de l’establishment universitaire ou politique. Loin des positions défensives, Fatou Sow définit un programme ambitieux pour les recherches africaines sur les questions de genre : « décrypter la complexité des situations des femmes en termes de sexe, de classe, de race, de religion, voire de caste » (p. 59), contribuer à l’approfondissement des concepts et méthodologies, en prenant ainsi part à l’universalité de la recherche, enfin, apporter des arguments susceptibles de convaincre les opinions publiques africaines, et d’abord leurs représentants élus, de la pertinence des luttes des femmes pour l’égalité. Une ambition qui impose une « reconceptualisation des faits sociaux, comme faits sexués » (p. 66).
18Fatou Sow offre une vision de « l’intérieur » sur les travaux post-indépendance et en tire une vue prospective sur les objectifs que devrait se donner la recherche africaniste sur le genre.
19Catherine Coquery-Vidrovitch propose un retour sur la période antérieure, celle de la domination coloniale et de la transition des indépendances, à partir d’un important corpus historiographique dont la bibliographie est livrée en annexe de ce volume. Cette fresque historique consacrée aux travaux menés sur les femmes en Afrique montre que, là plus qu’ailleurs, c’est une mémoire tronquée, lacunaire, déformée que lèguent les études disponibles, fortement marquées, comme partout ailleurs, par un tropisme masculin. Durant toute la période coloniale, les écrits sont remarquablement silencieux sur la condition des femmes, sauf à en donner des images stéréotypées, allant de la femme soumise dédiée à l’espace domestique, à la « femme libre », représentée comme dévoyée pour ne pas dire prostituée, dessinant en creux une conception patriarcale des rapports de genre. Ce chapitre démontre à quel point ces vues réductrices étaient injustes (avec notamment l’exemple des market-women d’Afrique de l’Ouest). Il a fallu attendre les années 1970- 1980 pour que les recherches sur les femmes prennent un essor réel, tant par des études monographiques que par le recours à des travaux d’économistes8 (Boserup, 1970) et d’anthropologues9 (Meillassoux, 1975) et, aussi, grâce à l’apport de la statistique et de la démographie, car la croissance rapide de la population suscite, dès 1970 dans les instances internationales, un intérêt croissant pour l’étude des comportements reproducteurs des femmes. Les analyses sur les femmes traduisent toujours une certaine hésitation entre le traditionnel discours misérabiliste sur les Africaines et un discours afro-optimiste valorisant les initiatives et les logiques féminines comme élément structurant du développement. L’histoire apporte le témoignage des évolutions dans le temps long et aide à mieux comprendre les chemins de l’inégalité dans divers contextes sociaux. Néanmoins, les historiens et historiennes africaines demeurent trop peu nombreux pour une tâche rendue difficile par le peu de documentation disponible.
20Autre source documentaire s’apparentant à l’observation du temps long de l’histoire, celle des écrits littéraires qui ont jalonné le xxe siècle. Témoins de leur société, les romans sont un matériau précieux. Denise Coussy, linguiste, propose une analyse sélective de la littérature africaine qui aborde la question des rapports entre hommes et femmes. Quelles sont les constructions d’un imaginaire africain sur ces rapports entre hommes et femmes qui émergent des ouvrages les plus marquants ? L’ambivalence des sentiments n’est pas absente des jugements portés, surtout dans les écrits masculins. Certains auteurs, à une époque où il n’y avait pratiquement aucune écrivaine, ont certes été les premiers à dénoncer les injustices faites aux femmes, mais nombreux sont aussi ceux qui ont développé le thème des « dangers » de l’émancipation et de la modernité. Du côté des femmes, la prise de parole par l’écriture est une étape décisive de l’émancipation, et la plupart des écrits frappent par leur engagement et leur dénonciation des injustices, notamment de l’excision, de la polygamie et de « l’injonction » à la maternité. Des thèmes nouveaux qui osent remettre en question, parfois de façon radicale, les rapports sexués valorisés par ces sociétés. Même si, aujourd’hui encore, la production écrite n’a qu’un public limité dans les sociétés africaines, elle est le témoin d’une pensée innovante. L’analyse de ce nouveau mode de conceptualisation et d’expression que sont les écrits littéraires est un élément indispensable à la compréhension de la « fabrique du genre ». Le recours à des productions imaginaires fait partie des méthodes prometteuses d’analyse des normes et perceptions sur ce qu’est ou doit être un homme ou une femme. La sphère politique est le lieu emblématique des rapports de pouvoir au sein des communautés, des États. Les femmes exercent peu de responsabilités politiques aussi bien à l’échelle nationale que régionale. Depuis le milieu des années 1970, leur nombre s’est néanmoins accru dans l’exercice des pouvoirs législatif et exécutif de la plupart des pays. Mais elles restent le plus souvent confinées à des postes où se répliquent leurs rôles traditionnels d’entretien et de reproduction de la famille (affaires sociales, promotion de la femme, santé). Il y a bien l’exception, toute récente, de l’élection d’Ellen Johnson-Sirleaf à la présidence du Liberia et celle de quelques femmes qui ont accédé, en général pour de courtes périodes, à des ministères prestigieux (Plan, Finances…). La présence des femmes en politique reste cependant, dans beaucoup de pays, réduite à quelques strapontins. Plutôt qu’un panorama d’ensemble des rapports entre femmes et hommes dans les instances politiques nationales, nous avons préféré demander à Houria Alami Mchichi, juriste et politiste marocaine, une analyse du cas marocain, choisi en raison des évolutions positives récentes qui s’y sont produites, tant pour la démocratie au sens large que pour la place des femmes dans la société : institution d’un quota de 10 % de femmes aux élections législatives de 2002 et réforme du code de la famille (Mudawana) de 2004. Les femmes et leur participation à la sphère publique constituent un enjeu de taille pour la démocratie marocaine. Houria Alami Mchichi analyse l’ambivalence des partis politiques et de L’État marocain dans leurs efforts récents pour donner une place plus importante aux femmes au sein des instances politiques. Face au courant islamiste, les partis démocrates, confortés par les recommandations des instances internationales, manifestent une réelle bonne volonté, mais l’entrée des femmes en politique reste difficile à accepter, y compris par certains des tenants d’un Maroc moderniste inspiré par les principes démocratiques. Les femmes sont prises entre les deux droits qui coexistent dans le système politique marocain : celui, moderniste, de l’universalisme démocratique et celui, religieux, de l’islam et de la chari’a. L’analyse approfondie des contradictions de la société marocaine démontre à quel point les rapports de genre sont au cœur des enjeux d’une société en gestation, prise entre désir de modernité et fidélité à une « identité marocaine » qui se définit largement par le maintien des femmes dans une position traditionnelle d’infériorité.
L’emprise du genre : santé, instruction, travail
21Les risques en matière de santé et les moyens de s’en prémunir sont largement dépendants des rôles sexués, notamment en fonction des activités productives dévolues à chaque sexe. On sait bien que de multiples inégalités sont engendrées non par la « nature », mais par l’attention différentielle accordée aux garçons et aux filles dans certaines sociétés et à la faible priorité donnée aux problèmes liés à la maternité. La prise en charge des malades avec les conséquences que cela entraîne sur le plan financier et en temps à y consacrer est, elle aussi, liée aux rôles assignés selon le sexe. Malheureusement, en Afrique, les données pour l’analyse de la mortalité à l’âge adulte font défaut. C’est donc uniquement sur la santé et sur la mortalité des enfants que l’on peut mener des analyses sexuées, à partir d’enquêtes démographiques et de santé (programme des EDS) renouvelées régulièrement. Certes, en Afrique, il n’y a pas d’infanticide féminin ni d’avortements sexo-sélectifs, comme on l’observe en Asie du Sud et de l’Est, mais les discriminations existent. La caractéristique la plus évidente est celle d’une surmortalité féminine entre I et 5 ans dans un certain nombre de pays. La compilation des données d’enquêtes présentée par Dominique Tabutin, Catherine Gourbin et Gervais Beninguisse pour la période 1970 à 1997 démontre que cette surmortalité diffère selon les sociétés et que le désavantage des filles subsiste même lorsqu’il y a une baisse globale des niveaux de mortalité. Il n’existe pas de données et d’études suffisantes pour comprendre comment la traditionnelle surmortalité biologique des garçons dans la première année de la vie fait ensuite place à un désavantage féminin. Les comportements, en famille ou dans la société, qui conduisent à défavoriser les filles sont difficiles à identifier. Sur ce sujet primordial pour le développement, il faudra de nouveaux efforts de recherche. Le diagnostic statistique présenté par les auteurs est clair. Il faut aller plus loin dans les recherches et inclure systématiquement des données sexuées dans les études épidémiologiques pour mettre au point des politiques de santé efficaces. Seuls les programmes de santé incluant des diagnostics en termes de genre conduisant, au sein de chaque ensemble culturel, à des actions spécifiques pour chaque groupe de sexe, d’âge et de résidence peuvent permettre de résoudre le problème des inégalités sexuées.
22Le sida est sans doute l’illustration la plus concrète de l’interaction entre rapports de genre et risques pour la santé. Annabel Desgrées du Loû, Philippe Mselatti et Christiane Welfens-Ekra titrent qu’il est « le révélateur des disparités de genre ». En effet, leur étude menée en Côte d’Ivoire montre que, dans le contexte africain, il y a très peu de place pour la négociation entre époux concernant la sexualité et le nombre d’enfants. De fait, dans leur vie de couple et plus généralement dans leur vie sexuelle, les femmes risquent le plus souvent de se soumettre à un rapport sexuel non protégé, voire, dans certaines situations de détresse, d’y recourir pour des raisons financières. « D’une façon générale, les relations sexuelles sont le lieu de prises de risque très inégales entre hommes et femmes » diagnostiquent les auteurs (p. 174). La polygamie, faisant planer le risque d’une autre épouse en cas de refus de rapports sexuels, joue un rôle important... Et l’épidémie progresse donc plus vite chez les femmes. L’autonomie croissante des femmes, qui prend appui sur des référents culturels déjà présents dans certaines sociétés (comme la capacité des femmes à maintenir une période d’abstinence sexuelle), constitue donc un instrument essentiel de lutte contre l’épidémie.
23Unanimement reconnu comme l’un des facteurs décisifs de promotion de l’égalité entre les sexes, l’accès à l’instruction a connu de nets progrès à partir du milieu des années 1990. Mais la sous-scolarisation des filles reste flagrante à tous les niveaux d’enseignement, dans la grande majorité des pays africains comme l’atteste l’étude de Marie-France Lange. Les disparités entre les sexes sont évidemment beaucoup plus élevées en milieu rural qu’en milieu urbain. Les causes identifiées sont multiples et cumulent leurs effets : déterminants familiaux, facteurs communautaires, systèmes scolaires, etc. Les programmes d’ajustement structurel ont, en outre, réduit de façon drastique les moyens des États en matière de politiques sociales, compromettant les efforts de scolarisation, notamment pour les filles. En 1997, en Afrique subsaharienne, deux garçons sur trois, mais seulement une fille sur deux, avaient accès à l’école primaire. Malgré la crise économique, les rapports de parité entre filles et garçons, dans l’enseignement primaire, ont quelque peu progressé dans les années 2000, mais restent faibles dans l’enseignement secondaire et supérieur. Dans certains pays éprouvés par des crises particulières, les filles, plus que les garçons, sont sujettes aux abandons précoces de l’école, voire à la non-scolarisation. La remise en cause de la gratuité de l’école touche particulièrement la scolarisation des filles. Même lorsqu’elles ont eu accès à l’instruction, leur faible orientation vers des filières scientifiques, leur inégal accès aux responsabilités à diplôme égal obtenu, sont des expressions manifestes des inégalités à leur encontre communément acceptées par la plupart des sociétés africaines. On persiste, dans bien des milieux, à considérer comme « naturelle » l’infériorité des filles et comme un luxe superflu leur accès à l’instruction. Les représentations sexuées inégalitaires continuent à conditionner les priorités familiales en matière de scolarisation. Insuffisamment promu par les États africains, le droit des filles à l’instruction reflète l’inégalité des droits fondamentaux des femmes. L’accès des filles à l’instruction est l’une des clés majeures de la transformation des rapports entre hommes et femmes. Mais ces rapports, tels qu’ils sont encore opérants, font obstacle à cet accès... Un cercle vicieux qu’il faut briser.
24Pour essentiel que soit l’accès à l’instruction, il faut le mettre en perspective avec d’autres pans de l’éducation des enfants dans les sociétés africaines. La question, volontairement provocatrice, posée par Cécile Zoungrana, Idrissa Ouedraogo et Richard Marcoux, « L’émancipation des filles par l’école, mythe ou réalité ? », incite à considérer plus globalement les pratiques éducatives et leurs effets en termes d’égalité entre les sexes. Pour deux pays, le Burkina Faso et le Mali, les auteurs présentent une réflexion sur les causes des performances inégales des garçons et des filles dans le système scolaire. Même si le rapport de parité filles/garçons s’est quelque peu amélioré à l’entrée du cycle primaire, les taux de rétention dans le système scolaire et de réussite à l’examen du CM2 des garçons restent largement supérieurs à ceux des filles. Il est de règle que les enfants participent aux travaux domestiques, mais cet engagement est très différent selon le sexe. Les filles ont de nombreuses obligations domestiques, en particulier le portage de l’eau, tandis que les garçons y participent beaucoup moins. Ces conditions de travail spécifiques sont un facteur important de réussite ou d’échec scolaire. Un résultat très frappant de ce chapitre : toutes choses égales par ailleurs, du fait de leurs obligations domestiques, les filles ont deux fois plus de risques d’échec scolaire que les garçons. « Paradoxalement, concluent les auteurs, la scolarisation plus accessible aux garçons, pendant plus longtemps et avec moins d’activités extérieures imposées, pourrait bien perpétuer les inégalités entre hommes et femmes » (p. 213). Ces résultats montrent bien que scolariser les filles n’est qu’un premier pas, souvent contrarié par les obstacles divers qui se dressent sur leur parcours scolaire en raison de leur statut sexué. Pour favoriser l’égalité des chances entre garçons et filles, plus qu’un accès égal à l’école, il faut que les modèles mis en œuvre dans les familles soient plus égalitaires et que les savoirs transmis dans l’enseignement portent le même message. Cela suppose une meilleure connaissance des normes et valeurs de chaque groupe social afin de déterminer quelles actions et politiques seront les plus adaptées à la lutte contre toutes les discriminations, notamment sexuées.
25C’est à cet effort de connaissance fine des liens entre inégalités de scolarisation et rapports de genre privilégiés dans une société, que s’attaque le chapitre de Jean-François Kobiané. Prenant l’exemple des sociétés rurales du Burkina Faso, il relève le défi de la confrontation de données qualitatives, de nature ethnographique, et de données statistiques. Il s’est attaché à classer divers groupes ethniques selon un ensemble de variables relatives aux rapports de genre qu’elles privilégient, à partir d’une analyse de contenu des écrits des ethnologues. Il a ensuite validé la pertinence de ce classement à l’aide d’indicateurs statistiques. Ceci fait, l’auteur démontre la pertinence de cette approche culturelle pour expliquer les inégalités de scolarisation entre les sexes. Les sociétés les moins inégalitaires sont, en effet, celles où la scolarisation des filles est la moins défavorable et, résultat tout aussi intéressant, dans les ethnies les plus favorables aux femmes, il y a plus d’enfants scolarisés, garçons ou filles. Cette étude pionnière montre l’intérêt d’une mise en rapport des études ethnographiques et des indicateurs statistiques, pour une meilleure compréhension de la diversité des rapports de genre au sein d’un même ensemble géographique. La statistique permet certaines vues générales, et l’approche ethnographique en est le complément indispensable pour élucider l’influence de tel système de genre, localisé à une aire culturelle précise, sur la construction des rapports sexués inégalitaires.
26La répartition des activités de production est un autre champ d’étude décisif des rapports entre les sexes. Grâce aux études qui se multiplient, on possède une meilleure connaissance de la participation capitale des femmes à la production. On constate à quel point elles sont injustement défavorisées quant à la répartition des fruits de leur activité, en particulier en milieu rural. Les femmes travaillent davantage que les hommes, mais une bonne partie de leur travail (travaux domestiques, entretien et éducation des enfants, soins, etc.) reste « invisible » parce qu’insuffisamment reconnue et surtout non rétribuée. L’invisibilité existe aussi pour le travail productif non rétribué dans les sociétés patriarcales, où il est de règle que les femmes travaillent dans les champs ou élèvent du petit bétail sans percevoir de revenu personnel.
27Pour documenter ce constat général, on dispose rarement de données de mesure pertinentes. C’est ce que propose l’étude présentée par Souad Triki qui a mené une enquête sur les budgets-temps des hommes, des femmes et des enfants des ménages ruraux tunisiens, permettant de mieux comprendre comment s’inscrivent, au quotidien, les rapports de genre. Les résultats de l’enquête montrent à l’évidence, d’une part, que les femmes de tous âges ont un temps de travail bien plus chargé que celui des hommes (la journée de travail des femmes dure trois à quatre heures de plus que celle des hommes, dans les exploitations agricoles comme dans le secteur non agricole) et, d’autre part, que l’essentiel de ces travaux est réalisé dans la sphère non marchande de l’économie (les activités rémunérées constituent la moitié à peu près de l’activité des hommes, mais à peine 3 % du temps de travail des femmes), ce qui les rend invisibles à toute comptabilité officielle et donc négligées dans les politiques économiques. On constate aussi que les temps de travaux inégaux s’appliquent aux filles comme à leurs mères. La construction des rapports de genre est visible dès l’enfance, garçons et filles ayant des sphères d’activité séparées avec des temps de travaux plus longs pour celles-ci que pour ceux-là. En outre, les acquisitions scolaires permettent aux garçons, beaucoup plus qu’aux filles, de sortir de la sphère des activités informelles et de diminuer le temps total de leurs travaux quotidiens. Souad Triki en conclut que les fillettes et jeunes filles qui restent dans un ménage rural sont peu encouragées à améliorer leur capital scolaire, ce qui contribue à les maintenir dans un statut d’infériorité.
28Les enquêtes budgets-temps, telles que l’enquête tunisienne en milieu rural, sont une source précieuse et doivent être développées. Elles mettent en évidence les normes et contraintes qui régissent, dans chaque société, les rapports hommes/femmes et perpétuent un ordre inégal, où les femmes assument plus d’heures de travail que les hommes et en retirent peu, ou pas du tout, de revenu personnel. Ces temps de travaux les empêchent également d’accéder aux moyens de leur autonomie : instruction, information et loisirs. Toute évolution vers plus d’égalité entre les sexes demande, d’abord au niveau microéconomique, une répartition plus égalitaire des temps de travaux et, ensuite, au niveau national, une prise en compte du travail informel exécuté au quotidien afin qu’il soit plus valorisé et donne lieu, comme le travail formel, à des actions de formation, de promotion des produits fabriqués et d’infrastructures pour le rendre plus efficace.
29Dans un tout autre contexte, celui d’Ibadan, une grande ville du Nigeria, Abidemi Asiyanbola part de la description de la répartition des tâches domestiques pour appréhender les rapports entre hommes et femmes, en s’attachant plus particulièrement à la notion de « masculinité ». Les répartitions des rôles restent conformes à la tradition, les hommes s’investissant peu dans les travaux domestiques, stricto sensu (cuisine, ménage). Pourtant des changements en sourdine se font jour. Les hommes semblent commencer à investir quelque peu la sphère de l’éducation des enfants et les femmes, de leur côté, ont une assez forte implication dans certains secteurs de décision. Elles participent activement aux revenus du ménage et, notamment dans les milieux les plus pauvres, sont nombreuses à assumer les décisions et la recherche de moyens pour le logement. C’est l’une des premières enquêtes menées en Afrique de l’Ouest sur le thème, fondamental, de la définition des identités sexuées. Elle montre à quel point il est important de disposer d’enquêtes sur les normes et rôles assignés alliant des réponses d’hommes et de femmes, comme c’est de plus en plus le cas dans un certain nombre d’enquêtes démographiques et de santé (EDS).
Le genre au quotidien : vie matrimoniale, vie féconde
30Si le mariage, entendu dans son sens le plus large, reste quasi universel en Afrique, les pratiques matrimoniales subissent des mutations assez importantes, particulièrement en milieu urbain et parfois très rapidement du fait de nouvelles conditions socioéconomiques. L’âge au premier mariage recule, pour les femmes comme pour les hommes ; les unions informelles conclues sans l’accord des familles se multiplient ; les ménages où hommes et femmes ne résident pas sous le même toit, faute d’avoir pu accéder à un logement, sont de plus en plus courants, au moins au début des unions ; les ruptures d’union sont en augmentation, souvent à l’initiative des femmes.
31Le chapitre de Véronique Hertrich consacré à l’évolution de la nuptialité en Afrique, illustre tout le parti que l’on peut tirer d’indicateurs simples comme les âges au premier mariage. C’est une base de données de première importance qui est présentée ici. Elle permet de dresser, pour les cinquante dernières années (1950-2000), et pour la presque totalité des pays d’Afrique, une vaste fresque de l’évolution des nuptialités féminine et, pour la première fois aussi, masculine, sur le continent. Les tendances sont nettes. Partout, avec des différences notables selon les régions, l’âge au premier mariage des femmes recule, faisant place à un temps d’adolescence qui n’existait que très peu dans les années 1950. Pour les hommes aussi, les changements sont à l’œuvre, plus contrastés que pour les femmes, les facteurs tendant à avancer l’âge du mariage (autonomisation des jeunes gens par rapport aux anciens) étant contrebalancés par ceux qui favorisent un retard (difficultés à entrer sur le marché du travail notamment). L’écart de l’âge au premier mariage se réduit, ce qui se traduit déjà par des changements, implicites ou explicites, dans les normes et pratiques des sociétés. L’apport de la statistique démographique à la connaissance des évolutions des rapports de genre est ici de première importance. Elle dessine un cadre général dans lequel des études venant d’autres disciplines : histoire, sociologie, anthropologie, pourront apporter des approches complémentaires susceptibles d’approfondir l’explication des mutations dans les normes matrimoniales et, partant, les rapports entre hommes et femmes.
32Menée dans une population nomade foulbé du Nord du Nigeria (le Sud du Borno), l’étude d’Abdulmumin Sa’ad sur les normes et pratiques en matière de mariage, de sexualité et de procréation témoigne de ce que sont encore les rapports hommes/femmes dans la plupart des sociétés rurales africaines peu touchées par l’influence d’autres cultures. Mariage précoce, choix du conjoint par la famille et non par les individus, remariage « arrangé » en cas de veuvage, divorce aisé pour l’homme mais réprouvé pour les femmes, soumission de l’épouse au désir masculin, pratique de l’espacement des naissances par les seuls moyens traditionnels et sans connaissance de la contraception : tous ces éléments traduisent la domination masculine dans les sociétés patriarcales. Pourtant, même dans cette société, lorsqu’on regarde attentivement les réponses des femmes, on perçoit de leur part une conscience critique de leur situation. L’auteur met l’accent sur le fait que la persistance de ce modèle traditionnel doit beaucoup au peu d’attention dont bénéficient les populations nomades de la part du gouvernement central. Il faudrait pourtant une volonté politique forte pour permettre aux aspirations des dominés (les femmes et les jeunes) de secouer le joug des systèmes patriarcaux.
33Parfois, la présence d’organisations associatives ou le développement d’un mouvement migratoire vers les villes amorcent et entretiennent le contact avec la modernité, transformant progressivement les conceptions d’un groupe social en matière de nuptialité ou de reproduction. C’est le cas dans le village de Mlomp (Sénégal) où Catherine Enel et Gilles Pison étudient l’évolution du statut des veuves qui, refusant de se remarier par lévirat, comme c’était la coutume, ont elles-mêmes forgé le concept de « maribataires » par lequel elles affirment leur autonomie. Attitude qui ne va pas sans causer des confrontations avec les hommes de leur famille. Cet exemple contraste avec la situation très défavorable que subissent en général les veuves dans les sociétés africaines. Quand une femme perd son mari, elle est censée se remarier rapidement, surtout si elle est encore en âge de procréer. C’est ce qui explique qu’à un instant donné il n’y ait que peu de femmes en situation de veuvage. Pourtant, mariées à des hommes relativement plus âgés et souvent polygames, elles ont une probabilité assez élevée de connaître le veuvage, donc le remariage dans des conditions peu favorables. Les statistiques présentées par les auteurs, au début de leur étude, rappellent que le nombre des veuves est actuellement en augmentation dans la plupart des pays d’Afrique. Le sida accroît leur nombre car il stigmatise celles dont le mari est mort de cette maladie.
34La conjonction de circonstances particulières (migrations vers les villes, associations dotées de moyens importants) explique que certaines régions rurales, encore peu nombreuses, inaugurent à marche forcée le changement dans les pratiques matrimoniales et les normes qui définissent les rôles sexués. En revanche, les signes de changement sont plus évidents en milieu urbain, se traduisant statistiquement par un recul de l’âge moyen à la première union, une augmentation des naissances hors mariage et l’adoption de nouveaux modes de vie conjugaux (unions sans corésidence, séparations « informelles » et, plus rarement, divorces). Le chapitre de Myriam Mouvagha-Sow consacré à la formation des unions à Libreville et celui de Fatou Dial traitant du divorce à Dakar et à Saint-Louis témoignent de ces évolutions rapides.
35À Libreville, l’étude détaillée de la formation des unions des hommes et des femmes montre la différence des parcours féminins et masculins. Pour les uns et les autres, l’accès à un partenaire stable est un processus de longue haleine, jalonné de nombreuses étapes (fréquentations, cohabitation, présentation aux familles, mariage...), dont beaucoup n’aboutiront pas à une union. Mais l’évolution en cours met au jour un rapprochement des premières expériences des deux sexes. En revanche, la cohabitation intervient, pour tous, assez tardivement, en raison des difficultés économiques croissantes qui rendent difficile l’accès à un logement autonome. Tout ceci conduit à un recul spectaculaire de l’âge au mariage, pour les femmes comme pour les hommes, avec des « fréquentations » (fiançailles) prolongées où chacun réside dans sa famille d’origine. Comme le souligne l’auteur : « En termes de rapports de genre, ces longues périodes de fréquentations ou d’unions informelles peuvent, soit ouvrir un espace de négociation entre partenaires, favorable à un échange plus profond, soit se traduire par une instabilité croissante des engagements réciproques » (p. 352).
36C’est un autre moment de l’union, celui de la séparation et du divorce qu’analyse, grâce à des entretiens non-directifs, Fatou Dial. Elle étudie, dans les deux principales villes du Sénégal, comment l’introduction du divorce de droit moderne et l’interdiction de la répudiation constitue un progrès pour les femmes. Dans un pays où les hommes sont censés dominer leur épouse, mais aussi apporter ce qu’il faut à la vie quotidienne du ménage, la crise économique, les difficultés financières des ménages et une scolarisation plus étendue des femmes, surtout en milieu urbain, font « bouger les lignes ». Les hommes sont peu enclins à recourir au divorce, la polygamie leur offrant d’autres solutions pour aménager leur vie matrimoniale. Ce sont les femmes, et essentiellement les citadines, qui commencent à recourir au droit moderne pour divorcer. Pour elles, dans une société où l’autorité du mari est valorisée, où elles se marient très jeunes et souvent pour satisfaire à des injonctions familiales, un divorce et un remariage peuvent constituer une étape vers l’autonomie. Le mariage est en principe la seule « voie » de la reconnaissance sociale pour une femme, donc beaucoup, même parmi les plus éduquées, acceptent de vivre avec un polygame plutôt que de rester seules. La polygamie est généralement le prix à payer pour entrer dans une nouvelle union. Elles essaient de gagner, à un prix souvent élevé, une autonomie bien tempérée par une asymétrie structurelle des relations entre hommes et femmes et préfèrent les négociations privées aux affrontements juridiques qui les obligeraient à s’opposer publiquement à un mari, attitude encore stigmatisée par la société. Le divorce reste un « désordre » et la stabilité des couples est activement recherchée par leur entourage. Comme le dit Fatou Dial en conclusion, « dans sa forme moderne, le divorce renforce certes la reconnaissance des droits des femmes, mais bien d’autres victoires seront nécessaires pour qu’elles arrachent une véritable reconnaissance de leur identité dans l’égalité » (p. 369).
37Très longtemps, trop longtemps, la fécondité a été pour les démographes une affaire de femmes. Les enquêtes de fécondité, nombreuses dans les pays en développement, n’ont été adressées qu’aux femmes, jusqu’aux années 1990. Les analyses étaient donc centrées uniquement sur les aspirations, comportements et attitudes des femmes. Cette approche monoculaire a fini par être contestée et l’on commence à disposer d’enquêtes s’adressant à la fois aux femmes et aux hommes. Armelle Andro est l’une des premières chercheuses à avoir saisi l’opportunité de réaliser des enquêtes démographiques et de santé, adressées aux deux sexes en Afrique, pour regarder d’un œil neuf les aspirations individuelles et les négociations entre époux à propos leur descendance. Elle fonde sa démonstration sur l’analyse des données de quatre enquêtes réalisées dans les années 1990 (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Ghana et Mali). Constatant que les indicateurs de « préférence en matière de fécondité » tirés des enquêtes auprès des femmes, occultent la grande hétérogénéité des aspirations entre hommes et femmes et la forte distance relationnelle entre conjoints dans les sociétés africaines, elle propose une analyse croisée des réponses des hommes avec celles des femmes, au sein de couples monogames. Cette approche mène à deux conclusions principales. La première est qu’il existe, en effet, une certaine hétérogénéité des aspirations en matière de descendance, les hommes désirant généralement une descendance plus nombreuse que les femmes. La seconde est que les proportions d’accord entre hommes et femmes sur le nombre d’enfants désirés ne sont pas négligeables, mais se font sur un choix de descendances nombreuses, modèle fortement valorisé dans les sociétés observées. Si les choix de fécondité sont parfois le résultat de négociations individuelles entre époux, ils restent encore plus souvent conditionnés par une norme sociale relative à la reproduction, qu’hommes et femmes ont intégrée. La comparaison entre le Ghana, plus avancé dans la transition de la fécondité et trois autres pays, Mali, Côte d’Ivoire et Burkina Faso, montrent que la modification à la baisse du nombre d’enfants désirés va de pair avec l’émergence d’un espace de négociation plus individualisé entre époux. À l’évidence, de telles analyses reliant les réponses des hommes à celles des femmes sont indispensables pour mieux comprendre les aspirations des couples ainsi que les tendances d’ensemble qui font évoluer, au niveau macrodémographique, les niveaux de fécondité. Elles incitent notamment à repenser les programmes de santé de la reproduction encore trop exclusivement dirigés vers les femmes.
38C’est à l’approche comparative que recourent Gervais Beninguisse et Fatima Bakass pour mieux comprendre le rôle de l’environnement « de genre » dans les pratiques de soins et de contraception des femmes chefs de ménage. Ils montrent, analyses statistiques à l’appui, qu’un statut identique (femme chef de ménage) a des effets différents sur ces pratiques selon le système de genre dans lequel il prend place. Il y a débat sur le rôle et la signification de l’accroissement du nombre de femmes qui ont un ménage en charge dans de nombreux pays en développement. Doit-on interpréter cette situation comme un désir croissant d’autonomie et la capacité à réaliser ce vœu ou plutôt comme un indice de la détresse des femmes, de plus en plus souvent abandonnées par des partenaires occasionnels, peu enclins à assumer des responsabilités familiales ou contraints par la misère à chercher dans la migration un avenir meilleur ? La définition statistique recouvre en fait des situations socioéconomiques très diverses qui excluent toute interprétation univoque en termes de genre. La comparaison de l’influence de ce statut sur les pratiques contraceptives et la fréquentation des services obstétricaux en est une illustration. Comme le résument les auteurs : « Au Cameroun, la direction féminine du ménage augmente sensiblement les chances de la femme à recourir à la contraception et à une prise en charge médicale de sa grossesse, tandis qu’au Maroc, cette caractéristique, non seulement ne représente aucun avantage pour la femme, mais apparaît plutôt comme un obstacle à l’observance des comportements étudiés. » (p. 413). La même cause ne produit pas toujours les mêmes effets. La compréhension des conséquences sociodémographiques du statut des femmes au sein d’un ménage passe donc par leur comparaison dans différents contextes culturels renvoyant à des systèmes de genre spécifiques.
39Il y a maintenant un très large consensus pour reconnaître l’évidence : dans presque toutes les sociétés, il existe des inégalités entre les sexes, essentiellement au détriment des femmes. Un grand nombre d’initiatives voient le jour pour atténuer et, à terme, faire disparaître ces inégalités, que ce soit au niveau des États, des bailleurs de fonds et des instances des sociétés civiles (associations, partis politiques, instances religieuses...). Mais si les discours sont devenus plus favorables à l’égalité, dans les faits, les résistances sont très vives et ce n’est pas sans difficulté que l’on remet en cause des idéologies et des comportements fortement ancrés dans l’inconscient collectif. Les mesures d’ordre social en faveur des femmes sont généralement bien accueillies (elles sont politiquement correctes), mais celles qui bousculent l’ordre patriarcal, en donnant l’autonomie juridique ou l’égalité d’accès à l’héritage par exemple, sont encore repoussées et combattues dans de nombreuses sociétés. Le progrès de la recherche est un rouage indispensable aux mécanismes d’appropriation de l’approche de genre en vue de lutter contre les inégalités et favoriser le développement.
40L’ensemble des recherches présentées dans cet ouvrage est loin de couvrir tous les domaines de l’interaction entre questions de genre et développement. Mais elles offrent un éclairage sur les rapports hommes/femmes susceptibles de contribuer à l’amélioration des projets et programmes de développement. La plupart proposent des approches méthodologiques nouvelles qui seront, nous l’espérons, une invite à de nouveaux projets de recherche. Elles sont un point de départ et non un point d’arrivée. Espérons que d’autres emprunteront les chemins que les auteurs ont commencé à défricher...
Notes de bas de page
1 Nations unies, 1996, Rapport de la Quatrième conférence mondiale sur les femmes, Beijing, 4-15 septembre 1995.
2 Boserup E., 1970, Women’s Role in Economic Development, New York, St Martin’s Press ; paru en français en 1983, La Femme face au développement économique, Paris, Puf.
3 Moser C., 1993, « Gender Planning and Development : Theory, Practice and Training », in Third World Approaches to Women in Development, London & New York, Routledge.
4 Hesseling G. et Locoh T., 1997, « Femmes, pouvoir, sociétés », Politique africaine, vol. 65 : « L’Afrique des femmes », p. 3-20.
5 Locoh T. et Koffi N., 1999, Genre, population et développement en Afrique, Abidjan, Ensea, Fnuap, Coopération française.
6 Outre les institutions de recherche impliquées dans le projet, le colloque a été soutenu financièrement par la Commission européenne, la direction générale de la Coopération internationale et du développement (ministère français des Affaires étrangères), l’Union africaine pour l’étude de la population (UEPA), le Fonds des Nations unies pour la population (Fnup) et l’Agence universitaire francophone (AUF).
7 Le manque d’études statistiques est patent, en particulier les statistiques agrégées (comme dans le secteur de l’emploi ou de la santé par exemple).
8 Boserup E., op. cit.
9 Meillassoux C., 1975, Femmes, grenier et capitaux. Paris, Maspero.
Auteur
Démographe, directrice de recherche en retraite, Institut national d’études démographiques (Ined, Paris). Ses principales recherches portent sur la nuptialité, la fécondité et la famille en Afrique. Elle a assuré la responsabilité de l’unité de recherche Démographie, genre, sociétés, et contribué à la prise en compte des questions de genre dans le champ de la démographie.
Iocoh@ined.fr
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