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Solidarité systémique, solidarité de proximité et équité de genre : une lecture sud-américaine

p. 399-411

Note de l’éditeur

Référence papier : Wanderley, F., ‘Solidarité systémique, solidarité de proximité et équité de genre : une lecture sud-américaine’, in C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp (dir.), Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires, Cahiers Genre et Développement, n°10, Genève, Paris : L'Harmattan, 2017, pp. 399-411. Acheter le .pdf chapitre éditeur.


Texte intégral

[…] Solidarité systémique, solidarité de proximité et équité de genre : le cas de la Bolivie

1Le dialogue entre la perspective féministe et celle de l’économie solidaire suscite une première question : celle de l’intégration de l’analyse de genre dans l’économie solidaire, un processus qui s’avère complexe au plan théorique comme au plan méthodologique. Cette question porte plus spécifiquement sur la place du principe de l’équité de genre dans le modèle idéal de l’économie solidaire et se pose à différents niveaux de l’analyse, par exemple celui des rapports de pouvoir entre hommes et femmes dans les espaces économiques institutionnels, associations et ménages compris.

2Cette question doit ensuite être analysée dans une seconde perspective, celle de la relation entre solidarité de proximité et solidarité systémique. En des termes plus précis, en quoi la solidarité de proximité pourrait-elle, au sein d’une économie populaire, contribuer à une plus grande équité de genre et au déclenchement de la transformation structurelle des inégalités sociales fondées sur l’appartenance ethnique et la classe1. Quels seraient ses atouts et ses limites dans cette perspective ? Cette intégration de l’analyse de genre relève donc du défi théorico-méthodologique. Comment inclure dans ce cadre l’inscription structurelle des unités économiques de l’économie solidaire en tenant compte de leur relation avec la solidarité systémique (la protection sociale et l’insertion professionnelle) propre à chaque pays, laquelle est étroitement liée aux modèles de croissance économique et aux configurations politiques nationales ?

3En Amérique latine, ces questions sont d’autant plus pertinentes que les acteurs et actrices économiques des classes populaires évoluent majoritairement dans des contextes précaires et informels. En l’absence d’un État providence, ils et elles sont privé-es de la sécurité fondamentale nécessaire à leurs activités de reproduction. Il est également important de mesurer l’ampleur considérable des violences exercées contre les femmes dans toutes les strates sociales, notamment dans les milieux populaires2.

4Ces questions sont le point de départ de notre étude des associations de femmes productrices sous l’angle de l’équité de genre et des principes de l’économie solidaire. L’analyse des tissus économiques boliviens met en évidence le caractère central de la participation des femmes à l’économie populaire. En 2011, près de 70 % de la population active féminine et 56 % de la population active masculine étaient à l’origine de la création de leur propre activité économique, laquelle était menée au sein d’unités économiques familiales ou de petite taille.

5Les associations sont l’une des formes de l’intégration des personnes dans le monde du travail, et plus spécifiquement dans celui de l’emploi indépendant. L’univers des associations est composé d’une infinité de types d’organisations sectorielles ou territoriales, parmi lesquelles les guildes de commerçant-es, les associations de producteur-trices ou de demandeur-euses d’emploi et les syndicats de travailleur-euses salarié-es. L’ensemble de ces structures compose une trame complexe dont les entités matrices interagissent dans le temps et l’espace socio-territorial national selon des modes relationnels divers et en constante évolution.

6On peut regrouper ces associations en trois catégories distinctes selon leur composition par sexe : exclusivement féminines, exclusivement masculines ou mixtes. L’étude montre que cette composition est à l’origine de dynamiques internes différentes. La décision de constituer des organisations exclusivement féminines repose en grande partie sur le constat fait par les femmes des difficultés auxquelles elles sont confrontées, dans les organisations mixtes, pour participer aux activités ou pour transformer les dynamiques patriarcales – et donc, pour modifier les rapports de pouvoir entre hommes et femmes.

7Plutôt que se heurter à ces obstacles insurmontables pour transformer les organisations mixtes de l’intérieur, les femmes préfèrent adopter une stratégie de retrait et fonder des associations exclusivement féminines. Cette forme d’évitement leur permet de ne pas avoir à lutter contre les pratiques patriarcales enracinées qui caractérisent le comportement de leurs camarades masculins. Au sein des organisations de femmes, elles peuvent se consacrer pleinement à la satisfaction de leurs propres besoins et revendications. Selon les femmes concernées, cette stratégie a porté ses fruits. Mais on peut se demander en quoi ce choix influence les processus de transformation des structures symboliques et sociales qui contribuent à la perpétuation des rapports de pouvoir et de domination dans la vie quotidienne des hommes et des femmes.

8Dans les faits, les femmes estiment devoir créer par elles-mêmes leurs activités au sein d’organisations exclusivement féminines parce que les rapports sociaux de genre créent des contextes dans lesquels hommes et femmes sont confrontés à des problèmes de natures différentes. En premier lieu, la division sexuelle du travail contraint les femmes à trouver des solutions pour concilier le travail de care qu’elles accomplissent dans leur foyer et leur travail rémunéré. Il s’agit d’un problème crucial qu’ont évoqué toutes les femmes productrices interrogées qui avaient à leur charge de jeunes enfants ou des adolescent-es.

9Ces femmes considèrent que la prise en charge de leurs enfants est une responsabilité qui leur incombe. Elles placent la préparation de leur avenir en tête de leurs priorités et se doivent de veiller à leur sécurité et à leur développement. En l’absence de services de garderie publics ou subventionnés, la grande majorité des enfants de moins de cinq ans sont pris en charge au sein de leur famille. Les femmes estiment donc devoir rester à proximité de leur foyer pour prévenir certaines des menaces qui pèsent sur les enfants et les jeunes : les mauvaises influences, le décrochage scolaire, l’insécurité inhérente à la vie urbaine (vols, agressions, viols), les maladies et les accidents. Ainsi, l’entrée des femmes sur le marché du travail est subordonnée à l’existence de solutions leur permettant de confier aux soins de tierces personnes les membres de leur famille qui nécessitent une attention constante.

10Les femmes déplorent le fait que les activités commerciales ou de services géographiquement éloignées de leur foyer les contraignent à emmener leurs jeunes enfants sur leur lieu de travail et à les exposer aux intempéries pendant les longues journées de labeur. Dans ces espaces de travail, les enfants contractent des maladies et courent divers dangers. De plus, les postes de travailleuses domestiques rémunérées ou les autres activités de services ne permettent pas toujours aux femmes de garder leurs enfants avec elles.

11Dans ce contexte, les associations de femmes à visées productives sont devenues un moyen de concilier vie familiale et vie professionnelle, et ce par le biais des mécanismes suivants : la combinaison entre des productions réalisées au sein et hors du foyer, la flexibilité des horaires de travail des ateliers établis au sein des associations, la possibilité d’emmener les enfants sur le lieu de travail et, dans le cas de l’une des associations étudiées, l’existence d’une garderie au sein même de ce lieu de travail3.

12La possibilité de concilier vie professionnelle et vie familiale n’est pas l’unique objectif des femmes productrices qui choisissent la voie associative. Elles accordent une valeur certaine aux avantages sociaux et personnels que leur offrent les associations par leur caractère horizontal, transparent et participatif. L’association est un espace très important au sein duquel elles trouvent convivialité et soutien mutuel. Nombre d’entre elles disent que leur vie associative leur a permis de rompre l’isolement et la solitude dont elles souffraient dans leur foyer, mais aussi de prendre leur place dans un espace social ouvert à la parole, au partage des joies et des peines, à l’écoute et au soutien.

13En outre, la production qui s’organise au sein des associations s’inscrit dans la continuité de relations de travail et d’un mode de vie qu’elles connaissent et qu’elles apprécient. Elles peuvent notamment travailler dans un environnement où le contrôle du processus de production, les accords mutuels de respect ainsi que la répartition des responsabilités et des revenus relèvent d’un type d’organisation qui leur donne satisfaction. Toutes témoignent d’expériences vécues dans d’autres lieux – dans d’autres « associations » ou micro/petites entreprises – où leur travail était rarement rémunéré à sa juste valeur et où l’autorité était souvent exercée sous une forme qu’elle considèrent comme oppressive ou professionnellement dévalorisante.

14Les femmes interrogées conçoivent les associations comme un espace d’apprentissage intégral et constant, notamment grâce au soutien apporté par d’autres associations et institutions. Elles y ont toujours trouvé la possibilité de suivre divers cours de formation et de qualification qui leur ont permis de mieux connaître leurs droits et d’approfondir leurs compétences techniques ainsi que leurs connaissances en marketing. Pour la plupart, ces femmes ont suivi des cours dispensés par des ONG, par leur mairie, leur préfecture ou encore par des instances du gouvernement central. Elles savent que, dans ce cadre, elles ont renforcé leurs compétences – et notamment perfectionné leur expression orale –, surmonté leur peur de s’exprimer en public, noué des relations avec de nouvelles instances et gagné en expertise technique.

15Les migrantes de première génération qui se sont impliquées dans ce type d’associations ont pu s’intégrer dans leur nouvel espace urbain en s’appuyant sur une communauté égalitaire dont elles pouvaient se sentir membres à part entière et qui leur donnait accès à un réseau constitué d’autres associations et institutions. Quand elles jouent ce rôle, les associations se transforment en outils de renforcement des réseaux relationnels personnels qui unissent les femmes productrices, tout en leur permettant de multiplier les contacts externes avec des institutions et organisations publiques, privées et non gouvernementales ainsi qu’avec d’autres groupements de productrices. Ainsi, les femmes membres ont accès à de nouvelles ressources matérielles (monétaires) ou immatérielles (connaissances, compétences et savoir-faire) et étendent leur espace de circulation social et physique dans les villes.

16Les réseaux externes des associations comprennent diverses institutions gouvernementales (nationales ou infranationales), non gouvernementales et privées. Les associations étudiées interagissent principalement avec les ONG, les paroisses et les autres groupements de productrices. Parmi les liens évoqués, ceux avec les mairies et les préfectures semblent limités à la promotion de foires, aux cours de formation et de qualification et, enfin, à l’obtention de crédits.

17Dans la ville d’El Alto, les paroisses jouent un rôle particulièrement important dans le processus de création des associations ainsi que dans l’offre de formations et de cours de qualification. Les formations créées par les églises dans différents quartiers ont permis le renforcement de nombreuses associations de la ville. Ces cours favorisent le rapprochement et les rencontres entre voisines et l’instauration d’une confiance mutuelle. Mais ils contribuent également au renforcement du caractère « naturel » des inégalités entre hommes et femmes.

18Si les femmes interrogées disent, pour la plupart, avoir une vie meilleure que celle de leurs parents, elles restent très vulnérables à certains risques, parmi lesquels les hausses de prix, la perte d’emploi, les accidents, la maladie et la mort. En cas de maladie ou d’accident, ces travailleuses recourent principalement à la médecine naturelle ou aux services de guérisseur-euses, des solutions aisément accessibles et financièrement abordables. Quand l’état de santé de l’un des membres d’une famille se dégrade au point de nécessiter une consultation médicale ou une hospitalisation, le paiement des factures hospitalières et l’achat des médicaments indispensables plongent le foyer tout entier dans l’angoisse et le désespoir. Dans ce cas, la famille concernée dépend généralement de l’aide que pourront lui apporter des proches, des voisin-es ou des ami-es, mais aussi de la bonne volonté des cliniques et hôpitaux qui acceptent parfois de réduire les factures des patient-es.

19Les réseaux de relations personnelles jouent également un rôle important en cas de décès. La famille, les voisin-es, les ami-es et les membres de l’association apportent en effet un soutien financier indispensable au paiement des frais d’enterrement. Dans ces situations, les églises apparaissent comme des organisations accessibles et susceptibles de soutenir les familles endeuillées. Pour faire face aux contraintes liées au vieillissement, les femmes doivent encore une fois compter sur le soutien de leur famille ou sur leurs propres ressources. Elles sont en effet très peu nombreuses à bénéficier de prestations sociales à long terme – les seules dans ce cas y accèdent pas le biais de l’emploi formel de leur mari –, ce qui les contraint à conserver des activités génératrices de revenus même lorsqu’elles atteignent le troisième âge.

20Au quotidien comme dans les situations de crise, la famille et les réseaux de relations personnelles constituent, à l’évidence, la principale sphère d’approvisionnement en services et biens de première nécessité. C’est dans cette sphère que s’organisent la solidarité de proximité, les échanges non monétaires mais aussi les prêts destinés à couvrir les dépenses courantes ou exceptionnelles.

21Mais, au-delà du cercle familial, la solidarité de proximité a ceci de particulier qu’elle ne s’enclenche généralement que dans les cas d’urgence. Les femmes confrontées à des maladies chroniques qui requièrent des soins continus à moyen ou long terme – comme les cancers, les maladies pulmonaires ou les maladies caractéristiques de la vieillesse – ne peuvent pas s’appuyer sur la solidarité de proximité. Faute d’assurance santé, elles sont simplement privées de soins. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les femmes qui mettent en œuvre des projets d’entraide et de coopération au sein de réseaux sociétaux dotés de ressources limitées ne peuvent pas se permettre de tomber malade ou de vieillir. Dans un cas comme dans l’autre, elles se trouveraient dans une situation de totale vulnérabilité.

22Dans les zones rurales comme dans les zones urbaines, les travailleuses indépendantes adoptent des stratégies visant à garantir l’approvisionnement de leur foyer en nourriture, en premier lieu la pratique de l’agriculture et de l’élevage de subsistance. Pour disposer de pommes de terre et de fécule de pomme de terre dans leur foyer – deux denrées qui constituent la base de l’alimentation des familles en cas de raréfaction des ressources monétaires –, ces femmes se déplacent périodiquement pour semer et récolter.

23Les réseaux familiaux et de voisinage jouent également un rôle important dans l’approvisionnement en nourriture quand les revenus monétaires viennent à manquer. Les prêts ou l’approvisionnement en produits appartenant aux parents, oncles, tantes, neveux et nièces, aux beaux-parents, aux cousin-es, aux voisin-es ou encore au stock d’une boutique sont une pratique courante. Pour garantir leur survie pendant les périodes difficiles, certaines femmes recourent à une autre stratégie de nature financière : elles épargnent dès qu’elles disposent de revenus plus confortables. D’autres choisissent de diversifier leurs activités, notamment celles qui n’ont pas la possibilité de vendre leurs produits de façon régulière tout au long de l’année.

24Les femmes qui mettent en œuvre cette stratégie de diversification des activités y investissent une énergie physique, émotionnelle et psychologique considérable, dans la mesure où elles sont en permanence confrontées aux incertitudes qui planent sur les activités reproductrices nécessaires au bon fonctionnement de leur foyer. En outre, ce choix ne leur permet de sortir ni de la précarité ni de la pauvreté qui caractérisent leur quotidien et, dans la plupart des cas, celui de leurs enfants. C’est précisément l’importance des pratiques solidaires de proximité dans le cadre plus large de la reproduction des inégalités sociales, économiques et politiques que nous tentons de mettre en lumière dans cette analyse.

25Pour comprendre comment les inégalités se reproduisent de génération en génération, il convient d’évoquer la forte contrainte que les frais relatifs à l’éducation des enfants font peser sur les femmes. Bien que les enfants fréquentent le plus souvent des écoles publiques, les frais liés à leur scolarité sont nombreux : l’achat de matériel et de vêtements, ainsi que les coûts relatifs aux fêtes ou événements divers, aux loisirs ou au transport. Les femmes affirment que, compte tenu de leur budget, les programmes d’aide financière destinés aux élèves de l’école primaire (par exemple les bourses Juancito Pinto) sont particulièrement importantes.

26Parmi les associations étudiées, aucune n’a pris de mesure visant à prévenir les risques professionnels. Dans le domaine spécifique de la production de vêtements en laine d’alpaga, par exemple, l’absence de masques de protection contre l’inhalation des poussières de laine est à l’origine de problèmes de santé. Certaines associations ont évoqué la nécessité de mettre en œuvre des mesures de sécurité, mais elles ont également précisé qu’elles ne disposaient ni des infrastructures adaptées, ni des compétences ni des fonds nécessaires à leur mise en œuvre.

27Comme nous l’avons évoqué précédemment, les productrices ne bénéficient généralement pas, à titre personnel, de prestations d’assurance santé ou vieillesse. Compte tenu du caractère limité de l’aide que les femmes sont susceptibles de leur apporter individuellement, le soutien des associations devient une forme de protection sociale partielle. Les témoignages recueillis montrent que les politiques sociales (la solidarité systémique) sont un complément indispensable à la solidarité de proximité si l’on souhaite opérer une transformation structurelle de la situation de précarité et de vulnérabilité que vivent les femmes.

28Cette étude met en lumière un autre point important : la nécessité, pour les femmes, de s’affranchir des rapports de subordination tant dans la sphère privée que dans la sphère publique. Bien que le travail rémunéré de la grande majorité des femmes soit indispensable à la survie de leur famille, ces dernières ne reconnaissent pas leur rôle de pourvoyeuse de leur foyer en ressources externes et considèrent leur revenu comme une « aide » apportée à leur mari. Le fait qu’elles exercent des activités rémunérées ne modifie pas leur identité et ne contribue pas non plus à faire évoluer la division du travail au sein des familles.

29Même quand les femmes prennent en charge toutes les responsabilités et activités, la division traditionnelle des rôles reste profondément enracinée, les hommes étant considérés comme les pourvoyeurs de la famille en ressources financières et les femmes assumant les activités de care. Selon la majorité des personnes interrogées – toutes des femmes des communautés aymara et quechua –, les femmes sont responsables des activités de care au sein de la famille parce que cela relève de leur condition naturelle d’êtres de sexe féminin. Leur participation aux activités génératrices de revenus monétaires ne se justifie que par la nécessité d’aider leur mari à assumer ses propres responsabilités. Elle ne devient une obligation qu’en l’absence de celui-ci.

30Dans la société bolivienne, les violences intra ou extra-familiales d’ordre physique, émotionnel ou psychologique sont des pratiques très courantes. Au début du XXIe siècle, la fréquence des fémicides est un problème de première importance dans la société bolivienne. Depuis quelques décennies, des normes progressistes ont été promulguées en faveur de l’équité de genre et des droits civils, politiques et sociaux des femmes. Mais le problème reste entier. Autre point important, il est toujours aussi difficile pour les femmes de devenir membres des organes représentatifs des organisations mixtes ou de voir leurs priorités figurer à leur juste place dans les pétitions adressées au gouvernement. La culture patriarcale et les pratiques de subordination et de violation des droits sont des thèmes centraux dans toutes les sphères sociales et économiques des sociétés latino-américaines, et en particulier dans celle de l’économie populaire.

31Ces éléments factuels montrent que le fait de considérer le care et la solidarité de proximité comme des attributs naturels des femmes inhérents à leur condition – au sein de la famille, de la communauté et de l’économie populaire – constitue le fondement de la reproduction des inégalités et des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, mais aussi entre les femmes des différentes classes sociales. En outre, ils corroborent les conclusions des études féministes qui affirment que les déséquilibres socioéconomiques limitent la capacité de certaines familles à subvenir comme elles le souhaiteraient aux besoins des personnes dépendantes qui les composent, ce qui constitue un mécanisme fondamental de reproduction des inégalités d’une génération à l’autre. Les familles des strates sociales plus élevées disposent de solutions diverses pour concilier vie familiale et vie professionnelle, par exemple les services payants de garderie, qu’ils soient fournis par une travailleuse domestique, par des crèches institutionnalisées ou dans le cadre des activités extrascolaires. En revanche, les familles des strates sociales inférieures qui sont intégrées dans l’économie populaire ne sont pas en mesure de financer ce type de dépenses et ne peuvent pas non plus faire garder leurs enfants dans des structures publiques accessibles et de qualité.

32En d’autres termes, l’absence de partage des responsabilités de care entre la famille, la société et l’État par le biais des politiques sociales (la solidarité systémique) entraîne des résultats inéquitables. En effet, les familles les plus pauvres ne reçoivent pas le soutien permettant de garantir une bonne prise en charge des enfants pendant que les autres membres du foyer se consacrent aux activités extrafamiliales, comme le travail rémunéré, la formation et la participation à la vie publique.

33En outre, la tension qui résulte de l’articulation des activités de care et du travail rémunéré contraint de nombreuses familles à déléguer la responsabilité du care à leurs propres enfants et adolescent-es. Ces modes précaires de prise en charge et de protection exposent la grande majorité des enfants à des risques de différents types, parmi lesquels les activités délictueuses et la consommation de drogue, l’entrée précoce sur le marché du travail au détriment de l’éducation, différentes formes d’insécurité physique et émotionnelle – notamment la violence sexuelle intra et extrafamiliale – et enfin les problèmes de santé liés à leur présence dans des espaces publics inappropriés. Ils sont également nombreux à souffrir de carences nutritionnelles, de déficits de stimulation cognitive, physique ou sociale, de grossesse précoces – dans le cas des adolescentes – et d’abandon, autant de risques qu’il serait possible de prévenir grâce à des services publics dispensés par des établissements chargés de l’enfance ou à des activités périscolaires complémentaires organisées par les écoles4.

34Les féministes et les études de genre mettent en exergue un certain nombre de questions concrètes qui découlent de cette réflexion académique et politique. Compte tenu de l’évolution concomitante des familles, du marché du travail et de la société, à qui revient la responsabilité de prendre en charge les personnes dépendantes, notamment les enfants et les adolescent-es ? Comment faire évoluer l’organisation mercantiliste et familiale du care pour créer un système qui ne laisse aucun besoin insatisfait et permette à la totalité de la population de vivre en sécurité et d’être protégée ? Comment répartir les responsabilités ainsi que le travail de care et de protection sociale sans donner naissance à des inégalités de genre et sans perpétuer les inégalités d’une génération à l’autre ? Et, compte tenu du caractère central de cette problématique dans l’élaboration d’une vision plus générale de l’économie et du travail, quel lien peut-on établir entre le mouvement politique de l’économie solidaire et les questions relatives à la division du travail et aux rapports de domination entre hommes et femmes ?

35Les féministes donnent une réponse tranchée à la première de ces questions : la responsabilité du care doit impérativement être répartie entre l’État, la société et les familles. Même si elles restent les noyaux centraux des activités de care, les familles et les communautés doivent évoluer dans un environnement où leurs enfants et adolescent-es peuvent être à la fois pris en charges et protégé-es dans des structures publiques ou publiques-privées accessibles et de qualité. Cette combinaison est la seule capable de garantir la possibilité pour les citoyens et citoyennes d’exercer leur droit au care et à la protection sans distinction de statut socioéconomique, d’appartenance ethnique, de génération et/ou indépendamment de leur capacité à acheter ces services sur le marché. Selon le mouvement féministe, l’émancipation des femmes dépend de cette articulation de la solidarité systémique avec la solidarité de proximité.

36Cette réflexion sous-tend l’idée que le care – considéré comme un droit social qui doit être reconnu, nommé et explicité – peut permettre la transformation des conditions institutionnelles et sociales qui prévalent, notamment celles dans lesquelles s’exercent les droits humains et civils déjà établis (le droit à l’éducation, à la santé, à la nutrition, au travail, à l’égalité, à la protection et à l’intégrité physique, émotionnelle et psychologique). Cette approche suppose l’élaboration de politiques globales susceptibles d’éradiquer la discrimination aussi bien que les inégalités et la pauvreté, politiques qui viendraient se substituer aux politiques sociales segmentées.

37Le concept de care prend simultanément en considération les droits des enfants et ceux des femmes pour repenser les politiques sociales du XXIe siècle, dans le respect des principes de solidarité, de justice, de coopération et d’équité. La notion de solidarité  – qui suppose que l’État joue l’important rôle de garant du bien-être social de l’ensemble des citoyens et citoyennes – redevient une valeur centrale dans les processus d’élaboration de nouveaux ordres sociaux susceptibles de garantir une coexistence horizontale et équitable de tous les êtres humains et une relation de même type entre les humains et la nature. Le concept de care permet donc de lutter contre les injustices qui pèsent sur les femmes et les enfants par une reconfiguration du système de protection sociale, fondée sur l’articulation des principes précédemment évoqués ainsi que sur l’élaboration et la mise en œuvre de politiques publiques adaptées dans les sociétés qui n’en sont pas dotées. Ce concept ouvre en outre des perspectives nouvelles à la réflexion sur cette « autre économie » dont l’organisation repose sur la valeur centrale de solidarité.

Remarques finales : féminisme et économie solidaire

38La convergence entre le mouvement féministe et celui de l’économie solidaire suppose que les tenant-es de l’un et de l’autre surmontent des obstacles de natures diverses. Pour les féministes, la difficulté consiste à établir des liens entre la lutte contre le système patriarcal et les revendications exprimées par d’autres mouvements sociaux : les mouvements autochtones, de classe ou biopolitiques (notamment ceux relatifs à la sexualité) mais aussi les combats plus généraux des environnementalistes, antimondialistes et anticapitalistes. Tous ces mouvements, du moins les derniers cités, tentent de créer et/ou de renforcer cette « autre économie » qui, désormais, concerne la majorité des femmes. Le féminisme doit aussi repenser les politiques sociales (la solidarité systémique) pour améliorer la protection et le bien-être social en intégrant les possibilités offertes pas les dispositifs de solidarité de proximité existants dans chaque société.

39L’économie solidaire, pour sa part, doit analyser ses propres stratégies de « démarchandisation » – le fait de réduire le rôle du marché dans les prestations de sécurité sociale – et évaluer sa capacité à faire progresser l’équité de genre en l’absence de mesures complémentaires de défamilialisation des responsabilités reproductives et de care. En d’autres termes, il semble indispensable de remettre en cause – par la démocratisation – le caractère naturel de la division sexuelle du travail dans les sphères reproductive et productive pour que les femmes ne subissent plus les effets néfastes directs et indirects de positions politiques tant conservatrices que progressistes. Cette analyse peut également contribuer au renforcement des fondements de l’organisation de cette « autre économie ».

40Ces éléments de réflexion nous amènent à utiliser le prisme de l’équité de genre pour examiner les modalités selon lesquelles solidarité systémique et solidarité de proximité s’articulent. Cette posture suppose la prise en compte, dans l’économie populaire, des asymétries de genre et de génération et, par conséquent, l’intégration dans la réflexion des rapports de pouvoir qui prévalent dans les familles, les communautés et les associations qui tentent d’évoluer vers l’économie solidaire.

41Il est donc indispensable de rejeter l’hypothèse qui veut que l’économie populaire implique nécessairement l’existence de liens de réciprocité à tous les niveaux. La construction d’associations, de complémentarités, de formes de coopération active entre personnes et d’activités économiques sous-tendues par des relations horizontales, équitables et inclusives sont autant de problèmes théoriques et empiriques complexes. De nombreux éléments factuels attestent de la présence de mécanismes asymétriques de répartition des ressources, des responsabilités et du travail entre les individus qui composent les organisations économiques et sociales. Ces mécanismes créent des rapports non démocratiques de pouvoir et de domination entre les genres et intra-genre. Cette approche souligne la nécessité d’analyser le défi politique que représente la transformation des économies populaires en des économies solidaires qui font de l’équité de genre un élément central.

42La critique féministe montre à quel point il est difficile, pour les mouvements de démocratisation de l’économie et de la société, de ne pas reproduire le statu quo de l’ordre patriarcal de genre. Pour le remettre en cause, il est impératif d’appréhender l’intégralité des contradictions et des rapports de pouvoir qui régissent le fonctionnement de tous les tissus socioéconomiques, en intégrant à la réflexion les multiples principes économiques inhérents à la production et à la distribution des biens et services – marchands et non marchands, familiaux et étatiques, individualistes et associatifs, égoïstes et solidaires.

43Cette approche suppose également la prise en compte des tensions qui existent entre, d’une part, la lutte des femmes pour l’exercice plein et entier de leurs droits individuels et, d’autre part, celle pour les droits collectifs des peuples et des communautés autochtones, dont les pratiques et coutumes ne sont pas exemptes de rapports de pouvoir, d’inégalités et de discriminations à l’égard des femmes. Cette tension s’exprime principalement en Bolivie, en Équateur et au Guatemala, où le mouvement autochtone a vu les pratiques patriarcales, considérées comme naturelles en son sein, remises en cause par son rapprochement avec le mouvement féministe.5

Bibliographie

Hillenkamp, I. 2009. Formes d’intégration de l’économie dans les démocraties de marché : une théorie substantive à partir de l’étude du mouvement d’économie solidaire dans la ville d’El Alto (Bolivie). Thèse de doctorat. Genève : Institut de hautes études internationales et du développement.

Salazar, C. 2011. Ética del cuidado y desarrollo para todos : desafíos desde la diferencia. In El desarrollo en cuestión. Reflexiones desde América Latina. (Ed.) F. Wanderley. La Paz : CIDES-UMSA.

Salazar, C., F. Sostre, F. Wanderley, et I. Farah. 2012. Hacia una política municipal de cuidado – integrando los derechos de las mujeres y la infancia. La Paz : CIDES-UMSA/Oxfam.

Wanderley, F. 2014a. Mercado, solidaridad y democracia : modelos alternativos de desarrollo. In Guía sobre postdesarrollo y nuevos horizontes utópicos. P. H. Martins, M. de Araújo Silva, É. Lira de Souza et B. Freire Lira. Buenos Aires : Estudios Sociológicos Editora.

Wanderley, F. 2014b. El autoempleo y la asociatividad en Bolivia. Vías asociativas para la inserción laboral de mujeres en el area urbana. Revista de economía solidaria. 7 : 65-99.

Notes de bas de page

1 Sur le lien entre solidarité, démocratie et économie, voir Wanderley (2014b).

2 Pour une étude exhaustive de l’économie solidaire en Bolivie, voir Hillenkamp (2009).

3 Pour plus de détails sur ces associations, voir Wanderley (2014a).

4 Pour plus de détails sur le débat relatif au care considéré comme un droit social en Bolivie, voir Salazar, Sostres, Wanderley et Farah (2012) et Salazar (2011).

5 Wanderley, F. 2015. Solidaridad sistémica, solidaridad de proximidad y equidad de género: una lectura desde América Latina. In Une économie solidaire peut-elle être féministe ? Homo œconomicus, mulier solidaria. (Dir.) C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp. 73-94. Paris : L’Harmattan, collection Genre et développement. Rencontres.
Traduit de l’espagnol par Aurélie Cailleaud

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