2.1. De la colonisation en général à la particularité de celle des Pays-Bas en Indonésie
Texte intégral
Position de principe sur la colonisation
1Sur la colonisation de manière générale et où qu’elle se soit manifestée, notre point de vue a toujours été proche de celui de Marc Ferro, l’historien français qui a le plus travaillé de manière comparative sur la question. Au terme de ses recherches sur le fait colonial, cet éminent spécialiste conclut sobrement qu’il se solde par un bilan « globalement négatif » 1. Il nous semble en effet évident que toute société ayant été colonisée dans la durée a dû surmonter le poids de la domination, à la fois tangible et symbolique, dont elle a été victime. C’est d’ailleurs ce qui a toujours été la position de la plupart des spécialistes critiques les plus connus de la colonisation. Toutefois, depuis une trentaine d’années, une nouvelle génération d’historiens s’est donné pour tâche de réécrire l’histoire coloniale à la lumière d’éléments inédits ou parce qu’ils estiment qu’elle a été falsifiée et qu’il faut la débarrasser des miasmes idéologiques que les idées en vogue, voire la doxa officielle des mouvements de libération nationale, ont en général eu tendance à lui inspirer. Leur démarche est certes légitime car réécrire l’histoire est après tout le devoir des historiens, mais elle nous semble très souvent aller trop loin. Sans leur faire l’injure de les amalgamer en bloc aux auteurs de certaines des thèses récentes les plus extrêmes et ambigües sur les « bienfaits de la colonisation », dans lesquelles un certain snobisme postmoderniste le dispute au révisionnisme pur et simple, notre sentiment est que beaucoup de ces « nouveaux historiens » ont tendance à forcer le trait par souci d’originalité et d’anticonformisme. Dans leur zèle à débusquer les idées préconçues et la pensée ordinaire, ils donnent parfois l’impression de vouloir réhabiliter une expérience historique restant finalement tragique et traumatisante. En lisant certains d’entre eux, on a même parfois l’impression que la colonisation a été une bien belle aventure !
2Tel n’est évidemment pas notre point de vue. Nous restons par exemple sceptique devant les calculs d’apothicaires de certains historiens économiques quantitativistes obsédés par la pensée comptable et convaincus que seul ce qui est mesurable est scientifique. Ils tentent de démontrer que la colonisation a coûté au colonisateur plus qu’elle ne lui a rapporté, en ne considérant souvent qu’une partie des flux financiers et sans jamais prendre en considération son coût social et humain. Un bilan crédible de tout processus colonial impliquerait d’abord que ces comptables de l’histoire mettent en regard les transferts publics par rapport aux profits privés, rarement pris en considération2. Cela nécessiterait aussi qu’ils cessent de reléguer dans la catégorie commode des « externalités » tout ce qui ne peut pas se mesurer, les coûts non matériels et par conséquent non-quantifiables, comme la désintégration sociale ou la perte d’identité culturelle, si bien compris et analysés par Franz Fanon3 ou Albert Memmi4. Ajoutons à cela la dégradation de l’environnement, toujours superbement ignorée. En l’occurrence, le bilan de la colonisation est une chose trop complexe et sérieuse, comme beaucoup d’autres quand il s’agit d’expliquer et de comprendre les phénomènes de développement des sociétés, pour être laissé aux seuls économistes. Il nécessite en effet une approche multidimensionnelle et pluridisciplinaire encore bien lacunaire. Une chose semble en tout cas certaine : jamais ni nulle part le fardeau de l’héritage colonial n’a été simple à porter ni facile à surmonter. L’Indonésie ne fait pas exception à la règle.
3Ayant clairement établi cette position de principe, il faut aussi reconnaître le caractère profondément ambivalent de la colonisation. Il est vrai qu’elle a aussi constitué un moment important de l’histoire du monde. Elle a déclenché, souvent pour le pire, mais parfois dans le sens du meilleur, certains processus de modernisation favorables et présidé à des évolutions politiques, économiques ou sociales qui ne sont pas toutes néfastes. Bref, le bilan demeure « globalement négatif », mais ce simple énoncé reconnaît implicitement qu’il est la plupart du temps mitigé et empreint de certains aspects positifs. Néanmoins, loin de nous inciter à entonner le petit refrain entendu fréquemment depuis trente ans sur les bienfaits de la colonisation, nous aurions plutôt tendance à lui appliquer le vieil adage de la sagesse populaire, selon lequel « à quelque chose malheur est toujours bon ». Il nous semble particulièrement approprié dans le cas de l’Indonésie comme nous allons le voir en détail tout de suite5.
Les spécificités de l’héritage colonial légué par les Hollandais
4L’ambivalence de la colonisation est en effet particulièrement marquée en Indonésie. D’une part, elle a profondément traumatisé les sociétés autochtones affectées, interrompant des processus historiques en cours, renforçant les différences régionales et les facteurs de division, en créant même de nouveaux, affaiblissant et supplantant les pouvoirs politiques établis, bouleversant les structures économiques et sociales existantes et introduisant les ferments de changement culturels aux conséquences durables. C’est ce qu’ont analysé avec brio la plupart des grands auteurs ayant marqué de leur empreinte le champ des études indonésiennes au fil du 20e siècle, qu’ils soient historiens ou spécialistes des sciences sociales6. Toutefois, cette même colonisation a aussi introduit par ailleurs des éléments nouveaux qui vont s’avérer utiles et même précieux pour l’émergence et la survie du pays nouvellement indépendant, contribuant à la modernisation et la diversification de son économie, suscitant l’apparition de nouveaux acteurs sociaux et politiques déterminants, introduisant les méthodes d’administration d’un État moderne et, par-dessus tout, apportant les conditions de la création et de l’unité d’un État-nation embryonnaire baptisé Indonésie. Sans aller jusqu’à édulcorer certains des épisodes les plus sombres de cette histoire coloniale, comme ont tendance à le faire quelques-uns des nouveaux historiens spécialistes de ce pays7, il est donc nécessaire de faire la part des choses et de séparer les quelques bons grains perdus dans l’ivraie8.
5Dans l’ensemble, l’héritage colonial hollandais nous semble donc avoir constitué un handicap de départ très pesant au moment où le pays a obtenu son indépendance. Cela a d’abord été le cas pour une économie indonésienne dont la colonisation a largement déterminé la nature, l’orientation, les structures et les premières difficultés de développement, dont certaines n’ont toujours pas été surmontées de nos jours. Mais cela est également vrai pour une société en partie mise en esclavage et décimée par l’exploitation coloniale dont la démographie, l’organisation et la hiérarchie ont été profondément bouleversées. En revanche, sur le plan politique, le bilan est plus nuancé car l’on peut aussi considérer que la colonisation hollandaise a contribué à casser l’ordre féodal et patrimonial préexistant et, d’une certaine manière, à forger une unité nationale qui n’était inscrite ni dans la géographie, ni dans l’histoire de l’archipel. Comme ses rivales britannique ou française, la colonisation hollandaise a même fourni tardivement au mouvement nationaliste les outils qui lui ont permis de se constituer, de se renforcer et finalement de se débarrasser d’elle. Certains de ces apports positifs ont donc indéniablement été déterminants pour la construction de l’État-nation et pour son développement ultérieur.
6Cela dit, afin de clarifier l’ambivalence de cet héritage colonial, il faut à notre sens aller au-delà de la simple opposition entre ses conséquences négatives et positives en introduisant une distinction entre celles qui résultent directement et entièrement de l’intrusion coloniale et celles qu’elle a déclenché ou renforcé de manière indirecte et partielle. La colonisation hollandaise n’a en effet pas totalement bouleversé l’ordre préexistant, loin s’en faut. En fait, pour l’essentiel, elle s’est largement coulée au début dans le système économique, social et politique précolonial, qui était lui-même le fruit d’une histoire longue et complexe, en l’utilisant à son profit, le modifiant, l’altérant de l’intérieur, accélérant ou au contraire empêchant certaines évolutions et surtout en renforçant voire en exacerbant certaines de ses composantes. Du point de vue structurel de l’histoire sur la longue durée, c’est donc la continuité qui prime plutôt que le changement entre les deux périodes considérées. Cela dit, elle a aussi apporté, souvent de manière progressive voire tardive, des variables entièrement nouvelles, surtout sur le plan institutionnel et administratif. Au moment du bilan sur l’héritage, il faut donc bien faire la différence entre ce que la colonisation hollandaise a modifié de l’intérieur et ce qu’elle a apporté de l’extérieur en Indonésie. En combinant ces deux dimensions complémentaires des conséquences - positives ou négatives d’une part, directes ou indirectes de l’autre - qu’elle a eu pour le développement politique, économique et social ultérieur du pays, on peut se faire, il nous semble, une idée plus claire et précise sur la nature du fardeau colonial dont on souhaite évaluer le poids.
7Si l’on examine maintenant de plus près cet héritage colonial, il est évident pour nous que les aspects négatifs l’emportent de loin sur ceux qui sont plus favorables et qu’il n’est donc pas outrancier de parler du poids et même du fardeau de la colonisation. Avant de passer en revue les divers aspects de cette dernière qui ont constitué un lourd handicap au moment où l’Indonésie a obtenu son indépendance réelle fin 1949, mentionnons pour commencer le plus déterminant de ceux qui sont à porter au bilan positif des Hollandais. Il remplit pratiquement à lui seul ce que les historiens ayant une vision de la colonisation comme étant « un verre à moitié plein » peuvent porter à son crédit. Dit sans ambages, la probabilité est grande que l’Indonésie telle qu’on la connaît aujourd’hui n’aurait pas existé sans la colonisation hollandaise ! Étant donné l’atomisation insulaire de cette région, sa diversité ethnique et culturelle extrême et les dynamiques politiques et économiques diverses et concurrentes qui étaient à l’œuvre avant la colonisation, il est vraisemblable de penser que plusieurs pays indépendants auraient pu voir le jour dans l’archipel, en lieu et place d’une Indonésie unitaire. Comme l’a brillamment démontré Anthony Reid9, c’est la colonisation qui a forgé l’identité et l’unité nationales en Indonésie, comme dans tout le reste de l’Asie du Sud-Est. C’est particulièrement évident pour ce qui est du territoire national revendiqué par les Indonésiens. Il s’inscrit exactement dans les limites de celui progressivement consolidé par le colonisateur du 17e au 20e siècles pour constituer son « empire » des Indes néerlandaises, s’étendant de Sabang, à l’extrémité septentrionale de Sumatra, à Merauke, à la frontière sud-est de la Papouasie/Nouvelle-Guinée10. Bref, au moment où ils arrachent de haute lutte fin 1949 leur indépendance réelle, les Indonésiens héritent donc des Hollandais d’un pays qui n’aurait peut-être pas vu le jour sans eux. Toutefois, il se caractérise aussi par un grand nombre de problèmes majeurs également légués par le colonisateur dont le poids va constituer un handicap de départ non négligeable. Avec le recul, on peut réduire ces problèmes au nombre de six.
8Le premier d’entre eux relève du fait que l’intrusion coloniale a été très précoce dans l’archipel indonésien. Elle a aussi été extraordinairement « différentielle ». Certaines îles ou régions comme Java Ouest ou Amboine et Banda dans l’archipel des Moluques ont en effet été affectées dès la fin du 16e siècle, alors que d’autres comme Bali, pourtant adjacente à Java, ou Aceh, à la pointe septentrionale de Sumatra, ne sont véritablement entrées dans le giron colonial qu’au tournant du 20e siècle. Jusque-là, le soi-disant « empire » des Indes néerlandaises se résume essentiellement à Java et quelques enclaves côtières, dans ce que les Hollandais appelaient d’ailleurs de manière parlante les « îles extérieures ». Cet écart dans le temps de l’entrée effective sous la tutelle coloniale (plus de trois siècles dans certains cas) s’est ajouté à certaines différences marquées déjà existantes dans cet archipel immense et pluriel, mais il les a renforcées, voire exacerbées, créant les conditions d’un profond clivage entre Java et les autres îles. C’est sur le plan de la démographie, comme toujours particulièrement déterminant pour le développement des sociétés, que ce clivage nous semble avoir été le plus lourd de conséquences. Au moment de l’indépendance du pays, il va se manifester par un déséquilibre fondamental entre une île de Java, déjà beaucoup plus peuplée que les autres depuis longtemps, et le reste de l’archipel, en moyenne nettement moins habité, certaines régions étant même encore pratiquement vides de population. Compte tenu de l’importance cruciale de ce phénomène démographique pour le développement national, nous présenterons les principales étapes de la croissance de la population javanaise et indonésienne au fil des pages de ce chapitre.
9Le deuxième problème en question est directement lié au précédent. Cette intrusion précoce et différentielle de la colonisation occidentale a en effet interféré, perturbé et interrompu un processus de développement commercial et économique dynamique et prometteur dans lequel était engagé le monde malais depuis fort longtemps et qui s’était accéléré à partir du 15e siècle. La plupart des historiens de l’Asie du Sud-Est concordent sur ce point avec l’analyse développée par Anthony Reid dans son magistral ouvrage sur « l’âge du commerce » (1990) démontrant que le monde malais a traversé au fil d’un « long 16e siècle » une phase de forte croissance et de grande prospérité. Formé de diverses entités politiques concurrentes mais complémentaires, il était déjà fortement intégré dans le réseau commercial inter-asiatique et mondial. Par certains aspects, il semblait être à un véritable stade de développement proto-capitaliste et, sans l’intervention coloniale, les évolutions endogènes auraient peut-être donné naissance à un processus de développement économique de type capitaliste et à l’émergence de formations étatiques post-traditionnelles, sinon modernes, dans la région. Cela n’aurait d’ailleurs pas nécessairement débouché sur la création d’une Indonésie ou d’une Malaisie dans leurs frontières actuelles. À la place de cela, l’intervention coloniale hollandaise en Indonésie (et britannique en Malaisie, de l’autre côté du détroit de Malacca) a coupé dans le tissu des réseaux économiques et commerciaux existants, isolant Java du reste du monde malais. Cela a contribué à renforcer, à défaut de l’avoir véritablement créé, ce clivage avec le reste de l’archipel indonésien.
10Le troisième problème tient à la nature des politiques économiques adoptées par les Pays-Bas pendant plus de trois siècles de domination pour mettre en valeur et exploiter les vastes richesses végétales et minérales de l’archipel, ainsi qu’à l’influence profonde que cela a eu sur la transformation ou la stagnation des structures économiques et sociales du pays. En dépit de la grande variation dans les politiques économiques mises en œuvre, notamment en ce qui concerne la prédominance, à tour de rôle, du secteur privé et des forces du marché ou de l’investissement public et du rôle de l’État, l’objectif prioritaire a toujours été constant: la maximisation du profit pour la métropole et la subordination des intérêts du pays colonisé et de ses populations, sauf pendant une très brève période au début du 20e siècle, à la toute fin de la domination hollandaise. Quelle que soit leur inclinaison idéologique libérale ou dirigiste, ces politiques ont eu le même double effet. D’une part, elles ont renforcé l’extraversion économique initiale d’un archipel indonésien surtout administré comme un réservoir de produits tropicaux exportables et victime, dès l’origine, de la « malédiction des ressources naturelles »11. D’autre part, en dépit des efforts tardifs pour inverser la vapeur, elles ont entraîné une paupérisation croissante de la population et une différenciation sociale de plus en plus marquée en son sein. Le pays subit encore aujourd’hui les conséquences négatives de ces deux phénomènes.
11Le quatrième problème découle du type d’administration coloniale que les Hollandais ont adopté pour gérer cet immense archipel. Entre les deux modèles-types d’administration indirecte des Britanniques en Inde et d’administration directe des Français en Indochine, elle relève un peu des deux catégories. Il s’agit d’une sorte de synthèse hybride dans laquelle la métropole gouvernait largement par l’intermédiaire des autorités autochtones, mais en intervenant fortement dans leurs affaires internes, notamment en divisant activement pour régner. En fait, d’abord essentiellement indirecte jusqu’au début du 19e siècle, cette administration coloniale va devenir de plus en plus directe pour prendre la forme d’un état bureaucratique (Beamtenstaat) quasi développementaliste dans la première moitié du 20e siècle. On peut se demander si ce système hybride n’a pas combiné le pire des deux mondes, en empruntant les aspects les plus problématiques et qui plus est difficilement conciliables des deux grands modèles-types dominants d’administration coloniale. D’un côté, combinant autoritarisme et paternalisme, les Hollandais ont en effet progressivement instrumentalisé à leur profit une élite aristocratique traditionnelle qui a développé une connivence croissante avec le colonisateur, devenant purement parasitaire et même collaborationniste. De l’autre, ils ont empêché, ou à tout le moins largement retardé, l’émergence d’une élite moderne suffisamment nombreuse et compétente pour assumer la gestion des affaires du pays au moment de l’indépendance. Ces deux dimensions de « gouvernance » vont poser de graves problèmes à l’Indonésie dès l’origine qui continuent à peser sur la vie politique contemporaine.
12Un cinquième problème majeur mérite d’être mis en évidence séparément. En effet, la manière dont les politiques adoptées ont été mises en œuvre dans l’administration de l’archipel indonésien est largement lié au fait que les Indes néerlandaises ont été à partir du début du 19e siècle la seule colonie majeure sur laquelle les Pays-Bas ont continué à régner. Cette situation quasiment « mono-coloniale », très différente de celle de la France et surtout de la Grande-Bretagne, a permis aux Hollandais de concentrer tous leurs efforts sur la gestion de leur précieux et prolifique « jardin tropical ». Cette administration méticuleuse, qui a culminé dans une forme presque scientifique au 19e siècle, a d’ailleurs suscité une certaine admiration. Elle a été citée en exemple voire, érigée en modèle, par plusieurs auteurs anglo-saxons ou français friands de comparaisons en matière de politiques coloniales. Mais cette « médaille » a son revers. En effet, on peut penser qu’il a été relativement plus défavorable pour les Indonésiens d’être dominés par une petite nation sans ressources comme la Hollande, dont la survie dépendait beaucoup de sa seule dépendance outre-marine d’importance, que par une plus grande puissance économique contrôlant un vaste empire colonial, comme la France et surtout la Grande-Bretagne.
13Le sixième et dernier de ces grands problèmes découle directement du précédent mais constitue une catégorie en soi. C’est en effet l’importance économique et politique de leur seule grande colonie qui explique l’acharnement des Pays-Bas pour en conserver à tout prix le contrôle et la domination à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ils n’ont pas hésité à se lancer dans une guerre de reconquête coloniale particulièrement violente et destructrice, se soldant par la mort absurde de beaucoup de jeunes Indonésiens éduqués, pourtant peu nombreux, et réduisant à l’état de cendres une bonne partie des infrastructures économiques constituant un des seuls atouts tangibles pouvant être légué au nouveau pays indépendant. Sur le plan économique, l’effort de reconstruction que cela a nécessité est largement responsable du retard pris au démarrage par le développement indonésien. Au niveau social et politique, le fait que l’Indonésie ait gagné son indépendance à travers une révolution anticoloniale violente, et ne l’ait pas obtenue de manière pacifique et concertée, comme la Malaisie voisine par exemple, a également été très déterminant par rapport à certaines évolutions ultérieures, notamment pour ce qui est du rôle prépondérant de l’armée, les dérives autoritaristes de ses dirigeants et la faiblesse de la société civile. Examinons maintenant en détail ces six problèmes majeurs.
Notes de bas de page
1 Marc Ferro, Histoire des colonisations : des conquêtes aux indépendances (1994) et, sous la direction du même auteur, Le livre noir du colonialisme (2003). La pensée de ce grand historien, bientôt centenaire et auteur à ce jour de 65 ouvrages, est résumée dans un article intitulé « Un bilan globalement négatif » paru dans Le Nouvel Observateur du 8 décembre 2005.
2 Voir dans le dernier article mentionné l’argument de Marc Ferro à l’égard de Jacques Marseille, chef de file des historiens économistes hexagonaux, qui s’est lancé dans une œuvre de réhabilitation de la colonisation française, notamment en Algérie.
3 Frantz Fanon, Les damnés de la terre (1961).
4 Albert Memmi, Portrait du colonisé précédé du portrait du colonisateur (1957).
5 Ce chapitre historique n’est à l’évidence pas le fruit de recherches personnelles nouvelles. C’est une tentative, peut-être trop ambitieuse et certainement risquée, de faire une synthèse, en quelque trente pages, de près de quatre siècles d’histoire économique sociale et politique de l’Indonésie avant son indépendance, sur la base des travaux, pour la plupart récents, de nos collègues « indonésianistes » spécialistes de l’histoire de l’archipel. Une nouvelle fois, plutôt que de couper le texte d’inserts bibliographiques fastidieux, je préfère, sauf citation ou information spécifique, donner crédit et rendre hommage ici aux principaux auteurs auxquels j’ai emprunté des données et parfois des idées, dont les ouvrages figurent tous de manière complète dans la bibliographie. Pour les questions démographiques: Widjojo Nitisastro, Population Trends in Indonesia (1970); Peter Boomgaard, Children of the Colonial State: Population Growth and Economic Development in Java (1989); Peter Boomgaard and A.J. Gooszen, Population Trends 1795-1942, Volume 11 Changing Economy in Indonesia (1991); A. J. Gooszen, A Demographic History of the Indonesian Archipelago, 1880-1942 (1999). Pour les questions économiques: Anne Booth, Agricultural Development in Indonesia (1989), Indonesian Economy in the Nineteenth and Twentieth Centuries: A History of Missed Opportunities (1997) et Colonial Legacies, Economic and Social Development in East and Southeast Asia (2007); Peter Boomgaard, op.cit., (1989); Angus Maddison and Gede Prince (Eds), Economic Growth in Indonesia 1820-1940 (1989); Anne Booth, Anna Weidemann and William O’Malley, Indonesian Economic History in the Dutch Colonial Era (1990); Pierre van der Eng, Agricultural Growth in Indonesia: Productivity Change and Policy Impact since 1880 (1996); Howard Dick, Vincent Houben, Thomas Linblad and Thee Kian Wie, The Emergence of a National Economy, An Economic History of Indonesia 1800-2000 (2002). Concernant les questions administratives, sociales et politiques, en plus de tous les auteurs précédemment cités : Robert Van Niel, The Emergence of the Modern Indonesian Elite (1960) et Heather Sutherland, The Making of a Bureaucratic Elite : The Colonial Transformation of the Javanese Priyayi (1979). À noter qu’une grande partie des données statistiques précises sur la période coloniale que la plupart de ces auteurs nous fournissent proviennent de l’extraordinaire source d’informations chiffrées qu’est la monumentale somme de 16 volumes intitulée Changing Economy in Indonesia ou CEI, initiée en 1936 par William Mansvelt, continuée après-guerre par Peter Creutzberg et largement menée à son terme par Peter Boomgaard et d’autres collègues, dont le premier volume a paru en 1975 et le dernier en 1994 ! Enfin, j’ai aussi pris la peine de vérifier certains des points d’interprétation historique les plus délicats en consultant, quand c’était nécessaire, la superbe Cambrige History of Southeast Asia publiée sous la direction de Nicholas Tarling (1992).
6 Nous pensons ici principalement à: Clive Day, The Policy and Administration of the Dutch in Java (1904); John S. Furnivall, Netherlands India : A Study of a Plural Economy (1939) et Colonial Policy and Practice, A Comparative Study of Burma and the Netherlands India (1948); D.H Burger, Structural Change in Javanese Society (1939); Wilhelm F. Wertheim, Indonesian Society in Transition, (1956); Julius H. Boeke, Indonesian Economics: the Concept of Dualism in Theory and Practice (1961); Clifford Geertz, Agricultural Involution, The Processes of Ecological Change in Indonesia (1963); Bernard H.M. Vlekke, Nusantara, A History of Indonesia (1965); Bertram J.O. Schrieke, Indonesian Sociological Studies (1966); Sartono Kartodirdjo, Protest Movements in Rural Java: A Study of Agrarian Unrest in the Nineteenth and Early Twentieth Centuries (1973); Benedict R. O’G Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism (1983); Denys Lombard, op. cit. (1990); Anthony Reid, Southeast in the Age of Commerce 1450-1680 (1990) et Imperial Alchemy, Nationalism and Political Identity in Southeast Asia ( 2010).
7 Nous avons en l’occurrence principalement à l’esprit Cornelis Fasseur, The Politics of Colonial Exploitation, Java, the Dutch and the Cultivation System (1992) et Robert Elson, Village Java under the Cultivation System 1830-1870 (1994), qui tous deux vont dans le sens d’une certaine « réhabilitation » du fameux Cultuurstelsel ou « système des cultures » dont on parlera plus loin.
8 C’est au demeurant l’approche nuancée des historiens économiques majeurs évoqués plus haut comme Booth (1998), Boomgaard (1989) et Dick, Houben, Lindblad and Thee (2002), sur lesquels je me suis surtout appuyé pour la rédaction de ce chapitre.
9 Anthony Reid, Imperial Alchemy, Nationalism and Political Identity in Southeast Asia (2010).
10 Malgré la rhétorique nationaliste qui présente l’Indonésie indépendante comme l’héritière directe d’une glorieuse tradition remontant à Srivijaya au 10e siècle et à Majapahit au 14e, l’unité nationale du pays est en effet essentiellement le fruit de la politique coloniale que les Hollandais ont adopté très tardivement. C’est à partir du traité de Berlin de 1885, déclenchant la ruée impérialiste sur les derniers réduits du monde encore à coloniser, qu’ils ont fait ce qu’il fallait pour occuper et contrôler le territoire des Indes néerlandaises, précisément de Sabang à Merauke, sous la menace des Allemands, qui étaient alors en train de sa tailler sur le tard un empire colonial, notamment en Nouvelle-Guinée.
11 À laquelle le célèbre hebdomadaire libéral britannique The Economist a donc aussi donné en 1977 le nom de « Dutch Disease », le mal hollandais, en référence au déclin de l’industrie manufacturière des Pays-Bas suite à la découverte de grandes réserves de gaz naturel, au large de Groningen, à la fin des années 1950. L’ironie est donc que l’Indonésie ait souffert depuis bien longtemps du même mal que celui qui a été diagnostiqué beaucoup plus tard à son ancien colonisateur, comme si les deux pays étaient prédestinés à partager le même sort.
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