« Je ne suis pas une experte en genre »
Colonialité des savoirs et troubles dans les rapports entre féminismes et « expertes en genre » en Colombie
p. 25-72
Note de l’éditeur
Référence papier : Verschuur C. 2017 ‘« Je ne suis pas une experte en genre ». Colonialité des savoirs et troubles dans les rapports entre féminismes et « expertes en genre » en Colombie’, in C. Verschuur (dir.), Qui sait ? Expertes en genre et connaissances féministes sur le développement, Paris : L’Harmattan. Collection Genre et développement. Rencontres, pp. 25-72. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Colonialité du pouvoir et des savoirs
1L’actuel système-monde capitaliste est traversé par une forme spécifique de pouvoir que Quijano (1994) appelle « la matrice de pouvoir colonial » (patrón de poder colonial). Dans cette perspective, le capitalisme n’est ni un simple système économique ni un simple système culturel ; il se définit comme un réseau global de pouvoir intégré par des processus économiques, politiques et culturels qui constituent un ensemble (Castro-Gomez et Grosfoguel 2007).
2La notion de colonialité du pouvoir (Quijano 1994 ; 1998) permet d’interroger l’hégémonie et l’autorité universelles des discours et des savoirs occidentaux – des savoirs universels énoncés depuis un seul lieu. Les savoirs des « autres » sont considérés comme ayant moins de légitimité, moins de valeur et ont tendance à être ignorés. La décolonisation reste inachevée dans la mesure où la colonialité demeure encore dans les formes dominantes du savoir et dans les imaginaires.
3En Amérique latine, la perspective décoloniale (Quijano 1998) s’inscrit dans des espaces et des temporalités de contestation de l’ordre mondial portés par ces « autres » nourris de la prise de conscience des multiples rapports de domination et de l’émergence de nouveaux mouvements sociaux. Ceux-ci participent d’un processus de décolonisation de la pensée.
4La colonialité du pouvoir et des savoirs imprègne également le processus de production des connaissances et théorisations féministes, et demande d’analyser « les inégalités dans les voyages et traductions des pratiques, théories et textes féministes, et dans leur réception » (Costa et Alvarez 2014, 558). Il est nécessaire d’analyser les processus d’élaboration des connaissances féministes et leur circulation, de leurs contextes de production à leurs contextes de réception.
5Cela est d’autant plus pertinent dans un contexte marqué par la prévalence inéluctable de l’anglais comme langue de communication scientifique et de la globalisation des études féministes (Sanchez 2014). « Comment, peut-on se demander, pourrons-nous échapper à l’économie épistémologique qui a institutionnalisé les centres académiques anglophones comme grilles d’intelligibilité des théories et, plus précisément, des théories féministes ? » (Costa et Alvarez 2014, 560)1.
6La traduction des idées, de leur source à leur destination, de la personne qui effectue l’interprétation du message à celle qui reçoit le message interprété, suppose toujours une certaine transformation des idées originales, car toute interprétation est liée à la compréhension du monde de celui-celle qui interprète et s’insère dans un nouvel ensemble de signifiants. « Traduire signifie que l’on énonce depuis une autre situation, et suppose donc de se re-situer, de procéder à une réélaboration dans un autre contexte. En traduisant, on perd les liens directs avec le contexte qui a donné naissance au texte, avec les connexions avec d’autres théorisations et contextes qui lui donnent sens » (Sanchez 2014, 570).
7« Le langage de genre » ne peut être codifié (Scott 2010), ses significations ne sont pas facilement traduisibles ; si l’on veut que le genre continue à être une catégorie d’analyse utile – car critique –, il est nécessaire qu’il reste une question ouverte sur la manière dont ces significations sont constituées, ce qu’elles signifient et dans quel contexte (Scott 2010, 13).
8Par ailleurs, comme le disent Costa et Alvarez :
Les textes ne se déplacent pas à travers les contextes linguistiques sans un « visa ». Leur délocalisation ne peut avoir lieu que s’il existe également un appareil matériel organisant leur traduction, leur publication et leur circulation. Cet appareil [...] influence de manière significative quelles théories et quels textes sont traduits et sont resignifiés pour s’ajuster aux programmes intellectuels locaux. Parmi les institutions qui contrôlent la circulation des textes dans les réseaux symboliques se trouvent les magazines culturels et les revues académiques qui, selon Nelly Richard (2002), jouent le rôle de médiateurs culturels entre les théories métropolitaines et leurs traductions périphériques. (Costa et Alvarez 2014, 558)
9La colonialité du pouvoir complexifie de même l’incorporation des connaissances subalternes dans l’appareil des institutions internationales – documents, résolutions, experts – et la possibilité de constituer des espaces d’où les utopies peuvent être imaginées.
10Comment le champ social constitué par les « expertes en genre » est-il structuré par des rapports de pouvoir et traversé par la colonialité du pouvoir ? Comment analyser la difficulté d’incorporer les savoirs subalternes ? En quoi cela contribue-t-il aux mésinterprétations du concept de genre ou à présenter de manière tendancieuse les théories de genre comme si elles étaient au service d’une idéologie – comme les récentes oppositions à la soi-disant « idéologie de genre » en Colombie l’ont illustré ? Cette opposition s’apparente à la création d’un « nouvel ennemi » (Viveros 2016a). La fronde contre l’« idéologie de genre » s’inscrit dans une tentative de délégitimation du travail de longue haleine mené par les mouvements de femmes et les études féministes dans le pays, lesquels ont contribué à documenter les expériences des femmes et les savoirs subalternes et à dénoncer les inégalités de genre, de classe et de race à l’origine du conflit armé de forte intensité depuis 70 ans.
La constitution d’un corps d’expertes en genre et développement2
11Après la Seconde Guerre mondiale, avec l’avènement de ce que l’on a appelé « développement », un vaste champ de connaissances sur les femmes dans le développement s’est progressivement construit. Il s’est appuyé sur les connaissances féministes ainsi que les organisations de femmes et mouvements féministes qui se sont mobilisés depuis la fin du XIXe siècle, dans tous les pays du monde, pour faire reconnaître les droits des femmes et dénoncer, comprendre et combattre les inégalités. Les études critiques et féministes du développement se sont rapprochées pour rompre avec les analyses et pratiques aveugles aux expériences et points de vue des femmes marginalisées. En préparation des conférences des Nations unies, de multiples études et recherches ont été menées, parfois en réponse aux demandes des organisations internationales ou des agences de coopération (Postel et Schrijvers 1980 ; Bisilliat et Verschuur 2000), ce qui a permis de documenter les conséquences négatives des orientations du processus de mondialisation pour les femmes marginalisées (Boserup 1970 ; Benería et Sen 1981). Le concept de genre, produit dans les années 1970 par les études féministes (Oakley 1972), a démontré qu’il était non seulement utile mais nécessaire en tant que catégorie d’analyse dans les études de développement (Scott 1986 ; Verschuur 2009 ; Verschuur, Guérin et Guétat 2015).
12Les réseaux transnationaux d’organisations de femmes et mouvements féministes ainsi que les chercheur-es féministes, au Nord et au Sud, ont obtenu que les questions relatives aux droits des femmes et aux inégalités de genre soient inscrites dans les agendas des organisations internationales multilatérales et bilatérales, des ONG et des gouvernements. Le champ de connaissances en genre et développement s’est également institutionnalisé dans le monde académique, avec notamment des programmes de recherche et d’action, des rencontres, des réseaux, des publications, des enseignements universitaires et des formations. La production et la circulation des connaissances dans ce domaine ont été favorisées par cette institutionnalisation. En 1995, la quatrième Conférence des Nations unies sur les femmes, qui s’est tenue à Beijing, a préconisé le gender mainstreaming, c’est-à-dire l’intégration transversale systématique du genre dans toutes les politiques et programmes. Le genre est devenu un thème prioritaire dans la coopération et, de ce fait, le nombre des « expertes en genre » – destinées à définir, mettre en œuvre, accompagner et évaluer ces politiques et programmes de genre – s’est considérablement accru.
13Le terme « genre » a ainsi été largement repris tant dans les agences de coopération que dans les espaces académiques. Il a souvent suscité incompréhension et ennui (Molyneux 2004 ; Cornwall 2007 ; Verschuur 2009). En s’institutionnalisant, le concept de genre a glissé vers une dépolitisation de ces perspectives et vers la « technicisation » des manières de travailler des « expertes en genre », entraînant ce que certaines ont analysé de façon très critique comme un processus d’ONG-isation des mouvements de femmes (Alvarez 2009 ; Jad 2010). Ce concept a ainsi été réfuté par de nombreux mouvements de femmes et organisations féministes qui considéraient qu’il s’éloignait trop de ce pour quoi elles avaient lutté.
14L’institutionnalisation élargie du genre a-t-elle permis de dépasser ces tensions liées à l’adoption d’une vision dépolitisée, de constituer des espaces épistémiques de connaissances et de personnes et de créer des ponts entre les mouvements sociaux de femmes, les chercheures féministes et les responsables politiques, dans le but de promouvoir des changements sociaux conformes aux revendications féministes de justice sociale ? Qui sont les « expertes en genre »2 dans ce paysage mouvant et caractérisé par une intense circulation ?
15Si de nombreuses études critiques se sont penchées sur l’intégration transversale du genre dans les politiques, programmes et institutions – le gender mainstreaming –, les formations en genre ont été peu analysées, et les « expertes en genre » encore moins. Pourtant, dans le monde du développement, de nombreuses personnes se présentent comme des « expertes en genre ». Certaines agences de coopération ont élaboré des listes d’« expertes en genre » et des postes d’« experte en genre » ont été créés. Le terme laisse cependant quelque peu perplexe. Qu’entend-on par « experte en genre » ? Imaginerait-on de parler d’une « experte en classe » ? Existerait-il un « métier » d’« experte en genre », comme il existerait des experts comptables, des experts en sûreté nucléaire ou en nutrition ? S’agirait-il plutôt de personnes expertes dans un domaine spécifique et qui intègrent une perspective de genre à leur expertise ? Plus que d’un métier, s’agit-il d’une mission ? Parle-t-on plutôt de personnes dont l’expertise consisterait à défendre spécifiquement les droits des femmes ou des personnes LGBTI ? Qui sont donc les personnes que l’on appelle « expertes en genre » ?
16Ce texte présente les résultats d’une recherche menée en Colombie entre 2013 et 2016 sur les personnes qui travaillent dans le domaine du genre et/ou des droits des femmes en lien avec la coopération internationale. Ces femmes affirment majoritairement que « yo no soy una experta en género », je ne suis pas une experte en genre. Je ne parlerai donc pas ici d’« expertes en genre » mais de personnes travaillant dans le domaine du genre et/ou en droits des femmes.
17En m’appuyant sur le cadre théorique évoqué en introduction, je présenterai ici les réflexions issues de cette étude. Je commencerai par situer la recherche, en préciser la méthodologie suivie ainsi que le contexte. Je présenterai ensuite quelques résultats sur les « expertes en genre », un champ social structuré par des rapports de pouvoir, et les féminismes, définis comme des champs discursifs d’action. Je conclurai par quelques réflexions sur les troubles dans les rapports entre féminismes et personnes travaillant dans le domaine du genre ainsi que sur les tensions dans la constitution, dans le cadre de la coopération internationale, du champ des « expertes en genre » traversé par la colonialité du pouvoir.
Situer cette recherche
18Les recherches et activités dans le domaine du genre à l'Institut3, auxquelles j’ai été associée dès 1994, ont contribué à la construction du champ de savoirs en genre et développement. Diverses activités ont visé à faire reconnaître la contribution des pratiques et théories féministes du Sud global – féminismes locaux, décoloniaux, multiples – à la construction de la pensée féministe. Le travail sur le genre accompli à l’IHEID a contribué à ce que cette institution reconnaisse ce concept comme une catégorie d’analyse nécessaire. Il a également permis d’encourager son utilisation avertie et croissante par un nombre grandissant de personnes – étudiant-es, chercheur-es, professeur-es mais aussi chargé-es de programmes dans les institutions de coopération genevoises bilatérales, internationales et non gouvernementales.
19Dès 2003, des études ont été menées par le Pôle genre et développement de l’IHEID sur les « expertes en genre » actives dans les organisations internationales à Genève, mais aussi sur les formations en genre destinées à renforcer leurs compétences. L’étude sur les organisations internationales à Genève a permis de constater que les « expertes en genre » autoproclamées étaient légion, que la plupart n’avait aucune formation théorique et que beaucoup n’avaient aucune expérience de la recherche ni de pratiques de travail relatives aux positions et théories féministes. Elle a également montré que les personnes en charge du gender mainstreaming ne disposaient souvent pas d’une grande autorité. Elle a enfin permis d’identifier une demande pour une plus grande offre de formations qui soient de meilleure qualité.
20L’étude menée sur les formations en genre a permis de constater l’existence d’une multitude de formations en genre souvent caractérisées par leur superficialité, leur brièveté et leur piètre qualité. La plupart étaient dispensées en anglais et, souvent, par les organisations elles-mêmes. La question de la difficile intégration d’une approche critique à ces formations s’est donc posée d’emblée. Cette étude a notamment montré que ces formations étaient pour la plupart très éloignées des épistémologies féministes et qu’elles pouvaient le plus souvent être qualifiées de « formations McDo », brèves et vite consommées. Elles véhiculaient généralement une vision homogénéisante et victimisante des femmes (Mohanty 1988) et prenaient peu ou pas en compte les savoirs locaux ainsi que les organisations de femmes ou féministes locales. Le genre y faisait figure de mantra – « le genre est une construction sociale » – et était rarement employé comme une catégorie d’analyse. Ces formations « déformantes » ont pu s’apparenter à des injonctions à adopter les manières occidentales de penser et de faire et à renforcer une représentation « coloniale » des rapports Nord-Sud. Elles ont eu des effets négatifs, provoqué des résistances, voire un sentiment diffus d’ennui, suscité l’amusement ou l’agacement et, souvent, abouti à une absence de compréhension de l’utilité de ce concept.
21En 2012, une autre étude a été menée sur les personnes qui avaient suivi des formations en genre à l’IHEID, soit dans le cadre de programmes de formation continue mis en place pour pallier les insuffisances constatées, soit dans le cadre des enseignements de master en études de développement. Cette étude a fourni un premier éclairage sur les trajectoires, les expériences et le pouvoir différencié de ces « expertes en genre » (Verschuur 2016).
22Ma recherche sur les « expertes en genre » en Colombie s’inscrit dans la suite de ces réflexions et a été menée entre 2013 et 2016 dans le cadre d’un projet de recherche sur le thème « Gender experts and gender expertise » par une équipe de chercheures affiliées au Centre genre de l’IHEID à Genève3, avec le soutien financier du FNS. La recherche a été menée dans les sièges d’un certain nombre d’organisations internationales ainsi que dans trois pays, la Colombie, le Mali et le Népal.
23Cette recherche avait pour objet de comprendre qui sont les personnes dites « expertes en genre », d’analyser les rapports de pouvoir qui traversent ce champ social. L’étude en Colombie visait en particulier à analyser en quoi la colonialité des savoirs imprègne ce champ et à comprendre ce qui permet à certaines de ces personnes de gagner de la légitimité, de l’influence, du pouvoir.
Experts, pouvoir et savoirs féministes
24Bourdieu a rappelé combien le décalage entre la vision vulgaire d’une personne quelconque et la vision savante de l’expert est « constitutif d’un rapport de pouvoir, qui fonde deux systèmes différents de présupposés, d’intentions expressives, en un mot, deux visions du monde » (Bourdieu 1986, 9). Max Weber a de son côté montré que le fondement de l’expertise tient à l’autorité légale qui lui est déléguée (cité par Angeloff, dans cet ouvrage). Michel de Certeau a dit de l’expert qu’il peut
sur des questions étrangères à sa compétence technique mais non pas au pouvoir qu’il s’est acquis par elle, tenir avec autorité un discours qui n’est plus celui du savoir, mais celui de l’ordre socio-économique. Il parle en homme ordinaire, qui peut « toucher » de l’autorité avec du savoir comme on touche sa paie pour du travail […]. Mais lorsqu’il continue à croire ou à faire croire qu’il agit en scientifique, il confond la place sociale et le discours technique. Il prend l’un pour l’autre : c’est un quiproquo. […] Certains seulement, après avoir longtemps cru parler comme experts un langage scientifique, se réveillent de leur sommeil et s’aperçoivent soudain que, depuis un moment, tel Félix le Chat dans le film d’antan, ils marchent en l’air, loin du sol scientifique. Accrédité par une science, leur discours n’était que le langage ordinaire des jeux tactiques entre pouvoirs économiques et autorités symboliques. (Certeau 1980, 44-45)4
25Le champ de savoirs en « genre et développement » s’est construit en interaction entre les organisations de femmes et mouvements féministes, les institutions universitaires et les organisations internationales. De ce fait, il a longtemps été – et est parfois encore – jugé peu scientifique. Les « expertes en genre » se meuvent dans un espace transnational, différent de celui des mouvements féministes et de celui des études féministes tout en y étant rattaché, quoique de manière lâche. Elles naviguent entre différentes positions – en « touchant de l’autorité » par le savoir (Certeau 1980). Elles constituent un champ social au sein duquel les personnes disposent de ressources et de positions inégales, structuré par des rapports de pouvoir.
26Les tensions multiples au sein du champ social constitué par les « expertes en genre » témoignent des problèmes de légitimité différentielle auxquels elles sont confrontées. Qui sont celles qui savent le mieux ce qui est mieux pour les autres (Kapur 2016) ? Souffrent-elles d’un syndrome similaire à celui des « hommes blancs qui sauvent les femmes de couleur des hommes de couleur » (Spivak 1988) ?
27Si l’expertise suppose de construire des connaissances permettant de prendre les décisions nécessaires au changement, et si l’expert traduit des connaissances pour faciliter les prises de décision, quelles sont les connaissances considérées comme légitimes ? Qu’en est-il de la place des savoirs locaux, « vulgaires » (Bourdieu 1986), de leur reconnaissance en tant que savoirs et du statut des personnes qui les élaborent et les détiennent ? Quels sont les contextes de production et de réception des savoirs ? Comment voyagent ces savoirs ? Quel est le langage utilisé pour en rendre compte, pour l’interpréter et pour en faire le récit ? Qui a le pouvoir d’énoncer le problème ? Qui serait in fine « expert » ?
28La figure de l’« experte en genre » suscite en soi également une certaine résistance. Encore maintenant, le travail de genre est souvent perçu comme illégitime (Laufer, Marry et Maruani 2003). Son « objet » d’études – souvent réduit aux « femmes » – a longtemps été considéré comme « mineur » ou « particulier » (Devreux 1995). Il a souvent été limité à des domaines considérés comme moins fondamentaux – par exemple le social – que la guerre, la diplomatie ou l’économie. De plus, la majorité des expertes en genre sont des femmes, perçues comme moins légitimes dans l’espace intellectuel, social et politique.
29Le scepticisme tient aussi au fait que la figure de l’experte en genre a longtemps été associée à un terme considéré comme un buzzword, voire un fuzzword4, employé par les bureaucraties onusiennes (Cornwall 2007). Alors même qu’il avait été forgé par des chercheures féministes, ce concept a perdu sa portée analytique dès lors qu’il a été récupéré par ces institutions. Le concept de genre a par ailleurs suscité des résistances puisqu’il était perçu comme un concept anglo-saxon et occidentalo-centré imposé, majoritairement utilisé au sein de la coopération ou dans le milieu académique par des expertes formées ou originaires du monde anglo-saxon.
30Cependant, la résistance que rencontrent les « expertes en genre » tient également fortement au fait que ces espaces restent dominés par des normes patriarcales et que l’opposition à la réduction des inégalités de genre reste tenace, notamment parmi les groupes défendant des idées conservatrices hostiles à l’émancipation économique, politique et sociale des femmes et à leur volonté d’exercer un contrôle sur leur corps, leur sexualité et leur fertilité. Si des expertes en genre reconnaissent la filiation avec les chercheures féministes et dénoncent la culture patriarcale de leurs institutions, elles font l’objet d’une défiance ou sont marginalisées (voir Puechguirbal dans ce volume).
31De fait, les travaux des chercheures féministes sont souvent considérés comme des travaux dont le point de vue serait particulier, sexué, voire militant et non scientifique, par opposition à ceux d’une catégorie de chercheur-es dont le point de vue serait objectif et neutre (Devreux 1995). Leur capacité de décentrement serait limitée et leurs analyses trop politiques. De nombreuses chercheures féministes revendiquent précisément l’importance de mettre en avant leur position située, leur subjectivité. Elles montrent les liens entre le vécu personnel et la prise de conscience féministe (Narayan 2010) et affirment que « le personnel est politique ». Certaines chercheures anthropologues s’inscrivent dans une démarche critique de recherche, afin de « se défaire du programme culturel et social qui a fait de [l’anthropologie] celle qui sait à propos de l’autre qui ne sait pas qu’il sait, avec tout ce que cela implique de violence et de mépris » (Saillant 2011, 546).
32Le fait que le champ de savoir « genre et développement » se soit constitué en s’appuyant en partie sur des méthodes de recherche féministes de nature collaborative, réflexive et transformative, et, plus récemment, dans une démarche dénonçant la colonialité du pouvoir, a encore contribué à le cantonner à un domaine considéré comme particulier, voire marginal et à nourrir des tensions en son sein.
33Un autre soupçon d’illégitimité pèse sur les expertes en genre à cause des liens entre savoirs professionnels et savoirs politiques. Elles doivent contribuer à la gouvernementalité du genre et ne pas laisser transparaître leur démarche militante ou leurs convictions.
34Les mouvements sociaux rendent visibles certains problèmes vécus, font part de la vie réelle et expriment des revendications dans des instances nationales mais aussi internationales. Il est difficile de les récupérer et les difficultés de communication peuvent être grandes. Les expertes des organisations internationales se constituent alors comme des « intermédiaires », des brokers susceptibles de transformer les revendications politiques en questions techniques et des citoyen-nes en expertes responsables engagées non comme organisations mais comme personnes (Müller 2015). Les organisations internationales construisent ces acteurs qui circulent dans le dispositif et leur permettent de produire des documents consensuels vidés des opinions considérées comme radicales. Ce dispositif nommé « dialogue » est un formidable levier de gouvernementalité qui pose un vernis d’harmonie sur le présent politique et social en représentant la réalité d’une certaine manière. Toute la question est celle de la représentation de la réalité, par qui et comment. La vie sociale des documents produits est fascinante. Le fait d’avoir la faculté de produire un document, c’est-à-dire de mettre en mots écrits les paroles des organisations de femmes, est un véritable dispositif de pouvoir. Le fait que les expertes soient associé-es à des institutions internationales dans le but de produire des connaissances visant à proposer des solutions et à produire des normes qui sont le reflet de rapports de pouvoir internationaux inégaux leur donne une dimension instrumentale et limite leur légitimité scientifique.
35Comme l’a dit Angela Davis dans un entretien en 2013, le féminisme signifie tellement plus que l’égalité de genre… Une experte en genre peut-elle ne pas se revendiquer féministe ? Quelles différentes manières d’être féministe observe-t-on ? Le lien entre théories scientifiques et action politique est au fondement des questions de genre (Davis 1982).
36Les réticences à reconnaître l’utilité des théories – comme si celles-ci étaient déconnectées des pratiques – traduisent les tensions qui peuvent exister entre universitaires et praticien-nes, mais aussi entre savoirs d’expertise et savoirs politiques. Ces tensions s’expliquent par des raisons autres que la seule opposition supposée entre théories et pratiques. Les savoirs élaborés dans des lieux d’institution du savoir jouissent en effet d’une reconnaissance et d’un pouvoir importants. Alors que l’existence d’un champ de recherche dans les mouvements sociaux est parfois bien antérieure à sa dénomination, lui donner un nom académique, le « genre » ou l’« intersectionnalité », lui confère ironiquement de la légitimité et mène à ce que certaines ont appelé la « marchandisation académique » (Hill Collins 2012). Certaines idées font le « voyage » entre les mouvements sociaux et le monde académique. Mais qu’en reste-t-il lorsqu’elles s’intègrent dans ce dernier ? Cet univers exige l’accomplissement individuel et les promotions, et les personnes qui défendent des positions militantes éprouvent souvent de grandes difficultés à y trouver leur place (Hill Collins 2012). Mais, sans ancrage dans les mouvements sociaux, les idées perdent leur légitimité politique, notamment quand la justice sociale n’est plus le fondement du projet de production du savoir. L’éloignement entre l’univers académique et les mouvements sociaux pose problème, et il peut être parfois difficile de rendre le savoir académique compréhensible dans le monde non académique.
37Les contextes et les processus de construction des connaissances sont traversés par des rapports de pouvoir ; l’interprétation, la transmission et la réception des connaissances sont des modes d’expression du pouvoir (Mukhopadhyay 2013). Dans quelle mesure les priorités de la production et de la transmission des connaissances sont-elles fondées sur les aspirations politiques des mouvements de femmes et sur leurs visées transformatrices ? Reposent-elles sur les épistémologies féministes dans les pratiques de recherche ?
38Les méthodes de recherche-action qui ont été privilégiées dans les recherches féministes à visée transformatrice (Mies 1979) défendent l’idée que le processus même de construction des connaissances est partie prenante du processus de transformation sociale : ces démarches de production et de discussion des connaissances visent à prendre conscience des causes des problèmes, à susciter la volonté de changer et à construire la capacité à mettre en œuvre le changement (Rauber 2003). Certaines études ont souligné la difficile conciliation du temps long de la recherche participative et réflexive et le temps court de l’action lié aux « projets » des agences de coopération (programmation, délais, financements, évaluations, résultats) ou aux « programmes » politiques (Hainard et Verschuur 2005). Les personnes qui adoptent ces méthodes de recherche-action avec les sujets de la recherche sont en mesure de rendre des comptes aux organisations féministes, ce qui leur confère une certaine légitimité.
39La recherche-action reconnaît la théorisation sociale élaborée par la base et insiste en permanence sur les liens obligés entre théories et pratiques. Prenant la suite des approches de recherche-action participative, le dialogue des savoirs fait écho à cette reconnaissance des savoirs des « autres », à commencer par celui que détiennent celles et ceux qui sont marginalisés par leur appartenance, et rompt avec la vision victimisante de sujets qui ne seraient pas actrices et acteurs de leur destin. Ce regard cherche à rendre visibles ces personnes dont l’existence, les actions, les pensées et les influences sont considérées comme « insignifiantes », quelle que soit la forme de résistance qu’elles opposent, organisée ou latente. En tant que catégorie d’analyse critique, le genre a ainsi engendré des résistances puisqu’il a été élaboré à partir d’un lieu différent et par des groupes minoritaires présumés inférieurs (Quijano 2007).
40Une question particulièrement intéressante se pose alors. Les processus visant à produire, par la recherche-action, des connaissances inclusives, collectives, réflexives et transformatives qui seraient fondées sur des rapports de pouvoir non hiérarchiques, la prise en compte du point de vue des personnes subalternisées, la mise en perspective de points de vue différents, voire contradictoires, ainsi que sur les méthodes de prédilection des études féministes sont-ils compatibles avec un exercice du pouvoir susceptible de conférer le statut d’experte ?
La recherche en Colombie sur les personnes travaillant dans le domaine du genre
Le savoir est un processus politique. Il faut valoriser et transformer le savoir. Il faut s’opposer au concept de genre, qui ne questionne pas le pouvoir (e40, org fém)
41S’appuyant sur le cadre théorique de la colonialité des savoirs, cette recherche s’est intéressée en Colombie aux contextes de production des savoirs, s’est demandé comment le concept est utilisé, transformé, resignifié, interprété au cours de ses trajets ; s’est intéressée aux trajectoires des personnes travaillant dans ce domaine en se demandant comment elles voyagent dans des espaces transnationaux entre la sphère des bureaucrates, le monde politique, le milieu universitaire et celui des mouvements et organisations de femmes ou féministes. Je me suis interrogée pour savoir quelles sont les tensions qui traversent le champ social constitué par ces personnes, dans lequel elles ont des ressources et des positions inégales, structurées par la colonialité du pouvoir.
42Je me suis ainsi intéressée à comprendre comment les personnes travaillant dans le domaine genre gagnent de l’autorité. Quels sont les éléments qui expliquent que certaines d’entre elles bénéficient d’une plus grande légitimité et influence ? Comment expliquer la division sociale du travail et les inégalités de pouvoir, de ressources et de positions entre les personnes qui constituent ce champ ? Dans quelle mesure les rapports de pouvoir au sein du groupe des expertes en genre sont-ils structurés en fonction de leur position située – appartenances de classe, de race et pays d’origine, institutions de rattachement ou de formation –, et de la distribution des ressources matérielles et du capital social qui en découle ? Se définir comme une « experte en genre » n’est-il pas une contradictio in terminis ?
43Cette recherche apporte des éléments pour penser que la situation des personnes travaillant dans le domaine du genre en Colombie est particulière. Cela résulte de l’intense conflit armé qui déchire le pays, des vigoureux mouvements féministes et de femmes qui s’y sont développés et de l’existence d’une recherche en sciences sociales engagée et des études féministes décoloniales.
44Dans ce pays, où les personnes naviguent entre la recherche, les ONG de femmes ou féministes, les gouvernements locaux et les organisations de coopération, on observe une importante production de savoirs académiques, « populaires » ou « profanes », savoirs d’expertise mais bénéficiant d’une inégale reconnaissance et autorité. Quelles seraient les conditions pour brouiller les frontières entre ces savoirs, pour que se constituent des passe-murailles et pour contester la colonialité des savoirs ?
Questions méthodologiques
Le terrain vous transforme. Cela veut dire que les autres vous transforment si vous savez les écouter et si vous réfléchissez de façon décentrée par rapport à vous-même sur ce que vous voyez et sur ce que vous entendez. (Godelier 2002, 207).
45Je voudrais commencer par préciser ici ma position située, dans la mesure où elle a influencé cette recherche et les données qu’elle a permis de recueillir. Anthropologue, féministe, femme, blanche et socialement privilégiée, j’ai travaillé en Afrique dans une université, puis dans la recherche avec une organisation internationale. Je travaille maintenant depuis 20 ans dans l’académie à Genève, ville internationale. Par ailleurs, j’ai depuis toujours une relation particulière – personnelle et professionnelle – avec la Colombie. Ma position située m’a permis de naviguer entre différents lieux, groupes sociaux et institutions de ce pays et d’accéder à des espaces multiples, en en connaissant les codes et l’histoire mais sans en faire partie. Elle a également permis des échanges sereins avec les personnes situées dans des lieux d’énonciation différents et d’avoir la distance nécessaire à une écoute apaisée.
46L’approche de la connaissance située incite à être consciente que ma subjectivité influence l’interprétation de la réalité. Je m’identifie comme une chercheure (une profession) et comme féministe (une démarche politique et une posture méthodologique et heuristique) partageant les approches décoloniales, et je n’ignore pas les émotions que les rencontres et les réalités évoquées suscitent. J’observe et je participe dans une certaine mesure, avec une vue du dedans et du dehors. Brouiller ces frontières permet de rompre avec l’idée qui veut que l’altérité soit au dehors alors qu’il y a du moi dans l’autre et de l’autre dans moi (Fainzang 2002, 144). Ainsi, cette recherche qui porte sur un objet proche de ma propre activité et a été menée dans une démarche de réflexivité partagée avec les personnes interrogées contribue, je l’espère, à ce que l’anthropologie se renouvelle et pense son « utilité dans le monde contemporain » (Ghasarian 2002, 22). « Être anthropologue pleinement, ce n’est pas se contenter de l’anthropologie » (Godelier 2002, 210), comme en témoignent les chercheures en sciences sociales latino-américaines et colombiennes qui m’ont inspirée.
47Mon approche a donc consisté à suivre les trajectoires et la circulation d’une multiplicité de personnes travaillant dans le domaine du genre et/ou des droits des femmes – des personnes appelées expertes en genre –, ainsi que la circulation des idées sur le genre et les féminismes. Durant les divers entretiens, j’ai pris connaissance de la complexité des trajectoires des différentes catégories d’actrices, j’ai circulé entre les espaces notamment constitués par des mouvements de femmes, des organisations féministes, des universitaires féministes, des institutions gouvernementales ou politiques, des organisations non gouvernementales, des institutions de coopération bilatérale et des organisations internationales ainsi que des médias. J’ai pu relever les diverses conceptions du genre, des féminismes et des droits à différents points du circuit, et comprendre les interprétations, déplacements, reconfigurations et résistances des catégories et pratiques.
48Je définis les personnes que j’ai interrogées ou rencontrées dans le cadre de cette recherche comme des personnes dont la profession consiste à mener des activités ou à réaliser des études dans le domaine du genre et/ou de la défense des droits des femmes, en lien avec la coopération internationale. Cela comprend des personnes ayant été engagées à titre individuel ou en tant que membres d’un collectif bénéficiaire d’un financement – un centre d’études, une organisation de femme, une ONG, etc. –, consultantes de court terme ou ayant des contrats de longue durée. Comme je l’ai indiqué, la grande majorité des personnes interrogées ne se reconnaissent pas dans la dénomination « experte en genre », bien qu’elles soient souvent appelées ainsi. Je parlerai donc de « personnes travaillant dans le domaine du genre » ou « travaillant dans le domaine du genre et/ou des droits des femmes ».
49Dans une démarche anthropologique, j’ai réalisé des entretiens qualitatifs, recueilli des histoires de vie, participé à des discussions de groupe, observé des micro-espaces globaux et assisté à des évènements significatifs. J’ai mené des entretiens approfondis auprès de 55 personnes travaillant dans le domaine du genre, des membres de diverses institutions situées à Bogotá, Cali, Medellín ainsi que dans un village du Cauca. Ces entretiens ont été enregistrés et transcrits. J’ai observé les interactions et échanges dans divers micro-espaces globaux (Sassen 2003). J’ai réuni une documentation bibliographique constituée de livres et articles produits par des chercheures des différents centres universitaires en études genre en Colombie ; de rapports et brochures publiés par plusieurs des 26 agences des Nations unies présentes dans ce pays, par la Banque mondiale et par des agences de coopération bilatérales ; des rapports des nombreuses ONG internationales et nationales ; des rapports, documents et sites internet produits par certaines des très nombreuses organisations colombiennes de femmes situées à Bogotá ou à l’intérieur du pays ; et des thèses de doctorats et mémoires de maîtrise des diverses universités colombiennes. Cette recherche bibliographique a bénéficié de l’aide ponctuelle d’une étudiante du Centre en études genre de l’Universidad Nacional. Pour codifier les entretiens transcrits et pour la recherche bibliographique, j’ai pu compter sur l’aide de deux étudiantes colombiennes de l’IHEID5, des anthropologues féministes elles aussi formées dans le Centre en études genre de l’Universidad Nacional. Près de 350 références ont été répertoriées, qui ne constituent qu’une partie de l’abondante production sur ce thème par des chercheures et institutions colombiennes.
50Je tenterai ici de rendre compte de fragments du complexe tableau de la réalité que mes interlocutrices ont accepté de partager avec moi. Avant toute chose, je tiens à dire combien je suis reconnaissante aux personnes que j’ai pu interviewer, avec lesquelles j’ai échangé lors d’entretiens, évènements ou rencontres. J’espère ne pas trahir la pensée de toutes celles qui ont communiqué ce que je transmets ici, avec une remarquable générosité. Leur engagement force l’admiration, étant donné son coût social évoqué par les personnes interrogées dans le cadre de cette recherche. Beaucoup d’entre elles ont, à des degrés divers, vécu dans leur chair une violence qui dépasse l’imagination et sont confrontées à des paradoxes permanents. Les éléments que je vais présenter sont certainement en deçà des multiples et contradictoires réalités et points de vue qu’elles ont généreusement partagés, dans un effort de réflexivité et une volonté de dialogue. Malgré les douloureuses tensions entre groupes et entre courants d’idées, j’ai constaté l’existence d’une véritable volonté de détricoter et repenser son histoire et sa place dans les changements, de dépasser les clivages dans la construction des connaissances situées, multiples et pas toujours collaboratives, et, enfin, de comprendre pour changer.
51J’ai présenté et discuté les résultats de cette recherche lors d’un colloque organisé à Genève, puis lors de deux rencontres de travail à Bogotá, l’une au Centre en études genre de l’Universidad Nacional, l’autre au CINEP (Centre de Investigación y Educación Popular). Ces comptes rendus des premiers résultats et éléments de réflexion visaient à discuter et revoir ces analyses. Les écueils de l’interprétation précédemment évoqués ont peut-être ainsi été en partie contournés, ou du moins reconnus. Les personnes interrogées lors de mes précédentes visites ainsi que de nombreuses autres personnes travaillant dans le domaine du genre ont contribué à affiner les analyses. J’ai également complété le recueil d’informations grâce à des entretiens, des observations complémentaires et des échanges informels avec certaines de mes répondantes, à Cali et Bogotá. Pour être en accord avec la démarche des personnes rencontrées et l’histoire de la pensée féministe engagée et décoloniale de ce pays, il était de mon point de vue important d’adopter une approche fondée sur le partage et le dialogue de connaissances, notamment dans le contexte du processus post-signature des accords.
Le contexte
52Certaines caractéristiques de la situation en Colombie expliquent la spécificité de la situation des personnes travaillant dans le domaine du genre et/ou des droits des femmes. D’une part la longue histoire de l’intense conflit armé qui déchire le pays, d’autre part la vigueur des mouvements féministes et de femmes depuis plus d’un siècle, enfin l’existence d’une recherche engagée en sciences sociales et le développement des études féministes décoloniales. Ce contexte permet de contribuer à comprendre la spécificité dans la production et la circulation des savoirs, et les rapports de pouvoir qui traversent le champ des « expertes en genre ».
Le conflit armé
53Le conflit armé colombien est l’un des plus terribles que le monde ait récemment connu : en 30 ans, il a causé plus de 300 000 morts et de six millions de déplacés internes dans ce pays de 48 millions d’habitants (2016). Le nombre de morts se monte à 800 000 si l’on tient compte des victimes de la violence protéiforme – dont la simple délinquance – notamment associée directement ou indirectement au narcotrafic (Pécaut 2015). Le taux d’homicide en Colombie, de 34 pour 100 000 habitant-e-s (à comparer avec la moyenne mondiale de 7), est majoritairement le fait de criminalité organisée née de la fragmentation des groupes liés au paramilitarisme. La Colombie est classée parmi les dix pays du monde qui comptent le plus de femmes assassinées (Small Arms Survey 2014).
54La Colombie affiche l’un des niveaux d’inégalités les plus élevés d’Amérique latine, en particulier dans le domaine agraire. Les silences sur les responsabilités des élites politiques et économiques dans le conflit colombien contribuent à ce que l’histoire du pays soit perçue comme par essence faite de violence. Des mouvements de guérillas essentiellement paysannes sont nés dans les années 1960, notamment en réaction à la question agraire. Ils ont joué un rôle important dans le conflit armé durant cette période, mais la violence s’est répandue avec le développement de multiples groupes armés qui, tous, ont tenté de contrôler la population civile et les ressources économiques par la terreur. Dans les années 1985-1995, les pratiques terroristes des narcotrafiquants ont fait chanceler les institutions : les dispositifs d’exception se sont multipliés ; les milices paramilitaires ont eu le champ libre pendant les deux mandats du Président Alvaro Uribe (de 2002 à 2008) ; et les instances politiques et économiques ont été gangrénées par la corruption. Mais paradoxalement, et malgré la récurrence de la violence depuis les années 1950, le régime a continué de se réclamer de l’État de droit et le pays a conservé sa stabilité institutionnelle et économique.
55Avec le conflit armé, les inégalités se sont exacerbées et la concentration des terres s’est accentuée. Les mouvements revendicatifs ont été éliminés ; les guérillas ont tout fait pour les instrumentaliser, les paramilitaires et leurs alliés ont systématiquement massacré leurs leaders. Ainsi, « depuis plus de quarante ans, le conflit armé met les élites colombiennes à l’abri de toute contestation sociale » (Pécaut 2015). Paradoxalement, le conflit armé a favorisé la stabilité institutionnelle du pays.
56Après plus de 50 ans de conflit armé, des accords de paix ont été signés à Bogotá en 2016. Une voie vers un règlement politique du conflit s’ouvre. L’accord prévoit notamment l’instauration d’un système de justice transitionnelle chargé de juger les auteurs d’actes criminels et la mise en place d’une commission de vérité historique. Il prévoit également la mise en œuvre d’une politique agraire et d’une politique d’inclusion sociale et politique. Le défi principal de la période qui suivra la signature de l’accord de paix sera de faire accepter l’expression des mouvements de revendication sociale, de transformer les représentations que les Colombien-nes se font de leur histoire et enfin de déconstruire et traiter les causes profondes de cette longue période de violence. Ce processus devra sans doute s’appuyer sur une reconnaissance et une analyse critique des profondes inégalités de classe, de race et de genre qui caractérisent les rapports sociaux.
La longue et vigoureuse histoire des mouvements de femmes et des féminismes
57On peut situer le début de l’histoire des mouvements féministes/de femmes colombiens au début du XXe siècle (Lamus 2007). Comme le dit Uma Narayan, une chercheure féministe indienne, « la conscience féministe de nombreuses féministes du tiers-monde n’a pas grandi sous serre dans le terreau étranger d’idées “venues d’ailleurs” mais a des racines bien plus proches, qui plongent dans l’observation des vécus et expériences propres, et partent d’un regard critique de certaines dimensions de sa propre culture » (Narayan 1997, 473)
58De nombreuses publications, articles, livres, témoignages et rapports attestent de la richesse de l’histoire des mouvements de femmes/féministes en Colombie. Comme dans d’autres pays, cette histoire est faite de discontinuités, de silences et de bruit.
59Des années 1920 aux années 1940, diverses organisations de femmes se sont mobilisées. Le mouvement suffragiste était divisé entre les femmes qui réclamaient le droit de vote tout en défendant une vision maternaliste, et celles qui revendiquaient une citoyenneté plus complète, notamment le droit à l’éducation, le droit à exercer des fonctions publiques, les droits dans le cadre du travail salarié, et l’égalité des salaires. Les femmes ont conquis le droit de vote en 1954. L’absence d’unité entre les femmes s’est perpétuée après cette date du fait des différences de classe, des rattachements partisans et du clientélisme parfois lié à l’implication des femmes dans les processus électoraux (Wills Obregón 2004, 96).
Pour moi, cela a été très dur d’être féministe, contre vents et maris (e36, org fém. 75 ans).
60Après une période de relatif silence, les mouvements de femmes ont été très actifs dans les années 1970, dans l’élan régional et mondial de visibilisation des femmes et de reconnaissance de leurs droits au niveau international. De multiples collectifs de femmes se sont constitués, parmi lesquels l’Association des femmes paysannes, noires et indigènes de Colombie, le réseau d’éducation populaire entre femmes (Bogotá et Barrancabermeja), le Collectif des femmes de Barranquilla, (1970), l’Organisation féminine populaire à Barrancabermeja (1972). Des collectifs artistiques qui visaient au changement culturel ont également fait leur apparition, notamment le collectif théâtral La Máscara (1972) et Cinemujer (1960-1970). Pendant cette période, la vie des femmes a considérablement changé, en raison aussi de la baisse drastique du taux de fécondité depuis les années 1960 (de 6,8 en 1960 à 4,6 en 1975, puis à 2,3 en 2012). Le thème du droit à l’avortement est devenu un sujet de revendication des groupes féministes, en alliance avec certains réseaux régionaux. Certaines féministes colombiennes sont revenues en Colombie après avoir étudié à l’étranger et des féministes étrangères se sont installées dans le pays, permettant ainsi à des influences internationales de s’exprimer dans la circulation des idées Ces « voyages » ont favorisé les lectures d’auteures françaises (comme Simone de Beauvoir) ou américaines (comme Angela Davis), citées de manière récurrente par les personnes interrogées durant ma recherche. Dès cette période, divers groupes de femmes ont revendiqué l’idée de « décoloniser » la pensée et les femmes (Wills Obregón 2004, 148-149). Cette période a été marquée par l’influence des mouvements du black feminism des États-Unis, des mouvements de libération des femmes en Europe et de la première Conférence internationale des Nations unies sur les femmes à Mexico – à l’occasion de laquelle les quelque 6 000 militantes et chercheures latino-américaines présentes constituaient la majorité des participantes. La CEDEF (CEDAW en anglais) a été ratifiée par la Colombie en 1981.
61En 1981, à Bogotá, la première Rencontre féministe latino-américaine a inauguré une période intense faite de ruptures et de considérables tensions entre les différents mouvements et courants féministes. Durant cette rencontre, et en particulier pendant sa préparation, les positions et expériences des groupes de femmes – différents par leur appartenance de classe, de race, d’orientation sexuelle, de lieu d’énonciation, d’affiliation politiques – ont été à l’origine de tensions considérables. Celles-ci se sont cristallisées autour des divisions entre les « autonomes » et les « institutionnelles ». Les unes considéraient que le projet féministe, transformateur et critique était incompatible avec l’organisation patriarcale et capitaliste de la société, et défendaient donc l’idée d’une séparation d’avec toutes les institutions – les partis, le monde académique et l’État – elles prônaient donc une autonomie vis-à-vis de celles-ci. Les autres défendaient l’idée que les féministes et la pensée féministe devaient s’introduire au sein des institutions pour les changer. Ce conflit, certes non exclusivement colombien, laisse à ce jour encore une forte marque. En Colombie, l’intensité de ces divisions a été renforcée par les affiliations et projets politiques et partisans des féministes qui avaient participé à la Rencontre et par l’intense violence politique qui traversait les rapports entre partis et pénétrait toutes les sphères de la société.
62La Rencontre féministe latino-américaine a été organisée par les féministes autonomes et antipartis. Certaines personnalités féministes reconnues ont même été refoulées, au nom d’une certaine « obsession pour l’authenticité » des luttes féministes (Wills Obregon 2004, 160), notamment des membres de partis de gauche en lutte contre le gouvernement, des exilées, ou des universitaires qui menaient des recherches sur l’exploitation des paysannes grâce à des fonds étrangers. La critique de la professionnalisation, de la technicisation et de la dépolitisation du genre par les institutions, les ONG, les organisations gouvernementales ou internationales ou même les institutions universitaires s’est également développée à cette époque, durant la rencontre puis dans toute l’Amérique latine (Alvarez 1990 ; Forstenzer 2011).
63Plus tard, les « jeunes » féministes ont exigé de faire valoir d’autres idées, fondées sur leurs propres expériences et de se détacher des féministes « historiques », parfois ressenties comme une génération « hégémonique » (Villareal 2013, 57), ou sont apparus des réseaux d’études des masculinités, qui ont également fait l’objet de réactions tendues.
64Cette troisième vague féministe, axée sur une approche décoloniale de l’imbrication des identités, a aussi témoigné des tensions entre les organisations de femmes/féministes. D’autres clivages se sont ajoutés, entre les différentes organisations de femmes/féministes, de défense des indigènes et afro-descendantes, avec les syndicats, avec les mouvements de défense des droits humains. « Les séparations des intérêts de classe, ethnico-raciaux et de genre et sexualité a créé des œillères mutuelles et ont mis en évidence les limites de cette approche qui a empêché l’inclusion du genre et de la sexualité dans les mouvements ethnico-raciaux ; des thèmes de la race et de la discrimination raciale dans l’agenda des mouvements féministes et anti-hétérosexistes ; et du thème de l’homophobie et de la misogynie dans les mouvements syndicaux » (Viveros 2007, 180). Les entretiens ont également montré des accrochages entre les mouvements de défense des droits humains, aveugles au genre, et les mouvements de femmes qui luttent contre les violences faites aux femmes, peu disposées à traiter avec l’État. Cette période a donc été marquée par des clivages qui perdurent : des clivages idéologico-organisationnels, de classe, d’ethnicité, générationnels, et entre le centre et le reste du pays.
65La nouvelle constitution de 1991 a représenté un moment de rupture dans le champ des droits constitutionnels et a contribué à l’intensification des tensions entre les organisations de femmes/féministes mais aussi à leur mobilisation à l’échelle globale. Celles-ci ont créé des réseaux de réseaux, comme la Red Nacional de Mujeres qui rassemble une centaine d’organisations de femmes qui s’étaient constituées et se sont activement mobilisées pour influencer le processus de révision de la Constitution de 1991. Cette nouvelle constitution consacre notamment les droits des communautés indigènes et les droits des femmes. Elle reconnaît la diversité ethnique ainsi que les diverses cultures indigènes, leur autonomie politique et le droit d’exploiter toutes les ressources situées sur leur territoire, à l’exception du sous-sol. Elle condamne la violence domestique, promeut les droits sexuels, ouvre le droit au divorce, accorde l’égalité de droits à tous les enfants, qu’ils soient ou non nés au sein d’un mariage. Elle accorde le droit de tutela à chaque individu, qui peut ainsi réclamer juridiquement ses droits constitutionnels, et instaure divers mécanismes de participation citoyenne (référendum, consultations populaires, etc.).
La population victime de la guerre « s’accroche au Christ et s’accroche aux lois » dans une sorte « d’incantation du droit » (e7, org féministe).
66Après 1995, les mouvements et collectifs de femmes se sont intensément mobilisés et, dans la foulée de la Red Nacional de Mujeres, un réseau d’environ 300 organisations de femmes a été créé, la Ruta Pacífica de Mujeres. Dans leur lutte pour leurs droits en tant que victimes, les membres de ces mouvements et collectifs se revendiquent comme des constructrices de la paix. Elle réclament que soit reconnu le fait que le conflit armé affecte différemment les hommes et les femmes, et que ses conséquences ne sont pas les mêmes pour toutes les femmes. De leur côté, les recherches académiques, qui portaient auparavant plutôt sur les paysannes et les droits à la terre, les droits des travailleuses domestiques ainsi que les droits économiques et sociaux, ont déplacé leurs axes de recherche et se sont concentrées de manière plus importante sur le thème de la violence. Comme il ressort des entretiens, l’histoire familiale de chaque personne a été marquée par le conflit armé, et de nombreuses chercheures féministes ont ou avaient d’ailleurs pour mari ou compagnon un violentólogo. La centralité de ce thème a absorbé tous les espaces de mobilisation et de réflexion, au point de marginaliser les autres thèmes relatifs aux questions de développement et de droits économiques et sociaux. Les avancées législatives sur les droits des femmes concernent elles aussi ce thème prioritaire ressenti comme essentiel. Après la sentence C-355 de 2006 sur l’avortement6, la loi 1257 sur la violence faite aux femmes et le décret 092 sur la protection des femmes déplacées en raison du conflit ont été promulgués en 2008, la loi 1448 dite « Loi des victimes et restitution des terres » en 2011 et enfin la loi 1761 sur le féminicide, dite « Loi Rosa Elvira Cely » en 2015.
67La coopération internationale a considérablement influencé cette prise en considération des violences de genre. Un certain nombre d’organisations et de mouvements de femmes ont accepté de se plier à une certaine forme d’institutionnalisation pour obtenir les fonds nécessaires à leur travail d’organisation, de documentation, de dénonciation et de plaidoyer afin de conquérir des lois plus protectrices. Les tensions entre féministes autonomes et institutionnelles sont toujours présentes, les premières considérant qu’elles n’ont pas à interagir avec l’État et le système international, capitaliste/colonial et patriarcal qui (re)produit la violence et les conflits alors que les autres défendent l'idée de la nécessité d’un dialogue avec l’État. Cependant les groupes de femmes et organisations féministes multiplient les initiatives visant à documenter les violences de genre ainsi que l’impact différentiel de la guerre sur les femmes et à donner de la visibilité à la constitution de réseaux de femmes en tant que constructrices de paix et non seulement en tant que victimes. Cette mobilisation pour la paix, animée et dirigée de manière prépondérante par des groupes et fédérations de groupes de femmes, leur a donné une immense visibilité. Mais elle a également conduit à une « essentialisation » des femmes et du genre. Ainsi, les tensions inhérentes au conflit ont encore accru les distances et attisé les rapports troublés entre groupes de femmes, en particulier entre « autonomes » et « institutionnelles », académiques et populaires, urbaines et rurales, des tensions qui traduisent et sont traversées par des appartenances de classe et de race. Le clivage central porte sur l’approche visant à renforcer l’état de droit ainsi que sur l’approche qui refuse le dialogue avec l’État et s’emploie à renforcer les organisations autonomes.
68L’organisation Madres de la Candelaria illustre les multiples tensions évoquées. Cette organisation basée à Medellin réclame que la vérité soit faite sur le sort des personnes disparues et que les familles des victimes soient soutenues. Elle est animée depuis 15 ans par des femmes rurales d’origine populaire qui ont dû fuir leur région d’origine pour s’établir en ville. Elle comprend actuellement environ 850 femmes. Cette organisation a connu une fracture, certaines des membres souhaitant réclamer l’aide de l’État – « faire alliance avec le diable » – et d’autres refusant toute collaboration avec une institution jugée responsable des disparitions. La présidente, Teresita Gaviria, a exprimé son amertume vis-à-vis des autres organisations de femmes avec lesquelles ne s’effectue aucun travail collectif, vis-à-vis des organisations qui viennent leur soutirer des informations et s’approprier leur travail, mais aussi vis-à-vis de l’Église qui impose son point de vue sans leur apporter aucune aide et enfin vis-à-vis des féministes : « les féministes n’aident jamais… » (e29). En revanche, elles ont bénéficié de multiples appuis de la coopération internationale (agences bilatérales, agences des Nations unies, fondations, etc.).
La sociologie engagée et les études féministes en Colombie. Une posture décoloniale
Dans l’incapacité de l’altérité, de reconnaissance de l’autre, nous avons très peur de reconnaître l’autre, parce que reconnaître l’autre, c’est reconnaître nos propres limites (e42, org féministe)
69En Colombie, l’histoire des sciences sociales et celle des mouvements et de la pensée féministes sont riches et anciennes. Cette tradition a influencé la posture décoloniale et les méthodes de recherche des chercheures et intervenantes en genre.
70La première faculté de sociologie d’Amérique latine a été créée en 1961 au sein de l’Universidad Nacional de Bogotá, trois ans après la création du département de sociologie, sous l’impulsion d’Orlando Fals Borda et du prêtre Camilo Torres Restrepo, deux figures très engagées dans la lutte contre les injustices sociales. Fals Borda a théorisé la méthode de la recherche-action participative qui a eu une très grande influence à l’échelle internationale. Des penseurs comme Fals Borda et beaucoup d’autres avaient déjà adopté une approche très critique du colonialisme intellectuel (Fals Borda 1971) et revendiquaient la production d’une pensée propre, latino-américaine.
71Parmi les chercheures en études féministes, une autre personnalité, Magdalena León, a fortement marqué les différentes générations de chercheures. Elle a mené des recherches auprès des paysannes, sur les inégalités d’accès à la terre, auprès des travailleuses domestiques et sur leurs droits. Elle s’inscrit dans une approche matérialiste et dans la lignée des penseurs précédemment mentionnés et croise en particulier les catégories de genre et de classe.
72Cette défense d’une pensée autonome, engagée et située dans le contexte des inégalités sociales, sexistes et racistes, a fortement marqué les intellectuel-les, chercheur-es et personnes engagées dans la lutte pour la justice sociale en Colombie, et ce jusqu’à maintenant. Les théories décoloniales (Quijano 1998 ; Castro-Gomez et Grosfoguel 2007) ont prolongé ce regard critique porté sur une pensée qui méconnaît les savoirs subalternes et sur la science eurocentrée en proposant de déplacer les points de vue et de puiser également dans l’expérience latino-américaine de la colonialité. Si les sociologues et anthropologues féministes regrettent l’absence de reconnaissance de leurs travaux en études de genre et féministes et sur l’intersectionnalité dans les disciplines des sciences sociales (Viveros et Arango 2011, 31), elles ont progressivement gagné une plus grande reconnaissance et participent du développement des théories décoloniales.
73Intégrer ce regard décolonial signifie prendre en compte la multiplicité des points de vue et des expériences, analyser l’imbrication des rapports de pouvoir de classe, de race et de genre dans la production, la circulation et la réception des savoirs, tout en tenant compte de la difficulté à « interpréter » les expériences, les luttes et la signification qui leur est donnée.
Les femmes, nous n’avons pas réussi dans ce pays à obtenir suffisamment de reconnaissance, ni de légitimité, ni qu’on attribue suffisamment d’autorité à l’expérience des femmes… c’est la culture patriarcale (e42, org fém)
74La construction des connaissances féministes est redevable des apports provenant de différents sites de production de savoirs qui sont en interaction et en appui mutuel mais aussi en forte tension les uns avec les autres. Cette production de connaissances repose sur les contributions engagées des chercheures, notamment féministes, situées dans le monde académique mais également sur les apports des organisations de femmes, des mouvements féministes, des organisations politiques, populaires, de défense des droits humains ainsi que d’ONG qui luttent en faveur des droits des femmes, ou d’organisations de la coopération internationale. La considérable contribution des ONG à la production de savoirs est reconnue. Ces différents sites de production de connaissances sont traversés de rapports de pouvoir – selon les appartenances de classe, race, local/centre, rural/urbain, intellectuel/populaire, etc. – qui font que les connaissances émanant par exemple des organisations populaires paysannes, des collectifs de femmes indigènes, des organisations de femmes afro-descendantes, des collectifs de mères des personnes déplacées n’ont pas la même légitimité que celles des institutions reconnues, comme le monde académique ou les institutions internationales. On reconnaît aux collectifs de femmes le mérite de contribuer amplement à la diffusion des discours féministes et/ou de défense des droits des femmes – et plus spécifiquement des femmes affectées par le conflit armé – parfois bien plus efficacement que ne le font le monde académique, les médias ou les institutions internationales.
75Les savoirs bénéficient néanmoins d’une reconnaissance différente en fonction de leur lieu d’énonciation. En Colombie, le conflit armé, la longue dynamique des mouvements de femmes et féministes ainsi que l’histoire intellectuelle et les méthodologies de recherche mobilisées ont contribué à ce que, d’une part, des liens étroits existent entre les intellectuel-les, l’activisme politique et la mobilisation sociale et que, d’autre part, les collectifs de femmes exercent une forte influence sur la politisation des discussions académiques et leur traduction dans l’espace public et les politiques publiques (Barreto Gama 2000).
76L’épistémologie des études féministes se distingue des autres formes de production des savoirs par la démarche collaborative, inclusive et transformatrice qu’elle tend à adopter. Les tensions entre ces divers sites de production sont cependant manifestes. Ainsi, bien que de nombreuses chercheures universitaires se réclament et mettent en pratique des méthodes de recherches inspirées de la tradition intellectuelle colombienne décoloniale et inclusive, et qu’elles cherchent à être proches des organisations de femmes subalternisées, les dialogues de savoirs ne semblent pas toujours fluides, contrairement à ce que les méthodes de recherche-action participative dont elles s’inspirent pourraient laisser penser. Les connaissances des organisations féministes/de femmes ne semblent avoir été systématiquement incorporées ni le monde académique ni dans les instances gouvernementales. Et les savoirs produits par les universitaires ne circulent pas non plus.
77Bien que les centres universitaires ne soient pas le seul lieu d’élaboration de connaissances féministes, il convient de souligner l’abondance et la qualité de la production scientifique des multiples centres colombiens de recherche et d’enseignement en genre (Rodríguez Pizarro et Ibarra Melo, 2013). De multiples domaines de recherche sont abordés, qui ne se limitent pas aux thèmes du conflit armé et des violences de genre. Ils couvrent bien évidemment le champ des droits des femmes et des droits humains, du conflit armé et des violences, mais ont depuis longtemps abordé les questions agraires et d’accès à la terre, la participation politique et les questions de citoyenneté, l’action collective et les mouvements sociaux, l’ethnicité, les sexualités, le corps, la santé, ou encore les masculinités, les migrations, le travail, les travailleuses domestiques. Les politiques d’intégration du genre dans l’enseignement et les politiques de genre sont encouragées dans les universités. Depuis 1994, le Centre en études genre de l’Universidad Nacional de Bogotá travaille à la constitution d’un fonds de documentation qui rassemble désormais quelque 9 000 livres, articles, revues, thèses, mémoires et vidéos. Un projet de numérisation de ce fonds est actuellement en cours. Ces divers centres en études genre ou départements universitaires forment des étudiant-es à cet outil d’analyse en adoptant des approches critiques et engagées, diverses et dans des disciplines variées, et notamment dans le champ des sciences sociales et du droit.
78Les chercheures de ces divers centres se réclament des épistémologies féministes. Elles considèrent que les connaissances sont situées et que le sujet est un individu constitué par son contexte historique concret. Beaucoup d’entre elles adoptent une approche intersectionnelle, localisée et contextualisée, dans une perspective décoloniale (Viveros 2016b). Elles suivent une démarche constructiviste et défendent une forme de recherche engagée pour le changement social, l’égalité de genre et la dénonciation des rapports de domination patriarcale. Elles se réclament de méthodes de recherche – méthodes qualitatives, entretiens, histoires de vie –, qui permettent de faire entendre la voix et la mémoire des femmes subalternisées.
79En outre, elles s’intéressent particulièrement à l’influence des appartenances de classe, mais aussi de race et de genre, sur le processus de construction des connaissances ; elles montrent à quel point il est important de reconnaître les apports des communautés dans la production de connaissances, de remettre en question leur homogénéité supposée et de considérer que ces connaissances reposent nécessairement sur leurs expériences différenciées, posant ainsi la question de la neutralité et de l’objectivité des connaissances. Elles s’intéressent ainsi à la manière dont les rapports de pouvoir inégaux de sexe, classe, race et ethnicité interfèrent avec la production de connaissances et œuvrent à la reconnaissance des savoirs des groupes afro-descendants, indigènes et subalternes dont les voix n’étaient auparavant jamais entendues. Elles se réclament ainsi des approches collectives, non-hiérarchiques, inclusives et transformatrices de la production des connaissances. Des tensions existent néanmoins entre les chercheures appartenant aux différents courants de pensée, mais aussi entre les centres qui se distinguent par leur rattachement à des universités mieux « classées » que d’autres, par leur situation géographique qui donne parfois une certaine prééminence au centre, ou par les ressources matérielles et symboliques dont ils disposent.
80La posture d’une pensée décoloniale et propre, latino-américaine, est ainsi bien présente en Colombie, dans les études féministes et de genre, et les compétences dans ce domaine sont considérables.
81Ces facteurs – le long et intense conflit armé, l’histoire du mouvement social des femmes, la recherche engagée et propre en sciences sociales et la solidité des études féministes – ont déterminé la spécificité de la constitution de ce groupe de personnes qui travaillent dans le domaine du genre. Ils ont contribué à troubler les rapports qui prévalent au sein de ce groupe, ce qui s’exprime par des tensions, des divisions et le brouillage des frontières, mais aussi à renforcer leur pouvoir de production et de diffusion d’un discours sur les droits des femmes et les féminismes.
Les personnes qui travaillent dans le domaine du genre et/ou droits des femmes
Oui, je crois vraiment que, sans les organisations de femmes et sans le féminisme, on aurait très difficilement réussi ce qu’on a réussi dans ce pays. (e42, org fém)
82Cette recherche a mis en évidence l’existence d’un nombre considérable de personnes actives dans le domaine du genre et une ample diffusion du discours féministe et des droits des femmes depuis vingt ans.
83Le nombre de personnes qui travaillent dans le domaine du genre est en effet extrêmement important. Il suffit de répertorier les associations et ONG de femmes, les organisations féministes, les centres de recherches dans les universités et instituts, les entreprises de consultance, les points focaux genre des institutions gouvernementales nationales, régionales ou municipales, dans les ONG internationales, dans les 26 agences du système des Nations unies présentes dans le pays – dont le Bureau national de l’ONU Femmes – et dans les agences de coopération bilatérales. Une Table de genre a été créée dans le but de réunir les multiples personnes de la coopération internationale actives dans ce domaine, mais son fonctionnement est considéré comme médiocre. Il existe également des réseaux de réseaux d’organisations de femmes et/ou féministes. Il n’est pas difficile d’identifier les personnes travaillant dans le domaine du genre. L’immense majorité d’entre elles sont des Colombiennes, ce qui s’explique par le contexte particulier que nous avons évoqué.
84L’augmentation du nombre de personnes travaillant dans le domaine du genre en Colombie a coïncidé avec l’intensification du conflit armé et la mobilisation des réseaux de réseaux de femmes et de diffusion du discours féministe. Elle a également coïncidé avec la Conférence des Nations unies sur les Femmes qui s’est tenue à Beijing en 1995 – qui proposait le gender mainstreaming, lié à l’accroissement du nombre d’ « expertes en genre » dans le monde –, avec le processus de diffusion du discours sur les questions de genre, de violence et de paix au niveau international – notamment par le biais de la constitution de réseaux transnationaux –, puis avec l’adoption de la Résolution 1325 sur les femmes dans la prévention et le règlement des conflits et dans la consolidation de la paix par le Conseil de sécurité des Nations unies en 2000 ou encore avec la conférence de Londres sur les violences faites aux femmes en 2015.
« Yo no soy una experta en género ». Je ne suis pas une experte en genre
Je ne me définirais pas comme une experte en genre, mais plutôt comme une féministe. (e50, org fém)
Être féministes, c’est avoir une vision du monde […], le féminisme a une force éthique, transformatrice. Les experts en genre sont vides de passion et de vision, de convictions. (e40, org fém)
85Une des particularités des la situation étudiée en Colombie est que la plupart des personnes travaillant en genre affirment : « Je ne suis pas une experte en genre ».
86Le fait que la grande majorité des personnes interrogées ne se reconnaissent pas, à titre individuel, dans l’appellation « experte en genre », s’explique par des raisons divergentes et traduit des visions du monde différentes. Les personnes actives dans le domaine du genre qui s’identifient au féminisme libéral ne se considèrent pas comme des expertes lorsqu’elles n’ont reçu de formation théorique, qu’elles sont peu expérimentées dans le travail sur les politiques publiques de genre ou qu’elles n’ont pas de spécialisation thématique. Elles mènent des carrières individuelles et considèrent surtout qu’elles n’ont pas l’autorité découlant de savoirs qui leur permettraient de revendiquer un statut d’experte.
87Les personnes actives dans le domaine du genre qui se réclament de féminismes transformateurs ne se considèrent pas comme des expertes car elles récusent le fait d’être les seules dépositaires et productrices de savoirs et considèrent que les savoirs subalternes devraient être reconnus et bénéficier d’autorité. Elles s’inspirent généralement des épistémologies féministes collaboratives, réflexives et transformatrices et s’inscrivent dans une approche critique de la colonialité du pouvoir.
88La maîtrise de l’anglais fait partie des conditions pour pouvoir être identifiée comme experte dans le monde des institutions internationales, tout comme d’autres caractéristiques comme avoir une formation théorique en genre, de l’expérience dans la coopération internationale et avec l’État. Une responsable d’une grande organisation internationale à Bogotá qui se heurtait à des difficultés pour recruter une « experte en genre » a ainsi affirmé :
Elles ne réussissent pas à réunir les trois choses, coopération internationale, genre et anglais […] elles n’arrivent pas à accéder à un monde où l’anglais est central, elles viennent trop du mouvement des femmes, elles n’ont pas d’expérience non plus avec l’État. (e8, org int)
89Les personnes travaillant dans le domaine du genre et/ou des droits des femmes dans des organisations internationales considèrent aussi que l’engagement pour une cause est également important :
Oui, je crois qu’une experte en genre doit avoir de fortes connaissances théoriques mais aussi une forte conviction, disons, pas idéologique mais de motivation. C’est à dire, je ne crois pas que ce soit un travail neutre, c’est un travail qui demande un engagement pour la cause. (e3, org int)
90Le fait que les expertes en genre soient censées être des personnes engagées dissuade alors certaines personnes d’entrer dans cette catégorie. Se définir comme experte en genre délégitimerait leur professionnalisme et les rangerait parmi les « politiques ». Ces personnes ne souhaitent donc pas être vues comme des expertes en genre parce qu’elles pensent manquer de formation théorique en genre mais aussi parce qu’elles risquent d’être taxées de « féministes ».
91Malgré tout, la plupart des personnes interrogées – 80% – se disent féministes, bien que ce terme recoupe des courants bien différents, comme nous l’avons vu. Les « féministes » qui se réclament d’une vision libérale du monde sont plus nombreuses dans les institutions de coopération internationale, celles qui se réclament d’une vision transformatrice sont plus nombreuses dans les autres institutions ou organisations – académiques, ONG, mouvements féministes.
92Certaines personnes actives qui travaillent travaillant dans le domaine du genre en lien avec une organisation internationale le font en tant que membres d’un collectif – ONG, organisation de femmes, organisation féministe, organisation des droits humains – ou d’un centre universitaire. Pratiquement aucune d’entre elles ne se reconnaît non plus comme une « experte en genre ». Elles mettent plutôt en avant la dimension de production collaborative de savoirs ainsi que la dimension politique et transformative de ces savoirs dont elles rechignent à se considérer comme seules dépositaires.
93« Je ne suis pas une experte genre », renvoie donc, pour certaines, à la peur d’être associée à une cause – le féminisme – qui délégitimerait leur professionnalisme, et pour d’autres, à un sentiment d’inconfort à l’idée d’exercer une profession qui exigerait d’elles qu’elles proposent des solutions avant tout techniques pour résoudre certains problèmes, autrement dit des solutions dépolitisées, plutôt que des démarches collaboratives et transformatives.
94Les représentations de soi dépendent des trajectoires de vie, des expériences vécues ainsi que des recherches menées et des épistémologies de construction de connaissances qui les ont informées et qui ont permis de rendre compte des réalités. Ces représentations ne sont pas étrangères au regard de l’autre, sachant que toute traduction est une réécriture qui transforme l’original, d’abord parce qu’elle est une interprétation à la lumière de la compréhension du monde de celui ou celle qui interprète.
95En refusant d’être appelées « experte en genre », ces femmes donnent à voir l’écart existant entre la définition donnée d’une experte et leur perception d’elles-mêmes et de leur manière d’interpréter le monde et de travailler. Nombre des personnes interrogées associent ce terme d’experte à une dépolitisation du genre, à un éloignement de la dimension politique de ce concept, à une récupération. Le fait que ce terme soit associé à des politiques publiques est ressenti par certaines comme une contradiction, dans la mesure où elles considèrent l’État comme l’un des acteurs responsables du conflit armé. Ces personnes défendent l’importance d’avoir une autre une vision du monde, et de s’inspirer de l’épistémologie féministe. Celle-ci implique une autre manière de travailler favorisant l’inclusion, la collaboration, les rapports de travail non hiérarchiques, des objectifs de transformation sociale et enfin la reconnaissance du fait que les « autres » détiennent des savoirs – et pas seulement l’« experte ». Tous ces éléments qui traduisent ce qu’elles sont et ce qu’elles font, qui ne leur semblent pas correspondre au profil d’une experte.
Une experte en genre, c’est comme ces entraînements que les rendent techniques, la planification avec perspective de genre, la politique avec perspective de genre. Mais ça ne signifie en aucun cas une transformation de sa conception du monde. (e42, org fém)
C’est une personne qui a la capacité, la compétence, la possibilité de lire et comprendre la réalité en clé de genre ou des droits des femmes […], c’est pouvoir lire la réalité en clé de genre, surtout pouvoir lire une réalité, pouvoir trouver des sorties, des propositions alternatives à cette réalité des inégalités. (e7, org. fém)
96« Je ne suis pas une experte genre », renvoie ainsi aux questionnements sur les manières d’exercer du pouvoir, en lien avec les épistémologies féministes. Les épistémologies féministes considèrent que les connaissances sont socialement situées et rejettent la prétendue objectivité qui serait à la base des savoirs experts. Cette affirmation reflète avant tout l’idée que le savoir est politique et non technique mais aussi celle qui veut qu’il y ait différentes formes de savoirs selon l’appartenance institutionnelle des personnes qui le détiennent – organisations féministes, politiques, internationales, universitaires.
97Certaines des personnes qui travaillent en genre produisent des savoirs qui ne sont pas considérés comme des savoirs d’expertise. En ne se considérant pas comme des expertes, elles remettent en question les savoirs d’expertise, expriment leurs doutes quant aux capacités transformatrices de ces savoirs et de leur interprétation. Leur appartenance institutionnelle et géographique (siège ou bureau national), l’internationalisation plus ou moins marquée, leur appartenance de classe et de race, leur rattachement aux théories féministes ou à certaines personnes d’influence induisent des différences dans ce qui est considéré comme des savoirs, de l’expertise, et ont pour conséquences des inégalités dans la légitimité, l’influence et le pouvoir.
98Le processus de construction des savoirs qui font autorité est lié aux institutions dans lesquelles il se réalise. Les luttes pour le pouvoir entre institutions conduisent à ce que certaines soient écartées et marginalisées par les rapports inégaux existant au niveau international. Les personnes qui sont engagées par ces institutions héritent de l’autorité dont ces dernières bénéficient, et peuvent, de ce simple fait, revendiquer une légitimité qui marque leur trajectoire, leur pouvoir. L’autorité ne découle pas d’un savoir scientifique, mais d’une position sociale.
99Les trajectoires des femmes interrogées reflètent leur rattachement à des courants féministes différents, néo-libéral ou transformateur. La posture féministe transformatrice influencera leur manière de travailler, la reconnaissance de leurs savoirs ainsi que leur trajectoire. Celles qui adoptent cette posture ne bénéficieront pas des mêmes accès aux institutions de production de savoirs ayant une reconnaissance et une légitimité importante, comme les organisations internationales. Le champ des institutions qui produisent et font circuler les savoirs est traversé par la colonialité du pouvoir. Travailler pour une organisation internationale est le produit de certaines trajectoires déterminées notamment par des marqueurs de classe. Les personnes qui ont fait le choix d’être associées à des féminismes transformateurs, qui restent proches des épistémologies féministes ou font partie de collectifs féministes ou travaillent avec des militant-es ou des groupes subalternes, peuvent se considérer « expertes », mais elles agissent en tant que collectif et non en tant qu’individues. Ces différentes démarches ou trajectoires reflètent des parcours de reconnaissance inégaux, un inégal accès à des institutions ayant des positions de pouvoir différentes. Les savoirs féministes tendent à être dépolitisés, disciplinés, transformés lorsqu’ils sont repris par des organisations gouvernementales ou internationales et parfois dans le monde des ONG. Ce n’est pas un fait nouveau et c’est la raison pour laquelle les féministes « transformatrices » – ou autonomes – refusent de rejoindre ces organisations et institutions, considérées comme des entités hégémoniques qui imposent une manière de comprendre, d’interpréter et de travailler dans le domaine du genre et marginalisent certains savoirs et démarches.
100Malgré tout, dans le contexte colombien, les savoirs féministes subalternes ont su se faire entendre grâce à la mobilisation de réseaux de réseaux d’organisations féministes, à des alliances entre des organisations internationales et des collectifs engagés comme « experts », à l’implication de Colombiennes jouissant d’une légitimité internationale et susceptibles de produire des analyses critiques, féministes et transformatrices. Ce processus s’est opéré dans le contexte particulier caractérisé par le conflit armé durable et violent qui a mobilisé la communauté internationale et l’influence croissante du discours international sur les femmes, la paix et la sécurité, qui ont de manière conjuguée contribué à influencer la législation nationale et les termes des accords de paix.
Une ample diffusion du discours global sur les droits des femmes et le genre mais une faible circulation et reconnaissance des savoirs locaux et féministes
101Depuis 1995, la forte mobilisation des organisations de femmes pour les droits des victimes et la construction de la paix a encouragé la production par ces organisations, collectifs, ONG, d’une somme considérable de connaissances : ces sujets ont été documentés par le biais du recueil de données empiriques et de la production d’analyses. Les centres de recherches universitaires en genre ont aussi contribué à cette production de connaissances et d’analyses. Les organismes de coopération bilatéraux et multilatéraux ont commandé de multiples rapports portant sur ces thématiques dans le pays, encourageant ainsi l’augmentation du nombre de personnes actives dans le domaine du genre, que ce soit des individues, des collectifs, des chercheures ou des institutions locales. Il existe une profusion de documents, articles et travaux de recherche sur le conflit et les femmes/le genre. L’importance de la production et de la diffusion d’un discours féministe et sur les droits des femmes est le résultat de ces actions conjuguées des organisations de femmes/féministes et des centres de recherche, appuyés par la coopération, dans un contexte de conflit armé intense. Cette production de connaissances sur les femmes dans les conflits armés et les violences de genre a été encouragée par les discours, rencontres et résolutions sur ces thèmes au niveau international.
102Certains médias ont ouvert leur espace à ces discours et leur ont offert une tribune dans les grands journaux ainsi que sur certaines chaînes de télévision et radios. Certains responsables politiques ont également repris ces discours, tout comme les organisations de défense des droits humains, les milieux judiciaires ou l’Église, bien qu’avec des visions parfois diamétralement opposées.
103Malgré une indéniable profusion dans la production de connaissances et dans la diffusion du discours sur les droits des femmes, les savoirs produits par les organisations de femmes ou les savoirs locaux et féministes semblent souffrir d’un déficit de reconnaissance, ce qui témoigne des différences de légitimité selon les lieux de production des savoirs :
Je ne crois pas qu’il y ait de circulation des savoirs […] je ne crois même pas qu’il y ait un intérêt pour savoir ce que font ces organisations. Il y a une sous-valorisation du savoir, des connaissances et de l’autorité que ce savoir et ces connaissances nous apportent à nous, femmes qui travaillons dans les organisations de femmes. Quand on a besoin d’une consultante… très peu de féministes sont appelées comme spécialistes, des femmes qui se présentent comme théoriciennes du genre, elles oui. (e42, org. féministe)
104Ce manque de reconnaissance, qui conduit à un manque de légitimité des organisations qui produisent ces connaissances, est vécu avec amertume. De leur côté, les institutions internationales, qui reconnaissent la forte capacité nationale de production d’expertise, regrettent le manque de circulation des savoirs produits dans le pays :
L’expertise produite dans l’académie n’est pas assez capitalisée pour avoir une incidence au niveau des politiques publiques. Je crois qu’il y a beaucoup de connaissances qui n’arrivent pas au niveau des politiques publiques et beaucoup de connaissances qui n’arrivent pas non plus au mouvement des femmes. […] Je crois qu’il y a là un capital perdu, qu’on pourrait faire progresser […]
Si l’expertise reste dans le secteur académique, ou dans le secteur public ou dans le secteur de la coopération, il ne génère pas de transformations réelles. C’est là où je crois que nous, les Nations unies, pourrions jouer un rôle pour favoriser ce type de ponts. (e3, org internationale)
105Des personnes engagées comme « expertes en genre » dans le système des Nations unies témoignent aussi de leur frustration de voir leurs compétences spécifiques ignorées, et par conséquent d’être marginalisées.
C’est comme si tu disparaissais de la scène technique des questions thématiques, parce que maintenant tu es dans ce truc de femmes… C’est quelque chose d’impressionnant. […] C’est comme être mis dans une case, la sous-valorisation de ce que signifie travailler dans le domaine du genre. Il ne s’agit pas de questions de développement, ni de paix, ni de démocratie. C’est juste un truc là, d’un groupe de folles qui font des choses […]. (e8, org internationale)
106En revanche, le fait de travailler sur une thématique spécifique, en y incluant une perspective de genre, confère une certaine légitimité et une certaine reconnaissance aux expertes concernées. Ces thématiques sont par exemple les personnes déplacées, les questions juridiques, l’accès à la terre, les questions urbaines, la parité en politique, l’économie du care ou encore les droits reproductifs. Une personne auparavant spécialiste reconnue des questions relatives à la jeunesse par exemple se désolait du fait que son expertise n’était plus reconnue depuis son affectation à l’ONU Femmes, perçue comme une institution généraliste.
107Si les entretiens ont montré que certains des savoirs des militantes ou des expertes ne sont pas reconnus et sont source de tensions entre les personnes qui les produisent, les interprètent ou les utilisent, ils ont également attesté du fait que ces savoirs pratiques, d’expériences ou de recherche, se nourrissent malgré tout mutuellement. Les savoirs issus des pratiques militantes et des expériences des organisations de base de femmes ou féministes s’inscrivent ainsi dans les savoirs plus institutionnalisés, dans des programmes de recherche ainsi que dans des programmes d’action politique ou de coopération. Les savoirs qui ne bénéficient pas de cette reconnaissance institutionnelle et des ressources que celle-ci permet d’obtenir ne sont pas qualifiés de savoirs d’expertise. Ces savoirs subalternes ou certains savoirs féministes restent ainsi opposés, étrangers aux savoirs dits d’expertise. La tension est donc permanente entre les savoirs féministes et les savoirs d’expertise, entre les savoirs politiques et les savoirs techniques.
Une forte circulation des personnes travaillant en genre mais des ressources inégales
J’ai parcouru le monde, je suis entrée dans la fonction publique, puis dans le monde des ONG, et je suis retournée dans le monde académique. (e51)
108Les personnes travaillant dans le domaine du genre naviguent entre les organisations féministes ou de femmes, les ONG, le milieu académique, les institutions gouvernementales, les organisations internationales ou ONG internationales, mais circulent aussi dans de multiples réseaux d’envergure locale ou globale. Les influences sont multiples et sont véhiculées par le biais de conférences, de lectures, de réseaux et collectifs, de rencontres.
109L’immense majorité des personnes travaillant dans le domaine du genre dans le pays sont des ressortissantes colombiennes. Si certaines sont d’origine étrangère, elles sont maintenant considérées comme des citoyennes colombiennes parce qu’elles se sont installées dans le pays ou y vivent depuis plusieurs dizaines d’années pour des raisons familiales. Des expertes étrangères, essentiellement latino-américaines, sont parfois engagées pour des missions de courte durée, mais rares sont celles qui proviennent du Nord global et n’ont aucune attache avec le pays ou la région. Cette particularité tient en partie au grand nombre de personnes compétentes dans le pays, mais elle s’explique également par la critique de la colonisation discursive propre à la tradition intellectuelle en Colombie.
Le Colombien, il n’aime pas beaucoup que les gens de l’extérieur viennent lui dire ce qu’il doit faire, ça le dérange beaucoup. Il y a beaucoup de fierté colombienne. (e3, org internationale)
110Cependant, pratiquement toutes les personnes travaillant dans le domaine du genre, bien qu’originaires du pays, sont marquées de « touches » internationales qui les distinguent et sont parfois un marqueur de classe : elles maîtrisent une langue étrangère, elles ont fait des études ou se sont spécialisées à l’étranger ou ont séjourné en dehors du pays, ont voyagé dans le monde. Le rattachement institutionnel, les « touches » internationales, et notamment la maîtrise de langues étrangères, la classe sociale ou l’origine raciale, donnent un accès inégal à des ressources, aux codes et aux cercles du pouvoir. Obtenir des fonds pour mener une activité, être recrutée dans une organisation, obtenir un contrat de consultante, être invitée dans des rencontres internationales ou de haut niveau dépend en partie de ces ressources et confère par conséquent un pouvoir différencié.
111Le groupe des personnes travaillant dans le domaine du genre est aussi traversé par des différences d’affiliation politique et de rattachement institutionnel – local ou international – qui influencent également l’accès aux ressources, au capital social, à la reconnaissance et au pouvoir d’influence. On constate ainsi une certaine division sociale du travail de genre. Certaines organisations de femmes agissent en tant que groupe organisé de victimes qui revendique des droits, d’autres œuvrent dans le domaine de la définition des lois, du lobbying relatif aux politiques publiques ou encore de la diffusion des travaux analytiques. Cette division sociale du travail sème le trouble dans la valorisation des savoirs et dans la circulation de ces derniers entre les organisations de femmes/féministes, le milieu universitaire ou celui de l’expertise internationale.
112Malgré leurs origines sociales et affiliations politiques différentes, les personnes interrogées ont connu des trajectoires qui présentent des traits communs, ces derniers facilitant leur possibilité de naviguer d’un espace à l’autre. La plupart des interlocutrices se sont montrées très intéressées par la démarche réflexive privilégiée lors des entretiens. Elles ont, pour la plupart, une histoire personnelle et familiale douloureuse, marquée par le conflit armé, qui témoigne d’un enchevêtrement entre leur propre vécu et l’histoire nationale. Leur histoire familiale le plus souvent extra-ordinaire a notamment marqué leur cheminement féministe et leur engagement. La dimension symbolique du message social de l’Église – servir, aider, se sacrifier, donner sans compter, etc. – est souvent présente. Malgré la diversité de leurs appartenances de classe, de race, ou géographiques, leurs trajectoires présentent des traits communs qui les ont amenées à des prises de conscience ou à un engagement pour les droits des femmes.
113Très rares sont celles qui ont suivi des formations théoriques. Les personnes interrogées se sont formées par la recherche, souvent dans le cadre de démarches de recherche-action, par le travail de terrain et par le recueil de données, autant d’éléments considérés comme essentiels pour construire une argumentation. Leur formation s’appuie souvent aussi sur des lectures personnelles d’auteures féministes, sur leur participation à des groupes de réflexion, et sur leur proximité avec des organisations de femmes. Les auteures citées sont souvent des chercheures colombiennes – Magdalena León est un référence pour la plupart d’entre elles – mais aussi des féministes comme Simone de Beauvoir ou Angela Davis. Ce ne sont ni les auteures anglo-saxonnes ni les universitaires qui priment.
Être féministe : tensions et coûts
114Les tensions identifiées sont multiples et ont laissé des blessures. Elles traversent aussi bien le champ des personnes travaillant dans le domaine du genre que les organisations de femmes et les organisations féministes. Elles sont présentes entre les féministes libérales et les féministes autonomes ou institutionnelles, entre les féministes et les organisations internationales, entre les organisations centrales et périphériques, urbaines et rurales, entre les universitaires féministes, entre les universitaires et les expertes en genre dans les OI, entre les personnes travaillant dans le domaine du genre au sein des ONG et celles qui travaillent dans les OI. Les tensions se manifestent encore avec le réseau d’études des masculinités, avec les instances politiques, entre les expertes en genre qui travaillent au sein de l’ONU Femmes et celles des autres agences du système des Nations unies, ou enfin avec les compagnies privées qui offrent les services de consultantes en genre.
115Une experte en genre qui travaillait pour le compte d’une organisation internationale avait par exemple reçu une lettre anonyme injurieuse déposée à son domicile quinze jours après son entrée en fonction par un groupe de féministes radicales (les « féministes irrespectueuses »).
116Selon une experte en genre qui travaillait au sein du système des Nations unies, plus précisément dans le Département des opérations de maintien de la paix, et se définissait comme une féministe anti-patriarcale, l’une des causes des difficultés rencontrées par les expertes en genre « se situe peut-être dans le système lui-même, qui place les conseiller-ères en genre en situation d’échec, en créant des tensions et de la concurrence entre ces personnes qui en arrivent à critiquer systématiquement le travail des autres, ne s’apportent aucun soutien mutuel et sont marginalisées » (Puechgirbal dans cet ouvrage)
117Ces fortes tensions que toutes reconnaissent et vivent douloureusement font partie des difficultés que rencontrent dans leur travail les personnes actives dans le domaine du genre.
118Ces clivages ont profondément marqué les femmes de la Red Nacional de Mujeres et de l’Iniciativa de Mujeres por la Paz (Initiative des femmes pour la paix) qui se sont violemment opposées à l’occasion de la préparation de la Loi Justice et Paix (2005).
Jamais le syndicalisme ne m’a autant blessée que les féministes. Jamais les syndicalistes ne m’ont dit de manière si brutale ce que m’ont dit les femmes, que celles qui acceptaient d’être dans cette commission étaient des paramilitaires, des paracas. (propos tenus par la dirigeante d’une organisation de femmes, impliquée dans la discussion de la Loi des Victimes, citée par e7).
119Ces tensions sont particulièrement décriées par les hommes, qui surexposent souvent ces conflits et contribuent ainsi à dévaloriser et à délégitimer le travail des organisations de femmes, alors que les conflits existent également au sein des organisations masculines.
Nous [dans notre organisation de défense des droits humains], jamais, au grand jamais nous ne nous meurtrissons comme vous les féministes le faites entre vous. (un homme membre d’une organisation de droits humains, cité par e7)
120Ces tensions réelles dissuadent certaines jeunes femmes de s’engager ou de s’affirmer comme féministes.
Vous êtes si dures entre vous que je ne veux ni entrer dans le féminisme ni me former dans ce domaine. (une jeune femme citée par e7)
121Parmi les féministes des générations précédentes, le coût social et émotionnel de l’engagement féministe a été lourd dans une société toujours machiste, raciste et classiste qui vivait un conflit armé depuis tant d’années.
C’est très dur d’être féministe, (…), à cause de la famille, du mari (…) des enfants qui ont été poursuivis à cause de mon attitude (…) Quand nous essayons de faire quelque chose, nous, les femmes, il n’y a pas de limites contre nous. (e36, réseau fém.)
Conflit armé et tensions relatives aux ressources
Nous devons travailler contre la guerre, n’est-ce pas ? Ou pour la paix ? Mais les grands thèmes des féministes sont la participation, la violence et les droits sexuels et reproductifs. (e50, org fém)
122Dans le contexte du conflit armé, tant la forte mobilisation des organisations de femmes que la pression internationale poussent à ce que le genre soit central. Mais l'attention est surtout concentrée sur le genre dans le conflit.
123Lors de la séance de discussion du rapport CEDEF (ou son acronyme CEDAW en anglais) de la Colombie (2 octobre 2013, Genève), le comité d’experts avait évoqué la faiblesse du récent Plan d’action pour l’équité de genre (ni budget ni responsabilités claires). Si le comité de la CEDEF a souligné le taux d’impunité des auteurs d’actes de violence contre les femmes (98 %), de la non application des mesures prônées par la Résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies, il a également mis en avant la très faible présence des femmes en politique (133e rang mondial) – 17 % de députées en 2014 et très peu de maires – alors même que le nombre de femmes dirigeantes et la participation citoyenne des femmes sont très importants. Selon une représentante du Secrétariat de la présidence pour l’équité de genre, les lois et décrets en faveur des droits des femmes sont nombreux, mais leur mise en application est défaillante, et l’État n’accorde que peu de moyens à la politique de genre. Les représentantes du gouvernement à la séance de la CEDEF ont elles-mêmes indiqué que le conflit est un élément tellement central que les autres thèmes de développement ne sont jamais abordés. Il a été reproché au rapport de la Colombie de ne pas fournir d’informations sur la situation des femmes et d’être purement descriptif et dépourvu de toute analyse. En outre, le Comité de la CEDEF a fortement mis en doute le fait que le genre soit un sujet de préoccupation central pour le gouvernement. Sans le conflit armé, la coopération internationale accorderait sans doute également un moindre intérêt au genre. Les projets, gouvernements et agences de coopération cherchent à financer des actions dont ils peuvent identifier le début et l’aboutissement, et les transformations et progrès de l’égalité de genre ne répondent pas à cette logique. Certes, des ressources importantes ont été accordées aux organisations de femmes, mais elles l’ont été dans le contexte du conflit et dans le but de rendre visible leur situation et d’appuyer le processus de construction de la paix auprès du gouvernement.
124Les organisations internationales ont facilité l’établissement de liens entre les pays donateurs et le pays receveur. Les fonds de la coopération espagnole ou suédoise, les plus importants dans le domaine du genre, ont été transmis par le canal de l’ONU Femmes. Les ressources en provenance de la coopération ont parfois été perçues comme subordonnées à une traduction des visions du monde des bailleurs de fonds. Le pouvoir de la coopération internationale a ainsi été important, de par son rôle en tant qu’intermédiaire, broker entre les organisations de la société civile et un État vu comme responsable du conflit et avec lequel le dialogue était rompu. Mais ce faisant, cela a également facilité l’introduction d’objectifs internationaux qui ont pu être perçus comme surplombants.
La coopération internationale ne peut pas venir remplacer notre agenda qui provient d’en bas. (e51, femme politique féministe)
Nous ne voulons plus de colonialismes, plus de colonialismes épistémologiques, plus de colonialismes de pratiques qui arrivent avec des ressources. Je travaille avec la coopération, bien sûr. Quand je dois prendre distance, je prends distance. Quand il faut s’entraider, on s’entraide. Par exemple, nous avons fait un très bon exercice de coopération avec le PNUD et l’ONU Femmes. (e51)
125Malgré cela, la faiblesse et la réduction des ressources de la coopération internationale accordées au genre suscite des inquiétudes. Les ressources se tarissent, au prétexte que le pays est considéré comme un « pays à revenu intermédiaire », une évolution qui menace la survie de nombre d’organisations de femmes et d’ONG, et intensifie la concurrence entre les organisations de femmes et entre les ONG de façon plus générale.
Le mouvement de femmes est très divisé, très fragmenté. Il y a beaucoup de rivalités. Le fait qu’elles doivent se bagarrer pour des projets et des ressources a été dévastateur. (e51)
126Les discours prônant la paix et la sécurité ont envahi l’espace en Colombie. Si le pays subit effectivement les effets de la violence et du conflit depuis plusieurs décennies, cette omniprésence a entraîné une certaine marginalisation des autres thématiques ainsi qu’une concentration des fonds de la coopération internationale dans les domaines d’activités lié au conflit et d’expertes en construction de la paix. Comme l’énonce Ratna Kapur, « la rhétorique de la victimisation a renforcé la réponse impérialiste apportée aux femmes du monde en développement, et pousse à une représentation du sujet tiers-monde comme le véritable, ou le plus authentique sujet-victime. » (Kapur 2002)
127On peut peut-être craindre que, dans la période qui suivra la signature des accords de paix, la marchandisation de l’expertise de genre ne renforce cette vision victimisante propre à l’« industrie de la paix » (Fontan 2012). Les personnes et organisations locales engagées dans la construction de la paix estiment de plus en plus fréquemment que leurs expériences sont mercantilisées : « Dans une démarche de résistance subalterne grandissante, elles réalisent que leurs idées, leur temps et leurs communautés sont utilisées pour entretenir une industrie qui les infantilise à travers des récits (narratives) de ‘protection’ » (Wallace et Fontan 2015, 71). Or, pour « décoloniser la paix », il faudrait « décoloniser la pensée » et ne pas devoir compter sur des experts extérieurs et sur leurs ressources (Cruz et Fontan 2014). Mais les multiples initiatives de base mises en œuvre par les communautés de jeunes ou les organisations de femmes en faveur de la construction de la paix et l’expression des voix subalternes sont un signe de résistance à cette marchandisation. « C’est plus que de la résistance au pouvoir. Ce sont des actes qui expriment la capacité d’action, les voix ainsi que la production de nouveaux savoirs et de pratiques émancipatrices à partir de la base » (Wallace et Fontan 2015, 72).
128En Colombie, les organisations de femmes se sont pourtant constituées en sujet social par l’exercice de leur forte capacité d’action, leur présence dans les mouvements sociaux pour réclamer des droits, et la mise en œuvre de pratiques alternatives locales ou d’actes de résistance. Elles ont certes instrumentalisé la figure de la victime, mais de manière ambiguë. Elles ont en effet fait la preuve de leur mobilisation, rompant ainsi la dichotomie entre victimisation et capacité d’action, construisant un discours de revendication des droits des victimes.
129Le fait que la coopération finance de plus en plus les organisations de défense des droits humains a créé des tensions entre organisations de femmes et organisations de défense des droits humains, les premières reprochant aux secondes leur perspective victimisante des « femmes », présentées comme groupe homogène et dénué de capacité d’action, mais aussi leur manière de concevoir les droits humains sans prendre en compte les droits économiques et sociaux et le fait de ne pas considérer que les violations des droits humains sont aussi un résultat de la déréglementation du système capitaliste mondialisé (Klein 2008).
130Les tensions entre la défense des droits humains et les droits des femmes s’expliquent par une opposition entre deux visions : une vision libérale des droits humains fondée sur l’idée que les individus doivent revendiquer leurs propres droits, et une vision transformatrice qui met l’accent sur l’organisation collective ainsi que sur les voix et capacités d’action locales pour remettre en question les inégalités de pouvoir.
131La concurrence entre organisations de défense des droits humains et organisations de femmes est forte, d’autant plus que les premières voient leur légitimité croître parce qu’elles s’inscrivent dans le discours international dominant et dans une logique plus consensuelle. Les discours sur les droits humains ont pu avoir tendance à être de nature libérale et individualiste, et ont pu servir de levier pour collecter des fonds (Cornwall 2015). La concurrence pour des ressources internationales de moins en moins abondantes amplifie les tensions entre ces organisations. Les organisations de défense des droits humains sont par ailleurs mixtes, la présence d’hommes dans cet espace étant perçue comme un gage de technicité, de neutralité et de « non radicalité », ce qui leur donne ipso facto plus de légitimité, même si leur expérience et leur expertise sont parfois bien moindres que celle dont disposent les organisations de défense des droits des femmes.
De Justicia, n’importe qui va te dire dans le pays que c’est une organisation très technique, c’est-à-dire pas tellement politique, alors que nous, les organisations et les ONG de femmes et autres, sommes vues comme moins expertes et plus politiques. […] Mais nous sommes nous aussi des expertes! […] Nous sommes un collectif de juristes et nous travaillons depuis 15 ans pour plaidoyer, écrire, les pavés que nous écrivons ! […] Il y a un biais de genre dans la façon de considérer qui est un expert ou pas un expert. Nous ne sommes pas reconnues comme une source d’expertise mais je t’assure que nous sommes des expertes ! (e7, org féministe).
132La concurrence entre organisations – de défense des droits humains et des droits des femmes – va de pair avec une marchandisation croissante de l’expertise en genre. Sur ce marché, des entreprises privées proposent des consultances en genre, notamment dans le domaine des violences de genre et de la construction de la paix. Des bases de données d’expertes se constituent aussi.
C’est une liste, le bureau d’évaluation la gère. […] C’est un domaine d’expertise en pleine croissance et un marché est en train de se créer dans ce domaine. (e3, org int)
133Cette marchandisation de l’expertise en genre pourrait illustrer la capacité du système à intégrer, en les édulcorant, des éléments issus des discours amplement diffusés sur les droits des femmes et le genre, pour discipliner les pratiques et discours féministes. Il faudrait examiner les conséquences du fait de faire appel à l’expertise d’entreprises étrangères plutôt qu’à celles des organisations nationales compétentes, et se demander si cela ne contribue pas à essentialiser le genre, à le rendre abstrait, à aplanir les complexités, à neutraliser la discussion sur les causes du conflit armé, en somme, à éviter de définir le genre comme une question, comme le dit Joan Scott (2010). Dans la perspective critique de la colonialité des savoirs, ce processus pourrait renforcer les dichotomies entre savoirs subalternes et savoirs d’experts, étouffer les voix, résistances et pratiques locales.
134Dans une analyse critique de l’évolution du discours de la Banque mondiale sur le développement, Pestre indique que le fait de nominaliser les termes dans les documents produits introduit une forme d’évidence qui ne laisse pas de place pour la discussion. Il définit cette nominalisation comme un chemin allant du concret vers l’abstrait, l’introduction de termes abstraits, comme l’égalité de genre, étant porteurs d’incertitude. Le fait de condenser des termes (gender equality) les rend moins spécifiques (réduction des inégalités de genre). En éliminant la temporalité, on déspécifie le discours : la progression temporelle disparaît et les verbes anglais se transforment en termes en –ing. On déspécifie davantage le discours en effaçant la localisation et avec l’usage d’une pléthore d’acronymes. On produit une langue pidgin... Le langage est devenu un moyen de domination hégémonique (Moretti et Pestre). Le langage devient également un moyen pour le système de coopter les personnes qui travaillent en son sein, « parce qu’une fois que l’on maîtrise une langue, on est envahi par un sentiment d’appartenance et on commence à se comporter comme les ‘autochtones’ » (Puechgirbal, dans cet ouvrage).
135La langue, notamment la maîtrise de l’anglais dans ce cas, confère non seulement du pouvoir mais aussi de l’autorité.
Je suis plus académique, plus technique si j’utilise un langage plus sophistiqué. […] C’est une manière d’exercer du pouvoir sur l’autre, de considérer qu’on sait plus si on utilise un langage plus sophistiqué. […] Nous devons arrêter d’être aussi arrogants devant le savoir. (e42)
136Les risques seraient de voir se confirmer la tendance à l’essentialisation du genre sans qu’il n’y ait de remise en cause les rapports de pouvoir et des institutions, en codifiant le genre (comme le craignait Joan Scott), en codifiant le genre dans les discours de la coopération internationale, cheminant d’un discours concret et spécifique à un discours abstrait. Comme le disait Andrea Cornwall (2007, 69), « l’égalité de genre a perdu sa capacité vigoureuse à donner du sens » (sense of meaning). Or les organisations de femmes/féministes revendiquent précisément une autre raison d’être : la reconnaissance de l’« autre », des savoirs, des expériences et des voix, des capacités d’action et de résistances subalternes et locales, pour déplacer le pouvoir des récits dominants et eurocentriques.
Conclusion : colonialité du pouvoir, féminismes et « expertes en genre »
137Dans ce texte, je me suis intéressée à comprendre les tensions dans le champ social constitué par les personnes travaillant en genre, qui ont des ressources et des positions inégales, structurées par la colonialité du pouvoir. J’ai cherché en quoi cela leur permettait de bénéficier d’une plus grande légitimité, selon leur position sociale – appartenances de classe, de race et pays d’origine, institutions de rattachement ou de formation –. J’ai montré que la situation des personnes travaillant dans le domaine du genre en Colombie est particulière, du fait de l’intense conflit armé, de la vigueur des mouvements féministes et de femmes, et de l’existence d’études féministes décoloniales et engagées. De ce fait, l’immense majorité sont ressortissantes du pays, se sont fortement mobilisées autour du conflit et ont des compétences importantes, enracinées dans leur propre histoire intellectuelle et sociale. Ces personnes naviguent entre différents types d’institutions, des organisations de coopération, des ONG de femmes ou féministes, des gouvernements locaux et les sphères de la recherche, au sein du pays, ancrées dans leur réalité.
138Dans ce contexte, quelles seraient les conditions pour brouiller les frontières entre les savoirs académiques, les savoirs « populaires » ou « profanes » et les savoirs d’expertise liés à l’action publique ? Quelles seraient les conditions pour s’émanciper de la colonialité du pouvoir et des savoirs ?
139Dans ce pays marqué par un long conflit armé, par de fortes inégalités de classe, de race et de genre et par des divisions historiques entre les féministes « institutionnelles » et « autonomes », il n’est pas étonnant que le champ constitué par les personnes travaillant dans le domaine du genre soit caractérisé par des tensions. Ce champ social est constitué de personnes qui défendent des visions du monde différentes, lesquelles reflètent les perspectives à partir desquelles elles énoncent leurs expériences, leurs récits et leurs savoirs.
140Comme le disait Nancy Fraser, le néolibéralisme s’accommode fort bien des discours et interventions promues par le féminisme libéral et entretient avec lui des liaisons dangereuses. Comme en attestent certains programmes de micro-crédit ou les efforts personnels déployés par certaines femmes pour percer le plafond de verre, certains discours et pratiques sont des « perversions du féminisme visant à le convertir au néolibéralisme » (Fraser 2016). Cette vision du féminisme ne vise pas les causes structurelles et culturelles des inégalités en général – et des inégalités de genre, de classe et de race en particulier – et reproduit les rapports hiérarchiques ainsi qu’une vision surplombante sur les savoirs subalternes.
141La grande majorité des personnes travaillant dans le domaine du genre ne se reconnaissent pas, à titre individuel, dans l’appellation « experte en genre », pour des raisons différentes selon leur identification au féminisme libéral ou transformateur et leurs visions du monde. Celles qui s’identifient au féminisme libéral considèrent surtout qu’elles n’ont pas l’autorité découlant de savoirs qui leur permettraient de revendiquer un statut d’experte. Celles qui se réclament de féminismes transformateurs récusent le fait d’être les seules dépositaires et productrices de savoirs et s’inscrivent dans une approche critique de la colonialité du pouvoir et des savoirs.
142Les trajectoires des personnes travaillant dans le domaine du genre sont marquées de « touches » internationales, traversées par des marqueurs de classe, de race et d’appartenance institutionnelle. Ces personnes disposent d’un accès inégal aux ressources et au pouvoir, d’une place différente dans la division sociale du travail de production, de diffusion et de réception des savoirs. Ceux-ci jouissent d’une légitimité et d’une autorité différenciées selon la position des personnes. Ces inégalités de ressources illustrent la manière dont la colonialité du pouvoir traverse ce champ.
143Les tensions entre organisations de femmes/féministes avaient contribué à une certaine fragmentation et à un certain affaiblissement du mouvement. Le conflit armé et la mobilisation des organisations de femmes pour la paix, soutenue par la coopération internationale, ont joué un rôle fédérateur. Le fait que les efforts conjoints du mouvement social des femmes et des institutions aient abouti à des changements législatifs et à l’introduction d’une composante de genre dans les accords de paix signés suite aux négociations de La Havane a en partie apaisé les tensions entre les organisations de femmes/féministes :
Nous commençons à apprendre à avoir des rapports différents entre nous… en nous blessant moins (e7)
Je crois que le conflit a mené à ce que le mouvement social en général, de droits humains et des femmes, se radicalise énormément. Cela a changé ces deux ou trois dernières années, mais cela a été un processus avec beaucoup de tensions et très lent. (e8)
144Malgré les tensions, les différences, la division inégale du travail de genre et de pouvoir, ces personnes ont constitué des alliances et contribué à des avancées. Le conflit, l’institutionnalisation élargie du genre et la diffusion du discours féministe/sur les droits des femmes défini comme un champ discursif d’action ont permis d’aller au-delà de la « dépolitisation » et de l’« expertisation » du genre. La coopération internationale a contribué à la gouvernementalité du genre, en posant un vernis d’harmonie, obtenu par l’établissement d’un certain dialogue entre l’État et les organisations de femmes. Mais le rôle charnière joué par la coopération internationale dans ce dialogue a également facilité une certaine reconnaissance des organisations de base représentant les femmes les plus affectées par le conflit en raison de leurs appartenances de classe, de race, d’ethnicité.
145Les ONG de femmes et/ou féministes, enracinées dans l’histoire et les pratiques diverses des féminismes en Colombie, ont grandement contribué à la production de connaissances sur la situation des femmes marginalisées, et de savoirs féministes, tant empiriques que théoriques, comme en témoigne le foisonnement de documents, rapports, ouvrages, articles, sites. Elles ont contribué à la diffusion du discours féministe dans la société, auprès des autres ONG, aux différents niveaux des sphères gouvernementales et auprès des institutions de coopération. Elles sont interconnectées dans des réseaux transnationaux. Leur influence est importante non seulement par leur capacité à diffuser des idées mais aussi à mobiliser des personnes et à construire des réseaux de réseaux, un enredo de redes (León 1994), qui sont des repères pour connecter des actrices féministes dispersées (Alvarez 2009). Elles « gagnent » ainsi de l’autorité (Certeau 1980), non comme la « toucheraient » les « experts » (par analogie avec toucher un salaire), mais par la légitimité que leur apporte cette capacité de mobilisation, de connexion, de visibilisation des droits, de documentation ancrée dans les pratiques. Elles ne sont pas comme Félix le chat, qui marche en l’air, loin du sol scientifique (Certeau 1980, 45).
146Les ONG féministes accomplissent un travail de déconstruction des représentations culturelles et animent des débats publics de grande ampleur plutôt que de se concentrer sur le travail d’expertise de genre, plus technique, d’orientation des politiques publiques, dans des programmes et des projets sociaux. Elles insistent sur la nécessité de se constituer en sujet de sa propre histoire. Comme le dit une responsable d’une organisation féministe :
Nous avons commencé à voir un déplacement du sujet femme vers la catégorie genre, les femmes n’existaient plus comme sujets politiques. […]. Quand tu parles de violence de genre, tu n’as pas un sujet défini disant qui est le sujet qui vit la violence et qui l’exerce. Quand tu parles de violence envers les femmes, tu as un sujet politique et social qui vit cette violence et un autre sujet qui l’exerce. (e42)
147On peut cependant identifier certains risques liés aux avancées des accords de paix : dans la mesure où le conflit a été un facteur central de mobilisation, la signature des accords de paix va-t-elle entraîner la disparition du sujet social constitué par les organisations de femmes/féministes ? « L’industrie de la paix » (Wallace et Fontan 2015) imposera-t-elle ses propres vues et priorités ? Entraînera-t-elle la subordination des voix, des savoirs et des capacités d’action des groupes subalternes ? Le risque de backlash ne doit pas être exclus, comme on l’a vu en 2016 pendant les débats qui ont précédé le référendum pour la signature des accords de paix. La droite extrême et les « églises chrétiennes » ont alors fustigé la soi-disant « idéologie de genre » qu'ils accusent les accords d'intégrer. Cela est le signe d’une certaine moral panic, les négociations pour les accords de paix ayant justement été l’occasion de mettre en lumière les expériences et perspectives des femmes subalternes.
148Dans un contexte caractérisé par la crise du néo-libéralisme et par le dépassement du conflit armé, il sera nécessaire de dépasser le phénomène d’expertisation du genre, d’organiser la fluidité de la circulation et la valorisation de tous les savoirs, de soutenir cet enredo de redes d’organisations de femmes, afin de continuer à construire des mouvements et soutenir des récits et des discours qui reconnaissent les voix et pratiques subalternisées.
149Les avancées dans les accords de paix ont contribué à l’introduction d’une certaine « démocratisation » dans la circulation des savoirs, comme en attestent ces propos d’une femme politique féministe :
Il y a un savoir d’expertes. Mais ce qui est magnifique en Colombie, c’est qu’aujourd’hui, cela se transforme en une pratique beaucoup plus horizontale. C’est pour ça que je parle de démocratie venue de la base. Et il y a cet entrelacement de savoirs, où nous nous donnons la main […], avec ces savoirs plus populaires pour construire ensemble, par exemple sur la question des femmes. (e51, femme politique féministe)
Nous avons réussi à maintenir l’élaboration participative de politiques publiques sur les femmes rurales. Je dirais que cela, c’est un exercice de rencontre de savoirs grâce auquel on change les rapports avec les expertes. (e51)
150La signature des accords post-conflit inaugure une période où seront discutées les transformations du caractère sexiste/machiste, classiste et raciste persistant de la société, les causes à l’origine des violences, des discussions qui ne devront pas isoler le genre des questions structurelles et de la culture. Il reste à se demander dans quelle mesure les organisations de femmes/féministes pourront continuer, dans le contexte néo-libéral dominant, à se constituer en tant que mouvement social porteur de changements culturels, économiques, sociaux et politiques, dans une démarche critique de la colonialité des savoirs et du pouvoir.
La première chose que nous voulons est raconter notre propre histoire. […]. Je crois beaucoup dans l’espace de la micro-politique. […] Les femmes, ce type de mouvements, nous avons la possibilité de changer le monde, n’est-ce pas ? (e51)
Bibliographie
Alvarez, S. 2009. Beyond NGO-ization ? Reflections from Latin America. Development. 52 : 175–184.
Barreto Gama, J. M., F. Thomas, R. Turizo, L. Hernández, G. Castellanos Llanos, M. L. Londoño, C. Posada, I. Ortiz Pérez, I. Arana Sáenz, R. Vos Obeso, P. Restrepo, M. M. Peláez Mejía, F. Gómez de Pedraza, P. Alvear, D. I. Diaz Susa, M. Sánchez, B. Quintero G., M. E. Martínez, S. Jaramillo, E. Uribe, et J. Sarmiento. 2000. Grupos, organizaciones y redes de mujeres. En otras palabras... Mujeres que escribieron el Siglo XX. N°7 : 136-191.
Beneria, L. et G. Sen. 1981. Accumulation, Reproduction, and Women’s Role in Economic Development : Boserup Revisited. Signs : Journal of Women in Culture and Society. 7(2) : 279-298.
Bisilliat, J. et C. Verschuur (Dir.) 2000. Le Genre, un outil nécessaire, introduction à une problématique. Cahiers Genre et Développement. N° 1, Genève ; Paris : L’Harmattan.
Boserup, E. 1970. Woman’s Role in Economic Development. Londres : George Allen & Unwin.
Bourdieu, P. 1986. La force du droit [Eléments pour une sociologie du champ juridique]. Actes de la recherche en sciences sociales. 64 : 3-19.
Castro-Gomez, S. et R. Grosfoguel. 2007. El Giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá des capitalismo global. Bogotá : IESCO-Pensar-Siglo del Hombre Editores.
Centro de Memoria Histórica. Basta Yá. Colombia. Memorias de Guerra y Dignidad. 2013. Bogotá
Certeau, M. de. 1990. L’invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris : Gallimard
Cornwall, A. 2007. Revisiting The « Gender Agenda ». IDS Bulletin. 38(2) : 69-78.
Cornwall, A. 2015. Conférence à Birbeck University. Londres. Mars 2015
Costa da Lima, C. et S. Alvarez. 2014. Dislocating the Sign: Toward a Translocal Feminist Politics of Translation. Symposium.Translation, Feminist Scholarship, and the Hegemony of English. Signs: Journal of Women in Culture and Society. 39(3) : 557-563.
Cruz, D. et V. Fontan. 2014. Una mirada subalterna y desde abajo de la cultura de paz. Revista Ra-Ximhai. 10(2) : 135-152.
Davis, A. 1982. Women, Race and Class. Londres : The Women’s Press Ltd.
Devreux, A. M. 1995. Sociologie « généraliste » et sociologie féministe : les rapports sociaux de sexe dans le champ professionnel de la sociologie. Nouvelles questions féministes. 16(1) : 83-110.
Forstenzer, N. 2011. Politiques de genre et féminisme dans le Chili de la post-dictature, 1990-2010. Thèse de doctorat. Paris : L’Harmattan.
Fainzang, S. 2002. De l’autre côté du miroir. Réflexions épistémologiques sur l’ethnographie des anciens alcooliques. In De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. (Dir.) C. Ghasarian. Paris : Armand Colin.
Fals Borda, O. 1971. Ciencia propria y colonialismo intelectual : los nuevos rumbos. Bogotá : Caríos Valencia editores.
Fontan, V. 2012. Replanteando la epistemología de la Paz : el caso de la descolonización de paz. Perspectivas Internacionales. 8(1) : 41-71.
Fraser, N. 2016. Une femme à la Maison Blanche : « un symbole qui ne suffit pas ». Le Monde. 27 juillet.
Ghasarian, C. 2002. De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Paris : Armand Colin.
Godelier, M. 2002. Briser le miroir du soi. In De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. C. Ghasarian. Paris : Armand Colin.
Hainard F. et C. Verschuur. 2005. Mouvements de quartier et environnements urbains. La prise de pouvoir des femmes dans les pays du Sud et de l’Est. Paris : Karthala.
Hill Collins, P. 2012. Conférence au congrès international féministe de Lausanne. 29 août.
Jad, I. 2010. L’ONGisation des associations de femmes arabes. In Genre, postcolonialisme et diversité des mouvements de femmes. Cahiers Genre et Développement. N° 7. (Dir.) C. Verschuur. Paris : L’Harmattan.
Kapur, R. 2002. The Tragedy of Victimization Rhetoric : Resurrecting the « Native » Subject in International/Post-Colonial Feminist Legal Politics. Harvard Human Rights Journal. Vol. 15 : 1-39
Kapur, R. 2016. Genre et droits humains - Succès, échec ou nouvel impérialisme ? Conférence à l’université de Genève.12 Mai.
Klein, N. 2008. La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre. Montréal ; Arles : Leméac ; Actes Sud.
Laufer, J., C. Marry et M. Maruani. 2003. Introduction. In Le travail du genre. (Dir.) J. Laufer et C. Marry. Paris : La Découverte.
León, M. 1994. Mujeres y participación política. Avances y desafíos en América Latina. Bogotá : Tercer mundo editores.
Mies, M. 1979. Towards a Methodology of Women’s Studies. ISS Occasional Papers. N° 77.
Mohanty, C. 1988. Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses. Feminist Review. N° 30 : 61-88. Automne.
Molyneux, M. 2004. The Chimera of Success. IDS Bulletin. 35(4) : 112-116.
Moretti, F. et D. Pestre. 2015. Bankspeak : The Language of World Bank Reports, 1946-2012. Literary Lab. Pamphlets of the Stanford Literary Lab. Pamphlet 9.
Mukhopadhyay, M. 2013. Mainstreaming Gender or Reconstitution the Mainstream ? Gender Knowledge in Development. Journal of International Development. 26(3) : 356-367.
Müller, B. 2015. Anthropologie des organisations internationales. Conférence à l’Université de Genève. Département d’Histoire. 2 Avril.
Narayan, U., 2010. Les cultures mises en question. « Occidentalisation », respect des cultures et féministes du tiers-monde. In Genre, postcolonialisme et diversité des mouvements de femmes. Cahiers Genre et Développement. N° 7. (Dir.) C. Verschuur. Paris : L’Harmattan.
Oakley, A. 1972. Sex, Gender and Society. Londres : Temple Smith.
Pécaut, D. 2015. Espoirs et défis de la paix en Colombie. Le Monde. 6 octobre.
Postel-Coster, E., J. Schrijvers. 1980. A Woman’s Mind Is Longer than a Kitchen Spoon. Report on Women in Sri Lanka. Leiden : Research Project Women and Development.
Quijano, A. 1994. Colonialité du pouvoir, démocratie et citoyenneté en Amérique latine. In Amérique latine: démocratie et exclusion. Paris : L’Harmattan.
Quijano, A. 1998. La colonialidad del poder y la experiencia cultural latinoamericana. In Pueblo, época y desarrollo: la sociología de América Latina. (Eds.) R. Briceño-León et H. R. Sonntag. Caracas : Nueva Sociedad.
Quijano A. 2000. Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina. Buenos Aires : CLACSO.
Rauber, I. 2003. América Latina, movimientos sociales y representación política. La Habana- Mexico : Ed. Ciencias sociales.
Richard, N. 2002. Experiência e Representacão: O Feminino, O Latino-Americano. In Intervenções Críticas: Arte, Cultura, Gênero e Polıítica, 142-55. Belo Horizonte: Editora da UFMG.
Rodríguez Pizarro, A.N., M.-E. Ibarra Melo. 2013. Los estudios de género en Colombia. Una discusión preliminar. Sociedad y Economía. N° 24: 15‑46.
Saillant, F. 2011. Savoir, éthique, postcolonialisme. Le savoir de l’autre en question. Cahiers d’études africaines. 2 : 529-548.
Sanchez, L. 2014. Translations That Matter: About a Foundational Text in Feminist Studies in Spain. Signs: Journal of Women in Culture and Society. 39(3) : 570-576.
Sassen, S. 2003. Restructuration économique mondiale et femmes migrantes : nouveaux espaces stratégiques de transformation des rapports et identités de genre. In Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations. Cahiers Genre et Développement. N°5. (Dir.) C. Verschuur et F. Reysoo. Paris : L’Harmattan.
Scott, J. 1986. Gender : A Useful Category of Historical Analysis. The American Historical Review 91(5) : 1053-1075.
Scott, J. 2010. Gender : Still a Useful Category of Analysis ? Diogenes. 57: 7-14.
Small Arms Survey. 2014. Violence, Women and Guns. The State of Female Homicide in the World. Genève : Small Arms Survey.
Spivak, G. C. 1988. Can the Subaltern Speak ? In Marxism and the Interpretation of Culture (Eds.) C. Nelson et L. Grossberg. Londres : Macmillan Education.
Verschuur, C. 2009. Quel genre ? Résistances et mésententes autour du mot genre dans le développement. Revue Tiers Monde. 200 : 785-803.
Verschuur, C. 2016. Formations, déformations, décentrement. Institutionnalisation et expertes en genre et développement. Caderno Espaço Feminino. 28(2) : 40-57.
Verschuur, C., I. Guérin et H. Guétat-Bernard (Dirs.). 2015. Sous le développement, le genre. Paris : IRD.
Villarreal González, H. 2013. La dimensión subjetiva de un sujeto colectivo: el movimiento feminista en Colombia. Análisis cualitativo de doce entrevistas a profundidad. Universidad Nacional de Colombia, 2013.
Viveros, M. 2007. De diferencia y diferencias. Algunos debates desde las teorías feministas y de género. In Género, mujeres y saberes en América Latina. Entre el movimiento social, la academia y el Estado. (Eds.) L. G. Arango et Y. Puyana. Bogotá : Universidad Nacional de Colombia
Viveros, M. 2016a. Los interrogantes que suscita la construcción de un nuevo enemigo: la ideología de género. El Espectador. 16 août.
Viveros, M. 2016b. La interseccionalidad : una aproximación situada a la dominación. Debate Feminista. 52 : 1-17.
Viveros, M. et L.G. Arango (Eds.). 2011. El género : una categoría útil para las ciencias sociales. Biblioteca abierta Colección general Estudios de género. Bogotá D.C.: Universidad Nacional de Colombia.
Wallace, R. et V. Fontan. 2015. Reclamando el poder desde abajo : consolidación de la paz naciente en Canadá, Colombia e Irak. Perspectivas Internacionales. 10(1) : 71-94.
Wills Obregón, M. E. 2004. Las trayectorias femeninas y feministas hacia lo público en Colombia (1970-2000) ¿ Inclusión sin representación ? Austin : The University of Texas.
Notes de bas de page
1 Ma traduction, comme pour toutes les citations extraites d’ouvrages parus en anglais et en espagnol.
2 Un projet de recherche intitulé Gender experts and gender expertise (2013-2016) a été financé par le FNS (Fonds national suisse de la recherche scientifique) et a permis de réaliser le travail de recherche qui inspire ce texte. Je voudrais remercier tout particulièrement Blandine Destremau pour ses commentaires critiques ainsi que Maria Clara van der Hammen et Carlos Rodriguez pour leur appui constant et les échanges intellectuels toujours stimulants.
2 Dans la mesure où la grande majorité des personnes expertes en genre sont des femmes, j’utiliserai le mot expertes plutôt qu’expert-es pour alléger l’écriture.
3 L’Institut universitaire d’études du développement (IUED) jusqu’en 2007, qui a fusionné avec l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) pour devenir l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID).
3 Les membres du groupe qui ont mené cette recherche sont Elisabeth Prügl, Françoise Grange-Omokaro, Rahel Kunz, Hayley Thompson et Christine Verschuur. Le projet a également bénéficié de la contribution de Katarzyna Grabska lors de sa formulation.
4 Je remercie Jean-François Bayart pour cette référence de Michel de Certeau à Félix le Chat.
4 Buzz : bourdonnement en anglais ; fuzz : duvet ou fuzzy : confus.
5 Lina Muñoz, mémorante et Yira Lazala, doctorante à IHEID, que je remercie pour leurs contributions inspirées.
6 Elle autorise l’avortement dans trois cas : si la vie de la mère est en danger, si le fœtus n’est pas viable ou si la mère a été victime d’inceste ou de viol.
Auteur
Christine Verschuur est Senior lecturer à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève. Elle fait partie du corps enseignant de l’Institut depuis 1996. Elle est directrice du Pôle Genre et développement de l’IHEID. Elle dirige la collection des Cahiers genre et développement, publiée chez L’Harmattan à Paris depuis 2000. Anthropologue de formation, elle a obtenu son doctorat à Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne. Ses recherches actuelles portent sur les expert-es genre et l’expertise en genre. Elle va entamer une recherche sur « Les analyses féministes de l’économie solidaire en Amérique Latine et en Inde ». Ses recherches portent essentiellement sur genre et développement, les migrations et l’organisation de la reproduction sociale, les organisations populaires urbaines, le développement rural, les théories féministes décoloniales.
Christine Verschuur is a Senior Lecturer at the Graduate Institute of International and Development Studies (Geneva), where she has taught and conducted research since 1996. She is the Director of the Gender and Development programme of the Gender Centre at the Graduate Institute. She is the book series Cahiers genre et développement which has been published by L’Harmattan (Paris) since 2000. Christine Verschuur is an anthropologist by training and earned her PhD at University of Paris I - Panthéon-Sorbonne. Her current research focuses on “Feminist analysis of social and solidarity economy practices in Latin America and India”. Her general research interests are: gender and development, migration and organisation of social reproduction, urban popular organisations, rural development, decolonial feminist theories.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les silences pudiques de l'économie
Économie et rapports sociaux entre hommes et femmes
Yvonne Preiswerk et Anne Zwahlen (dir.)
1998
Tant qu’on a la santé
Les déterminants socio-économiques et culturels de la santé dans les relations sociales entre les femmes et les hommes
Yvonne Preiswerk et Mary-Josée Burnier (dir.)
1999
Quel genre d’homme ?
Construction sociale de la masculinité, relations de genre et développement
Christine Verschuur (dir.)
2000
Hommes armés, femmes aguerries
Rapports de genre en situations de conflit armé
Fenneke Reysoo (dir.)
2001
On m'appelle à régner
Mondialisation, pouvoirs et rapports de genre
Fenneke Reysoo et Christine Verschuur (dir.)
2003
Femmes en mouvement
Genre, migrations et nouvelle division internationale du travail
Fenneke Reysoo et Christine Verschuur (dir.)
2004
Vents d'Est, vents d'Ouest
Mouvements de femmes et féminismes anticoloniaux
Christine Verschuur (dir.)
2009
Chic, chèque, choc
Transactions autour des corps et stratégies amoureuses contemporaines
Françoise Grange Omokaro et Fenneke Reysoo (dir.)
2012
Des brèches dans la ville
Organisations urbaines, environnement et transformation des rapports de genre
Christine Verschuur et François Hainard (dir.)
2006