Introduction
Texte intégral
1Le second mandat présidentiel de Soesilo Bambang Yudhoyono s’achève donc dans une ambiance morose du fait de son manque de fermeté pour défendre certains des acquis les plus importants de la démocratisation et des affaires de corruption qui minent son entourage. Dans la perspective des élections générales, sa cote de popularité est en chute libre et son parti, le PD, dégringole dans les sondages. Logiquement, cela doit profiter en premier au principal parti ayant siégé dans l’opposition depuis dix ans, le PDI-P de Megawati Sukarnoputri. Mais cette dernière ne soulève pas l’enthousiasme non plus et sa formation peine à s’organiser pour affronter le suffrage universel. Le GOLKAR sort quant à lui aussi affaibli des dix années pendant lesquelles il a partagé le pouvoir. Celui qui tire le plus grand bénéfice de cette situation incertaine est Prabowo Subianto, dont le parti GERINDRA dispose d’importants moyens financiers. Il se présente comme porteur d’un projet de national-populisme autoritaire et n’hésite pas à développer des alliances avec les milieux proches de l’islamisme radical pour arriver à ses fins.
2Ces tendances se confirment lors des élections d’avril 2014 : le PD s’effondre, le PDI-P sort largement en tête, le GOLKAR limite la casse, le GERINDRA fait une percée spectaculaire et les partis islamiques enregistrent une légère embellie. Fort de ce premier succès, Prabowo constitue une coalition largement majoritaire de cinq partis au sein du DPR pour soutenir sa candidature à la présidence. Face à lui, le PDI-P choisit d’aller à la bataille des présidentielles derrière un candidat n’appartenant pas au sérail du parti qui lui semble avoir le plus de chances de succès. Il s’agit de l’ancien maire de Solo et populaire nouveau gouverneur de Jakarta : Joko « Jokowi » Widodo, soutenu par une coalition minoritaire de quatre partis qui n’incite guère à un grand optimisme en sa faveur. Et pourtant, lors des élections présidentielles de juillet 2014, le peuple indonésien accorde sa préférence, par une courte marge, au modeste Jokowi par rapport au flamboyant Prabowo. Cette victoire est un grand soulagement dans le pays et dans le monde: l’Indonésie a échappé de justesse à un risque majeur de régression démocratique.
3Encore inconnu cinq ans plus tôt, Jokowi devient le premier président indonésien à ne pas être issu de l’élite politique, bureaucratique et militaire ou de l’oligarchie affairiste du pays. Son élection soulève l’espoir de voir le processus de Reformasi, qui a chancelé sous SBY, reprendre sa marche en avant vers un approfondissement démocratique. Cela ne va hélas pas être le cas. Voulant affirmer son autorité, il adopte d’emblée des mesures qui vont justement à l’encontre d’un approfondissement de la démocratie. Il se plie aussi aux exigences des alliances politiques qu’il a conclu avec les partis islamiques afin de contrer la pression montante de l’islamisme radical qui conteste son élection. Puis il prend des décisions que les observateurs les plus fins de la vie politique indonésienne rangent dans la catégorie de l’illibéralisme1 croissant qui se propage depuis le début du siècle dans de nombreux pays du monde, même ceux dotés de régimes électoraux a priori démocratiques. Plus qu’une stagnation, le premier mandat présidentiel de Jokowi va donc se solder en 2019 par une certaine régression démocratique.
4Lors des élections d’avril 2019 Jokowi. est réélu avec une marge plus grande qu’en 2014, face au même Prabowo. Une nouvelle fois, le peuple indonésien a fait le choix du candidat le plus modéré, permettant au pays d’échapper à un retour vers ses vieux démons autoritaristes. Son assise politique est désormais bien meilleure que lors de son premier mandat, car le PDI-P a renforcé sa position de premier parti du pays et a constitué une coalition qui est largement majoritaire au DPR. De son côté, Prabowo a regroupé autour d’un GERINDRA, arrivé en deuxième position, une coalition minoritaire regroupant les partis islamiques conservateurs et le PD de SBY. Le président réélu a donc toutes les cartes en main pour réaliser dans ce second mandat tout ce qu’il n’a pas pu accomplir pendant le premier, notamment en reprenant la marche en avant vers la démocratisation accrue qu’attend la majorité de son électorat. Mais l’expérience faite sous la présidence de SBY a démontré que les choses ne se passent pas toujours de cette manière2.
5D’ailleurs, elles commencent fort mal car le DPR a adopté dans l’urgence à la veille des élections des lois qui portent encore plus atteinte à l’état de droit, à la lutte contre la corruption et aux libertés individuelles. Cela provoque en septembre 2019 une flambée de manifestations sans équivalent depuis la chute de l’Ordre nouveau en 1998. En même temps, la situation explosive toujours latente en Papua dégénère au même moment dans des émeutes qui font des dizaines de morts. Le second mandat de Jokowi ne s’engage donc pas sous les meilleurs auspices. Aura-t-il la lucidité et le courage de réagir positivement et d’inverser la tendance, en revenant aux idéaux démocratiques de base de la Reformasi ? Ou cèdera-t-il aux sirènes de l’autoritarisme qui semblent l’attirer, sous la pression des islamistes de tout poil et des nostalgiques de l’Ordre nouveau ? Il est difficile de prédire l’avenir à ce stade. La question est pourtant cruciale: l’Indonésie gardera-t-elle son statut de plus grande démocratie du monde musulman3 ou s’enfoncera-t-elle, comme d’autres pays, dans les affres de l’illibéralisme et de l’autoritarisme croissants, qui annoncent souvent un retour à la dictature pure et simple4.
6Dans cet ultime chapitre de notre ouvrage, divisé comme les autres en trois parties, nos allons donc successivement examiner le déroulement des élections de 2014 qui ont amené Jokowi au pouvoir, les péripéties de son premier mandat jusqu’en 2019 puis sa réélection et les débuts de son second mandat.
Notes de bas de page
1 Ce concept d’illibéralisme, désormais entré dans le vocabulaire courant des sciences politiques, a été forgé par le journaliste et essayiste américain d’origine indienne, Fareed Zakaria, dans un article précurseur et visionnaire de la célèbre revue bimestrielle américaine Foreign Affairs intitulé « The Rise of Illiberal Democracy » publié dans son numéro de novembre/décembre 1997. Selon son auteur, cet illibéralisme caractérise des régimes de démocraties électorales dans lesquelles la division des pouvoirs disparaît au profit d’un exécutif tout puissant qui dicte sa loi au parlement et à la justice, n’hésitant pas à porter atteinte à l’état de droit et à restreindre les libertés collectives et individuelles, notamment la liberté de la presse et la liberté d’expression. De nombreux pays se sont aventurés sur cette voie illibérale depuis le tournant du siècle, mais certains, comme la Hongrie de Viktor Orbán ou la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, la revendiquent ouvertement comme étant plus conforme à leur culture politique.
2 Contrairement aux attentes des peuples, le second mandat des présidents est en effet souvent plus décevant que le premier, même quand les intéressés ont été réélus avec une large marge, comme le montre aussi, parmi d’autres, l’exemple de Jacques Chirac en France de 2002 à 2007, et de Barack Obama aux États-Unis de 2012 à 2017, il est vrai pour des raisons totalement différentes.
3 Et pourquoi pas du monde entier ( ?) étant donné ce qui se passe depuis quelques années dans l’Inde de Narendra Modi ou aux États-Unis de Donald Trump, habituellement présentées comme les deux plus grandes démocraties du monde par la taille leur population et de leur électorat.
4 Comme cela a été mentionné dans le préambule, la rédaction de ce chapitre s’est achevée début janvier 2020, avant que la pandémie de COVID-19 ne s’étende dans le monde et ne frappe l’Indonésie, en mettant largement à l’arrêt comme ailleurs la vie politique et économique du pays. Plutôt que de retoucher la fin du chapitre pour prendre en compte ce changement fondamental, ce qui n’aurait pas été facile et aurait augmenté son volume déjà conséquent, nous avons décidé de le laisser en l’état et de traiter de la nouvelle et tragique réalité à laquelle le pays est confronté dans un épilogue. Ce dernier porte donc sur l’évolution de la situation depuis début 2020. Nous avons choisi de clore symboliquement sa rédaction pour l’essentiel à la date du 17 août, jour où l’Indonésie fêtait le 75e anniversaire de son indépendance. Toutefois, la longue période de quatre mois nécessaires pour l’évaluation, les retouches et les corrections du manuscrit nous ont permis de faire d’ultimes ajustements jusqu’à mi-décembre.
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