2.3. Les effets politiques d’une domination coloniale croissante et sa fin peu glorieuse
Texte intégral
De l’enclave mercantile à l’état bureaucratique totalitaire (1619-1945)
1On a vu que les marchands bataves arrivés à l’aube du 17e siècle à Banten étaient venus pour commercer avec les autochtones et faire du profit ; ils n’avaient aucunement l’intention d’imposer leur domination sur de vastes territoires. Toutefois, face à la compétition acharnée qui les opposait à leurs semblables venus des pays rivaux et la ruse déployée par la cour locale pour les diviser, ils comprirent rapidement qu’il leur fallait posséder leurs propres facilités portuaires et entrepôts, pouvoir les protéger et les défendre, et ils fondèrent en conséquence Batavia en 1619. Ce faisant, ils mirent le pied dans un engrenage qui va les amener à devoir administrer des territoires de plus en plus étendus et éloignés afin d’assurer leur contrôle sur la production. La VOC intervint donc de manière croissante dans les affaires locales, d’abord pour asseoir sa présence puis pour imposer son monopole sur la production des épices aux Moluques ou l’organisation des livraisons forcées de café et de poivre à Java. Disposant de peu d’hommes pour générer et gérer des profits qu’elle entend bien maximiser, la Compagnie adopte et pratique sans le dire une forme d’administration indirecte qui consiste à gouverner par l’intermédiaire des élites traditionnelles locales. Cela passe par leur « domestication » progressive. Après avoir résisté au tout début, elles vont rapidement être submergées par le volontarisme et la brutalité des marchands bataves, ces derniers utilisant savamment les divisions et conflits internes pour imposer petit à petit leur domination. À Java, leur mainmise est quasiment achevée dès la fin du 18e siècle, la VOC se surimposant aux différents sultanats en adoptant purement et simplement leur mode de fonctionnement traditionnel « patrimonialiste », comme le qualifie Boomgaard (1989). Progressivement instrumentalisées et subordonnées, les élites locales vont donc commencer à collaborer avec la puissance coloniale, développant avec elle une relation de complémentarité ambigüe, faite de connivence et de répulsion, mais lui permettant aussi de partager les immenses bénéfices tirés d’une exploitation dédoublée et croissante de la population.
2Ce n’est qu’à partir du début du 19e siècle, d’abord avec l’intermède de Daendels et de Raffles, qui introduit ses réformes d’inspiration libérale et un système de taxe foncière ; puis, surtout, dès la reprise en main des possessions coloniales par la couronne hollandaise et la mise en œuvre du Cultuurstelsel de Van den Bosch, que l’État colonial bureaucratique moderne (Beamtenstaat) se met en place. Il faut toutefois souligner que, dans l’intervalle, on aura assisté avec la « Guerre de Java », de 1825 à 1830, à la dernière tentative de résistance anticoloniale menée par un membre de l’aristocratie traditionnelle javanaise, le prince Diponegoro, qui est aussi la première expression du protonationalisme indonésien. Dès lors, le système d’administration indirecte des Hollandais va à la fois se renforcer et changer de nature. D’une part, la politique dirigiste du « système des cultures » implique à l’évidence une intervention croissante dans les affaires locales et se solde de fait par une administration indirecte de plus en plus directe ! De l’autre, le colonisateur va pourtant bien continuer à gouverner et même de plus en plus intensément par l’intermédiaire de l’aristocratique traditionnelle javanaise (priyayi), dont les membres sont même cooptés dans les rangs subalternes de l’administration coloniale, du niveau de régents de districts (bupati) à celui de chef de village (lurah). Ces derniers deviennent en réalité les supplétifs des Hollandais qui leur laissent le champ libre pour administrer la population et l’exploiter en lui extrayant la rente maximale. Cela donnera lieu à de très graves abus qui seront dénoncés dès la seconde moitié du 19e siècle par Douwes Dekker et les milieux sociaux-démocrates néerlandais.
3Cette administration indirecte, à la fois paternaliste et interventionniste, va devenir de plus en plus directe à la fin du 19e siècle lors de l’intermède libéral des années 1870-1900, avec l’arrivée en plus grand nombre de métropolitains venus pour gérer l’économie coloniale, notamment les plantations commerciales, les exploitations minières et les usines qui se multiplient. La tendance va encore se renforcer au début du 20e siècle pendant la période de la « politique éthique » volontariste inaugurée en 1901, qui essaye, au moins dans un premier temps, de promouvoir le développement économique et social au bénéfice de la population, notamment à travers les grands travaux d’infrastructures (irrigation, routes, chemin de fer), et a donc aussi besoin d’ingénieurs et d’administrateurs. Lors du recensement de 1930, les Hollandais ne représentent toutefois que 0,4% de la population de l’archipel, mais c’est plus que les Anglais en Inde ou les Français en Indochine1. Cela n’empêche pas l’aristocratie traditionnelle indonésienne de continuer à être de plus en plus étroitement associée à l’œuvre coloniale, - et à en devenir même une partie prenante -, dans un processus que l’on peut difficilement qualifier autrement que de « collaboration ». Cette collusion lui permet de se moderniser et s’enrichir, comme l’ont montré deux ouvrages classiques remarquables ayant marqué les études indonésiennes, ceux de Sutherland (1979) et de Van Niel (1984). En fait, au contact du colonisateur, cette aristocratie traditionnelle se « hollandise », parle le néerlandais et envoie ses enfants dans les écoles fréquentées par ceux des métropolitains. Mais ce faisant, elle y perd aussi progressivement son âme et sa légitimité aux yeux de la population. Elle sera totalement compromise au moment où la cause du nationalisme va gagner du terrain. Un seul de ses membres majeurs en rejoindra les rangs, le sultan Hamengkubuwono IX de Jogjakarta.
4Ce système d’administration colonial hybride et assez unique que les Hollandais ont progressivement élaboré, à la fois indirect dans ses fondements et de plus en plus direct dans la pratique, va être considéré par de nombreux auteurs de l’époque comme un véritable modèle idéal pour la gestion efficace d’une colonie d’outremer. Ce sera notamment très tôt le cas d’un auteur britannique majeur (Money, 1861), fort admiratif de l’impeccable rigueur du Cultuurstelsel, mais surtout d’auteurs français (Chailley-Bert, 1907 ; Angoulvant, 1926) ou américains (Day, 1904). Leur pays respectif étant intervenu beaucoup plus tardivement en Asie du Sud-Est, seulement dans la seconde moitié du 19e siècle, ils proposent tous de s’inspirer du mélange de libéralisme et d’interventionnisme développementaliste des Hollandais pour asseoir leur système d’administration coloniale, en Indochine pour les uns et aux Philippines pour les autres. Cela dit, l’exemplarité du « modèle colonial néerlandais » peut s’expliquer. Il faut en effet rappeler qu’au fil du temps, les Pays-Bas, puissance marchande primordiale présente aux quatre coins de la planète au 17e siècle (son glorieux « siècle d’or »), vont perdre l’une après l’autre presque toutes leurs autres possessions d’outremer et se retrouver à la fin du 19e siècle en situation quasi « monocoloniale » : une puissance européenne mineure à la tête d’un vaste « empire » tropical… se résumant essentiellement aux seules Indes néerlandaises. C’est pourquoi il est d’ailleurs exagéré de parler d’un « empire » colonial hollandais. Contrairement aux Britanniques et aux Français, qu’une rivalité de domination planétaire opposa aux 18e et 19e siècles sur tous les continents et océans du globe et dont l’empire colonial respectif était constitué de nombreuses possessions, les Hollandais n’eurent jamais ni une telle ambition ni un pareil souci. Après le Congrès de Vienne de 1815, ils se replièrent rapidement sur la gestion d’un « empire » colonial moins complexe et divers dont les Indes néerlandaises, qu’ils récupérèrent in extremis, furent le principal fleuron. Ils consacrèrent dès lors toute leur attention à la gestion efficace du seul vrai joyau de leur couronne coloniale, « … le magnifique Empire d’Insulinde qui se tortille autour de l’équateur, comme une ceinture d’émeraudes », pour reprendre l’expression fameuse de Douwes Dekker dans sa dédicace finale de Max Havelaar au roi Wilhelm III2
5En fait jusqu’à la fin du Cultuurstelsel, c’est surtout Java que les Hollandais ont administré, à côté de quelques enclaves stratégiques restreintes à l’extérieur (Amboine, Makassar, Manado, Medan, etc), mais en laissant de vastes zones de leur territoire colonial continuer à se gérer de manière relativement autonome. Ce n’est qu’à partir du Congrès de Berlin de 1885, qui sonne le coup d’envoi de la ruée impérialiste sur ce qui reste du monde à coloniser, que les Hollandais s’emploient à occuper effectivement l’intégralité du territoire qu’ils revendiquent comme faisant partie des Indes néerlandaises, « de Sabang à Merauke » - de peur que d’autres ne s’y installent, notamment les Allemands arrivés en Nouvelle-Guinée voisine - et à y appliquer leur administration. Cela donnera en particulier lieu aux guerres de Aceh pendant le dernier quart du 19e siècle et à la conquête définitive de Bali en 1906. Ce sera aussi l’époque de l’exploration de l’intérieur de Bornéo et de la Papouasie occidentale. Bref, pendant près de 150 ans, les Pays-Bas n’eurent à gérer dans les faits qu’une seule grande colonie dont ils voulurent tirer le maximum de profit et ils le firent avec une opiniâtreté et une rationalité étonnantes.
6De manière incidente, il est intéressant de souligner que cette situation quasi « monocoloniale » des Pays-Bas rend moins complexe la mesure de ce que la colonisation a rapporté à la métropole, par rapport à des puissances plus importantes comme la Grande-Bretagne ou la France, aux empires coloniaux vastes et divers. La plupart des historiens hollandais critiques ayant consacré leur vie aux études indonésiennes comme Vlekke (1965) ou Wertheim (1956) s’accordent d’ailleurs sur le fait que l’exploitation des Indes néerlandaises a rapporté plus à la métropole qu’elle ne lui a coûté. Une fois que l’État a formellement repris en main la gestion de la colonie au début du 19e siècle, le transfert du surplus budgétaire provenant de Batavia a probablement même permis aux Pays-Bas de financer une bonne partie leur révolution industrielle. Ainsi, pour ne prendre que l’exemple de la phase du « système des cultures », le trésor néerlandais a reçu entre 1831 et 1877 quelque 823 millions de guilden de transfert de sa colonie indonésienne, soit une moyenne de 18 millions par année, alors que le budget annuel de la Hollande ne dépassait pas 60 millions à l’époque3.
7À l’opposé, cette focalisation obsessionnelle de la métropole sur une seule possession d’outremer majeure n’a certainement pas été à l’avantage du pays colonisé et de ses habitants. Nous avons déjà vu combien les politiques libérales ou dirigistes mises en œuvre au fil des siècles ainsi que le type d’administration coloniale hybride adopté avaient résulté en ce que nous avons qualifié de bilan « globalement négatif » sur le plan démographique, économique et social. Qu’en est-il pour ce qui est des aspects plus administratifs, politiques et culturels de cet héritage colonial ? D’un côté, en associant l’élite traditionnelle indonésienne de manière croissante à la gestion des affaires coloniales, surtout dans la dernière phase de leur présence qui donne naissance à un véritable Beamtenstaat, un « État bureaucratique», les Hollandais ont jeté les bases de ce qui deviendra l’administration publique du futur État indonésien indépendant. Cela dit, le bilan de la colonisation hollandaise est particulièrement pitoyable dans ce domaine, malgré les quelques efforts tardivement consentis à partir de la toute fin du 19e siècle et surtout pendant les deux décennies avant la crise de 1929, quand la « politique éthique » a été effectivement appliquée, pour donner un accès à une minorité d’Indonésiens à un système d’éducation moderne. Il est bien plus mauvais que celui des Britanniques en Inde, en Birmanie et en Malaisie, ou même, des Français en Indochine.
8Au bout du compte, quelques milliers de jeunes Indonésiens vont fréquenter les écoles hollandaises qui leur entrebâilleront leurs portes - principalement, les enfants de l’élite traditionnelle associée au colonisateur. Quelques centaines achèveront même un parcours universitaire, parfois aux Pays-Bas. Mais ce sera une goutte d’eau dans l’océan des besoins en personnes qualifiées et compétentes dont l’Indonésie manquera cruellement à son indépendance. Le pays ne disposera alors par exemple que d’une poignée d’ingénieurs, dont le plus connu est Sukarno, le leader du mouvement nationaliste qui proclamera en 1945 l’indépendance et en deviendra le premier président. Cette toute petite élite privilégiée, très bien formée, ayant bénéficié d’une éducation supérieure de type occidental, rejoindra d’ailleurs majoritairement les rangs du mouvement nationaliste anticolonial et lui donnera certains de ses plus brillants leaders comme Mohammed Hatta ou Soetan Sjahir. Car, comme dans de nombreux autres pays colonisés, on retrouve bien sûr pour l’Indonésie ce paradoxe classique : c’est la petite élite occidentalisée qui s’élève en premier contre la colonisation. En l’occurrence, ce que les Hollandais entreprennent timidement à partir de 1901 pour améliorer la situation économique et sociale de leurs administrés à travers leur « politique éthique », ne s’avère pas seulement intervenir à nouveau « trop peu et trop tard ». Cela se révèle aussi particulièrement contre-productif pour calmer le jeu et éteindre le feu qui couve depuis longtemps. Or, depuis le tournant du siècle, plusieurs événements majeurs survenus à l’échelle locale et sur le plan international en ont attisé les braises.
L’émergence et la consolidation du mouvement nationaliste (1908-1942)
9La montée de la contestation anticoloniale et l’éveil nationaliste des peuples d’Asie au tournant des 19e et 20e siècles est souvent expliqué en faisant référence aux causes externes majeures : victoire des Japonais sur la Russie tsariste lors de la bataille navale de Tsushima an 1905, participation de nombreux ressortissants des colonies à la boucherie de la Première Guerre mondiale de 1914-18, coup de tonnerre de la révolution bolchévique de 1917, qui en a précédé l’épilogue. Il faut ajouter, pour un pays majoritairement musulman comme l’Indonésie, l’influence de la pensée réformiste, née au Moyen-Orient à la même époque, qui vise à refonder et moderniser l’islam afin qu’il soit capable de faire face aux puissances occidentales chrétiennes. Enfin, de nombreux éléments internes combinent leurs effets pour renforcer le mouvement nationaliste naissant. Parmi eux, la formation de la petite élite occidentalisée et la motivation de certains membres éclairés de l’aristocratie javanaise à définir un système d’éducation indonésien basé sur des valeurs identitaires. Mais il faut aussi évoquer la frustration de la classe marchande des musulmans urbains devant la concurrence jugée injuste de la minorité chinoise, et la lassitude générale d’une population dont la vaste majorité continue à croupir dans une pauvreté abjecte.
10L’histoire va alors s’accélérer4 avec la création en 1908 du Boedi Oetomo, un club d’intellectuels javanais ayant pour objectif un renouveau culturel national ; puis, en 1912 de la Muhammadiyah, qui est restée à ce jour la principale organisation islamique moderniste du pays ; enfin, du Sarekat Islam, une association de marchands musulmans qui se propose de défendre les intérêts économiques des entrepreneurs autochtones. Cette dernière élargit d’ailleurs rapidement son champ d’action à la population en général pour se scinder en 1920 et donner naissance au Parti communiste indonésien (PKI). Suivent bientôt la formation par Sukarno du Parti nationaliste indonésien (PNI) en 1928 et la prononciation la même année du fameux « Serment de la jeunesse » (Sumpah pemuda) qui adopte notamment le principe de la création d’une nation baptisée Indonésie et d’une langue nationale, le bahasa indonesia5. Entre-temps, le PKI, pensant que la situation était mûre pour accélérer la lutte anticoloniale, lance les révoltes de 1926-27 à Java et Sumatra, considérées comme la première erreur historique majeure des communistes, qui en commettront deux autres encore plus funestes. Ces révoltes sont écrasées brutalement. Elles débouchent sur l’interdiction du Parti communiste, l’arrestation de plus de 10 000 de ses sympathisants et la déportation d’un millier d’entre eux dans un camp d’internement pour prisonniers politiques de sinistre mémoire, spécialement construit pour cette l’occasion à Boven Digul, dans les hautes terres inhospitalières de la Nouvelle-Guinée hollandaise.
11Une page importante se tourne alors car, face au réveil nationaliste, les Hollandais ne trouvent pas mieux que de se lancer aveuglément dans une répression politique impitoyable qui durera jusqu’à la fin de la colonisation. Cela marque d’ailleurs le début de la fin pour leur « politique éthique » inaugurée en 1901, qui est définitivement enterrée avec la crise de 1929. Malgré la reprise économique due à l’adoption des mesures protectionnistes, les années 1930 se caractérisent donc par une régression sociale marquée et une répression politique accrue. Tous les principaux leaders nationalistes en font l’expérience, Sukarno et Hatta passant notamment la majeure partie de cette décennie en exil interne, le premier à Bengkulu et Flores, le second à Banda et Boven Digul. Les Indes néerlandaises traversent alors une période léthargique et un peu surréaliste où une petite société coloniale de moins de 250 000 personnes vit confortablement et apparemment de manière insouciante, dans un pays comptant une population proche de 70 millions d’habitants dont la majorité reste misérable. Un véritable système de ségrégation raciale ne disant pas son nom s’est établi après la fin de la Première Guerre mondiale, avec l’arrivée d’expatriés beaucoup plus nombreux qu’auparavant et venus en famille pour y travailler comme fonctionnaires de l’administration et participer au développement de l’archipel, ou pour y faire fortune dans le secteur privé. Il se renforce de manière spectaculaire6. En fait, on assiste à une sorte de lente sclérose dans laquelle les Pays-Bas semblent s’endormir sur leur précieux « empire » des Indes néerlandaises, comme l’avait fait la VOC à la fin du 18e siècle, sans être capables de trouver une solution pour sortir de l’impasse et enrayer le lent pourrissement de la situation ni même, d’imaginer que leur longue domination peut avoir une fin. Rétrospectivement, on a le sentiment qu’un calme léthargique a régné pendant la décennie qui a précédé le déclenchement de la tempête.
12Après leur attaque contre les États-Unis à Pearl Harbour en décembre 1941, les Japonais se lancent à la conquête de l’Asie du Sud-Est, qu’ils convoitent pour ses ressources naturelles abondantes et considèrent comme faisant partie de leur « sphère de co-prospérité ». Ils se concentrent en priorité sur les colonies de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas qui leur ont déclaré la guerre en même temps que les Américains, alors que la France a déjà été défaite par leurs alliés Allemands en juin 1940 et que le régime de Vichy conservera, dans un premier temps, un contrôle nominal de l’Indochine, sous tutelle japonaise. La campagne de Malaisie lancée dès janvier 1942 est expéditive et Singapour, considéré comme imprenable, tombe dans leurs mains le 15 février. En même temps, les Japonais s’emparent des régions productrices de pétrole de Sumatra et de Kalimantan ainsi que de Bali, encerclant Java où ils débarquent le 1er mars 1942. Preuve supplémentaire de la sclérose larvée qui rongeait depuis longtemps les Indes néerlandaises, les troupes coloniales hollandaises sont défaites en une semaine et Batavia capitule le 8 mars 1942.
L’occupation japonaise et la proclamation d’indépendance (1942-1945)
13Les Japonais sont accueillis en libérateurs par une population indonésienne qui s’est laissée convaincre par leur propagande et voit en eux les « grands frères orientaux » venus les aider à se débarrasser de la domination occidentale. Elle va très vite déchanter, réalisant que la seule motivation des Nippons est d’exploiter les ressources naturelles et humaines de l’Indonésie pour soutenir leur effort de guerre et d’intégrer l’archipel dans leur plan de domination régionale. L’occupation japonaise dure à peine plus de trois ans, mais elle est décisive à plus d’un titre et va presque faire regretter, par sa terrible répression et ses exactions en tout genre, trois siècles et demi de colonisation hollandaise7 ! Les Indonésiens subissent toutes les avanies d’un régime militaire à la fois brutal et incompétent. Environ 2,5 millions de Javanais, soit 10% de la population active, sont ainsi enrôlé comme romusha dans le travail forcé en 1944. Environ 200 000 d’entre eux sont d’ailleurs expédiés pour travailler à la construction de la célèbre et funeste route de Haute Birmanie dont beaucoup ne reviendront pas. À Java, la ration calorique moyenne tombe aux 2/3 de ce qu’elle était avant l’arrivée des Japonais et la disette se généralise dans les régions rurales les plus vulnérables8.
14Malgré cela, et hormis les socialistes et les communistes, la plupart des principaux leaders nationalistes indonésiens comme Sukarno et Hatta, extirpés de leurs geôles dès la capitulation hollandaise, collaborent avec les Japonais, espérant que l’indépendance de leur pays est au bout du chemin. Et de fait, la cause nationaliste va gagner du terrain pendant cette occupation. Ce sont même les Japonais qui formeront - dans les rangs des diverses milices d’autodéfense qu’ils créent pour consolider leur occupation - les futurs cadres de l’armée révolutionnaire qui va combattre les Hollandais. Beaucoup de ces cadres deviendront les officiers supérieurs de l’armée indonésienne. Alors que la déroute militaire se précise pour l’Empire du Soleil Levant, les Américains ayant largué leur bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945, et que le danger d’un retour du colonisateur hollandais se profile à l’horizon, Sukarno et Hatta proclament le 17 août l’indépendance du pays à Batavia, qui reprend officiellement son ancien nom de Jakarta comme capitale du pays. Ils le font d’ailleurs non sans quelque hésitation et un peu sous la contrainte des jeunes nationalistes les plus impatients, mais avec l’accord tacite des autorités japonaises, trop heureuses de mettre des bâtons dans les roues des Alliés.
15À la suite des travaux de la commission préparatoire pour l’indépendance créée avec leur assentiment quelques mois plus tôt, Sukarno et Hatta sont tous deux respectivement président et vice-président désignés d’une république d’Indonésie unitaire. Elle est dotée d’une constitution de type présidentiel et repose sur une idéologie étatique unanimiste baptisée Pancasila, qui vise à écarter le projet d’un état islamique souhaité par certains des musulmans les plus conservateurs9. Sur le plan politique, l’héritage de la courte occupation nippone n’est pas mince. Elle accouche en effet de l’espoir d’indépendance qu’elle avait suscité chez les nationalistes. En revanche, elle a fait faire un immense pas en arrière à l’économie du nouveau pays, qui est dans un état lamentable, même si les infrastructures ont été peu affectées par le conflit, alors que la population est épuisée et la société, traumatisée et divisée.
16La révolution nationale face au retour du colonisateur (1945-1949)
17Les Pays-Bas sont également sortis exsangues de la seconde guerre mondiale. Ils n’acceptent absolument pas une indépendance indonésienne proclamée par des leaders nationalistes accusés de « collaboration » avec les Japonais. En outre, ils n’imaginent pas de pouvoir se passer d’un « empire » colonial placé depuis si longtemps sous leur domination, qui a été si déterminant dans la construction historique de leur propre prospérité et sur lequel ils comptent beaucoup pour leur reconstruction économique. Avec la complicité des forces britanniques arrivées en premier sur place pour recevoir la capitulation japonaise, ils se lancent donc dans une tentative de « reconquête » brutale et inepte qui démontre un acharnement aveugle à reprendre possession de « ce qu’ils avaient déjà perdu »10. Renouant avec leur politique coloniale traditionnelle du « diviser pour régner », ils entament cette « reconquête » par les marges de l’archipel, rétablissant progressivement leur pouvoir, avec la complicité des élites aristocratiques locales, sur pratiquement toute les « îles extérieures ». L’Indonésie va alors traverser pendant quatre années une guerre de révolution nationale qui reste dans les mémoires comme le temps difficile mais glorieux de la Revolusi. L’objectif des Hollandais est d’encercler puis d’étouffer Java, où se trouvent le gouvernement républicain et le gros de ses forces armées, avant de lancer l’assaut final pour s’en débarrasser. Deux opérations militaires dites « de police », - pour faire avaliser l’idée que les indépendantistes sont des rebelles, - sont successivement lancées sur Java en mars 1947 et en décembre 1948. Leur coût sera énorme, tant au niveau des pertes humaines importantes subies par les Indonésiens que des destructions physiques, puisque les forces républicaines en retraite adoptent une tactique de « terre brulée » et de sabotage des infrastructures. Ces opérations se soldent par une défaite militaire pour les Indonésiens, dont l’armée révolutionnaire est submergée, malgré son héroïsme, par la puissance supérieure des Hollandais. Le gouvernement est fait prisonnier à Jogjakarta, où il s’était réfugié, faisant de la ville la capitale provisoire de la république. Il faut aussi dire que les forces indépendantistes sont divisées entre plusieurs tendances nationalistes, islamiques et communistes. Ces derniers commettent leur deuxième erreur historique majeure en tentant de s’emparer du pouvoir en septembre 1948 lors du coup de Madiun, qui voit leur défaite et une nouvelle disparition provisoire du PKI de la scène politique. Malgré cela, les Pays-Bas perdront sur le tapis vert ce qu’ils avaient gagné sur le terrain militaire. Car, la situation internationale a évolué rapidement.
18La guerre froide bat déjà son plein. Les États-Unis se retrouvent désormais principalement mobilisés contre le danger que représente l’URSS et ses alliés communistes partout dans le monde mais notamment, en Asie, en Chine, où Mao Tse Toung est sur le point de s’emparer du pouvoir, ainsi qu’en Corée ou au Vietnam qui sont aussi menacés. Ils voient donc dans une Indonésie républicaine et démocratique où les forces communistes ont été éliminées le grand pays d’Asie orientale qui pourrait faire contrepoids à l’avancée du marxisme dans la région. De plus, l’opinion publique américaine et australienne, scandalisée par la politique réactionnaire et répressive des Hollandais, démontre une sympathie croissante et active avec les Indonésiens. Les États- Unis menacent d’ailleurs bientôt les Pays-Bas de leur couper l’aide d’un Plan Marschall vital pour leur reconstruction. Le Conseil de sécurité des Nations unies intervient aussi en janvier 1949 pour condamner la politique hollandaise et exiger la libération du gouvernement indonésien. Face à tout cela, les Hollandais vont lâcher prise et abandonner le rêve de conserver leur précieux « empire » colonial. Après la libération de Sukarno et Hatta en juillet, un cessez-le-feu est conclu début août. Il est suivi, du 23 août au 2 novembre 1949, par la table-ronde de La Haye qui débouche sur un compromis entre la délégation indonésienne et le gouvernement néerlandais. Cet accord, aussi bancal qu’inique, portait en lui les germes de la plupart des difficultés majeures qui vont accabler d’entrée de jeu le nouvel État indépendant auquel la souveraineté est finalement transférée officiellement le 27 décembre 1949. Au bout de presque cinq années de très dures épreuves, l’Indonésie a obtenu son indépendance réelle, mais elle aborde en 1950 le tournant du demi-siècle dans une situation politique, économique et sociale très préoccupante. Elle est délabrée, exsangue, divisée et misérable. L’avenir du nouveau pays ne s’annonce donc pas des plus facile.
19En conclusion de ce chapitre sur le poids de l’héritage colonial hollandais en Indonésie, rappelons brièvement les principales raisons qui nous ont amené à annoncer d’emblée dans l’introduction qu’il avait été globalement négatif. Du point de vue démographique, le pays, qui n’a pas encore achevé sa transition, approche déjà de la barre des 80 millions d’habitants en 195011 et le taux de croissance de la population repart à la hausse car il émerge d’une période troublée de dix ans d’épreuves et de pertes humaines entraînant toujours une augmentation de la fertilité. De plus, il est marqué par un clivage démographique profond entre une partie centrale de l’archipel déjà trop densément peuplée, Java pour l’essentiel, qui vient de franchir le seuil des 50 millions, et une périphérie regroupant l’ensemble des « îles extérieures », dont certaines sont encore largement sous-occupées. Sur le plan économique, l’Indonésie hérite d’une structure dualiste très déséquilibrée caractérisée par un tout petit secteur moderne tourné vers l’exportation, mais surtout concentré dans le domaine des mines et des plantations commerciales, avec fort peu d’industries manufacturières, et un très grand secteur traditionnel, dominé par une agriculture essentiellement de subsistance et des activités secondaires non agricoles de type informel. Par ailleurs, une bonne partie des infrastructures construites par les Hollandais, raffineries sucrières et minières au premier chef mais aussi réseau routier ou canaux d’irrigation, a été largement endommagée pendant les quatre années de la guerre d’indépendance. Au niveau social, le pays se caractérise par une structure polarisée avec, d’un côté, une toute petite élite ayant reçu une éducation moderne et acquis les compétences requises pour gouverner le pays, issue des rangs de l’aristocratie traditionnelle et de la petite bourgeoisie administrative et commerçante naissante, et, de l’autre, un prolétariat embryonnaire dans le secteur des plantations et de l’industrie sucrière ou des chemins de fer, la masse de la population, toujours largement paysanne, très pauvre et illettrée, se situant entre les deux. De plus, se pose aussi le problème de la gestion délicate d’une diversité culturelle, ethnique et linguistique immense ainsi que de la nature plurale d’une société où la minorité chinoise dispose d’un pouvoir économique disproportionné par rapport à sa taille. Enfin, pour ce qui est de la sphère politique, précisément en raison de cette diversité extrême, l’unité nationale de l’Indonésie est particulièrement fragile. Les institutions d’inspiration démocratique occidentale, imposées lors de la table-ronde de La Haye, ne sont guère plus solides, ne correspondant absolument pas à la culture politique locale, les partis politiques sont déjà très divisés sur les options à prendre dans pratiquement tous les domaines et l’administration est peu préparée à faire face à la situation très difficile auquel le pays est confronté. En fait, un seul acteur a profité des circonstances pour se renforcer au fil des dix années écoulées : l’armée. Elle va continuer à le faire devant la tournure que vont prendre les événements, pour finalement s’emparer du pouvoir en 1965.
Notes de bas de page
1 Maddisson (1989 : 31).
2 Multatuli (1968 : 325).
3 Vlekke (1965 : 291-92).
4 Toutes les informations factuelles qui suivent s’appuient essentiellement sur la synthèse historique de Merle Ricklefs (2008) déjà citée précédemment et mentionnée dans la bibliographie. Toutefois, l’ouvrage classique incontournable sur la naissance et la consolidation du mouvement nationaliste indonésien est le chef d’œuvre du père des études indonésiennes aux États Unis et en particulier à Cornell University, George McTurnan Kahin, Nationalism and Revolution in Indonesia (1952).
5 Il faut souligner la grande intelligence politique liée au choix fait à cette occasion d’adopter le bahasa indonesia, langue véhiculaire issue du malais côtier parlé par les populations vivant des deux côtés du détroit de Malacca mais devenue aussi au fil des siècles celle des marchands et des échanges dans tout l’archipel, plutôt que le javanais, parlé par le groupe ethnique majoritaire et politiquement dominant. Cela a indéniablement facilité la construction de l’unité nationale qui aurait autrement été encore plus difficile sinon impossible. Les jeunes nationalistes indonésiens réunis à cette occasion adoptèrent également un hymne national, Indonesia Raya, la « Grande Indonésie ». Il contient non seulement l’idée de la grandeur d’un pays définitivement baptisé Indonésie, « les îles indiennes » selon la racine latine dont le nom est formé, mais également de son étendue à toute la superficie du territoire colonial des Indes néerlandaises. En fait ce concept territorial nationaliste et identitaire était même plus large puisqu’il incluait tout le « monde malais », à commencer par la Malaisie péninsulaire et la partie britannique de Bornéo.
6 Les Hollandais en Indonésie, comme les Britanniques en Inde, ont contracté beaucoup moins d’intermariages avec des femmes indigènes que les Français en Indochine ou les Portugais au Brésil et les Espagnols aux Philippines, probablement en raison de différences religieuses et culturelles plus marquées de part et d’autre. Ces unions ont toutefois été nettement plus fréquentes du temps de la VOC, selon Leonard Blussé, dans Strange Company, Chinese settlers, mestizo women and the Dutch in VOC Batavia (1988), où les hommes partaient « aux colonies » en célibataires, qu’à partir du 19e siècle, où ils sont venus de plus en plus nombreux et souvent accompagnés de leurs épouses voire de leurs enfants. Combiné avec la naissance du mouvement nationaliste, c’est ce qui a contribué à l’apparition d’une véritable ségrégation raciale à la fin de la colonisation. Cette ségrégation, sans être aussi radicale qu’en Afrique du Sud, où les Boers hollandais en ont été les artisans zélés, a pris la forme d’une stratification sociale à base ethnique de plus en plus marquée (Lindblad et. al., 2002 : 113). Si l’on en croit les chiffres disponibles, le nombre de résidents « européens » a nettement augmenté à la fin de la colonisation, passant de moins de 12 000 en 1830, à environ 50 000 en 1870, 130 000 en 1913 et 230 000 en 1930 (Maddison and Prince, 1989 : 35). Selon ces auteurs, le nombre de résidents « étrangers asiatiques », c’est-à-dire principalement Chinois, est quant à lui passé de moins de 120 000 en 1830, à environ 280 000, 740 000 en 1913 et plus de 1,3 million en 1929 en 1870 (Ibid). Comme ils ont joué le rôle d’intermédiaire que l’on sait, cela a renforcé la stratification ethnique en question et les bases de la « société plurale » et fortement stratifiée analysée par Furnivall (1939).
7 Nous avons notamment identifié et analysé ce phénomène très paradoxal dans un article intitulé « A New Order Sketchpad of Indonesian History » paru dans un livre édité par Michael Hitchcock et Victor King, Images of Malay-Indonesian Identity (1997). Du temps de l’Ordre nouveau suhartien, d’immenses panneaux peints étaient exhibés chaque année à l’occasion de la célébration du jour de l’indépendance sur la place Merdeka à Jakarta. Dans la collection de ceux qui le furent lors du 40e anniversaire en août 1985, il est en effet intéressant de constater que trois siècles et demi de colonisation hollandaise apparaissaient timidement dans le coin de l’un de ces panneaux, alors que les quatre années d’occupation japonaise étaient présentées avec force détail sur les brutalités et exactions auxquelles elles avaient donné lieu sur une gigantesque peinture voisine. La plus cocasse était de voir passer devant ce panneau les Toyotas noires de nombreux expatriés japonais qui faisaient semblant de ne pas le voir!
8 Dick (2002).
9 Les Pancasila, ou les « cinq principes » de la philosophie étatique indonésienne imaginés par Sukarno dès les années 1930 pour forger l’unité nationale d’un archipel d’une immense diversité ethnique, culturelle et religieuse sont : la croyance en dieu, le nationalisme, l’humanitarisme, la justice sociale et la démocratie. Pour plus de détails sur leur genèse, leur signification et leur instrumentalisation, il faut se reporter à l’excellent ouvrage collectif publié par Archipel, Pantjasila, Trente années de débats politiques en Indonésie (1980). L’adoption de cette idéologie étatique a donné lieu à d’intenses et âpres débats entre les nationalistes sécularistes comme Sukarno et les musulmans partisan d’un État islamique. Cela a débouché sur l’adoption d’un document annexe connu sous le nom de « Charte de Jakarta » (Piagam Jakarta) qui est arrivé, du point de vue confessionnel, à la formulation générale unanimiste de « croyance en dieu », sans préciser lequel, avec l’obligation pour les seuls musulmans de suivre la loi islamique de la shariah. Ce document fut ensuite sciemment oublié et ses principes, jamais mis en application, malgré les protestations récurrentes jusqu’à ce jour des islamistes.
10 Selon l’expression bien trouvée de Howard Dick (2006).
11 Widjojo (1970 : 124).
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