Épilogue. L’Indonésie face à la pandémie de COVID-19 : risques accrus de dérive illibérale
Texte intégral
1Tant dans l’introduction de notre ouvrage, où nous avons choisi de présenter d’emblée au lecteur une photo instantanée de l’Indonésie au début de l’année 2020, que dans la conclusion du dernier chapitre, où on a bouclé la boucle en le ramenant au point de départ, l’accent a été mis sur le fait que le pays était dans une situation relativement favorable mais comportant des éléments importants d’incertitude. Or, l’irruption dès le mois de mars, puis l’extension rapide dans l’archipel, de la pandémie de COVID-19 va tout bouleverser. Comme partout ailleurs dans le monde, elle va mettre l’économie à l’arrêt, avec son cortège de graves conséquences sociales, mais aussi renforcer certaines des principales évolutions politiques en cours, à commencer par la dérive illibérale qui caractérisait la présidence de Joko WIdodo depuis quelques années. Agissant comme un révélateur et un accélérateur, cette pandémie confirme en fait largement la justesse des conclusions auxquelles nous étions arrivés à ce propos avant qu’elle ne survienne, ce qui fournit donc bien matière à un épilogue au sens propre du terme.
Une stratégie tardive, confuse et peu efficace pour enrayer l’extension du virus
2Apparue en Chine, dans la grande ville de Wuhan, vers le milieu du mois de novembre 2019, l’épidémie de SRAS1-Coronavirus 2, bientôt baptisée COVID-192, va s’y propager, ainsi que dans la province voisine du Hubei. Cela se passe plusieurs semaines avant que la communauté mondiale ne soit informée de la gravité du problème par Taiwan, le 31 décembre, et bien avant que Pékin ne reconnaisse enfin, le 7 janvier 2020, la virulence de la propagation du virus, qui a alors déjà tué une soixantaine de personnes. Le 9 janvier, l’OMS lance une alerte internationale. Dès la fin du mois, certains pays voisins immédiats ou proches de la Chine comme Taïwan, Hong Kong, la Corée du Sud et Singapour sont touchés et adoptent des mesures drastiques pour lutter contre cette nouvelle épidémie de SRAS COVID3.
3Pendant ce temps, l’Indonésie, comme beaucoup d’autres pays dans le monde, notamment en Europe ou en Amérique, ne s’alarme absolument pas et s’installe dans une sorte de déni. Jusqu’à fin février, elle se déclare en effet encore libre de toute infection. Le président Jokowi a même l’idée saugrenue et choquante, pour venir au secours d’un secteur touristique déjà fortement affecté par la crise et vital pour le pays, d’annoncer l’adoption d’un programme d’aide de 5 millions de US$ pour investir en publicité dans des grands médias internationaux, afin d’inciter les touristes étrangers à venir visiter un archipel… qui serait épargné par l’épidémie4 ! La chose est évidemment impossible, vu la très grande ouverture de l’Indonésie à la région et au reste du monde. D’abord, le pays attire en effet déjà des millions de visiteurs chaque année5. Par ailleurs, des centaines de milliers de travailleurs indonésiens immigrés sont employés à Singapour, en Malaisie, à Hong Kong, en Corée du Sud ou sur les bateaux de croisière qui sillonnent les mers du globe, et rentrent régulièrement dans leur pays, surtout pour les fêtes marquant la fin du ramadan fixé à la fin du mois de mai en 2020. Pourtant, quand ce déni absurde est critiqué à la mi-février par une équipe de recherche de l’Université de Harvard, le ministère de la santé indonésien exprime son indignation en dénonçant une « déclaration insultante » ! Alors que l’épidémie flambe déjà dans de nombreux pays, l’Indonésie commence toutefois aussi à enregistrer ses premiers cas d’infection au tout début mars - et reconnaît finalement une première victime le 11 mars, le jour même où l’OMS déclare un état de pandémie mondiale.
4La situation prêterait presque à l’ironie, si elle n’était pas aussi sérieuse. C’est justement à ce moment-là que se déroule, du 10 au 13 mars, la visite protocolaire du roi des Pays-Bas, Willem-Alexander, prévue depuis fort longtemps. La longue histoire douloureuse entre les deux pays a laissé des blessures qui ne se sont jamais refermées du côté indonésien. L’espoir est que cette visite permette d’y remédier pour tourner enfin la page et regarder l’avenir sans amertume, ni rancune. Cette espérance est en partie exaucée, puisque le roi présente les excuses de son pays pour les souffrances inutiles infligées de 1945 à 1949 au peuple indonésien, lors de la tentative sanglante de reconquête coloniale. Surtout, il fait aussi (et enfin) le geste symbolique attendu depuis 75 ans en reconnaissant pour la première fois la date du 17 août 1945 comme celle de l’indépendance officielle du pays. En effet, La Haye avait toujours obstinément refusé de le faire, en prétextant que la proclamation de Sukarno avait été unilatérale et que cette indépendance n’était devenue effective qu’après avoir été « octroyée » lors des accords du 27 décembre 1949. Cela ferme donc la parenthèse de la longue période postcoloniale et en constitue d’ailleurs également de facto un épilogue spécifique important. Certaines voix s’élèveront ensuite pour regretter que le souverain néerlandais n’ait pas été plus loin, en demandant un pardon pour l’ensemble de l’œuvre de ses ancêtres : les 350 années de domination et d’exploitation éhontées du grand archipel et de ses habitants6.
5Ayant perdu deux bons mois à nier la réalité puis à procrastiner, le président Jokowi et son gouvernement vont alors enfin commencer à prendre conscience du problème et à adopter certaines des mesures requises pour enrayer la pandémie. Toutefois, cela va se faire bien trop lentement et dans une grande confusion. Cette dernière s’explique aussi par l’organisation administrative trop centralisée et bureaucratique de l’État indonésien dans le domaine de la gestion des catastrophes, naturelles ou non, régies par une législation lourde et peu appropriée, sans coordination efficace avec les autorités locales, en accordant un rôle central accru à l’armée et à la police, au risque de renforcer la dérive autoritaire et illibérale déjà marquée du pays7. De plus, l’Indonésie est mal préparée pour faire face à une pandémie, en raison des multiples vulnérabilités de son système de santé. Parmi ces faiblesses, il faut ajouter la profonde incompétence de son ministre de la santé, le général Terawan Agus Putranto, dont on a déjà évoqué le palmarès édifiant. Jusqu’à la mi-février, il a ainsi continué à minimiser la gravité du problème en disant à ses concitoyens de ne pas paniquer, déclarant que les Indonésiens ont une nature résistante, que le climat tropical du pays les préserve du danger ou que les médicaments traditionnels (jamu) sont efficaces pour lutter contre le virus. Il leur a simplement recommandé…de s’alimenter correctement et de prier pour l’éloigner !
6Le 15 mars, alors que les gouverneurs des provinces les premières et plus gravement affectées (Jakarta, Banten et Java Ouest) commencent à évoquer la nécessité de devoir imposer un confinement partiel, Jokowi s’y oppose résolument et demande juste à ses concitoyens de rester chez eux s’ils le peuvent. Sans le dire aussi ouvertement ni surtout, aussi vulgairement qu’un Trump ou un Bolsonaro, il semble en effet d’abord privilégier la santé de l’économie. Il se refuse à imposer des mesures qui vont immanquablement nuire à la réalisation de son objectif prioritaire et obsessionnel de stimulation de la croissance et d’accélération du développement économique et social. En fait, il voit essentiellement la pandémie par le prisme de l’économie, mais aussi de la sécurité, n’ayant pas oublié qu’un président peut devoir démissionner et un régime politique tomber à la suite d’une crise sociale majeure, - comme ce fut le cas pour Suharto en 1998. Mais il ne peut pas non plus continuer à rester inactif face à l’opinion publique et aux gouverneurs en question, ceci, d’autant plus qu’il y a là aussi des enjeux de préséance ou de rivalités politiques. Plusieurs de ces gouverneurs sont en effet pressentis comme candidats à sa succession en 2024 et pourraient profiter de la situation pour critiquer son indécision et promouvoir leur image. Il annonce donc la création d’une nouvelle instance de type « task force » (Gugus Tugas Percepatan Penenganan COVID-19 ou Unité spéciale pour accélérer la réponse au COVID-19) placée sous la responsabilité du général Doni Monardi qui dirige la BNPB (Badan Nasional Penanggulangan Bencana, l’Agence nationale de lutte contre les catastrophes). Cette unité spéciale doit coordonner et superviser les actions du ministère de la santé, de l’armée (TNI) et de la police (POLRI) pour lutter contre la pandémie. Cela revient de fait à une mise sous tutelle du ministère de la santé et à une forte militarisation de cette lutte, placée dans les mains d’officiers de l’armée dans lesquels Jokowi semble placer toute sa confiance - confirmant ainsi le risque de dérive illibérale accrue dans le pays.
7Dans l’intervalle, la pandémie a commencé à s’étendre et aurait déjà (officiellement) infecté 1 414 personnes et fait 122 morts le 31 mars, le jour où la presse commence à faire quotidiennement part du lugubre bilan statistique en la matière. Le même jour, Jokowi, de plus en plus critiqué par ses opposants et dans les médias pour son manque de leadership, impose enfin un décret présidentiel signé la veille. Ce décret s’appuie sur la loi de 2018 régissant les questions de quarantaines sanitaires et précise les mesures de distanciation physique que les gens devront désormais respecter. Ces dernières, baptisées PSBB (Perbatasan Sosial Berskala Besar ou Restrictions sociales à grande échelle), un sigle qui va désormais faire florilège dans la presse nationale, entrent en application le 1er avril. Elles incluent des mesures de base adoptées par tous les pays comme l’hygiène des mains, une distanciation minimale entre les gens, le travail ou l’étude à domicile dans toute la mesure du possible et la recommandation de ne pas se réunir en grand nombre dans les lieux publics ou de culte et de prier chez soi. Mais cela permet également, si nécessaire, d’imposer notamment le confinement partiel des quartiers les plus infectés, la fermeture des écoles et des lieux publics habituels (stades, centres commerciaux, restaurants, etc.), l’interdiction du transport de passagers par motos-taxis, l’obligation faite aux hôtels désormais vides de clients d’accepter les personnes contaminées pour effectuer leur quarantaine, la limitation des autorisations pour franchir les frontières municipales ou régionales et le port du masque obligatoire quand la situation l’exige. Bref, c’est en fait un confinement partiel, modulable et doux qui ne dit pas son nom. Toutefois, le problème est que les gouverneurs de province ou les maires de municipalités urbaines et chefs de district ruraux ne peuvent imposer ces mesures que s’ils obtiennent l’autorisation formelle du ministère de la santé, sur la base d’un dossier étayé justifiant cette nécessité. Ce dernier, englué dans ses pratiques bureaucratiques habituelles et dirigé par un ministre incompétent ayant perdu toute légitimité, s’avère vite débordé par les demandes et n’arrive pas à y répondre avec la célérité voulue.
8L’Indonésie perd donc encore du temps face à la pandémie, mais le DKI Jakarta est enfin autorisé le 10 avril à appliquer ces fameuses PSBB, qu’il impose trois jours plus tard pour une période renouvelable de deux semaines. Puis, le 22 avril, c’est le tour de la troisième ville du pays, Bandung, bientôt suivie par la deuxième, Surabaya, et d’autres de moindre importance, surtout à Java mais aussi dans le reste de l’archipel. Le cocktail de mesures adoptées inclut en général la plupart de celles qui ont été évoquées plus haut, ce qui revient à imposer un confinement partiel à la population. Cela va entraîner un certain chaos au départ, mais il va surtout s’avérer difficile de le mettre en œuvre et de le faire respecter. Les mesures en question ne sont pourtant pas plus coercitives que partout ailleurs dans le monde ; et même moins, comparées à la plupart des pays voisins et notamment les Philippines, où le président Rodrigo Duterte se surpasse dans l’ignominie en disant qu’il faut « tirer à vue » sur les gens qui ne respectent pas le confinement beaucoup plus drastique qui a été imposé ! Mais comment obliger les gens à rester chez eux et à ne pas travailler dans un pays où 60% de la population vit des activités du secteur informel, et où ne pas gagner sa vie quotidienne signifie ne pas pouvoir survivre à court terme ? Par ailleurs, il n’est guère étonnant que cela soit plus compliqué dans un archipel aussi éclaté et divers que l’Indonésie, dont certaines villes et campagnes sont parmi les zones urbaines et rurales les plus densément peuplées de la planète. Comment arriver à gérer un confinement, même partiel, dans une mégalopole de 30 millions d’habitants comme Jakarta, grouillante de vie à tout moment du jour et de la nuit, ou dans une île de Java qui compte plus de 150 millions d’âmes, une densité moyenne de plus de 1 000 par kilomètre carré ? C’est un peu « mission impossible »8 ! Cela dit, le principal problème réside dans le fait que ces mesures, qui sont arrivées tardivement et ne suffisaient probablement déjà pas à pouvoir enrayer la pandémie, ont aussi été mal appliquées et peu respectées. Autrement dit, tout cela correspond à la formule du « trop tard, trop peu et pas assez bien ». La plupart des observateurs de la scène indonésienne en attribuent la responsabilité à Jokowi et au gouvernement central, qui n’ont pas été capables d’établir une ligne de commandement claire et d’assurer une coordination efficace entre les trop nombreuses instances administratives impliquées.
9Il n’est guère étonnant dans ces conditions que la pandémie s’aggrave rapidement. À la mi-avril, le pays compte déjà près de 5 000 cas d’infection et de 500 morts, un quasi quadruplement en tout juste deux semaines. Face à cela, le président franchit un pas supplémentaire pour essayer de freiner le processus en prenant le 24 avril la décision difficile d’interdire à la population d’entreprendre le traditionnel mudik, l’exode massif qui amène des millions d’indonésiens à voyager dans le pays pour passer la fin du ramadan dans leur famille9 et fêter Idul Fitri, l’ouverture du jeûne, au soir du 23 mai. Il leur recommande à la place de rester chez eux et d’y faire leurs prières pour que la pandémie s’arrête! Mais le virus continue à se propager : au 30 avril, il a contaminé près de 10 000 personnes et en a tué 784 ; à la mi-mai, Java est déclaré en « alerte rouge », alors que le nombre de morts dans le pays dépasse la barre symbolique des 1 000 victimes, dont près de la moitié à Jakarta et plus de 80% sur l’île centrale10. En fait, il est plus que probable que ce chiffre est déjà beaucoup plus élevé, certains parlant même d’un bilan deux à trois fois plus grave. Il faut dire que l’Indonésie ne fait pas exception à la règle quasi universelle dans ce domaine qui consiste à sous estimer le nombre de victimes de la pandémie11. Fin mai, alors que le pays compte désormais plus de 25 000 cas d’infection et de 1 500 morts, la plus grande communauté musulmane du monde célèbre donc Idul Fitri de manière inhabituelle, peu démonstrative et plutôt triste, les habitants de la capitale étant même formellement confinés à leur domicile12.
10Après le lebaran, le président décrète début juin que l’on doit désormais passer à une phase de « nouvelle normalité » : les activités vont reprendre progressivement, tout en respectant les règles de prudence requises. Il espère que la pandémie a commencé à se calmer au bout de deux mois d’imposition des PSBB et de confinement partiel dans les plus grandes villes. Mais il considère surtout qu’il est urgent de relancer l’économie du pays largement à l’arrêt pour enrayer le désastre social en cours. À l’instar de beaucoup d’autres pays du monde, ce déconfinement partiel mais sûrement prématuré n’a pas non plus marché aussi bien qu’il eut été souhaitable, même si les gens pensaient comme ailleurs que les choses allaient enfin mieux et que l’on pouvait reprendre la vie d’avant. La pandémie a donc repris de plus belle pour atteindre 41 431 cas d’infection et 2 276 morts le 18 juin et encore doubler ces chiffres en un seul mois à 86 521 cas 4 143 morts le 18 juillet, dépassant alors le bilan (officiel) de la Chine. À cette date, 464 des 514 municipalités urbaines et district ruraux du pays sont affectés et la pandémie tue en moyenne 77 personnes par jour. Pour faire face à cette nouvelle flambée et comme dans moult autres situations comparables, un reconfinement partiel est (ré)imposé, notamment à Jakarta, et les mesures de PSBB renforcées, malgré leur impopularité. Toutefois, le cap des 100 000 cas d’infection est franchi fin juilllet et celui des 5 000 morts, début août. Le 17 août, le pays enregistre déjà 141 370 cas et 6 207 décès, fêtant dans la retenue, la tristesse et le deuil les 75 ans de son indépendance13.
11Ensuite, la situation a hélas continué à s’aggraver car la pandémie est repartie de plus belle, obligeant le gouverneur de Jakarta Anies Basdewan à réimposer le 11 septembre un confinement strict, un peu contre l’avis de Jokowi qui recommande alors quant à lui une « approche mesurée » en la matière. Le combat feutré entre le président et l’un des principaux prétendants à sa succession en 2024 se poursuit donc sur fond de désaccord sur la manière de gérer l’urgence face à la pandémie. Le gouverneur, plus proche du terrain et conscient de la dangerosité de la situation (comme tous ses homologues dans d’autres provinces), fait face à l’attitude contradictoire et irrésolue du chef de l’État. Sa position plus claire et ferme est louée par le PKS, seul parti islamique resté dans l’opposition, ainsi que par les islamistes du FPI et du Mouvement 212 qui ont soutenu son élection face à Ahok en 2016-17 et voient plus que jamais en lui, depuis que Prabowo les a « trahis » et s’est rallié à Jokowi, le meilleur candidat pour les représenter lors des présidentielles de 2024 auxquelles ils s’affairent déjà14.
12Pourtant, tout cela est encore bien loin. Il y a pour l’instant surtout urgence à accorder les violons et à adopter une politique univoque plus ferme et cohérente, car le virus se répand à grande vitesse dans l’archipel. Le 25 septembre, l’Indonésie compte en effet déjà plus de 262 000 cas officiels et franchit le seuil des 10 000 décès, un doublement du nombre de victimes en seulement deux mois, rejoignant ainsi le club des 17 pays de la planète qui ont le triste privilège d’avoir enregistré autant de morts. À cette date, 494 des 514 kabupaten et kotamadya du pays sont infectés. C’est bien sûr la capitale Jakarta qui est proportionnellement la plus touchée avec 1 661 décès, un taux de mortalité d’environ 160 par million d’habitants quatre fois plus élevé que la moyenne nationale, alors encore inférieure à 40. En chiffres absolus, c’est toutefois la province de Java Est qui paye le plus lourd tribut avec plus de 3 000 décès, loin devant Java Central (qui en compte environ 1400) et de Java Ouest, Sumatra Nord, Sulawesi Sud et Kalimantan Sud (avec un peu plus de 400 victimes chacune). Le corps médical est particulièrement décimé, plus de 100 médecins ayant déjà perdu la vie depuis le début de la pandémie. Bref, la situation continue à se dégrader de manière alarmante puisque le pays franchit le cap des 12 000 morts à la mi-octobre15.
Les conséquences économiques, sociales et politiques de la crise sanitaire
13Comme partout ailleurs dans le monde, les conséquences économiques, sociales et politiques de cette pandémie sont bien évidemment catastrophiques. Avec l’application des PSBB, la limitation des déplacements et des transports aériens, routiers et maritimes ainsi que la fermeture totale ou partielle de très nombreuses entreprises et de l’administration, l’économie a fortement ralenti à partir du mois de mars. La croissance, qui s’était déjà effondrée à 2,97% lors du premier trimestre est tombée à -5,32%16 au second, donnant un chiffre consolidé de seulement 1,23% pour l’ensemble du premier semestre. Cette croissance négative a perduré et s’est finalement établie à -3,5% au troisième trimestre17. L’exercice 2020 risque donc, selon la Banque mondiale et le FMI, de se solder par une contraction de -1,5%18. Ce serait la première depuis 1998, lors de la plongée abyssale enregistrée à la suite de la crise financière asiatique. Lucide, le gouvernement indonésien espère toutefois une contraction moindre qui pourrait varier entre -0,6% et -1.7%. Mais de son côté, l’OCDE est encore plus pessimiste et table sur une contraction de -2,8% si la pandémie se calme et même de -3,9% si le pays est confronté à une deuxième vague, comme cela semble malheureusement se confirmer. Cela compromet donc largement le rêve de Jokowi qui, considérant que la croissance moyenne de 5% qu’avait connue le pays depuis le début de son premier mandat en 2014 était trop faible, avait pour principal objectif annoncé lors de sa réélection en 2019 de la faire passer à 7 ou 8% avant 2024, en faisant les réformes nécessaires pour attirer les investissements étrangers. Avec le ralentissement de l’économie mondiale, ces derniers ont au contraire chuté de près de 10% lors du premier trimestre 2020. En revanche, vu la baisse de la consommation, l’inflation est tombée en dessous de 2% par mois en juin et juillet et le pays se dirige aussi vers la déflation.
14Pour tenter d’enrayer ce désastre, Jokowi a réagi de manière traditionnelle en formant le 20 juillet, par décret présidentiel, une instance administrative supplémentaire affublée du nom compliqué d’« Équipe de rétablissement économique nationale et de réponse au COVID-19 ». Il en a confié la responsabilité conjointe à Airlangga Hartato, ministre coordinateur de l’économie et président du GOLKAR, et à Erik Thohir, le jeune et dynamique ministre des entreprises d’État - un homme d’affaire comme lui, en qui il semble avoir toute confiance et pour lequel il voit, semble-t-il, un bel avenir politique. En dehors d’embrouiller encore un peu plus l’organigramme déjà incompréhensible de la lutte contre la pandémie, cela n’a évidemment guère eu d’effet sur la réalité. Certes, si la pandémie se calme, qu’un traitement ou un vaccin sont trouvés avant la fin de l’année, la croissance rebondira fortement, comme c’est toujours le cas après une crise de cette envergure. Elle pourrait être supérieure à 6% en 2021. Toutefois, cela ne compensera pas la perte enregistrée en 2020 au niveau du PIB, d’autant plus que le gouvernement tablait déjà sur un chiffre irréaliste de 8,2%. C’est d’autant plus rageant que l’Indonésie venait tout juste de rentrer en 2019, avec un RNB par habitant de 4 050 US$, dans la catégorie supérieure des pays à revenus intermédiaires19. Elle risque fort d’en ressortir illico presto en 2020 ! En tous les cas, cela remet totalement en question une bonne partie des projets que Jokowi voulait entreprendre sous son second mandat, notamment le plus onéreux et grandiose, - celui du transfert de la capitale à Kalimantan Est, - qui a été suspendu sine die fin septembre.
15Cette dégringolade économique a bien sûr entraîné tout un cortège d’effets sociaux désastreux20. Avec une diminution de moitié des transports, la fermeture de la plupart des usines et des entreprises ainsi que celle des frontières aux touristes étrangers, des millions d’Indonésiens ont perdu leur emploi. D’après les estimations, environ 5,5 millions de personnes sont venues grossir les rangs du chômage depuis le début de l’année ; ce chiffre pourrait doubler pour atteindre les 10 millions d’ici sa fin. Cela ferait remonter le taux de chômage à 8-9%, alors qu’il était tombé à son plus bas niveau en 2019, autour de 4%. La pauvreté sous sa forme la plus sévère, telle que mesurée selon le critère national, qui venait enfin de passer en 2019 sous la barre des 10%, va donc repartir à la hausse et repasser au-dessus en 2020. Plus de 1 million de personnes en auraient en effet déjà rejoint les rangs à la fin juin et le gouvernement s’attend à ce que ce chiffre puisse être multiplié par quatre d’ici la fin de l’année21. Par ailleurs, les inégalités de revenus et plus généralement sociales, en termes d’accès à la santé et à l’éducation notamment, qui avaient commencé à diminuer légèrement, après avoir atteint un sommet sous la présidence de SBY, vont évidemment à nouveau s’aggraver. Alors que tous les économistes du monde débattent sur le fait de savoir si la reprise post-COVID sera en forme de V ou de U, il semble de plus en plus probable qu’elle revête plutôt en Indonésie celle du K, signe d’une hausse des inégalités et d’un creusement du fossé entre riches et pauvres22. Confronté à un tel maelström, le gouvernement à adopté - et il faut le dire, avec une grande rapidité contrairement aux mesures sanitaires - un très vaste programme financier d’urgence de 47,5 milliards de US$ afin de soutenir l’économie dans son ensemble, les entreprises en difficulté, le système hospitalier et les personnes les plus vulnérables, auxquelles il faut assurer un filet de sécurité. Le fait que cela va creuser le déficit budgétaire, qui atteindra probablement 6 à 7% du PIB en 2020, a été, comme partout ailleurs dans le monde, considéré comme secondaire, le président ayant d’ailleurs levé dès le mois d’avril par décret la sacro-sainte limite de 3% inspirée des critères européens en la matière. Mais le principal problème se situe à un autre niveau : à peine plus d’un quart de cette somme avait été déboursé fin juillet et seulement 36,6% à la mi-septembre, en raison des lourdeurs bureaucratiques habituelles et des craintes justifiées que la corruption ne se glisse dans le système, stimulée par de si vastes sommes. Cela à d’ailleurs amené Jokowi à taper sur la table du gouvernement et à demander à ses ministres de se mobiliser pour débloquer les fonds aussi vite que possible, en menaçant de procéder à un prochain remaniement du cabinet. Quoi qu’il en soit, ce programme de sauvetage n’est pas suffisant. Comme les mesures sont provisoires, la situation sociale risque bien de se dégrader encore plus dans les mois qui viennent, en particulier sur le plan sanitaire et alimentaire.
16Mais c’est au niveau politique que se situent les principales leçons à tirer de la crise pour nourrir cet épilogue. La vie du pays a en effet également été fortement bouleversée depuis le mois de mars, le parlement, les partis et les tribunaux réduisant tout d’abord leurs activités et laissant à l’exécutif, présidence et gouvernement réunis, le soin de diriger le pays par décret, comme le permet une telle situation d’urgence. Même si c’est provisoire, cela n’est évidemment jamais bon pour une démocratie car on sait par l’histoire que les mauvaises habitudes prises en temps de crise ont tendance à perdurer et rendre difficile le retour à la normale. On peut ainsi s’inquiéter du rôle coercitif accru de l’armée et de la police dans la gestion de la pandémie, ainsi que des atteintes de plus en plus fréquentes à la liberté de presse et d’expression pour faire taire les critiques envers la politique gouvernementale ou au nom de la lutte contre la propagation des fausses informations sur les réseaux sociaux (les « fake news trumpiennes », de triste réputation). Parmi les premières victimes collatérales du COVID-19 figurent les élections régionales. Début mai, après des semaines de tergiversations, elles ont finalement été repoussées du 23 septembre au 9 décembre. Cela n’est pas en soi scandaleux compte tenu de la situation. D’ailleurs, l’Indonésie n’est pas le seul pays où les échéances électorales ont du être reportées pour cause de COVID. On ne peut même pas soupçonner que cette mesure ait été prise pour avantager un gouvernement et les partis politiques de la coalition qui le soutient, confrontés aux difficultés de la gestion d’une crise aussi grave, car la cote de popularité de Jokowi et de plusieurs de ses principaux ministres particulièrement exposés, comme Prabowo ou Sri Mulyani, reste étonnement haute compte tenu des circonstances23. En dehors des élections, il est intéressant de noter que parmi les principaux projets de lois qui étaient en cours d’examen avant la pandémie, les délibérations du parlement sur celui très contesté de révision du code pénal et d’adoption d’un véritable « mode de conduite familial » (baptisé ironiquement par d’aucun « bedroom bill » !) ont été interrompues, avant qu’il ne soit purement et simplement abandonné fin novembre. Cela révèle apparemment une prise de conscience salutaire d’une majorité de députés devant l’absurdité et l’iniquité d’une telle loi. C’est d’autant plus significatif que, dans l’intervalle, les manifestations fréquentes qui s’y opposaient, dénonçant en même temps la nouvelle loi sur la lutte contre la corruption, avaient pris fin en raison des mesures de distanciation sociale et ne constituaient donc plus un élément de pression gênant.
17Pour ce qui est de la corruption, malgré la nomination d’un Conseil de supervision de la KPK formé de personnalités respectées, les quelques décisions prises par cette dernière depuis le début de l’année, notamment la suspension des poursuites envers des personnes à l’innocence douteuse voire leur acquittement, ont démontré qu’elle avait perdu une bonne partie de l’autonomie et de la pugnacité qui étaient les siennes avant l’adoption de cette nouvelle loi. La grande majorité des Indonésiens le regrettent beaucoup et ne lui accordent plus le même crédit24. Ils se montrent souvent désabusés face au déclin de la lutte contre ce fléau. Leur mécontentement se renforce du fait que la Cour suprême prononce de plus en plus systématiquement des réductions de peine substantielles pour certains coupables des cas les plus graves et scandaleux. De son côté, le président leur accorde lui aussi fréquemment de généreuses rémissions. Les gens continuent également à ne pas avoir confiance dans leur police, fortement compromise dans l’affaire qui a agité le pays en juin-juillet, entre son déconfinement partiel et le début de son reconfinement, avec la libre circulation avérée et protégée d’un fugitif recherché depuis 11 ans (!) pour son implication dans l’énorme affaire de corruption de la Banque Bali, survenue dans la foulée de la crise financière asiatique25. Cela dit, la KPK semble avoir enfin pris conscience de la défiance populaire à son égard car elle a démontré un regain surprenant d’énergie et de courage en arrêtant deux ministres en vue fin novembre/début décembre. Le premier n’est autre que Edhy Prabowo, ministre des affaires maritimes et de la pêche et seul autre membre du GERINDRA (de son patron et homonyme, Prabowo Subianto) dans le cabinet. Il est accusé d’avoir tiré profit de sa position pour distribuer à des proches des licences d’exportation en relation avec le lucratif commerce des larves de langoustes et de s’être enrichi à titre personnel. Le second ministre en question est Juliari Batubara, en charge des affaires sociales, un membre en vue du PDI-P, le parti du président et de Megawati. Comble de l’indécence, il est accusé d’avoir siphonné 1,5 million de US$ dans les fonds spéciaux mis en place pour aider les plus vulnérables à faire face à la pandémie de COVID ! C’est un problème très embarrassant, tant pour Prabowo que Jokowi. La presse ressort alors son leitmotiv sur l’urgente nécessité de procéder à un remaniement ministériel.
18L’autre chantier législatif majeur entrepris avant le début de la pandémie concernant la loi dite « omnibus » a continué en revanche à avancer en sourdine. Censée simplifier la bureaucratie tentaculaire indonésienne pour attirer les investissement étrangers et accélérer le développement du pays26, elle avait principalement occupé la classe politique et la presse jusqu’à fin février. On a vu que les nouvelles dispositions législatives envisagées, notamment pour assouplir le code du travail et les normes de protection en matière environnementale, soulevaient l’hostilité des milieux syndicaux et associatifs27. Ils avaient protesté avec force pour s’y opposer jusqu’au début du confinement et de l’imposition des PSBB, à travers de grandes manifestations qui ont évidemment pris fin par la force des choses. En Indonésie comme ailleurs dans le monde, la pandémie de COVID-19 a effectivement permis aux régimes politiques en place, qu’ils soient autoritaires, hybrides et même démocratiques, de mettre opportunément un terme à ce type de protestation28. Avec le retour à la « nouvelle normalité » annoncée par Jokowi début juin, le DPR a repris ses travaux avec pour objectif d’adopter cette loi aussi vite que possible pour aider le pays à sortir de la crise économique en créant le grand nombre d’emplois espérés par l’arrivée des investissements étrangers qu’elle devrait attirer. Pourtant, elle porte aussi atteinte aux droits du travail d’une classe ouvrière qui souffre déjà beaucoup de cette crise.
19Jusqu’à fin août, il semblait que les choses étaient trop conflictuelles pour qu’une décision soit prise rapidement, peut être même pas avant la fin de l’année29. Cela n’arrangeait évidemment pas les affaires d’un président dont le principal objectif était de pouvoir relancer la machine économique le plus vite possible en espérant que l’Indonésie puisse bénéficier de la relocalisation de certains maillons des chaînes de valeur qui vont se réorganiser à l’échelle planétaire, avec la montée de l’antagonisme entre les États-Unis et la Chine - et l’étiquette de paria du capitalisme mondialisé que Washington s’ingénie à coller à Pékin. La situation était donc délicate. Un observateur très attentif de la scène indonésienne et internationale a même écrit avec perspicacité avant le début de la pandémie que Jokowi était confronté au même dilemme que le président français Macron30 : passer rapidement en force, ou prendre plus de temps pour négocier. Fort de sa majorité parlementaire écrasante et du soutien du patronat, l’urgence l’a finalement fait pencher pour la solution la plus expéditive, puisque la « Loi de création d’emplois », sa nouvelle appellation, a été adopté par le DPR le 5 octobre. En dépit des mesures de PSBB, cela a immédiatement entraîné une vague de manifestations à Jakarta et dans la plupart des grandes villes du pays. Organisées dans un premier temps par les syndicats, mais bientôt infiltrées par l’opposition islamiste radicale menée par le FPI, les vestiges du Mouvement 212 et la nouvelle coalition KAMI31, elles ont donné lieu à des violences et à la destruction de mobilier urbain. La répression policière a été plus que musclée et, pour beaucoup d’observateurs, disproportionnée, avec l’arrestation de centaines de manifestants32. La liberté d’expression a aussi subit un nouveau tour de vis, Jokowi écartant d’un revers de main les critiques formulées contre cette nouvelle loi comme étant alimentées par des « fake news ». Tout cela renforce la dérive illibérale du pays et indique qu’il est peut être sur le point de retomber dans les affres de sa polarisation politique. La crise sanitaire ne fait donc bien là aussi que confirmer la tendance qui était à l’œuvre au préalable.
20La seule chose que la pandémie ne semble pas avoir affecté ni infecté est l’ambition de nombreux candidats à succéder à Jokowi en 2024 ! C’est notamment, comme on l’a évoqué précédemment, le cas des gouverneurs de trois des quatre provinces les plus peuplées du pays. Il s’agit de Anies Basdewan pour le DKI Jakarta, de Ridwan Kamil pour Java Ouest ou de Khofifah Indar Parawansa pour Java Est, qui ont fait ce qu’il fallait pour lutter contre la pandémie et vu leur cote de popularité s’envoler dans les sondages. Mais c’est bien sûr aussi le cas de Prabowo Subianto, l’éternel candidat présidentiel, par deux fois adversaire de Jokowi, que ce dernier à coopté comme ministre de la défense pour le neutraliser et qui profite de sa position pour soigner sa popularité. Il est en effet, de manière étonnante, le plus apprécié des membres du gouvernement, devant Sri Mulyani, la compétente ministre des finances, qui n’a apparemment pas d’ambition présidentielle. Dans les sondages où la question de l’échéance de 2024 est soulevée, Prabowo sort régulièrement premier, devant Anies Basdewan. Il faut dire qu’il occupe une position stratégique très en vue : l’armée est littéralement en première ligne dans la lutte contre la COVID-19 et il y conserve de nombreux partisans. C’est d’autant plus le cas qu’il se démène beaucoup pour dépenser le budget important qui lui a été alloué afin d’assurer le renouvellement de l’équipement militaire du pays. Cela se passe en plus à un moment où la Chine a montré encore clairement, au début du mois de janvier, que ses ambitions de contrôle maritime régional s’étendaient jusqu’à l’archipel indonésien des Natuna, ce qui ravive la fibre nationaliste du pays et redonne de l’importance aux questions de défense compte tenu de la position imprévisible des États-Unis33. C’est ce qui avait d’ailleurs amené Prabowo à dépêcher sur place quelques navires de guerre et Jokowi à y faire une visite impromptue.
21En tous les cas, le rapprochement entrepris avant le début de la pandémie entre le PDI-P et le GERINDRA en vue de la constitution d’un ticket présidentiel Prabowo-Puan Maharani en 2024 semble bien toujours être à l’ordre du jour. Le fait que le principal intéressé ait fait le forcing en septembre pour conserver la présidence du GERINDRA est un signe probant à cet égard. D’autres personnes que lui pensent déjà sûrement aussi aux élections de 2029. C’est peut être le cas de Gibran Rakabuming Raka, le propre fils du président, qui a forcé la main du PDI-P, fort du soutien paternel, pour lui offrir sur un plateau, lors des élections municipales du 9 décembre, la candidature au poste de maire de Surakarta qu’occupait son père au début de sa carrière34. Le sentiment majoritaire dans le pays est qu’une nouvelle dynastie politique est en formation, après celle de Sukarno, qui dure depuis trois générations, et, dans une moindre mesure, de Suharto, qui essaye de revivre par l’intermédiaire de son fils maudit Tommy, ou de SBY, dont le rejeton, Agus Harimurti, a repris récemment la tête du Parti démocrate qui avait permis à son père d’accéder à la présidence et a déjà annoncé qu’il briguait le poste. Cela semble d’autant plus patent que Bobby Nasution, le beau-fils de Jokowi, est aussi candidat au poste de maire d’une grande ville (en l’occurrence Medan, la capitale de Sumatra Nord)35. Dans ce domaine, on ne peut s’empêcher d’avoir le sentiment que « plus cela change, plus c’est la même chose ! » en Indonésie36. Cela alimente clairement la tonalité de cet épilogue dans lequel la continuité prend nettement le pas sur le changement.
22Pour conclure dans la même veine, cette crise a surtout mis crûment en évidence les faiblesses de l’Indonésie en termes d’organisation administrative déficiente, de faible capacité de coordination horizontale entre les ministères et verticale avec les provinces ou les autres instances locales. Elle a confirmé l’urgente nécessité de procéder aux réformes qui guérirait le pays de son goût immodéré pour une complexité bureaucratique digne d’une « machine de Tinguely »37. C’est d’ailleurs bien le projet du président et il lui reste tout de même quatre ans pour le faire avant la fin de son mandat38. Il doit aussi pour cela pallier aux carences de son gouvernement en procédant au remaniement ministériel qu’il a évoqué fin juillet pour se débarrasser des quelques ministres qui ont fait preuve de leur incompétence crasse dans la crise (notamment celui de la santé) ou de leur vénalité (en particulier les deux inculpés pour corruption) 39. Ensuite, il faudra voir si le pays pourra surmonter aussi vite que possible la crise économique et sociale résultant de cette pandémie, ou si cette dernière va repartir et durer, rendant vain tout espoir d’amélioration rapide de la situation. Si tel est le cas, il n’est pas impossible que la stabilité politique soit remise en cause, comme en 1998.
23De toute façon, il faudra observer attentivement la manière dont Jokowi s’y prendra. Profitera-t-il des circonstances comme de nombreux autres responsables politiques aux tendances illibérales de par le monde, pour renforcer son pouvoir et continuer à passer en force les réformes qui lui tiennent à cœur, comme il vient de le faire avec la loi sur « la création d’emplois » 40 ? C’est la crainte de beaucoup d’Indonésiens qui redoutent de voir leur pays émerger de la pandémie de COVID-19 avec une démocratie plus altérée qu’elle ne l’était avant d’y être confrontée et que ce terrible épisode ne se solde par l’aggravation d’un processus de régression démocratique vers un régime présidentiel à l’illibéralisme encore plus marqué. Dans cette perspective, ils frémissent à l’idée que Jokowi puisse laisser le pouvoir en 2024 a un successeur aux tendances national-populistes encore plus autoritaires que lui, comme Prabowo (ou encore pire !), qui pourrait ramener l’Indonésie vers les vieux démons de l’Ordre nouveau de Suharto, dont il fut l’un des pires sbires et dont il est nostalgique)41. Mais on peut aussi imaginer que la crise soit salutaire et que le président choisisse d’en sortir en relançant la négociation avec le monde du travail et la société civile pour définir un modèle de développement plus participatif, durable et équitable pour son pays. Après tout, il pourrait peut-être aussi souhaiter de passer à la postérité comme celui qui a sauvé la démocratie indonésienne plutôt que précipité son déclin ? Le ton du discours annuel sur l’état de la nation qu’il a prononcé le 14 août devant les deux chambres réunies au sein de l’Assemblée consultative du peuple à l’occasion du 75e anniversaire de l’indépendance pouvait laisser penser que cela puisse être le cas. Il a en effet eu des mots forts sur la nécessité de profiter de cette crise terrible pour repartir d’un bon pied et inverser le processus de régression démocratique en cours. Mais peu de temps après, il a pourtant encouragé l’adoption précipitée de la loi cruciale et controversée sur la « création d’emploi » par un DPR s’étant bien gardé d’ouvrir le débat, qui aurait pourtant été indispensable sur une telle question. C’est évidemment très contradictoire, mais semble relever du type de comportement que certains considèrent comme le principal trait de caractère de Jokowi42. On verra comment il continuera à agir dans les mois à venir et d’ici la fin de son mandat. Le pire n’est heureusement pas certain, mais le meilleur est peu probable. C’est plus vraisemblablement dans un entre-deux fait d’avancées et de reculades qu’il va continuer à louvoyer. La seule chose que l’on peut dire sans risque de se tromper, au moment de mettre un point final à cet épilogue et à cet ouvrage, est que situation de l’Indonésie est nettement moins favorable et beaucoup plus incertaine encore qu’elle ne l’était voilà seulement quelques mois, au début de l’année 2020.
Notes de bas de page
1 L’acronyme de SARS signifie Severe Accute Respiratory Syndrome ou SRAS en français pour Syndrome respiratoire aïgu sévère. C’est en 2002 qu’une première épidémie de SRAS est apparue dans la province de Guandong en Chine, touchant rapidement Hong Kong et Taiwan voisins ainsi que plusieurs pays d’Asie du
Sud-Est, principalement le Vietnam. Cette épidémie est restée finalement circonscrite à l’Asie orientale, infectant plus de 8 000 personnes et faisant tout de même près de 800 morts entre 2003 et 2004.
2 COVID signifie COrona VIrus Disease ou maladie du coronavirus, le chiffre de 19 qui lui a été accolé correspondant simplement au fait qu’elle est apparue en 2019.
3 La première épidémie de SARS qu’ils avaient connu en 2012-14 explique pourquoi ces pays voisins de la Chine étaient en alerte, préparés à faire face à une nouvelle épidémie, et ont réagi aussi rapidement et énergiquement qu’ils l’ont fait. Il est vrai qu’ils appartiennent tous à cette Asie sinisée ou les valeurs confucianistes restent fortes, avec la discipline sociale qui l’accompagne. Par ailleurs, plusieurs d’entre eux, comme Singapour ou le Vietnam, sont dirigés par un régime politique autoritaire, voire totalitaire, où le contrôle social de la population est, sous des formes différentes, particulièrement rigoureux et efficace.
4 Toutes les informations et les données chiffrées fournies dans cet épilogue proviennent pour l’essentiel du Jakarta Post, le grand quotidien anglophone indonésien, que j’ai dépouillé systématiquement depuis le début de l’année 2020, notamment pour suivre l’évolution de la pandémie dans le pays.
5 L’Indonésie a reçu plus de 16 millions de touristes ou visiteurs étrangers en 2019.
6 ll faut cependant reconnaître que les Pays-Bas partagent ce déni de responsabilité historique avec toutes les autres anciennes puissances coloniales, à commencer par la France vis-à-vis de l’Algérie.
7 À ce propos, j’ai publié dès fin mai 2020 un article intitulé « Indonésie : la démocratie à l’épreuve de la pandémie » sur le site du Centre de recherche Albert Hirschman sur la démocratie du Graduate Institute de Genève, suivi d’un second plus général comparant le niveau de l’indice démocratique des pays et leur efficacité dans la lutte contre le virus intitilé « Nature des régimes politiques et bilan de la mortalité de la pandémie de COVID-19 ». Le lecteur intéressé par les aspects politique et économique de la pandémie de COVID-19 dans le monde peut aussi consulter sur le site du même Centre le très bon dossier de la revue de recherche en ligne Global Challenges intitulé « Politics of the Coronavirus Pandemic » qu’il a coordonné.
8 Ce d’autant plus que les Indonésiens sont en général plutôt d’esprit grégaire : la plupart d’entre eux aiment beaucoup la foule et son animation, car c’est ramai (animé, bruyant, gai, joyeux, amusant) comme ils disent, et ils apprécient modérément les endroits calmes, silencieux ou tranquilles, que certains qualifient parfois avec un air consterné de sepi (vides).
9 On parle tout de même d’un exode de 20 à 25 millions de personnes, dont la moitié quittent alors Jakarta et ses environs pour regagner leur lieu d’origine aux quatre coins de l’archipel!
10 Il est d’ailleurs intéressant de noter que la presse internationale, qui relate alors chaque jour les progrès de la pandémie de COVID-19 dans le monde entier, pays par pays, ne parle guère de l’Indonésie qui est pourtant alors, d’ores et déjà, le plus durement affecté en Asie du Sud-Est. Le plus méconnu et ignoré des grands pays du monde le reste donc, même en temps de pandémie!
11 L’un des représentants de la profession habituellement discrète des épidémiologistes, dont de nombreux membres sont devenus la coqueluche des ondes radiophoniques et des plateaux de télévision depuis le début de la pandémie, a eu une formule lapidaire qui résume bien la situation sur cette question: « Les démocraties ne savent pas compter et les régimes autoritaires mentent ! ». Cela dit, on a même vu des démocraties entretenir sciemment le mensonge ou, pour le moins, cacher la vérité aussi longtemps que possible, comme cela a notamment été le cas pour la Grande-Bretagne quand son premier ministre Boris Johnson minimisait totalement la gravité de la pandémie, avant d’en être lui même victime et de changer de ton et de stratégie ! La France n’a pas brillé non plus par sa franchise en déclarant d’abord que les masques n’étaient pas vraiment utiles (parce qu’il n’y en avait pas assez) pour affirmer ensuite (une fois le stock reconstitué) qu’il était vivement recommandé de les porter.
12 Le gouvernement prendra même un peu plus tard une mesure additionnelle tout aussi difficile à avaler pour les musulmans en interdisant le pèlerinage (hadj) en 2020. Son acceptation a toutefois été facilitée par le fait que l’Arabie saoudite, elle même très affectée par la pandémie, a largement fermé ses portes aux pèlerins étrangers.
13 De fait, l’Indonésie est le pays d’Asie du Sud-Est qui a été le plus durement touché par la pandémie de COVID-19. À la date du 5 août, elle comptait en effet 116 871 cas d’infection et 5 452 décès, soit, compte tenu de sa population de 270 millions, des taux de respectivement 432 et 20 personnes par million d’habitants. En deuxième position, on trouvait les Philippines, avec 115 980 cas et 2 123 morts, qui, comptant une population d’environ 110 millions, avaient donc un taux d’infection deux fois plus élevé pour une mortalité un peu moindre, ce qui traduisait a priori un confinement guère plus efficace mais un système de santé de meilleure qualité. Ensuite venait Singapour, avec 54 254 cas d’infection, un chiffre très élevé étant donné sa population de moins de 6 millions d’habitants, mais « seulement » 27 morts, une performance reflétant l’efficacité des mesures de confinement adoptées et l’excellence de son système hospitalier. Les trois pays suivants étaient beaucoup moins affectés, la Malaisie, avec 9 023 cas et 125 morts, la Thaïlande, avec 3 328 cas et 58 morts, et le Vietnam avec 685 cas et « seulement » 8 morts, probablement grâce à son contrôle social totalitaire comparable à celui de la Chine. Enfin venaient les pays dont on peut douter des chiffres qui semblent bien bas : le Myanmar, avec 355 cas et 6 morts, mais surtout le Cambodge et le Laos, avec respectivement 243 et 28 cas mais zéro morts chacun ! Comme d’habitude, il n’y avait aucune donnée disponible pour Brunei. Rappelons juste, à titre de comparaison, que la France avait franchi début août la barre des 30 000 morts, soit un taux de létalité supérieur à 450, par rapport à sa population d’environ 67 millions, qui était 22 fois plus élevé que celui de l’Indonésie !
14 Concernant l’impact de la pandémie sur les tensions religieuses et politiques, voir l’article très éclairant de Suhadi, « Is COVID-19 muting or fueling religious polarization in Indonesia ? », New Mandala, 28 September 2020. L’auteur y soutient qu’en dépit des apparences et du fait que le NU, la Muhammadiyah et les principaux partis politiques islamiques ont soutenu les mesures particulièrement difficiles à accepter pour les musulmans imposées par le gouvernement dans la lutte contre la pandémie, les islamistes plus radicaux continuent à se mobiliser pour préparer les prochaines échéances électorales, avec la présidentielle comme principal point de mire. Preuve que la polarisation religieuse du pays est toujours à l’œuvre, il évoque le lancement récent d’une nouvelle initiative appelée KAMI (Koalisi Aksi Menyelamatkan Indonesia ou Coalition d’action pour sauver l’Indonésie) menée par des personnalités de tendance islamiste reconnue comme Din Syamsuddin, l’ancien président de la Muhammadiyah, ou le général à la retraite Gatot Nurmyanto. Elle a pour but de s’opposer au projet de loi visant à renforcer le respect des Pancasila, qu’ils interprètent comme une tentative d’imposer une sécularisation renforcée dont ils veulent « sauver » le pays. À noter que l’acronyme de cette coalition est identique à celui que les « étudiants de l’Ordre nouveau », demandant l’interdiction du PKI et la démission de Sukarno, avaient adopté en 1965-66 (Raillon : 1984), ce qui n’est pas fait pour rassurer. D’autres observateurs de la scène politique ont même évoqué le scénario épouvantail qui verrait se former un ticket présidentiel entre Anies Basdewan et Habib Rizieq Shihab, le fondateur du FPI. Ce dernier est en effet revenu fin novembre en Indonésie de son exil de trois ans en Arabie saoudite, après que les diverses charges retenues contre lui aient (étrangement) été abandonnées. Il a été accueilli triomphalement à l’aéroport Sukarno-Hatta par des milliers de ses partisans, bafouant allègrement les règles sanitaires en vigueur. Et Anies Basdewan s’est dépêché de venir lui rendre hommage le lendemain à son domicile ! Une alliance entre ces deux hommes renforcerait la polarisation politico-religieuse du pays et pourrait déboucher sur une campagne encore plus conflictuelle que précédemment, avec le risque accru que cela représente pour la démocratie indonésienne.
15 Le bilan a ensuite continué à s’aggraver avec une accélération du nombre de décès qui a dépassé le seuil de 15 000 à la mi-novembre 2020 et atteint tout juste le chiffre de 18 000 le 8 décembre 2020. À cette date, le corps médical avait quant à lui perdu 192 médecins, 14 dentistes et 136 infirmières. Trois jours avant Noël 2020, l’Indonésie a atteint et dépassé le nombre de 20 000 morts officiellement enregistrés et le 15 janvier 2021, elle a franchi le seuil des 25 000 victimes.
16 Pour une meilleure compréhension de l’impact de la pandémie sur l’économie, il est intéressant de désagréger ce chiffre de « croissance négative » du PIB de 5,32% au deuxième trimestre en ses différentes composantes. En fait, la consommation des ménages, qui représente près de 60% au PIB, n’a chuté « que » de 5,51%, alors que celle des investissement, qui en représente quant à elle plus de 30%, tombait de 8,61% et que celle des dépenses gouvernementales, censées « booster » l’économie pour la sortir de son marasme, plongeait de 6,9%. Les exportations et les importations se sont respectivement contractées de 11,66% et 16,97%, mais du fait que les secondes ont chuté plus gravement que les premières, cela a eu un effet positif sur le PIB. Source : Jakarta Post, 6 August 2010.
17 Ce qui a fait officiellement entrer l’Indonésie en récession, puisque cette dernière se définit par la succession de deux trimestres de croissance négative.
18 Fin décembre la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement ont encore revu leurs estimations à la baisse et prévoient que l’Indonésie enregistrera une récession plus sévère de - 2.2% en 2020. La croissance devrait ensuite redevenir positive et atteindre 4,4% en 2011 et 4,8% en 2022, pour autant que la pandémie se calme.
19 Il faut souligner le fait qu’elle y entrait de justesse puisque cette catégorie regroupe les pays qui ont un RNB par habitant entre 4 046 et 12 535 US$, la tranche inférieure des pays à revenus intermédiaire se situant actuellement entre 4 045 et 1 036 US$, chiffre en-dessous duquel on est dans celle des bas revenus. Profitons-en pour rappeler ici que les ambitions de Jokowi sont très hautes dans ce domaine puisque dans sa « Vision 2045 » il espère qu’au moment où l’Indonésie fêtera le centenaire de son indépendance, le pays aura atteint un PIB par habitant de 22 000 US$ et appartiendra donc depuis longtemps à la catégorie des pays a revenus élevés. Le PIB du pays serait alors de 7 trillions de US$, sept fois plus qu’en 2018, et l’Indonésie serait devenue la quatrième ou cinquième plus grande économie du monde ! La pauvreté y aurait bien sûr été entièrement éradiquée.
20 Cela a fait l’objet de la conférence annuelle dite Indonesia Update intitulée « Economic Dimensions of COVID-19 in Indonesia : Responding to the Crisis » qui a été organisée en ligne depuis l’ANU de Canberra du 7 au 10 septembre et que j’ai pu suivre. Les différents conférenciers, en majorité indonésiens, ont été particulièrement critiques envers la politique erratique suivie pour faire face à la pandémie et plutôt pessimistes sur l’avenir du pays à court terme. À cet égard, il est intéressant de noter que les interventions les plus sévères ont une nouvelle fois été le fait de participants indonésiens. Le cas le plus remarqué a été celui d’Emil Salim, le « vieux sage» âgé de 90 ans, membre éminent de la « Mafia de Berkeley », plusieurs fois ministre sous Suharto et converti aux bienfaits de la démocratie et du développement soutenable depuis le début de la Reformasi. Sur les effets économiques et sociaux de la pandémie, on peut aussi consulter deux articles parus dans la livraison du BIES de juillet 2020 (Volume 56, Numéro 2) : Susan Olivia, John Gibson & Rus’an Nasrudin, « Indonesia in a Time of Covid-19 », et Asep Suryahadi, Ridho Al Izzati & Daniel Suryadarma, « Estimating the Impact of COVID-19 Outbreak on Poverty ».
21 Asep Suryahadi et ses collègues, cités à la note précédente, estiment que le taux de pauvreté va augmenter au minimum d’un demi point, de 9,2% en septembre 2019 à 9,7% à la fin 2020, précipitant 1,3 million de personnes de plus dans la précarité. Mais des projections plus alarmistes les amènent à penser que ce taux pourrait atteindre jusqu’à 17,9% d’ici la fin de l’année, ce qui signifierait que 24,4 millions de personnes de plus seraient plongées dans la pauvreté. Cela constituerait un grand bond en arrière catastrophique de presque vingt ans pour le pays, puisque son taux de pauvreté était de 18,2% en 2002, juste au sortir de la crise financière asiatique.
22 La branche supérieure du K représentant ceux qui s’enrichissent dans le processus et la branche inférieure ceux qui s’appauvrissent. Contrairement à la CFA de 1997-98, qui avait aussi beaucoup affecté la classe moyenne et supérieure, réduisant par la même les inégalités, cette pandémie risque au contraire de les renforcer car se sont surtout les plus pauvres et vulnérables qui en payent le plus lourd tribut, les gens aisés dépensant moins et épargnant beaucoup. Bien qu’elles aient sensiblement diminué avant le début de la pandémie, une seule estimation rapportée par le Jakarta Post dans son édition du 14 décembre montre combien les inégalités restent colossales en Indonésie : la richesse des 50 personnes les plus fortunées du pays est équivalente à plus de 48% du PIB national !
23 De nombreuses voix se sont élevées depuis lors au sein de la société civile, émanant notamment des deux grandes organisations islamiques du Nahdlatul Ulama et de la Muhammadiyah, pour demander que ces élections soient repoussées une nouvelle fois, quand la pandémie, que leur tenue risque fort d’aggraver, aura été jugulée grâce au vaccin que tout le monde espère pour 2021. Mais le président, le DPR et les principaux partis politiques s’y sont opposés cette fois, en soutenant que le respect des règles et rythmes de la démocratie primait sur les mesures de protection sanitaires. Le 9 décembre, quelque 106 millions d’Indonésiens se sont donc rendus aux urnes pour élire leurs représentants dans 9 provinces, 224 districts ruraux (kabupaten) et 37 municipalités (kotamadya). Il y a fort à craindre que cela ne contribue a accélérer la diffusion du virus, notamment parmi 2,7 millions de scrutateurs qui ont officié. C’est d’autant plus probable que la pandémie ne semble pas avoir retenu les gens d’aller voter puisque le gouvernement annonce un taux de participation étonnement élevé compte tenu des circonstances de plus de 75%, presque 6 point de mieux qu’en 2015 ! Pour ce qui est des résultats, encore très fragmentaires au moment de mettre cet ouvrage en ligne, il n’apparait pas non plus que les électeurs soient enclins à tenir rigueur au pouvoir de sa piètre performance pour gérer la pandémie car les principaux partis politiques membres de la coalition gouvernementale soutenant Jokowi confortent a priori leurs scores habituels et gardent la plupart leurs places fortes, le PDI-P et le GOLKAR en tête.
24 Le fait que le nouveau président de la KPK, Firli Bahuri, ait reçu fin septembre un blâme pour avoir dérogé au « code de conduite éthique » que lui impose sa fonction en louant un hélicoptère pour se rendre à titre privé dans sa région d’origine à Sumatra Sud ne fait rien pour améliorer cette image !
25 Trois officiers supérieurs de la police furent toutefois finalement relevés de leurs fonctions fin juillet pour leur rôle dans cette affaire. Nous ne résistons pas au plaisir de mentionner le nom en l’occurrence assez « exotique » du plus mémorable sinon du plus compromis d’entre eux : Napoleon Bonaparte ! L’empereur est tombé en Indonésie encore plus bas qu’à Sainte-Hélène !
26 Elle ne vise pas moins qu’à réviser 79 lois et 1 200 articles et fait quelque 1 000 pages !
27 Certains aspects de ces lois « omnibus » soulèvent aussi la farouche opposition des instances politiques régionales et locales qui y voient un exercice de recentralisation administrative du pouvoir de décision dans les mains du gouvernement et surtout du président, accusé à nouveau par quelques uns de vouloir revenir à l’époque de l’Ordre nouveau. Il faut dire qu’elles risquent d’y perdre de juteuses sources de revenus légaux et de profits illégaux, notamment dans les régions minières et forestières où elles sont en charge de l’attribution des concessions. Par ailleurs, cette affaire est à l’origine d’un clivage qui affaiblit la coalition gouvernementale unanimiste soutenant Jokowi puisque les deux plus grandes formations politiques qui en font partie sont en désaccord sur cette question de recentralisation, le PDI-P s’y opposant et le GOLKAR y étant favorable.
28 C’est bien évidemment le cas à Hong Kong, où la Chine a profité de la crise pour mettre un terme aux manifestations pro-démocratie et abolir prématurément le système « un État, deux systèmes » qui était en place depuis les accords de rétrocession de 1999 avec la Grande-Bretagne. Mais cela a aussi été le cas dans des contextes politiques nationaux aussi différents que ceux de l’Algérie, avec l’interruption du hirak (« mouvement » en berbère) demandant la fin du régime militaire, du Chili, où la population était dans la rue depuis novembre pour demander une nouvelle constitution, ou de la France, où les syndicats étaient « vent debout » contre l’adoption de la nouvelle loi sur le régime des retraites.
29 Toutefois, Chris Manning, le meilleur spécialiste des questions d’emploi en Indonésie, que j’ai interrogé directement en ligne sur ce sujet lors de la conférence Indonesia Update de fin septembre, m’a répondu qu’il était moins pessimiste sur la possibilité de voir cette « loi omnibus » être adoptée dans des délais raisonnables en raison du fait que c’était un « paquet législatif » dans lequel chacun devrait faire des concessions, mais obtiendrait aussi des avantages.
30 Jefferson Ng, « Jokowi’s Macron moment, moving fast or moving together », New Mandala, 29 January 2020.
31 Voir supra note 14 de cet épilogue.
32 Après le retour triomphal au pays à la mi-novembre de Rizieq Shihab mentionné dans la même note 14, des poursuites ont été engagées contre lui en tant que responsable du FPI pour avoir bafoué les règles sanitaires en vigueur dans les grands rassemblements de ses partisans. Il a été convoqué le 7 décembre par la police pour interrogatoire, et la mobilisation des membres du FPI pour l’accompagner a débouché sur une altercation avec la police sur un tronçon autoroutier aux portes de Jakarta qui fait six morts dans leurs rangs, tués par les balles des forces de l’ordre. Ce type de répression brutale confirme une nouvelle fois la dérive sécuritaire et autoritariste du gouvernement. À la veille d’élections régionales déjà tendues dans de nombreux endroits, cela risquait fort de contribuer à dégrader encore plus l’atmosphère et à aggraver la polarisation politique du pays.
33 À cet égard, il faut mentionner la visite officielle que Prabowo a entreprise à la mi-octobre à Washington en tant que ministre de la défense, sur invitation de son homologue américain. Il s’agit essentiellement pour les États-Unis d’essayer d’éloigner l’Indonésie de la Chine, avec laquelle elle partage d’importants intérêts économiques et, à défaut de pouvoir l’enrôler dans sa croisade contre Pékin, de la neutraliser en lui proposant l’achat, à des conditions avantageuses, du matériel militaire qu’elle envisageait de se procurer auprès de la Russie. Mais cette visite constitue aussi une réhabilitation personnelle pour Prabowo qui était interdit de séjour aux États-Unis depuis 1998, principalement pour ses atteintes aux droits humains et les accusations de crimes de guerre commis comme responsable des commandos KOPASSUS au Timor Oriental. Il s’était d’ailleurs vu refuser par deux fois son visa en 2000 et 2012, alors qu’il voulait s’y rendre pour des raisons personnelles. Il est évident que cette réhabilitation a aussi une portée politique et que Prabowo, dont la personnalité correspond fort bien aux préférences de Donald Trump pour les leaders autoritaires de son acabit, en tirera profit au service de ses ambitions politiques sur la scène nationale dans la perspective des élections présidentielles de 2024. Cela constitue d’ailleurs aussi une forme d’épilogue personnel par rapport à sa chaotique saga.
34 Les premiers comptages montrent qu’il sera sûrement élu triomphalement avec plus de 80% des voix !
35 Il semble également devoir être élu avec une confortable majorité.
36 Il est peu probable que les membres de l’oligarchie et de la classe politique indonésienne aient lu le chef d‘œuvre immortel de Giuseppe Tomasi di Lampedusa « Le guépard », paru en 1958, mais on peut se demander s’ils n’ont pas tous au moins entendu parler du magnifique film qu’en a fait en 1963 Luchino Visconti dans lequel le jeune Tancredi (interprété par Alain Delon) dit à son vieil oncle le prince de Salina (interprété par Burt Lancaster) la célèbre phrase passée à la postérité : « Si l’on veut que tout reste pareil, il faut que tout change !».
37 Mais il faut également dire que cette atroce pandémie a en revanche aussi mis en évidence certains aspects particulièrement positifs de la société indonésienne. Il en va ainsi pour la modération dont ont fait preuve les musulmans, y compris les plus radicaux d’entre eux, en acceptant jusque-là sans rechigner, grâce à des fatwa prononcées par le MUI et l’appui du NU et de la Muhammadiyah, les mesures coercitives qui leur étaient imposées pour ne pas aller prier dans les mosquées ou se plier à l’interdiction du mudik lors du lebaran, alors que cela portait atteinte à la pratique de leur foi et à la manière traditionnelle de fêter le principal événement religieux de leur calendrier annuel. Une nouvelle fatwa du MUI est d’ailleurs aussi envisagée pour certifier que la vaccination, qui devrait commencer début 2021, n’est pas haram ou contraire aux règles de l’islam ! On a aussi vu, comme cela a été le cas dans toutes les grandes villes de la planète, s’exprimer une forte gratitude envers le personnel soignant, dont la pandémie à beaucoup décimé les rangs, ainsi que des manifestations réconfortantes de solidarité et de créativité face à l’adversité.
38 Il a d’ailleurs entrepris fin novembre une vaste opération de « débureaucratisation » avec l’annonce de la fermeture en 2021 d’une trentaine d’agences gouvernementales mineures jugées superfétatoires.
39 Ce remaniement a finalement eu lieu à la veille de Noël. Le président ne pouvait pas continuer à temporiser. Tout d’abord, il lui fallait bien remplacer ses deux ministres arrêtés pour corruption ! Afin de respecter les savants équilibres entre les partis politiques soutenant sa coalition, il a nommé à leur place des personnalités de même obédience : Tri Rismaharini pour le PDI-P, la très respectée mairesse de Surabaya, aux affaires sociales, et, de manière assez étonnante, Sandiaga Uno pour le GERINDRA, l’ancien vice-gouverneur de Jakarta et surtout colistier de Prabowo sur le ticket présidentiel de ce dernier, chargé, en tant que businessman à succès, de relancer le tourisme et l’économie créative. Ce gouvernement est donc le plus unanimiste de l’histoire indonésienne puisqu’il comporte désormais les membres des deux tickets présidentiels qui se sont âprement disputé l’élection en 2019 ! Cela dit, Jokowi en a aussi et enfin profité pour se débarrasser de son calamiteux ministre de la santé, le général (en retraite) Terawan Agus Putranto, en le remplaçant par un gestionnaire n’appartenant pas à la branche médicale, Budi Gunadi Sadikin. Ce dernier est surtout chargé d’accélérer le déboursement des fonds d’aide spéciaux mis en place pour aider le système de santé à faire face à la situation, (encore moins qu’à moitié utilisés fin décembre !), et de gérer au mieux la fin de la pandémie et la distribution problématique des vaccins à travers tout l’archipel. Le président a également remercié à cette occasion Fachrul Razi, un autre général (en retraite) auquel il avait confié, à la surprise générale et au grand dam des principaux leaders islamiques du pays, le délicat ministère des affaires religieuses. À sa place, il a nommé Yaqut Cholil Qoumas, un député du PKB, ancien responsable de la branche de la jeunesse ANSOR du NU, la grande organisation islamique à laquelle à traditionnellement presque toujours échu le ministère en question. Les deux autres ministres nommés sont des professionnels sans appartenance partisane, de même que les sept vice-ministres appointés dans la foulée, faisant de ce gouvernement le plus pléthorique de l’histoire du pays, ce qui risque fort de se payer en terme de coordination et d’efficacité.
40 Cela a tout de même été le cas depuis le début de la pandémie pour une belle brochette de leaders aux tendances national-populistes parmi lesquels Victor Orban en Hongrie, Jaroslaw Kaczynski en Pologne, Vladimir Poutine en Russie, Recep Tayyip Erdogan en Turquie, Narendra Modi en Inde, Jair Bolsonaro au Brésil et, last but not least, Xi Jinping en Chine et Donald Trump aux États-Unis.
41 L’hypothèse est plausible. Au moment de procéder fin décembre aux ultimes retouches et corrections à cet ouvrage, on peut avancer un certain nombre d’hypothèses qui relèvent du bons sens et ne devraient pas être démenties par les faits. Tout d’abord, il est peu probable que l’élite politique et oligarchique du pays, échaudée par ce qui s’est passé en 2014, commette les mêmes erreurs et laisse à nouveau un outsider comme Jokowi arriver au pouvoir. Quelle que soit la personnalité issue de ses rangs et appartenant à l’un des cinq partis séculiers qui soit élu(e) à la présidence, - Puan Maharani pour le PDI-P, qui compte garder la première place; Airlangga Hartarto ou quelqu’un d’autre pour le GOLKAR, qui veut la reprendre; Surya Paloh ou l’un de ses proches pour le NASDEM, qui a l’ambition affichée de supplanter les deux premiers; Sandiaga Uno pour le GERINDRA, qui espère la même chose; Agus Harimurti Yudhoyono pour le PD, qui rêve d’un retour au premier plan -, cela ne fera que renforcer la mainmise d’une élite politique oligarchique et dynastique sur la vie du pays. Toutefois, à ce stade, c’est bien Prabowo qui semble le mieux placé. Certes, il aura 73 ans en 2024 et ne bénéficiera probablement plus du soutien des islamistes les plus radicaux après son ralliement à Jokowi, considéré comme une trahison. Mais en revanche, on peut supposer que les cinq années passées dans le gouvernement auront contribué à modérer ses ardeurs et qu’il sera moins outrancier dans ses positions et donc plus acceptable pour beaucoup d’Indonésiens. En tous les cas, il profite de son poste de ministre de la défense pour renforcer sa popularité et se préparer à l’échéance. Il s’est en effet fait réélire à la tête de son parti politique le GERINDRA, un signe qui ne trompe pas. Le rapprochement amorcé depuis quelque temps avec le PDI-P donne aussi l’impression de se renforcer à travers de nombreux points de convergence. Cela confirme bien l’idée qui est dans l’air de le voir constituer pour 2024 un ticket présidentiel avec Puan Maharani comme colistière. Une alliance entre la petite-fille de Sukarno et l’héritier de Suharto, consacrerait vraiment le triomphe de l’oligarchie politique du pays ! De leur côté, les islamistes les plus radicaux semblent pour l’instant vouloir soutenir la candidature d’Anies Basdewan, l’actuel gouverneur de Jakarta, qui les courtise, mais ils auront du mal à rallier les partis islamiques conservateurs plus modérés pour faire le poids. Quant à ceux-là, PKB, PAN et PPP, ils resteront sûrement divisés par leurs querelles idéologiques et obnubilés par leurs agendas respectifs. Au bout du compte, l’islam politique, toutes tendances confondues, ne devrait pas pouvoir dépasser de beaucoup son étiage habituel du tiers de l’électorat, ce qui ne lui laissera guère plus de possibilités que de pouvoir imposer un de ses candidats à la vice-présidence, comme en 2019. Ce sera aussi le cas de l’armée, à moins que la situation politique, économique ou sociale du pays ne se dégrade trop et qu’elle arrive à faire émerger de ses rangs un nouveau personnage consensuel comme SBY en 2004 ou inattendu comme Suharto en 1966. Enfin, il y a aussi l’hypothèse selon laquelle Jokowi céderait aux sirènes des plus farouches de ses partisans qui souhaitent le voir effectuer un troisième mandat Cela impliquerait qu’il arrive à faire modifier la constitution à cet effet et constituerait évidemment une grave régression pour la démocratie indonésienne. Cette solution semble toutefois difficilement envisageable, ce d’autant que l’intéressé a fait savoir qu’il y était fermement opposé. Bref, il n’y a probablement pas de grand changement à attendre des élections de 2024. En fait, l’hypothèse la plus probable et la moins lourde de conséquences négatives à ce stade est certainement d’imaginer que l’Indonésie continue à progresser lentement sur une ligne national-populiste modérée dans la voie d’un développement plus durable et vers la catégorie des pays à revenus supérieurs, en restant une démocratie imparfaite, comme tant d’autres dans le monde, mais une démocratie tout de même.
42 C’est d’ailleurs le titre de la très intéressante biographie qui est parue sur lui en septembre : Ben Bland, Man of Contradictions, Joko Widodo and the Struggle to Remake Indonesia (2020).
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