4.2. 1976–1988 : l’Ordre nouveau à son apogée sur le plan politique et économique
Texte intégral
1En 1976 débute une deuxième période d’une douzaine d’années pendant lesquelles l’Ordre nouveau arrive à son apogée à tout point de vue. Sur le plan politique, le système mis en place n’est pas une dictature dure dans laquelle toute forme d’opposition serait interdite. C’est un régime autoritaire qui offre, avec une certaine subtilité et une réelle duplicité, les apparences d’un jeu démocratique partiel. Pendant la période considérée, il va ainsi organiser tous les cinq ans - en 1977, 1982 et 1987 - des élections législatives très encadrées voire manipulées dont le parti gouvernemental GOLKAR sortira à chaque fois largement vainqueur avec 2/3 à 3/4 des suffrages1. Cela va lui permettre de garder sa totale mainmise sur le DPR et de garantir l’année suivante la réélection rituelle par le MPR de Suharto pour un nouveau mandat présidentiel quinquennal. En fait, le pouvoir intervient lourdement dans la vie interne des trois coalitions en présence. Il s’agit d’abord et surtout d’éviter que l’islam politique incarné par le PPP, au sein duquel ont été amalgamées de force les différentes sensibilités, n’émerge trop ouvertement comme principale force d’opposition, ensuite de garantir que le PDI reste marginal et enfin que le GOLKAR demeure sous contrôle. En outre, toute activité politique est interdite en dessous du niveau régional entre chaque consultation électorale, afin de ne pas perturber une population qui doit se consacrer au développement économique et social du pays, selon l’invraisemblable « théorie » dite de la « masse flottante » inventée par le machiavélique Ali Murtopo2. Enfin, la liberté de la presse est sévèrement limitée et les syndicats sont interdits. Bref, il s’agit bien d’une démocratie dirigée, au plein sens du terme cette fois.
Répression politique accrue et accélération du développement économique
2Au niveau économique, l’Indonésie confirme son décollage, affichant une croissance forte et soutenue au cours de son deuxième plan quinquennal (REPELITA 2 - 1974/79) et la première moitié de son troisième (REPELITA 3 - 1979/84)3). Toutefois, elle est confrontée dès le début des années 80 à la baisse des prix du pétrole et de la manne qu’il procure, ainsi qu’au tournant ultralibéral imposé à l’économie internationale par l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne en 1979 et de Ronald Reagan aux États Unis en 1981, chantres d’une « révolution conservatrice » qui va durablement bouleverser le cours des affaires du monde. Dès lors, l’Indonésie change radicalement de politique dès 1982, quand sa croissance s’effondre brusquement, et surtout à partir de 1986, en plein milieu de son quatrième plan quinquennal (REPELITA 4 - 1984-89). Sur le plan social en revanche, la politique poursuivie ne tarde pas à porter ses fruits et montre des progrès continus. Parti il est vrai de très bas, le niveau de vie de la majorité de la population s’améliore fortement : tous les indicateurs sociaux sont à la hausse, notamment en matière de santé ou d’éducation, et la pauvreté baisse de manière spectaculaire. Par ailleurs, cette période voit l’émergence et la consolidation d’une classe moyenne indonésienne qui va jouer un rôle croissant, tant au niveau économique que politique. Parallèlement, l’Indonésie retrouve, sur la scène régionale et internationale, la place correspondant à son importance démographique et stratégique. Dirigeant le plus grand pays musulman du monde, Suharto combine une politique visant à limiter le rôle de l’islam et à imposer un anticommunisme viscéral. Il devient pendant toute cette deuxième période l’allié favori de l’Occident en Asie du Sud-Est, et il est montré en exemple pour le succès de sa stratégie de développement et son rôle central au sein de l’ASEAN. Examinons successivement plus en détail l’évolution de chacun des trois volets politique, économique et social de la nouvelle situation du pays.
3Pour ce qui est du domaine politique, l’année 1976 commence en fanfare avec l’organisation en février du premier sommet de l’ASEAN à Bali, où il est décidé que Jakarta accueille dorénavant le secrétariat général de l’organisation régionale. Le lieutenant-général Hartono Dharsono, ancien commandant de la fameuse division Siliwangi, fer de lance dans la répression anticommuniste, est nommé à sa tête. Lors des élections législatives de 1977, le GOLKAR fait face pour la première fois aux deux nouvelles coalitions politiques formées pour l’occasion. Il les remporte facilement avec 62,1% des voix, un score quasi inchangé par rapport à 1971, devant le PPP qui obtient 29,3%, le PDI ne récoltant qu’un maigre 8,6%. Fort de la présence du NU dans ses rangs, le PPP émerge donc comme principale force d’opposition, alors que le PDI, groupement particulièrement hétéroclite formée autour d’un PNI affaibli, est laminé dans l’exercice. En fait, les stratèges de l’Ordre nouveau avaient bien anticipé ce phénomène, ayant compris qu’une fois le danger communiste éradiqué au prix humain que l’on sait, l’islam apparaîtrait naturellement comme force politique rivale à juguler. Dans la perspective des élections, Ali Murtopo, l’âme damnée du régime, s’était d’ailleurs employé à manipuler certains milieux extrémistes proches de l’ancien Darul Islam, partisan d’un État islamique. Il les avait laissé se regrouper sous le nom peu crédible Komando Jihad pour mieux pouvoir les écraser, espérant ainsi jeter le discrédit sur l’islam en général et le PPP en particulier. Le succès n’avait guère été probant au vu du score respectable de ce dernier dans les urnes. Mais Suharto a également utilisé la stratégie inverse consistant à amadouer les milieux islamiques en faisant, dès 1977, son petit pèlerinage (usroh) à la Mecque et en commençant à subventionner la construction de mosquées. Par cette décision politico-religieuse, il visait à atténuer sa réputation de fervent adepte des pratiques mystiques javanaises de kebatinan auxquelles il s’adonnait. Il voulait aussi démentir ainsi les allégations selon lesquelles il avait l’intention de donner un statut de quasi-religion à ses croyances mystiques . Quoiqu’il en soit, c’est donc sans surprise que Suhaarto est réélu en 1978 par le MPR pour un troisième mandat présidentiel de cinq ans, avec cette fois Adam Malik à la vice-présidence.
4Malgré la répression ayant suivi l’affaire MALARI, les étudiants ont repris timidement leur contestation des choix économiques du régime et surtout de la corruption croissante du président et de ses proches, notamment de son envahissante famille. Un ancien fonctionnaire de tendance mystique et un peu illuminé, du nom de Sawito Kartowibowo, rejoint les étudiants pour dénoncer cette corruption et fait circuler en 1976 une pétition de protestation signée par plusieurs personnalités politiques respectées, dont l’ancien vice-président Mohammad Hatta, dans laquelle il prétend avoir été appelé pour sauver le pays. Il est arrêté, jugé et lourdement condamné, mais le procès de l’affaire Sawito donne lieu à de nouvelles dénonciations du mal qui ronge le pays. Un fameux article paru dans le Newsweek en novembre de la même année, - qui lui vaut d’être interdit de parution -, souligne la gravité de ce problème de corruption et le coût que cela représente pour l’économie nationale. Ce montant est alors estimé à environ 30% des dépenses gouvernementales et de l’aide extérieure, et il est resté d’ailleurs à ce niveau pour toute la durée de l’Ordre nouveau. C’est un véritable fléau pour le pays, que l’affaire de la compagnie pétrolière PERTAMINA avait déjà mis en évidence l’année précédente.
5L’autre ombre majeure au tableau pour l’Ordre nouveau dans cette fin des années 1970 est son image déplorable en matière de respect des droits de l’homme. Non seulement le régime reste (et restera pour toujours) entaché par la faute originelle qu’a constitué le massacre de centaines de milliers de personnes en 1965-66, mais il a commis des atrocités lors de l’invasion de Timor Oriental en 1975/76. De plus, il détient encore en 1977, dix ans après les événements du G30S, entre 50 000 et 100 000 prisonniers politiques, dont une bonne partie d’entre eux détenus sur la sinistre île prison de Buru, dans l’archipel des Maluku. Or en 1976, Jimmy Carter a été élu président des États-Unis sur un programme qui propose de ne plus considérer les droits de l’homme comme une question négligeable. Sentant le vent tourner et voulant se débarrasser d’un boulet encombrant, Suharto a finalement relâché la majorité de ces prisonniers en 1980, ceux des catégories dites B et C qui ne sont pas considérés comme ayant été directement compromis avec le PKI. C’est notamment le cas du plus grand écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer, arrêté en 1966 en tant que simple membre du LEKRA (Lembaga Kebudayaan Rakjat ou Institut culturel du peuple), une association considérée comme trop proche des idées communistes4.
6En revanche, l’armée indonésienne ne s’est pas embarassée de ce genre de considérations pour « finir le travail » à Timor Est dans l’intervalle, en traquant et éliminant 80% des forces du FRETILIN encore actives dans le maquis. Cette répression impitoyable a été menée par deux officiers supérieurs dont on reparlera plus loin, le général Wiranto et le lieutenant-général Prabowo Subianto, tous deux suspectés de crimes de guerre5. Par ailleurs, la répression contre toute opinion divergente, qu’elle vienne des étudiants, des islamistes ou des journalistes, ne faiblit pas. Pour mieux imposer sa mainmise et contrôler les paroles et les pensées, l’Ordre nouveau lance même en 1978 une campagne d’endoctrinement dite du P4 pour renforcer la compréhension et la pratique de l’idéologie nationale du Pancasila au sein de la population. Pendant plusieurs années, tout le monde subit donc de fastidieuses sessions de formation au sein de l’administration publique, des écoles et des universités ou des entreprises privées. Cela devint vite un objet de risée pour beaucoup. Dans la même veine, une nouvelle loi sur les villages (desa ou kelurahan) est adoptée en 1979 par laquelle les membres de l’administration villageoise, à commencer par le maire (lurah), ne sont plus élus par la population, comme auparavant, mais choisis par les échelons supérieurs du sous-district (kecamatan), du district (kabupaten) et de la province (propinsi), dans une liste de candidats qui leur est soumise. Dorénavant, ces fonctionnaires villageois sont donc nommés de manière autoritaire et hiérarchique pour veiller à l’application de la politique gouvernementale au niveau local. Cette centralisation administrative renforcée se double d’un quadrillage sécuritaire accru avec la décision de mettre en œuvre en 1980 la politique baptisée « ABRI masuk desa » (l’armée entre dans les villages). À partir de là, les militaires doublent toute la structure de l’administration territoriale afin de mieux surveiller et endoctriner la population, tout en s’occupant de développement, en construisant des routes rurales, des écoles et des dispensaires.
7Malgré ce système de contrôle accru, la contestation perdure devant les dérives du régime, au tout premier chef sa corruption. Les étudiants restent les premiers mobilisés. C’est pour y faire face que le gouvernement entreprend dès 1978 une campagne de « normalisation » des campus, en y interdisant toute activité ou discussion politique, surtout celles qui sont animées par les milieux ou partis islamiques. Les mosquées deviennent alors le principal centre de la contestation. Les stratèges politiques de l’Ordre nouveau intensifient par conséquent leurs interventions au sein du PPP et surtout du NU, en y suscitant dissensions et suspicions afin de diviser pour régner. Cela va rapidement porter ses fruits. Dès 1980, une partie du NU envisage de se retirer de la vie politique et de revenir à sa vocation religieuse et à ses activités sociales traditionnelles dans le domaine de l’éducation et de la santé. Mais, un début de remise en question voit également le jour au sein de la « grande muette ». Certains officiers supérieurs retraités sont effarés par la corruption galopante du régime et sont opposés à la manière dont Suharto utilise l’armée et l’idéologie des Pancasila à des fins politiciennes pour asseoir son pouvoir et sa mainmise sur le GOLKAR. En mai 1980, ces hauts gradés publient la « Pétition des 50 », signée notamment par une brochette de généraux à la retraite aussi prestigieux et respectés que Nasution, le seul survivant de la nuit des longs couteaux du G30S, Ali Sadikin, gouverneur réformiste de Jakarta de 1966 à 1977, ou Hartono Dharsono, le premier secrétaire général de l’ASEAN, ainsi que des anciens ministres opposants à Sukarno comme Mohamad Natsir, Burhanuddin Harahap ou Syarifuddin Prawiranegara. La presse intimidée n’en parle guère et cette pétition est balayée d’un revers de la main par Suharto
8Toutefois, les fortes tensions générées par cette mise sous coupe réglée de la société indonésienne finissent par déboucher sur la violence lors des émeutes antichinoises qui font huit morts et d’énormes dégâts matériels à Solo, en novembre 1980. Cela ira même plus loin en mars 1981. Cinq extrémistes islamistes ont détourné un avion de la compagnie nationale Garuda sur l’aéroport de Bangkok. Ce groupuscule a été liquidé par un commando anti-terroriste de l’armée indonésienne dépêché sur place, qui a libéré tous les otages, sans autres dommages. Toutes les péripéties marquant l’évolution de la situation politique pendant cette période sont symptomatiques du climat de mise au pas et de répression féroce qui règne dans le pays. Mais on est en pleine guerre froide et l’Ordre nouveau n’a guère de reproches à craindre de ses alliés occidentaux qui ferment les yeux sur ce type d’exaction. En effet, en 1979, les Russes envahissent l’Afghanistan et la révolution islamique amène la chute du shah Pahlavi et l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeini en Iran, événements majeurs auprès desquels la violation des droits de l’homme en Indonésie compte bien peu.
9En ce qui concerne l’économie, la période allant de 1976 à 1981 est particulièrement bénéfique6. La croissance économique moyenne est supérieure à 7% par an et approche même les 10% en 19807. Il faut dire que la conjoncture est favorable puisque les prix du pétrole font encore plus que doubler pour frôler les 35 US$ le baril en 1979, en raison de la guerre entre l’Iran et l’Irak. Depuis 1974, ils auront donc été multipliés par plus de dix en l’espace de cinq ans, ce qui procure au pays une manne pétrolière salutaire pour financer son développement. L’exploration pétrolière et gazière va d’ailleurs bon train et l’Indonésie conserve son 10e rang mondial de producteur et exportateur de pétrole, mais se hisse au premier pour ce qui est du gaz naturel liquéfié (LNG), devenant alors un membre actif de l’OPEP. Tout le reste du secteur minier est également en plein boom, production et exportation des principales matières premières produites dont regorge le sous-sol de l‘archipel (bauxite, nickel, étain, charbon, or, argent, etc.) étant aussi en hausse. La valeur des exportations atteint d’ailleurs le chiffre record de presque 24 milliards de US$ en 1980, un triplement par rapport à 1975 et vingt fois plus qu’en 1971 ! Sans surprise, la balance commerciale montre également en 1980 un excédent qui ne sera jamais plus égalé de plus de 13 milliards de US$, cent fois plus qu’en 1971 ! De son côté, la balance des paiements devient aussi excédentaire, mais la dette extérieure commence à augmenter de manière préoccupante et l’inflation reste relativement élevée, tournant toujours aux alentours de 15% en 1980.
10L’effort d’investissement prioritaire dans le développement agricole et rural, qui a continué à être consenti grâce aux revenus d’exportation pendant toute la durée du REPELITA 2, porte ses fruits. Il se traduit principalement dans le secteur rizicole où la production continue à augmenter pour franchir la barre des 20 millions de tonnes (mt) de rit décortiqué en 1980 et faire un bond impressionnant à 22,3 mt en 1981. Cela représente une disponibilité annuelle théorique de 140 kilos par personne, une augmentation de près de 50% par rapport aux années 60 de pénurie. Cette quantité est considérée comme correspondant aux besoins alimentaires minimaux de chacun en riz. Par ailleurs, la production de toutes les autres cultures alimentaires secondaires (palawija) comme le soja, l’arachide, le manioc, la patate douce et le maïs est également à la hausse. La récolte de maïs passe notamment la barre des 5 mt en 1983, un doublement en vingt ans. La tendance est identique dans le secteur des plantations pour tous les principaux produits végétaux d’exportation (caoutchouc, huile de palme, café, thé, cacao, poivre, coprah, etc.).
11Du côté du secteur secondaire, le gouvernement a choisi de privilégier dans le REPELITA 2 une stratégie d’industrialisation par substitution des importations, en tablant sur une main d’œuvre bon marché. Globalement, les résultats sont moins probants. Néanmoins, l’industrie textile, - première étape et passage obligé de tout pays en développement au début de son processus d’industrialisation - est en pleine expansion et il en va de même pour celle des biens d’équipement. Ces changements économiques apparaissent clairement dans la transformation rapide et profonde de la structure productive du pays entre 1971 et 1980. La part du secteur industriel dans le PIB progresse très peu, de 9,4% à 11,6%, tandis que celle du secteur minier quadruple, de 6,5% à 25,7% et que la part du secteur primaire chute presque de moitié, de 43,6% à 24,8%.
12Ce développement économique rapide s’accompagne de très significatives retombées sociales pour les Indonésiens. Le recensement de 1980 montre que la population s’élève désormais à 147,5 millions, soit un taux de croissance démographique de 2,3% l’an par rapport à 1971. Malgré le fait qu’il soit encore moins élevé à Java, où il dépasse à peine les 2%, l’île centrale compte dorénavant plus de 91 millions d’habitants, presque 62% du total, correspondant à une densité de 690 hab/km28 ! Cette croissance relativement modérée est largement due aux progrès rapides du planning familial (KB) récemment mis en place qui commence à produire des résultats puisque la fertilité moyenne baisse de plus de 5,6 enfants par femme en 1971 à moins de 4,3 en 1980. Pour ce qui est du déséquilibre démographique entre Java et le reste de l’archipel, la transmigrasi n’a quant à elle que bien peu d’effet, car elle n’a finalement touché qu’à peine plus d’un demi-million de personnes pendant toute la durée des années 70, 210 000 pendant le REPELITA 1 et 340 000 pendant le REPELITA 29. La population reste majoritairement rurale, mais l’urbanisation du pays progresse vite, le pourcentage des gens vivant dans les villes passant de 17,2% à 22,4% entre 1971 et 1980. Cela entraîne le gonflement des grandes villes de l’archipel autour desquelles se concentrent l’industrie et les services, surtout à Java où la capitale Jakarta approche des 8 millions d’habitants en 1980, alors que Surabaya et Bandung dépassent déjà chacune la barre des 2 millions.
13Par ailleurs, la stabilisation puis le développement de l’économie ont eu des effets majeurs sur le niveau de vie de la vaste majorité de la population, dont le revenu est en forte hausse puisqu’on estime que le PIB par habitant est de 470 US$ par habitant en 1980, près de sept fois plus qu’en 1971. Une classe moyenne de plus en plus importante et visible, à défaut d’être audible, se manifeste par son style de vie et sa consommation. Cela apparaît clairement dans les grandes villes où les belles maisons, magasins de luxe et voitures de marque se multiplient, mais aussi jusque dans un monde rural en pleine transformation. Les routes asphaltées et l’électricité pénètrent dans les villages, les briques, les tuiles et le ciment y remplacent le matériau végétal traditionnel des habitations et l’on voit de plus en plus de gens circuler sur des motocyclettes ou posséder des radios et des télévisions. Certes la pauvreté reste élevée, mais elle enregistre une baisse rapide et importante, passant de 40,1% en 1976 à 26,9% en 1981, et elle va continuer à décliner au même rythme pour se situer à 21,6% en 1984. De leur côté, les inégalités restent encore stables puisque le coefficient de Gini10 se maintient autour de 0,33-0,34. Des progrès substantiels ont aussi été enregistrés dans les secteurs sociaux de l’éducation11 et de la santé,12 car le gouvernement utilise généreusement ses ressources financières accrues pour multiplier le nombre des écoles et des dispensaires dans tout l’archipel. Le taux d’alphabétisation augmente ainsi d’environ 40% en 1971 à 61,4% en 1980, alors que le pourcentage des citoyens indonésiens ayant eu accès pendant le même laps de temps au système d’éducation, quel que soit le niveau finalement atteint, passe de 54,8% à 68,1%. De fait, la scolarisation des enfants dans le primaire se généralise, s’accompagnant de l’usage de plus en plus répandu du bahasa indonesia, la langue nationale. Dans le domaine de la santé, les succès sont plus lents, la mortalité infantile ne tombant par exemple que de 132 à 102 pour mille naissances entre 1971 et 1982, ce qui reste encore très élevé en comparaison avec les pays voisins comme la Thaïlande ou les Philippines, où elle est moitié moindre la même année. Mais au bout du compte, jusqu’en 1982, le bilan économique et social est largement positif.
Changement de cap économique et premiers signes de contestation politique
14Or, comme un coup de tonnerre dans un ciel clair, à mi-chemin du REPELITA 3 qui semble pourtant bien parti, on assiste en 1982 à une brutale inversion de la tendance économique qui voit la croissance s’effondrer à 2,2%, suite à la baisse marquée et durable des prix du pétrole brut et du gaz naturel13. Comme ces deux produits d’exportation représentent alors environ 70% des revenus extérieurs du pays et financent à peu près 60% du budget de l’État, le coup est très rude. Ainsi les recettes d’exportation tombent-elles de plus de 25 à moins de 15 milliards de US$ entre 1981 et 1986. Le contexte de crise mondiale qui se dessine à l’horizon n’arrange évidemment pas les choses. En effet, jusque-là fortement subventionnés grâce aux pétrodollars, les produits industriels et agricoles indonésiens sont en moyenne peu compétitifs sur le marché international, qui est de plus particulièrement défavorable à certaines des principales exportations du pays. C’est notamment le cas pour les textiles dont toute la branche tombe dans un profond marasme. De fait, le secteur industriel indonésien dans son ensemble est gravement affecté par un tel renversement de conjoncture. Ce dernier tombe très mal, peu de temps après que le gouvernement se soit lancé dans une nouvelle politique économique ambitieuse et risquée. Dès le début du REPELITA 3 en 1979, le pays a en effet commencé à négocier le virage délicat menant d’une politique d’industrialisation coûteuse, basée sur la substitution des importations, à celle jugée plus efficace, qui s’appuie sur la promotion des exportations. Cette conversion se fait sous la pression de la Banque mondiale et du FMI, dont les politiques de financement s’infléchissent pour répondre au nouveau mot d’ordre du libéralisme économique imposé alors au monde entier par la « révolution » conservatrice de Reagan et Thatcher.
15Dans le domaine agricole, sujet de satisfaction appréciable vu le contexte morose, la production de riz continue à augmenter et va atteindre 25,8 millions de tonnes (mt) en 1984, à la fin du REPELITA 3. Cela représente plus qu’un doublement en l’espace de trois plans quinquennaux, puisqu’elle se situait à 12,2 mt en 1969, au début du REPELITA 1. Cette forte augmentation de la production permet d’ailleurs à Suharto de proclamer que le pays a atteint l’objectif d’autosuffisance rizicole tant espéré, ce qui lui vaudra en 1985 d’être récompensé une première fois par la FAO pour le succès de sa politique agricole et alimentaire. Paradoxalement, ce fleuron de l’économie nationale, dont le succès est largement dû aux fortes subventions à la production octroyées par le gouvernement, est confronté à des difficultés inattendues : le surplus rizicole dégagé est invendable sur le marché international déjà saturé où les prix du riz sont d’environ 50% inférieurs à ceux payés au paysan javanais.
16Plus généralement, pendant toute la première moitié des années 80, l’urgente nécessité pour le pays de réduire sa dépendance à l’or noir et de diversifier ses sources externes de revenus, en développant l’exportation de matières premières non-pétrolières, se heurte aux prix déprimés, fluctuants et parfois même en chute libre sur le marché mondial de la plupart des principaux autres produits traditionnels indonésiens comme le caoutchouc, le café, l’étain ou le nickel. Face à tout cela, la politique de développement de l’Ordre nouveau se trouve remise en cause et les objectifs du REPELITA 3 et surtout du REPELITA 4 sont fortement révisés à la baisse. Certains grands projets de prestige sont même purement et simplement abandonnés et le gouvernement doit réduire drastiquement les importations de 17 à tout juste 10 milliards de US$ entre 1982 et 1985. En fait, après avoir dépensé sans trop compter pendant des années, le régime doit tout d’abord apprendre à faire des économies. Deux premières mesures timides d’ajustement sont alors prises dans le domaine monétaire et financier : d’une part une dévaluation initiale de 28% de la rupiah par rapport au dollar en mars 1983, d’autre part une nouvelle politique fiscale et budgétaire plus rigoureuse. Toutefois, cela ne suffit pas. Malgré une légère reprise en 1983 et 1884, la récession persiste et la croissance s’effondre à nouveau à 2,5% en 1985.
17C’est seulement à partir de ce moment-là que le gouvernement se lance dans une nouvelle étape d’ajustement structurel et de libéralisation de l’économie. Ainsi, après avoir imposé, dès avril 1985, une remise en ordre et une réorganisation fondamentale de son système douanier, particulièrement affecté par la corruption, en faisant appel pour cela à la réputée SGS (Société générale de surveillance) de Genève, il adopte en mai 1986 un premier train important de réformes touchant à la politique commerciale, qui aboli en particulier un certain nombre de monopoles et de taxes au niveau des importations et des exportations. Les nouveaux responsables de l’économie nationale, de tendance nettement plus libérale que leurs prédécesseurs, espèrent que ces quelques mesures de libéralisation, combinées avec une nouvelle dévaluation de 30% de la rupiah en septembre de la même année, vont stimuler les investissements, la productivité, les exportations et la croissance. Il y a effectivement urgence en la matière, car la chute des recettes d’exportation a rendu l’Indonésie de plus en plus dépendante de l’aide étrangère. Cela a fortement augmenté le poids de la dette extérieure qui a presque doublé de 22,7 à 42,1 milliards de US$ entre début 1981 et fin 1986 ! C’est la plus élevée et lourde d’Asie et son seul service quadruple presque d’environ 8% à 35% pendant le même laps de temps.
18Avec un prix du brut à 13,50 US$ le baril en 1986, la seule possibilité pour augmenter les recettes extérieures et inverser cette dangereuse tendance consiste à rapidement diversifier les exportations de matières premières non-pétrolières et de produits manufacturés, ainsi qu’à développer le tourisme. Certains progrès sont accomplis dans tous ces domaines. Le tourisme, concentré sur l’île de Bali, enregistre plus de 825 000 visiteurs étrangers en 1986 et rapporte environ 600 millions de US$ au pays. Les exportations de matières premières non-pétrolières connaissent une hausse de la production et une modeste reprise des cours. Malgré cela, la situation économique s’aggrave encore en 1987 à cause de l’effondrement du marché boursier mondial et de la crise financière internationale qui entraînent une forte dépréciation du dollar par rapport au yen. Or, 90% des exportations de l’Indonésie lui sont payées en monnaie américaine, alors que 40% de sa dette extérieure a été contractée en devise japonaise ! Le gouvernement ne voit donc pas d’autre alternative que d’intensifier la dérégulation. Un deuxième train important de réformes monétaires et commerciales est adopté dans le dernier trimestre de 1987. Cette politique d’ajustement progressif aux chocs externes s’accompagne d’une austérité budgétaire de plus en plus marquée. Dans le budget 1987/88, des coupes de 50 à 100% ont été effectuées dans certaines des principales subventions sur le riz, les engrais ou le pétrole lampant. Les premiers signes de reprise commencent alors à se faire sentir et la croissance remonte à 5,7% en 1988, confortant le gouvernement dans sa politique radicalement nouvelle et fondée sur la flexibilité et le pragmatisme.
19Si l’économie indonésienne a souffert et s’est reconvertie, la situation politique elle aussi a beaucoup évolué pendant ces cinq années. Pourtant, tout débute de la plus banale des façons avec les élections législatives de 1982. Le GOLKAR renforce encore un peu plus sa domination habituelle du DPR sur les deux autres coalitions en obtenant 64,3% des suffrages, deux points de plus qu’en 1977, contre seulement 27,8% pour le PPP et 7,9% pour le PDI, en baisse de 1 à 2% chacune14. Cependant, la campagne a été marquée par des violences et les organes de presse qui s’en sont fait l’écho ont été interdits de parution. C’est notamment le cas du principal quotidien islamique Pelita et du plus réputé des hebdomadaires indonésiens, Tempo, fondé par l’un des intellectuels les plus respectés du pays, Goenawan Muhamad. En mars 1983, Suharto est réélu rituellement pour un quatrième mandat présidentiel et choisit cette fois comme vice-président un militaire à la retraite du sérail qui lui est fidèle, le général Umar Wirahadikusumah. Cet ancien commandant de la division Siliwangi lui a succédé à la tête du KOSTRAD et est devenu chef d’état-major des forces armées (ABRI) en fin de carrière. Tout semble donc parfaitement sous contrôle, mais la société bouge en profondeur, même parmi les principaux acteurs soutenant le régime.
20Une nouvelle volée d’officiers remplace les anciens de la « Génération de 45 » aux postes de commandement15. Se méfiant de la relève, Suharto nomme des gens qu’il estime lui être fidèles. C’est ainsi que Benny Murdani, javanais catholique et homme réputé à la fois dur et intègre, (qui s’avérera bien moins docile que prévu), est nommé en 1983 à la tête de l’armée, qui compte alors 350 000 hommes et engloutit 10% du budget de la nation. Il présente aussi l’avantage de ne pas être un rival trop dangereux car sa religion lui interdit de pouvoir briguer la présidence du pays. Mais on voit aussi certains officiers de rang subalterne faire une ascension fulgurante, comme Prabowo Subianto, fils de l’ancien ministre rebelle de Sukarno devenu gourou de l’économie indonésienne, Sumitro Djojojhadikusumo, et gendre de Suharto, dont il a épousé la deuxième fille, Titiek. C’est un personnage brutal et ambitieux, qui a fait la majeure partie de sa carrière militaire au sein des redoutables Bérets rouges (KOPASSUS), les forces spéciales de l’armée (RPKAD), et qui va beaucoup s’illustrer plus tard de manière peu flatteuse, comme on le verra plus loin. Quoi qu’il en soit, voulant rester seul maître du jeu et renforcer sa main-mise sur le GOLKAR, parti gouvernemental mammouth traversé de différentes tendances et ambitions, Suharto s’arrange aussi en 1983 pour que Sudharmono, son affidé et gourou mystique, secrétaire d’État depuis 1973, prenne les rênes de la machine à gagner les élections.
21Toutefois, l’Ordre nouveau identifie à juste titre l’islam politique comme la principale force d’opposition, à affaiblir et à marginaliser. Le régime s’emploie ingénieusement à diviser pour mieux régner. Le point de départ va être la décision du gouvernement en 1983 d’imposer à tous les partis politiques indonésiens la reconnaissance des Pancasila comme idéologie nationale commune. Cela souleva naturellement un grand émoi parmi les partis formant la coalition du PPP, pour lesquels rien ne peut prétendre être supérieur voire même égal à l’idéologie islamique, et notamment au sein de sa principale composante le NU. Cependant, cette organisation de plus de 30 millions de membres, adepte d’un islam traditionnel, syncrétique et majoritaire au sein de la paysannerie javanaise de Java Est et Central, qui a souvent été qualifiée de « plus grande ONG du monde », était alors aussi traversée de fortes tensions entre une tendance conservatrice et une autre plus progressiste. Après d’âpres luttes internes, fortement attisées par le pouvoir, le NU a pris la décision de se retirer de la vie politique active, et donc de la coalition du PPP, pour revenir à sa tradition originelle d’organisation religieuse à but social, active dans le domaine de l’éducation et de la santé. Ce virage consacra l’élection au poste de secrétaire général du NU du principal partisan de la tendance progressiste et d’une voie pragmatique et tolérante, Abdurhaman Wahid, dit Gus Dur16, intellectuel islamique respecté, fils de Wachid Hasjim, ministre des affaires religieuses du temps de Sukarno, et petit-fils du fondateur du NU, Hasjim Asjari. Soulignons ici d’ores et déjà qu’il deviendra en 1999 le premier mais éphémère président élu de l’ère de la « Reformasi », après la chute de Suharto. Par la même occasion, le NU accepta de se plier aux desiderata du pouvoir concernant la soumission à l’idéologie nationale des Pancasila. Il est bientôt imité dans cette stratégie de retrait de la vie politique et de soumission apparente à l’Ordre nouveau par le PARMUSI, la seconde formation politique majeure du PPP, grâce à l’influence de Nurcholish Madjid, à l’époque la principale figure intellectuelle de ce parti. Ce dernier représente l’aile moderniste de l’islam, il est affilié à l’autre grande organisation islamique nationale, la Muhammadiyah, surtout ancrée dans les zones urbaines de Java et à Sumatra.
22Paradoxalement, malgré ce qui pourrait être considéré comme une capitulation de l’islam politique face au pouvoir, les affirmations de l’identité et de la piété religieuses sont croissantes dans l’archipel17. En effet, du fait du retour de très nombreux musulmans « nominaux »18, principalement javanais, vers une pratique plus rigoureuse de leur religion, on observe une fréquentation de plus en plus massive des mosquées, et une multiplication de ces édifices dans le paysage. Cela s’accompagne de la généralisation des signes de piété religieuse, notamment du voile (hijab ou jilbab) chez les femmes, en premier lieu au sein de la classe moyenne urbaine et sur les campus universitaires. C’est le prélude à la véritable réislamisation de l’Indonésie qui va s’accélérer dans les années 90 et dont les causes sont probablement surtout à chercher dans le désarroi et la frustration d’une majorité de la population devant l’autoritarisme et la répression d’un régime qui subordonne tout au seul développement économique, porteur de valeurs essentiellement matérielles. Être un bon musulman devient une manière de manifester son opposition à l’Ordre nouveau de Suharto. Les autres religions minoritaires présentes dans l’archipel ne sont d’ailleurs pas en reste : catholiques et protestants attirent de nouveaux convertis, principalement dans les grandes villes de Java et parmi la communauté chinoise, selon le recensement de population de 1990. Face à ces religions minoritaires, également en pleine expansion, la frange la plus radicale de l’islam exprime ses soupçons et sa colère. Elle est tombée sous l’influence de prédicateurs fondamentalistes de descendance arabe comme Abdulah Sungkar ou Abu Bakar Ba’asyir, qui ont des liens étroits avec le salafisme et l’Arabie Saoudite, dont ils reçoivent un généreux soutien pour financer leurs écoles coraniques (pesantren). Ces imam(s) radicaux sont à l’origine du terrorisme islamiste qui va se déchainer dans l’archipel après la fin de l’Ordre nouveau.
23C’est déjà un islam radicalisé qui est à l’origine, en septembre 1984, des plus grandes émeutes depuis l’affaire MALARI, dix ans plus tôt. Les manifestants mettent à feu et à sang le quartier de Tandjung Priok, dans la zone portuaire de Jakarta. Ils protestent certes contre leurs conditions de vie misérables, mais aussi contre la corruption du régime, la mainmise de la minorité chinoise sur l’économie, l’imposition autoritaire du Pancasila aux partis politiques islamiques et défilent en chantant « Allahu akbar » (Dieu est grand). La répression est sanglante. L’armée ouvre alors le feu sur la foule, et fait officiellement 28 morts, probablement beaucoup plus en réalité. Dans la foulée, des pamphlets commencent à circuler dans tout Java pour appeler les musulmans à défendre leur foi. D’autres violences sporadiques éclatent aussi par endroits et une bombe explose à Jakarta au siège de la BCA (Bank Central Asia), propriété du magnat Liem Sioe Liong, plus grand cukong du pays et vieux partenaire en affaires de Suharto et de sa famille. Les instigateurs sont condamnés à de lourdes peines de prison. On en profitera pour juger certains des signataires de la pétition des 50 qui avait circulé quatre ans plus tôt, dont l’ancien commandant de la division Siliwangi et premier secrétaire général de l’ASEAN, Dharsono, qui sera condamné à dix ans de prison.
24La répression tourne à la terreur en 1986, selon toute vraisemblance avec l’accord de Suharto, lors de l’exécution de la sinistre opération PETRUS (PEnembakan misTeRiUS ou Tueries mystérieuses), au cours de laquelle quelque 5 000 criminels et petits trafiquants ou délinquants sont nuitamment exécutés, sans autre forme de procès, et leurs dépouilles laissées en évidence dans les lieux publics pour l’exemple. Mais cela ne calme nullement les milieux islamistes radicaux qui font symboliquement exploser une bombe en janvier 1985 sur le site du fameux stupa bouddhiste du Borobodur, à Java Central, et boutent le feu à plusieurs galeries marchandes à Jakarta ainsi qu’au siège de la RRI (Radio Republik Indonesia). Dans un engrenage infernal, la répression du régime s’accroît encore avec l’exécution, en 1986, de neuf anciens leaders du PKI, dont apparemment le mystérieux Sjam, acteur au rôle obscur et témoin gênant du G30S. La censure politique se montre également de plus en plus impitoyable. En effet, le régime décide de fermer en octobre de la même année l’un des principaux quotidiens indonésiens, le très respecté et populaire Sinar Harapan (Rayon d’espoir), proche des milieux protestants, qui reparaîtra toutefois immédiatement sous son nouveau nom de Suara Pembaruan (La voix du renouveau). La chute en février 1986 de son voisin et ami Marcos, arrivé à la présidence des Philippines 20 ans plus tôt comme lui et renversé par la révolte populaire menée par Cory Aquino, incite Suharto à une vigilance accrue.
25C’est donc dans un climat plus répressif que jamais et sur une scène politique largement matée et sous contrôle que se tiennent les élections générales de 1987, au terme desquelles le GOLKAR obtiendra un score record de 73,3% des suffrages, tout de même 9% de plus qu’en 1982, alors que le PPP, gravement affaibli par la défection du NU, perdra plus de douze points pour s’effondrer à un maigre 16% et que le PDI en profitera pour en gagner deux en atteignant 10,9%19. Avec un islam apparemment dompté, une population que l’on a tout fait pour intimider et les principaux dissidents jugés et condamnés, l’Ordre nouveau semble à son apogée. En 1988, le MPR réélit d’ailleurs comme un seul homme Suharto pour un cinquième mandat. Pour parachever sa totale mainmise sur le pouvoir, le président impose alors comme vice-président son fidèle Sudharmono, militaire bureaucrate, pourtant peu apprécié au sein de l’armée. Il confie par la même occasion le commandement suprême de l’armée à un jeune général qui lui est soumis, Tri Sutrisno, en remplacement de Benny Murdani, partisan d’un retrait des hommes en uniforme de la sphère politique, jugé trop indépendant. Estimant que la situation politique est suffisamment sous contrôle, il décide même d’abolir en 1988 le sinistre KOPKAMTIB, considéré comme une arme trop puissante aux mains de celui qui la détient (en l’occurrence Benny Nurdani, qu’il veut évincer). Mais il le remplacera par une officine similaire placée directement sous son autorité et baptisée du nom encore plus épouvantable de BAKORSTANAS (BAdan KORdinasi Pemantapan STAbilitas NASional ou Organe de coordination pour le maintien de la stabilité nationale), un véritable sommet dans la novlangue pourtant prolifique de l’Ordre nouveau.
26Au moment où la deuxième période de l’Ordre nouveau touche à sa fin, l’Indonésie a aussi fortement redoré son image sur la scène régionale et internationale, où elle joue un rôle actif et apprécié. L’année 1985 est un peu une apothéose en la matière pour le régime. D’une part, l’affaire de Timor Oriental, de sa brutale invasion, des atrocités qui y ont été (et y sont toujours) commises et de son annexion dix ans plus tôt, disparaît progressivement des media. Le combat mené sous l’égide du Portugal pour faire condamner l’Indonésie perd de son intensité et le vote sur la question par l’Assemblée générale des Nations unies recueille chaque année un peu moins de voix à New York. Un très rude coup est même porté à la cause quand l’Australie voisine du premier ministre travailliste Bob Hawke reconnaît officiellement, cette année-là, l’annexion de Timor Est comme 26e province indonésienne. D’autre part, le succès du développement économique et social de l’Indonésie est montré en exemple au reste des pays en développement, Suharto étant même invité à Rome en octobre 1985 à la conférence de la FAO sur l’alimentation mondiale comme porte-parole des nations du Sud et alter ego de François Mitterrand, représentant celles du Nord.
27De plus, en 1985, l’Indonésie organise aussi en grande pompe le 30e anniversaire de la célèbre conférence de Bandung, fondatrice du Mouvement des non-alignés, dont elle retrouve bientôt la présidence. Finalement, elle consolide aussi son rôle de leader de l’ASEAN en offrant ses bons offices pour trouver une solution à la crise cambodgienne. En effet, le Vietnam est intervenu, fin 1978, pour chasser Pol Pot et les Khmers Rouges du pouvoir, et pour mettre un terme à leur folie meurtrière. Les efforts diplomatiques entrepris par Jakarta pour résoudre le problème s’intensifient avec l’arrivée, en 1988, d’un remarquable nouveau ministre des affaires étrangères, en la personne de Ali Alatas, qui force le respect de la communauté internationale. Cette médiation débouche sur l’organisation en 1989 de la conférence de Paris, qui se conclut en 1991 sur un accord entre les deux frère ennemis communistes20. Malgré la constestation encore limitée et facilement contrôlable au sein de l’armée ou des universités, tout semble donc aller au mieux à tous les niveaux pour l’Ordre nouveau. Et pourtant, la situation va changer radicalement avec la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et la fin de la guerre froide (sinon de l’histoire !) que cela signifie. Déjà obligée depuis bientôt dix ans de s’adapter à l’atmosphère de néolibéralisme qui régit l’économie internationale, l’Indonésie va aussi devoir apprendre à gérer le fait de ne plus être un partenaire régional privilégié de Washington et de ses alliés dans le combat mené contre le bloc communiste, et de se passer des privilèges que cela comportait.
28Cette deuxième phase de l’histoire de l’Ordre nouveau est donc celle d’une véritable consolidation du régime dont Suharto émerge en pleine possession de ses moyens et en ayant apparemment acquis la maîtrise des principaux paramètres permettant d’assoir son pouvoir. Sur le plan politique, la réorganisation de la vie partisane lui permet d’organiser tous le cinq ans un rituel électoral pseudo-démocratique qui sauve les apparences et dont le parti gouvernemental GOLKAR, à ses ordres, sort toujours largement vainqueur, alors que l’islam semble être sous contrôle et que toute autre forme d’opposition subit une répression impitoyable. Au niveau économique, le changement radical de politique permet de relancer la croissance et l’Indonésie, donnant l’exemple d’un rétablissement réussi aux yeux du FMI et de la Banque mondiale, va désormais figurer dans le club restreint des « pays émergents » dont le « décollage » semble se confirmer. Du point de vue social, certainement le plus déterminant pour l’avenir du pays, même s’il est le moins visible, ce développement économique accéléré entraîne des conséquences en profondeur : amélioration rapide et générale du niveau de vie, notamment de la santé et de l’éducation, baisse spectaculaire des formes les plus aiguës de la pauvreté, urbanisation croissante et émergence d’une classe moyenne, vivant pour l’essentiel dans les grandes villes, qui a désormais les moyens de satisfaire son désir de consommation, mais qui commence aussi à avoir des aspirations moins prosaïques. À l’échelle internationale, l’Indonésie a donc le vent en poupe car elle réunit toutes les valences prisées par le camp occidental capitaliste, offrant une image particulièrement valorisante, celle d’un pays anti-communiste, contrôlant son islam politique, respectant les apparences d’un jeu démocratique minimal, mettant en pratique une stratégie de développement exemplaire et jouant les bons offices sur la scène régionale. Jamais la situation du grand archipel n’a paru aussi favorable.
Notes de bas de page
1 Voir Tableau 6 en annexe.
2 Selon cette « théorie » fumeuse mais funeste, privée d’activités politiques qui la distrairaient de ses tâches quotidiennes, liées à la famille, à la vie communautaire, au travail de production et au développement du pays, la masse de la population « flotte » donc entre deux élections générales.
3 Voir Graphique 1 en annexe.
4 Interné dans un camp à Buru, c’est là qu’il a imaginé l’extraordinaire quadrilogie désormais célébrée comme le « Buru Quartet ». Privé de machine à écrire et même de crayon et de papier, il a effectivement imaginé de tête cette saga littéraire passionnante et foisonnante couvrant la fin de la période coloniale, en la récitant à ses codétenus pour ne pas l’oublier. Ce n’est qu’après sa libération qu’il l’a couchée sur le papier. Son œuvre est restée cependant très longtemps interdite en Indonésie. Pour avoir eu l’honneur de le rencontrer et de m’entretenir avec lui lors d’une conférence donnée à Genève au début des années 90, quand il fut autorisé à voyager hors du pays, j’ai mieux compris combien cette privation de liberté l’a marqué de manière indélébile. Il l’a expliqué plus tard dans un ouvrage de mémoires : The Mute Soliloquy (1999). Né en 1925 à Blora, il est mort en 2006 à Jakarta, sans avoir pardonné à Suharto et ses sbires de l’avoir privé de liberté pendant quatorze ans, brisant sa vie ainsi que celle de tant de ses concitoyens.
5 C’est ainsi que le président du FRETILIN, Nicolau Lobatau, qui a dirigé la guérilla dans le maquis face à l’armée indonésienne, a été assassiné le 31 décembre 1978 par un para-commando de « Bérets Rouges » (KOPASSUS) placé précisément sous les ordres de Prabowo.
6 Outre les ouvrages en anglais mentionnés précédemment à la note 4 du présent chapitre, j’ai beaucoup puisé pour les données économiques et sociales chiffrées mais aussi ainsi pour le déroulement des événements politiques de cette deuxième période de l’Ordre nouveau, dans l’une de mes propres publications : Jean-Luc Maurer, « L’Indonésie » in Gilbert Etienne, Jean-Luc Maurer et Christine Renaudin, Suisse-Asie, Pour un nouveau partenariat, Inde-Pakistan-Chine-Indonésie (1992 : 83-128).
7 Voir Graphique 1 en fin de chapitre.
8 Voir Tableau 8 en annexe.
9 Pour plus de détails sur la transmigrasi, de ses origines coloniales à la fin de l’Ordre nouveau, le lecteur francophone a la chance de pouvoir se reporter à la synthèse remarquable déjà évoquée plus haut de Patrice Levang (1997).
10 C’est la mesure la plus communément utilisée pour mesurer les inégalités de revenus dans une société donnée et elle porte le nom de son inventeur, le statisticien italien Corrado Gini (1884-1965).
11 Afin d’approfondir la réflexion sur les problèmes d’éducation, consulter: Naohiro Ogawa, Gavin W. Jones and Jeffrey G. Williamson, Human Resources in Development along the Asia-Pacific Rim (1993) ainsi que Gavin W. Jones and Terence H. Hull, Population and Human Resource (1997).
12 Sur les questions de santé, voir: Gavin W. Jones and Terence H. Hull (1996) et Januar Achmad, Hollow Development, The Politics of Health in Soeharto’s Indonesia (1999).
13 Voir Graphique 1 en fin de chapitre.
14 Voir Tableau 6 en annexe.
15 Le lecteur qui souhaite aller plus loin sur le rôle de l’armée dans la politique indonésienne pendant la période de l’Ordre nouveau se reportera en priorité au livre pionnier de Harold Crouch (1978). Mais il peut aussi consulter l’ouvrage de synthèse plus récent de Robert Lowry, The Armed Forces of Indonesia (1996). Enfin, pour une analyse très poussée couvrant la période allant au-delà de l’Ordre nouveau et couvrant en partie celle de la démocratisation du pays, l’étude incontournable est celle de Marcus Mietzner, Military Politics, Islam, and the State in Indonesia, From Turbulent Transition to Democratic Consolidation (2009). Cela dit, répétons encore que le lecteur francophone dispose aussi sur la question du très bon ouvrage de Françoise Cayrac-Blanchard (1991).
16 Comme on reparlera souvent de cet homme politique atypique et attachant dans le chapitre suivant en utilisant son diminutif Gus Dur, il est nécessaire de préciser au lecteur que Gus est le titre de respect javanais que l’on donne à l’héritier d’une famille appartenant à l’élite religieuse, « Dur » étant l’abréviation de son nom AbDURahman.
17 Ce phénomène est évidemment analysé dans les principaux ouvrages consacrés à l’islam indonésien depuis le début de l’Ordre nouveau qui sont mentionnés dans la note 30 du chapitre 3 : Feillard (1995), Hefner (2000), Feillard et Madinier (2006), Mietzner (2009), Ricklefs (2012) et van Bruinessen (2013).
18 En Indonésie, on qualifie de musulmans « nominaux » les gens qui déclarent appartenir à l‘islam mais qui ne sont pas des pratiquants rigoureux. Cela signifie qu’ils respectent peu, voire pas du tout, les cinq règles de base de leur religion, à commencer par le devoir de prier cinq fois par jour. Dans la population, on les appelle plus communément « orang islam statistik », c’est à dire « les gens qui ne sont musulmans que d’un point de vue statistique » .
19 Voir Tableau 6 en annexe.
20 C’est d’ailleurs le titre du très bel ouvrage de Nayan Chanda, alors éditeur en chef de l’excellente Far Eastern Economic Review publiée depuis 1946 à Hong Kong et hélas disparue en 2009 : Brother Ennemy, The War after the War, New York, Collier Books/Macmillan Publishing Company, 1986.
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