Introduction
Texte intégral
1Sous la présidence de Sukarno de 1950 à 1966, les seize premières années ayant suivi l’indépendance du pays ont donc été marquées par une forte instabilité politique puis par une polarisation croissante accompagnée d’une rapide dégringolade de l’économie qui a débouché sur une terrible explosion de violence et un changement de régime. Ensuite, sous l’égide de Suharto, l’Indonésie connaît entre 1966 et 1998 une période exactement deux fois plus longue de grande stabilité politique et de fort développement économique et social. Le retournement complet de la situation du pays ainsi que de sa perception à l’étranger sont des plus spectaculaires. Au début des années 1960, l’Indonésie est en effet considérée comme un allié politique de plus en plus proche du bloc socialiste, mais aussi comme le plus grave échec économique parmi les grands pays en développement de la planète. Dès 1966, elle devient un des alliés asiatiques les plus fidèles du monde capitaliste et de ses politiques de développement au libéralisme croissant puis, dans les années 1980, rejoint le club des « pays émergents » et est même bientôt considérée en 1993 par la Banque mondiale comme participant au « miracle de l’Asie orientale »1. Le développement de l’Indonésie durant cette phase historique n’est donc pas banal : elle passe en trente ans du statut de cas désespéré à celui d’élève exemplaire. En fait, elle est sans doute un des seuls pays au monde à avoir vécu une telle expérience2. C’est d’ailleurs bien ce qui rend encore plus intéressante et emblématique l’étude de son processus de développement. De plus, une autre originalité de ce processus s’avère tout aussi singulier. Cette longue période stable d’un tiers de siècle s’est en effet achevée en 1998 dans une crise multidimensionnelle profonde qui a vu le miracle économique tourner à la débâcle et un régime autoritaire, apparemment indéboulonnable, s’effondrer comme un château de cartes - une nouvelle fois dans la violence - pour donner naissance à la troisième plus grande démocratie de la planète3. Cela fait bien de l’Indonésie un cas unique dans l’histoire du développement des pays de ce qu’il fut longtemps convenu d’appeler le Tiers-Monde.
2Dans ce chapitre, nous allons donc tenter la gageure d’analyser une expérience longue et complexe de développement politique, économique et social à laquelle des centaines d’ouvrages et des milliers d’articles ont été consacrés4. Or, le quasi tiers de siècle qu’a duré l’Ordre nouveau ne constitue bien sûr pas une période monolithique et a été marqué par des événements d’ordre économique et politique, sur le plan interne ou à l’échelle internationale, qui ont entraîné des ajustements et même des changements de cap de la part du régime. Il est donc nécessaire pour y voir plus clair de diviser cette longue période historique en différentes phases. Cependant, il n’est pas aussi facile de choisir une périodisation appropriée pour la période où Suharto a présidé aux destinées du pays que cela a été le cas pour celle où ce fut Sukarno. Ce n’est pas seulement lié au fait que la période considérée est deux fois plus longue, mais résulte surtout de la difficulté à concilier le temps des historiens et politologues avec celui des économistes. Déterminés par leur logique disciplinaire, les uns et les autres n’utilisent en effet pas les mêmes critères pour choisir les événements majeurs qui marquent, selon eux, des changements de cap importants, et cela débouche sur des périodisations sensiblement différentes. Dans l’approche pluridisciplinaire qui est la nôtre, il faut donc essayer de combiner les deux et faire des choix en privilégiant tel événement politique ou économique sur tel autre. Au final, nous avons toutefois décidé de donner en l’espèce la priorité au politique sur l’économie.
3Cela nous amène à différencier, trois phases majeures d’environ une décennie chacune dans l’histoire de l’Ordre nouveau qui correspondent à chacune des parties de ce chapitre. La première est celle de la mise en place du régime qui commence début 1966, avec l’instruction présidentielle dite SUPERSEMAR, et va jusqu’à l’annexion de Timor Oriental fin 1975. La deuxième correspond à l’apogée de l’Ordre nouveau, tant sur le plan politique qu’économique, période pendant laquelle Suharto contrôle entièrement le système autoritaire mis en place et qui débute en 1976 pour s’achever en 1988, au moment où le bloc socialiste dominé par l’URSS a commencé à se désagréger et où la guerre froide touche à sa fin,. La dernière est celle d’enjeux internes et internationaux nouveaux pour le régime, de la remise en question croissante de la légitimité de Suharto et de la crise financière asiatique de 1997-98 qui va mettre l’économie du pays à bas et mener à la fin de l’Ordre nouveau5.
Notes de bas de page
1 The East Asian Miracle (1993). On aura l’occasion de revenir ultérieurement sur ce célèbre rapport et l’analyse que l’on peut en faire par rapport à l’Indonésie.
2 Toutes proportions gardées, car le pays est bien plus petit et la durée des phases historiques comparables qui se sont succédées beaucoup moins longues, le Chili constitue probablement le principal autre cas intéressant à cet égard. D’ailleurs, le coup d’État militaire du général Augusto Pinochet contre le régime démocratique du président Salvador Allende le 11 septembre 1973 s’est inspiré de l’expérience indonésienne de Suharto contre Sukarno en 1965-66. Il s’en réclamait même ouvertement puisqu’il avait, assez sinistrement, été baptisé « Opération Jakarta ». Les deux pays sont par ailleurs comparables par rapport au fil rouge de notre ouvrage sur le lien entre le développement, la dictature et la démocratie.
3 Derrière l’Inde et les États-Unis d’Amérique. On parle bien sûr en termes de taille de la population et de l’électorat et non de caractéristiques ni encore moins de qualité de la démocratie, au demeurant en très forte régression ces dernières années dans les deux pays concernés.
4 Il y a finalement peu d’ouvrages de synthèse qui couvrent l’intégralité de la période de l’Ordre nouveau, en dehors de celui beaucoup plus large déjà mentionné précédemment de Merle Ricklefs (2008), qui y consacre trois chapitres sur les 25 que compte son livre. Le seul que je connaisse et qui soit, quant à lui, entièrement et exclusivement consacré à l’analyse des 32 années pendant lesquelles Suharto a exercé le pouvoir est l’intéressant ouvrage de synthèse richement illustré publié par la Fondation Lontar en 2005 sous la direction de John H. Mc Glynn et. al., Indonesia in the Soeharto Years, Issues, Incidents and Images. Sinon, pour ce qui est de la dimension politique, la plupart des ouvrages incontournables ne couvrent qu’une partie de cette période et nous les citerons donc au fil des épisodes particuliers qui la jalonnent. En revanche, pour ce qui est du domaine économique et social, plusieurs ouvrages portent sur l’intégralité ou presque de l’Ordre nouveau et nous pouvons donc déjà les mentionner ici. Il s’agit en tout premier lieu de la remarquable synthèse de Hal Hill, The Indonesian Economy since 1966, Southeast Asia’s Emerging Giant, paru en 1996 (par manque de chance juste deux ans avant l’effondrement économique du pays !). Mais nous nous sommes aussi appuyés sur l’excellent article de Thee Kian Wie, « The Soeharto era and after: stability, development and crisis, 1966-2000 », publié dans l’ouvrage collectif de Howard Dick et. al. (1998) dont il est l’un des co-éditeurs, ainsi que sur celui dans lequel il a réuni une quinzaine de ses articles, Indonesia’s Economy since Independance (2012). Nous avons aussi puisé dans le très bel essai historique déjà cité précédemment de notre collègue Anne Booth (1997) et sur le plus récent opus de Jan Luiten van Zanden and Dan Marks, An Economic History of Indonesia, 1800-2010, (2012). On a également fait usage des ouvrages plus anciens couvrant une partie variable de la durés de l’Ordre nouveau édités par nos collègues Peter McCawley and Anne Booth, The Indonesian Economy during the Soeharto Era (1981) ou The Oil Boom and After, Indonesian Economic Policy and Performance in the Soeharto Era, (1992). Enfin on a aussi fait usage de l’ouvrage publié par l’un des principaux conseillers économiques de l’Ordre nouveau dans les années 70, Gustav Papanek (Ed.), The Indonesian Economy (1980).
5 C’est d’ailleurs le découpage adopté par Merle Ricklefs (2008) et c’est le plus simple et logique. Il faut toutefois mentionner le fait que l’ouvrage susmentionné de McGlynn et. al. (2005) distingue quant à lui huit phases distinctes au cours de cette période de 32 ans.
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