Organiser la protection sociale par la solidarité entre travailleuses : l’Association des travailleuses indépendantes SEWA (Inde)
p. 381-398
Note de l’éditeur
Référence papier : Chatterjee, M., ‘Organiser la protection sociale par la solidarité entre travailleuses : l’Association des travailleuses indépendantes SEWA (Inde)’, in C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp (dir.), Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires, Cahiers Genre et Développement, n°10, Genève, Paris : L'Harmattan, 2017, pp. 381-398. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Dans toutes les régions du monde, le monde du travail a considérablement évolué. L’Inde ne fait pas exception et son marché du travail a connu des changements majeurs, particulièrement durant ces vingt dernières années. Le pays abrite depuis toujours une économie informelle de grande envergure, majoritairement composée de travailleur-euses indépendant-es. Mais, au cours des dernières décennies, le nombre de personnes travaillant dans le secteur informel a dépassé les 430 millions, soit plus de 93 % de la population active. Parmi ces travailleur-euses, certain-es n’entretiennent aucune relation employeur-employé et sont donc véritablement indépendant-es, notamment dans les domaines de la petite agriculture ou de l’agriculture marginale, de la vente de rue et de la production de divers biens et services à petite échelle. D’autres dépendent d’employeurs multiples ou en changent régulièrement, par exemple dans les domaines de la construction, du travail à domicile ou du travail domestique.
2Cette main-d’œuvre est totalement ou presque totalement privée des droits fondamentaux des travailleur-euses, notamment du droit à un salaire minimum et à un revenu régulier. Elle ne bénéficie pas non plus des services sociaux et de la protection sociale de base, bien que des progrès en ce sens aient récemment été accomplis.
3Les travailleur-euses de l’économie informelle contribuent fortement à la croissance et au développement de l’Inde. Leurs activités représentent plus de 50 % du produit intérieur brut (PIB) indien et constituent également une part importante des exportations et de l’épargne nationale, à hauteur de respectivement 47 % et 50 %.
4Bien que les statistiques nationales ne reflètent que partiellement leur participation au marché du travail, les femmes constituent un segment important du secteur informel. Les causes de ces inexactitudes statistiques sont nombreuses et bien connues, notamment le fait que les activités des femmes sont systématiquement sous-estimées, quand elles sont prises en compte. Les femmes sont les actrices les plus pauvres et les plus vulnérables du marché du travail. Elles acceptent les tâches que les hommes refusent et les accomplissent pour des salaires moindres. Les activités qu’elles prennent en charge sont souvent dangereuses. Ce sont notamment elles qui, sur les chantiers de construction, parcourent les échafaudages instables, un chargement de briques en équilibre sur la tête. Ce sont encore elles qui trient les déchets, souvent toxiques, dans les décharges publiques.
5Comme leurs sœurs dans d’autres régions du monde, les femmes indiennes réalisent la plus grande partie du travail dans leur foyer, dans leur famille et en dehors. Elles assument un triple fardeau : les activités économiques de survie, les tâches ménagères et enfin le fait de porter et d’élever les enfants tout en prenant en charge les membres les plus âgé-es de la famille et les personnes malades.
6Consciente des liens qui unissent économie informelle, pauvreté et genre, la SEWA (Self-Employed Women’s Association - Association des travailleuses indépendantes) a commencé dès 1972 à rassembler les travailleuses de l’économie informelle en groupes organisés. Dans la perspective de la création d’un mouvement fort de travailleur-euses en Inde, il semblait évident à la SEWA que non seulement les travailleuses du secteur informel devaient s’organiser pour constituer leurs propres syndicats et coopératives mais aussi que leurs préoccupations devaient être mises au premier plan.
7Aujourd’hui, la SEWA est un syndicat national qui rassemble près de deux millions de travailleuses de l’économie informelle, actives dans treize États du pays. Le petit syndicat fondé par Ela Bhatt s’est mué en un mouvement d’envergure nationale dont l’influence s’étend même au-delà des frontières du pays et qui a encouragé les femmes à s’organiser en Asie du Sud, en Afrique, en Asie du Sud-Est et dans d’autres régions du monde.
8Comme nous l’avons déjà évoqué, la SEWA a vocation à aider les femmes à créer leurs propres organisations associatives – par exemple des syndicats ou des coopératives – mais aussi à s’organiser en collectifs de moindre taille, comme des groupes d’entraide (self-help groups), qui peuvent être rassemblés en fédérations. Ce mouvement vise à permettre aux travailleuses de sortir de la pauvreté et d’évoluer vers une autonomie à la fois financière et dans la prise de décision et le contrôle de leurs propres organisations.
9Cette approche s’inspire de la pensée du Mahatma Gandhi qui souligne la nécessité pour les populations pauvres de s’organiser par elles-mêmes et d’agir collectivement pour faire évoluer leur situation et, au final, assurer leur propre développement durable et décentralisé. Dans son ouvrage fondateur intitulé Hind Swaraj Gandhi (1909) critique la dépendance vis-à-vis des intervenants étrangers – entre autres les juristes et les médecins – qui, parfois, se comportent en exploiteurs. À l’opposé, il prône l’entraide ainsi que le partage du travail et de ses fruits. Cette approche s’accorde particulièrement bien avec certaines pratiques et structures traditionnelles, notamment dans les zones rurales où subsistent des modes de fonctionnement comme la contribution communautaire et le partage du travail à l’occasion des récoltes, des fêtes ou de la construction d’un temple ou d’une mosquée. L’économie solidaire et l’approche par la solidarité font donc écho aux principes et à l’idéologie de la SEWA, qui reposent à la fois sur les valeurs culturelles indiennes et sur la pensée de Gandhi. Comme nous le verrons par la suite, cette approche se traduit également dans notre vécu communautaire quotidien.
10Avec le temps, nous avons compris que l’autonomie se gagnait grâce à un emploi au plein sens du terme, par l’intermédiaire des organisations associatives de travailleuses. La notion d’emploi au plein sens du terme doit ici être entendue comme le fait de bénéficier simultanément d’un travail, de la sécurité du revenu, de la sécurité alimentaire et de la sécurité sociale. L’expérience nous a montré que la sécurité sociale devait inclure au minimum les soins de santé, la garde des enfants, les assurances, la retraite et le logement, y compris l’eau courante et les toilettes dans chaque maison.
11Nous avons également compris que la sécurité de l’emploi et la sécurité sociale étaient indissociables. Les travailleuses ne peuvent pas devenir autonomes en l’absence de l’une ou de l’autre.
12En outre, nous avons remarqué que les structures les plus à même de développer et de fournir les services, entre autres les services sociaux, étaient les organisations de travailleuses implantées localement et proches des bénéficiaires. Ces services fonctionnent mieux quand les travailleuses elles-mêmes en sont à la fois les utilisatrices, les propriétaires et les gestionnaires. Pour organiser la sécurité sociale, nous avons donc choisi de créer des coopératives. Cette forme d’organisation dispose d’un double avantage : elle encourage la solidarité par sa nature même et elle peut prétendre à une durabilité à la fois financière et dans la prise de décision et le contrôle exercés par les travailleuses.
13Dans cet article, nous décrirons trois coopératives qui ont adopté une approche solidaire pour satisfaire certains besoins des travailleuses en matière de sécurité et de protection sociales.
La crèche coopérative Sangini
14Les crèches ont été l’une des premières revendications des membres de la SEWA. Comme toutes les mères de la planète, ces femmes avaient à maintes reprises exprimé leur désir d’offrir à leurs enfants un avenir plus prometteur que le leur. Elles souhaitaient que leur vie démarre sous de bons auspices et les prépare à aller à l’école pour qu’ils puissent ensuite s’instruire et accéder à des emplois mieux rémunérés. Elles disaient aussi qu’une fois leurs enfants pris en charge, elles allaient pouvoir travailler l’esprit tranquille et gagner davantage d’argent pour acheter de la nourriture et d’autres produits de première nécessité. Notre toute première mesure de protection et de sécurité sociales a donc consisté à créer des crèches destinées aux jeunes enfants de nos membres.
15Les crèches sont gérées par des voisines, des amies ou des parentes des mères des enfants pris en charge qui, toutes, travaillaient auparavant dans l’économie informelle. Leurs employées s’occupent de ces enfants comme des leurs et la SEWA leur propose des formations sur la santé, la nutrition ainsi que sur les soins et le développement des jeunes enfants. En contrepartie, les membres de la SEWA paient une redevance modique et tentent d’inciter les épiceries, employeurs et éventuels philanthropes locaux à contribuer au financement de l’association. Nous avons donc adopté d’emblée une approche solidaire, susceptible de favoriser l’entraide, les contributions de la communauté, l’appropriation par la population locale et la durabilité.
16Nous avons géré les crèches sur ce modèle pendant quelques années et avons ensuite décidé de créer une coopérative dont les membres seraient les mères des enfants pris en charge et les travailleuses des crèches. Notre objectif était de garantir la pérennité de cette structure et de renforcer la solidarité et la sororité entre ses membres. En 1986, la coopérative Sangini Balsewa a obtenu de haute lutte son inscription au registre du département des coopératives, alors même que les responsables de ce département ne croyaient pas en la viabilité d’une organisation autogérée de travailleuses. Les travailleuses, toutes employées des crèches, sont restées inébranlables durant tout le processus. Elles ont réitéré leurs demandes de rendez-vous avec les responsables du registre jusqu’à ce qu’ils acceptent d’y inscrire leur coopérative, la première de ce type dans tout l’État. Sangini a non seulement contredit leur préjugé en parvenant à être à la fois viable et démocratiquement gérée mais elle a aussi obtenu, ces dix dernières années, la note maximale lors de l’évaluation annuelle de ses performances par ce même département des coopératives..
17L’approche solidaire de la garde d’enfants adoptée par Sangini est riche d’enseignements. Premièrement, le revenu des femmes a augmenté de cinquante à cent pour cent une fois ce service important mis à leur disposition. Les mères ont dit avoir pu, pour la première fois, se permettre d’acheter du dal (préparation à base de lentilles) et d’autres aliments nutritifs pour leur famille. Les niveaux nutritionnels se sont donc améliorés et, mieux encore, la malnutrition des enfants en bas âge – un problème persistant en Inde qui touchait près de 42 % des enfants de moins de cinq ans – a été vaincue grâce aux repas servis dans les crèches et au fait que les ménages disposent de nourriture en plus grande quantité.
18Deuxièmement, les enfants plus âgés – particulièrement les filles – ont pu aller à l’école pour la première fois de leur vie puisqu’ils et elles ont été libéré-es de l’obligation de prendre soin des plus jeunes. Selon une de nos études, 70 % des enfants les plus âgés ont fréquenté l’école dès que leur famille a pu bénéficier des services d’une crèche (Chatterjee et Macwan 1992).
19Troisièmement, l’état de santé et le niveau nutritionnel de l’ensemble des enfants se sont nettement améliorés, d’une part grâce à la qualité de leur prise en charge au sein des crèches et d’autre part grâce aux interventions, dans ces mêmes crèches, de services gouvernementaux et de prestataires privés chargés de vacciner les enfants, de faire un suivi de leur taille, de leur poids et de leur bien-être global.
20Quatrièmement, les deux parents des enfants ayant des interactions régulières avec les membres de l’association, leur niveau de connaissance sur le développement, la santé et la nutrition des enfants a considérablement progressé. Nous avons répondu à la demande de nos membres qui insistaient pour que nous travaillions davantage auprès des hommes et ceux-ci se sont montrés très réceptifs. Cette démarche a également permis de réduire la charge de travail des femmes et les responsabilités sont maintenant réparties entre les deux parents.
21Cinquièmement, les crèches sont devenues des plateformes qui ont permis aux communautés de continuer à se développer et à évoluer. Des travailleuses de toutes les communautés et de toutes confessions se sont rassemblées dans l’intérêt commun de leurs enfants. Elles ont ainsi instauré une confiance et une solidarité, mais aussi facilité le processus d’organisation, au sein de la SEWA et de la coopérative Sangini. Les parents ont commencé à investir du temps et de l’argent dans la coopérative dans le but d’en garantir la pérennité. Sangini est à l’heure actuelle une structure viable. Ses modestes profits lui permettent de distribuer régulièrement des dividendes à ses 637 actionnaires, toutes des employées des crèches ou des mères de famille.
22Enfin, nous avons constaté que les services de garderie proposés par des organisations comme Sangini – des organisations locales dont les employées sont aussi les actionnaires et les gestionnaires – font partie de l’économie solidaire, encouragent le développement d’autres formes d’organisation des travailleuses du secteur informel et contribuent à lutter contre la pauvreté. Dans de nombreux forums de niveau infranational, national ou international, la SEWA défend donc l’idée que les crèches sont le meilleur outil de lutte contre la pauvreté et qu’elles sont essentielles dans le combat contre la faim et la malnutrition dont souffre une forte proportion de la population indienne. Le modèle de crèche solidaire de Sangini a fait l’objet d’études approfondies menées, entre autres, par le gouvernement indien et par l’UNICEF. La coopérative a contribué, avec d’autres syndicats et ONG, au réexamen par le gouvernement indien de la totalité de ses politiques et programmes relatifs à la garde d’enfants. Le gouvernement a par exemple fait évoluer le Plan intégré pour le développement de l’enfant (ICDS - Integrated Child Development Scheme) pour l’adapter plus efficacement aux besoins des jeunes enfants et de leurs parents, ces derniers travaillant pour la plupart dans l’économie informelle.
La coopérative des travailleuses de la santé de Lok Swasthya
23Dès la naissance de la SEWA, nos membres ont commencé à expliquer qu’elles avaient non seulement besoin de faire garder leurs enfants mais aussi de bénéficier de soins de santé. En effet, quand elles-mêmes ou un ou une membre de leur famille était malade, elles se trouvaient dans l’incapacité d’aller travailler et perdaient de ce fait leur salaire ou leur revenu de la journée. Elles n’avaient pas la possibilité de prendre de congés maladie et ne disposaient d’aucune assurance santé. Elles ont également expliqué qu’il leur était nécessaire d’acquérir des connaissances sur les moyens de rester en aussi bonne santé que possible et de prévenir les maladies.
24En 1977, la Banque SEWA, elle aussi une coopérative solidaire créée dans le but d’accorder des micro-crédits aux travailleuses, a analysé la situation de 500 femmes emprunteuses qui n’avaient pas été en mesure de rembourser leur dette et constaté que la plupart de ces femmes s’étaient trouvées dans cette situation parce qu’elles-mêmes ou un ou une membre de leur famille avait souffert d’une maladie. Nous avons également appris à cette occasion que 20 de ces emprunteuses étaient décédées, dont 15 en couches. À partir de ces résultats, nous avons élaboré un programme sanitaire complet de niveau communautaire, une fois encore placé sous la direction des travailleuses elles-mêmes.
25La première étape a consisté en l’acquisition de connaissances sur le corps humain et sur les moyens de rester en bonne santé. La SEWA a formé quelques unes de ses membres pour constituer une équipe d’agentes de santé à même de fournir les informations et l’éducation sanitaires de base, de dispenser des soins de santé primaires et de référer les patient-es à d’autres services pour des soins plus avancés. Nous avons créé un groupe de 50 agentes spécialisées dans la santé urbaine ou dans la santé rurale, la plupart étant déjà des sages-femmes traditionnelles, et nous avons obtenu l’enregistrement de notre coopérative de santé baptisée Lok Swasthya SEWA Mandli (LSM). Pour la LSM comme pour Sangini, le processus d’enregistrement n’a abouti qu’au terme d’une longue lutte de deux ans. Ces deux coopératives étaient en effet les premières de leur genre et s’engageaient en terrain inconnu. En outre, les autorités qui régissaient les coopératives ne croyaient pas en la capacité d’un groupe de travailleuses analphabètes ou à peine instruites à gérer sa propre organisation et à prendre en charge la santé de ses membres et celle d’autres personnes. Pas à pas, nous avons levé tous les obstacles à la création de cette coopérative grâce à la persévérance et à la patience de nos sœurs de la SEWA, grâce aux processus ininterrompus d’amélioration de l’organisation et de renforcement du projet des crèches, et enfin grâce au soutien indéfectible de la SEWA.
26Dans ce cas également, le modèle solidaire nous a permis de garder le cap. Une fois la LSM en activité, les services de santé gouvernementaux et le secteur privé ont trouvé en cette coopérative une partenaire utile et de bonne volonté. Nous savions comment faire pour que les femmes s’organisent autour des questions de santé et, atout utile à tous, nous avions nos « entrées » dans les communautés et les familles. Rapidement, on nous a demandé de collaborer à la formation des sages-femmes aux techniques d’accouchement sans risques, aux campagnes de sensibilisation à la vaccination, à la distribution de contraceptifs et à la mise en œuvre d’un programme de lutte contre la tuberculose dans un quartier où résidaient de nombreuses membres de la SEWA.
27En outre, la corporation municipale d’Ahmedabad a confié à la LSM la responsabilité de gérer une pharmacie à bas prix adjointe à un centre de consultation thérapeutique rationnelle implanté dans un grand hôpital public fréquenté par des travailleurs et travailleuses pauvres. Les responsables municipaux avaient remarqué que nos propres petites pharmacies permettaient à nos membres d’accéder à des médicaments à bas prix et, ainsi, d’économiser une partie de leur revenu durement gagné. Ils nous ont alors proposé un prêt sans intérêt de 500 000 roupies, soit 8 000 dollars américains, pour créer ce centre dans les locaux de l’hôpital. Suite à cette première expérience, nous avons créé une pharmacie et un centre similaires dans un second hôpital municipal situé dans un quartier populaire. Une fois établie dans le milieu hospitalier, la LSM a élargi son réseau en y adjoignant des médecins et d’autres fonctionnaires du système de santé publique. Grâce à ces relations, les membres de la SEWA et les autres travailleur-euses ont pu avoir accès à des soins de santé tertiaires abordables alors que le coût important de ces soins les contraignaient habituellement à contracter des prêts et à s’endetter. Ces avancées ont permis de renforcer la solidarité entre les membres de la SEWA et le reste de la population.
28La coopérative LSM œuvre maintenant depuis plus de vingt cinq ans à l’organisation des travailleuses et à la prestation de services de santé. Comme Sangini, sa coopérative sœur, elle est devenue une source d’enseignements et un exemple susceptible d’encourager la solidarité et, plus largement, l’économie solidaire.
29Premièrement, le gouvernement et les institutions assimilées ne sont pas en mesure de « dispenser » des soins de santé à la totalité des travailleur-euses et des autres segments de la population. Dans un pays comme l’Inde, doté d’une population nombreuse répartie sur un vaste territoire, il est difficile pour le gouvernement de desservir efficacement et rapidement toutes les populations locales. Cette incapacité de l’État à « desservir le dernier kilomètre » fait l’objet d’une littérature abondante. Statistiques et géographie mises à part, le pays connaît de graves problèmes : gouvernance défaillante, corruption, absence de mécanismes de reddition des comptes et faible volonté du gouvernement de s’engager en faveur des populations les plus pauvres et les plus vulnérables. En outre, dans un pays d’une telle diversité, les responsables gouvernementaux ne parviennent que difficilement à comprendre, puis à prendre en compte, les traditions et les systèmes de croyances qui influencent les comportements et, en conséquence, la santé et bien d’autres éléments.
30Mais, sous la direction des femmes, les communautés locales sont en mesure de prendre en charge certains problèmes qui, comme la malnutrition ou la tuberculose, ont une influence sur la santé de tous et toutes. Le gouvernement, lui, peut favoriser et soutenir ces initiatives locales. La diversité qui caractérise le pays rend impossible l’application de solutions standardisées et il est important de donner aux populations locales le pouvoir de décider des actions relatives à leur santé en fonction de leurs propres priorités et des spécificités du contexte dans lequel elles évoluent. Pour autant, cette approche ne dégage pas le gouvernement de toute responsabilité. Elle repose sur la conviction que, pour lutter contre la malnutrition qui atteint leurs enfants, les membres de chaque communauté – et particulièrement les femmes – doivent être placé-es aux commandes et de préférence au sein d’organisations qui leur soient propres, à l’image de la LSM. Le rôle du gouvernement est de garantir et de faciliter l’action des communautés locales en intégrant une part de flexibilité à ses programmes et services. Ainsi, il peut leur donner la possibilité de modeler et d’orienter leurs activités en fonction de leurs besoins spécifiques. Plus important encore, il est impératif que les communautés locales disposent des ressources financières nécessaires à leur autonomie, qu’elles exercent un contrôle sur ces ressources et qu’elles décident de leur utilisation. Ce sont donc les communautés locales, et particulièrement les femmes, qui doivent prendre les décisions relatives aux actions menées, exercer un contrôle sur leur mise en œuvre et en être les propriétaires, le gouvernement devant alors faciliter et soutenir leur action et leur conférer l’autonomie nécessaire pour qu’elles prennent des mesures appropriées.
31La décentralisation de l’action et du contrôle n’est pas une idée nouvelle en Inde. Elle a été débattue bien avant notre indépendance au sein de divers comités de planification, par exemple au sein du Comité Bhore, célèbre pour ses recommandations sur les soins de santé. Plus récemment, l’ancien Premier ministre aujourd’hui décédé Rajiv Gandhi a amendé la constitution pour permettre aux conseils de village, ou panchayats, et à leurs homologues urbains, les nagarpalikas, de fonctionner dans une logique décentralisée et d’exercer un contrôle sur les décisions prises et sur certains aspects financiers.
32Deuxièmement, et grâce à l’amendement précédemment évoqué, les membres des communautés locales, et particulièrement les travailleuses, peuvent devenir des agent-es de santé compétent-es et capables, et garantir l’accès aux soins à tous et toutes, notamment aux plus pauvres et aux plus gravement malades. Nous avons constaté à maintes reprises l’impact du travail de nos agentes de santé qualifiées. Elles ont par exemple fait en sorte que leurs voisins ou voisines suivent scrupuleusement leur traitement antituberculeux jusqu’à leur guérison. Comme s’il s’agissait de membres de leur famille, elles se sont empressées de référer des enfants ou des adultes malades pour qu’ils ou elles reçoivent des soins complémentaires. Patiemment et méticuleusement, elles ont transmis aux adolescent-es, aux travailleuses et à bien d’autres personnes leurs connaissances sur le corps humain et sur les comportements les plus favorables à un maintien en bonne santé. Nous avons constaté que les travailleuses étaient les meilleures agentes de santé de première ligne. Heureusement, le gouvernement et son programme ASHA relatif aux agentes de santé locales reconnaissent désormais cette réalité.
33Troisièmement, les organisations comme la LSM renforcent la solidarité grâce aux soins de base, et de proximité, et ce au-delà des différences de caste, de classe et de religion. Mais là n’est pas leur seule fonction. Elles permettent également aux travailleurs et travailleuses de préserver leurs ressources durement gagnées grâce à l’éducation sanitaire qu’elles dispensent, à leur capacité à référer les patient-es à des praticien-nes dispensant des soins complémentaires à moindre coût, et enfin à la vente de médicaments à des prix avantageux. Ces traitements relèvent de la médecine allopathique mais aussi, de plus en plus fréquemment, de la médecine ayurvédique. La LSM dispose en effet d’une licence de fabrication de médicaments ayurvédiques qui lui permet d’offrir à la fois des services et des emplois aux femmes qui les fabriquent et les vendent.
34Quatrièmement, comme Sangini, la LSM est financièrement pérenne et réalise chaque année des bénéfices qu’elle distribue à ses 1 500 actionnaires. Depuis quinze ans, elle aussi est récompensée par la note « A » lors de ses évaluations. Le département des coopératives lui a attribué son premier prix chaque année depuis dix ans. Nous en avons conclu que les organisations fondées sur la solidarité peuvent prétendre à la pérennité, voire à la prospérité, quand elles sont gérées de façon démocratique, équitable et responsable. Il est important que ces organisations soient gérées par les travailleuses elles-mêmes, avec le soutien de spécialistes disposé-es à travailler en étroite collaboration avec leurs sœurs.
35Enfin, le renforcement des compétences et l’existence d’un système de mentorat permanent ont joué un rôle important au sein de la coopérative Sangini et de la LSM. Ces outils ont permis aux femmes d’acquérir des connaissances et des compétences et de prendre encore davantage confiance en elles-mêmes et en leur capacité à diriger. Ils ont également permis de garantir la qualité des services fournis aux travailleuses de l’économie informelle. Ces femmes dévouées sont capables d’assumer bien d’autres fonctions pour peu qu’elles aient foi en elles-mêmes et bénéficient du soutien de leurs propres organisations.
La coopérative nationale d’assurance VimoSEWA
36Les succès obtenus par la coopérative Sangini et la LSM nous ont incitées à franchir une étape supplémentaire. Nous avons donc créé la coopérative nationale d’assurance VimoSEWA – dont les actionnaires sont réparties dans cinq États – pour permettre aux femmes de différents États du pays de bénéficier de services de microassurance. L’aventure VimoSEWA a démarré grâce à la banque SEWA et à une généreuse contribution d’un bailleur de fonds externe, la GIZ (Société allemande pour la coopération internationale), qui a mis à disposition les fonds nécessaires au lancement du projet.
37La banque SEWA a été créée en 1974 sous la forme d’une coopérative offrant des services financiers intégrés comme l’épargne et le crédit. Peu de temps après, nos membres nous ont expliqué que le peu d’argent qu’elles gagnaient était entièrement dépensé dans les périodes de crise, par exemple en cas de maladie, d’accident, de décès d’un époux ou d’un membre de la famille et parfois même en cas de catastrophe comme lors d’inondations ou d’un incendie. La banque SEWA a tenté d’obtenir des compagnies d’assurance nationalisées, les seules autorisées à exercer dans ce secteur à cette période, qu’elles couvrent ces risques. Mais toutes ont refusé sous le prétexte que les femmes pauvres représentaient un « risque inconsidéré » et qu’elles n’étaient pas des clientes assurables. Nous avons tenté en vain d’expliquer que ces femmes et leurs familles étaient précisément les personnes qui avaient besoin d’une couverture de risque pour pouvoir survivre et sortir de la pauvreté.
38Le dialogue avec les compagnies d’assurance a repris près de 20 ans plus tard, au moment où le nombre de membres de la SEWA a dépassé les 50 000. L’investissement de la GIZ dans la création d’un département assurance est arrivé à point nommé pour faire évoluer les discussions. Progressivement, nous avons construit des partenariats avec les compagnies d’assurance nationalisées en faisant connaître leurs produits, en traitant les déclarations de sinistre ou de maladie de nos membres et en leur expliquant le concept même de l’assurance.
39Quand nos activités ont pris de l’ampleur, nous avons décidé de procéder à notre enregistrement en tant que coopérative. Mais l’assurance étant fondée sur la répartition du risque et le renforcement de la solidarité entre un grand nombre de personnes, cette coopérative a été dotée du statut d’organisation nationale. Les parts de cette organisation sont détenues par des membres de la SEWA, réparties dans les cinq États qui ont vu naître le mouvement SEWA – le Bihar, le Rajasthan, le Madhya Pradesh, Delhi et le Gujarat. En outre, les organisations auxquelles ces femmes appartiennent – coopératives d’épargne ou de crédit, coopératives laitières et autres, notamment Sangini et la LSM – comptent aussi parmi les actionnaires. De ce fait, la solidarité s’exerce à deux niveaux : entre les travailleuses et entre leurs organisations.
40Aujourd’hui, VimoSEWA est l’une des plus grosses organisations de microassurance en Inde. Elle assure plus de 100 000 familles et ce chiffre est en augmentation. Comme la coopérative Sangini et la LSM dans leur secteur, elle est la première coopérative de microassurance où des femmes sont bénéficiaires, gestionnaires et élues au conseil d’administration. VimoSEWA n’est pas en mesure de proposer la gamme complète des services d’assurance. Pour obtenir sa licence, il lui faudrait en effet disposer d’un capital avoisinant les 25 millions de dollars. Mais nous pouvons travailler en partenariat avec d’autres compagnies d’assurance qui supportent le risque alors que VimoSEWA prend en charge d’autres fonctions : l’élaboration de produits d’assurance adéquats et peu onéreux, l’éducation des travailleuses en matière d’assurance, la vente des produits élaborés une fois leur commercialisation acceptée par les compagnies d’assurance, le traitement des déclarations de sinistre et de maladie et enfin la maintenance de la base de données des travailleuses assurées et de leur famille.
41VimoSEWA est maintenant une structure pérenne qui offre ses services de microassurance depuis plus de vingt ans – dont cinq sous le statut juridique de coopérative. Cette expérience montre elle aussi que les organisations fondées sur la solidarité peuvent prétendre, avec le temps, à un fonctionnement pérenne. Parfois, les progrès sont lents et les obstacles nombreux. Mais les organisations associatives de travailleuses peuvent s’avérer viables à condition que leurs membres fassent preuve de persévérance, qu’elles gèrent bien leur organisation avec l’appui de spécialistes et enfin qu’elles adhèrent aux valeurs et systèmes fondamentaux de responsabilité, transparence et démocratie.
42L’expérience de VimoSEWA est elle aussi riche d’enseignements. Le premier et le plus important est sans doute le fait que les travailleuses pauvres sont en fait assurables. Elles ne représentent pas un « risque inconsidéré » et sont capables, en accord avec les principes de mutualité et de solidarité, de mettre en commun leurs primes d’assurance pour les répartir ensuite en fonction des aléas de la vie des membres.
43Deuxièmement, si les produits d’assurance sont adaptés aux besoins et aux moyens financiers des travailleuses, ils se vendent facilement et sont utilisés en temps de crise. La plupart des produits et services actuellement disponibles sur le marché indien ne correspondent pas aux besoins des travailleur-euses de l’économie informelle, et moins encore à ceux des femmes. Au départ, les compagnies d’assurance refusaient de proposer une couverture des affections gynécologiques. VimoSEWA et d’autres parties prenantes ont déployé des efforts considérables pour les convaincre de revenir sur leur décision. De même, les polices d’assurance n’incluaient pas toujours les accidents du travail et nous avons dû faire valoir notre point de vue à maintes reprises pour obtenir gain de cause. En outre, certaines procédures en vigueur dans les compagnies étaient longues et fastidieuses. Nous avons alors dû collaborer avec les compagnies d’assurance pour qu’elles s’adaptent aux besoins et au mode de vie des travailleuses.
44Troisièmement, nous avons constaté que les travailleuses disposent de connaissances et d’informations de base très lacunaires sur le concept même d’assurance. Les organisations comme VimoSEWA ont indéniablement un rôle à jouer pour combler ces manques. Dirigées et gérées par des travailleuses, elles sont prêtes à mener toutes les actions nécessaires, y compris du porte à porte, et sont de plus en mesure de s’adapter aux travailleuses et aux circonstances dans lesquelles elles évoluent.
45Quatrièmement, les activités de microassurance ont permis de constituer une vaste base de données sur la nature et l’ampleur des risques encourus par les travailleuses ainsi que sur la fréquence des sinistres et des accidents. Ces informations et ces données actuarielles de base sont à la fois nécessaires et utiles aux processus d’élaboration des produits destinés aux travailleuses. Ces données, placées sous le contrôle des travailleuses, sont un atout pour la coopérative et ses actionnaires.
46Enfin, comme nous l’avons dit précédemment, VimoSEWA est une structure financièrement viable et dotée d’un solide système de gestion placé sous la direction de travailleuses tenues de rendre des comptes et d’agir en toute transparence. Cette expérience prouve donc qu’une organisation de ce type peut assurer des populations pauvres tout en étant pérenne.
47Les trois exemples évoqués dans cet article montrent que l’approche solidaire de la sécurité et de la protection sociales est à la fois réaliste et viable à long terme. Les organisations de ce type évoluent très progressivement et se heurtent à de nombreuses difficultés, l’une des principales étant le fait que leurs actionnaires et gestionnaires soient des travailleuses ne possédant initialement ni les connaissances ni les compétences nécessaires pour assumer ces fonctions. Mais, avec le temps, si les travailleuses font preuve de patience et de confiance en leurs capacités et s’il leur est possible de renforcer constamment leurs connaissances, elles deviennent des dirigeantes et des gestionnaires capables et compétentes. Les fraudes et les actes malhonnêtes sont rares au sein de ces organisations parce que leurs membres sont profondément attachées à ces structures construites grâce l’argent durement gagné par des femmes qui leur ressemblent.
48Convaincre les autorités publiques du fait que les organisations solidaires peuvent aspirer à la pérennité, voire grandir et devenir florissantes, sera sans doute l’un des défis les plus ardus à relever. Malgré la réussite de coopératives comme la banque SEWA, beaucoup doutent de la capacité des travailleuses à gérer leurs propres organisations. Alors même que nous ne demandons ni financements ni subventions et que nous n’aspirons qu’à travailler ensemble et à nous soutenir mutuellement, il nous est difficile d’obtenir les agréments et autorisations nécessaires. VimoSEWA doit encore franchir l’étape la plus difficile, qui consiste à devenir une société d’assurance à part entière dotée d’un capital réglementaire moins important que celui prévu par la loi. En Inde, l’industrie des assurances est toujours réglementée. Les organisations qui souhaitent offrir des produits et des services adaptés aux plus pauvres et aux plus vulnérables n’ont qu’une faible marge de manœuvre. Le gouvernement semble encore peu enthousiaste à l’idée de se risquer à élaborer des normes spécifiques pour régir les coopératives d’assurance souhaitant proposer leurs services aux populations pauvres.
49Lors d’une conférence nationale, Jayati Ghosg, éminente économiste et professeure à l’université Jawaharlal Nehru de Dehli, nous a rappelé1 que les projets comme VimoSEWA contribuent à la stabilité macroéconomique du pays. Au niveau microéconomique, ces organisations montrent qu’il est possible d’élaborer des services et des prestations de base adaptés aux besoins des travailleuses. Les membres des trois coopératives évoquées ont fréquemment fait part de leurs constatations aux administrations des districts, des États, du pays mais aussi à l’échelle internationale. La Rashtriya Swasthya Bima Yojana (RSBY), la Caisse nationale d’assurance maladie, a d’ailleurs été conçue sur le modèle de VimoSEWA. La LSM a fait part de son expérience lors de discussions de niveau national sur l’assurance maladie universelle, apportant son expertise notamment sur les moyens d’aider la population locale à s’organiser pour prendre en charge sa propre santé et gérer des pharmacies proposant des médicaments à bas prix. Les employées de la crèche Sangini ont également fait part aux responsables des programmes gouvernementaux relatifs à la garde d’enfants de leur expérience dans la gestion de crèches peu onéreuses mais capables de fournir aux familles les moins favorisées des services complets de garderie. Les expériences menées au sein de la coopérative Sangini ont également permis d’illustrer le bien-fondé de l’existence de structures de garde d’enfants ouvertes toute la journée et d’une rémunération décente pour toutes les personnes employées dans les crèches. Elle a également montré qu’il est possible de lutter contre la malnutrition des enfants en bas âge grâce à des initiatives communautaires locales.
50Il arrive que certains districts ou États, et parfois le gouvernement national, prennent des mesures de ce type à l’initiative de la SEWA. Dans d’autres circonstances, nous prenons part à des programmes menés par le gouvernement, par des agences internationales ou encore par d’autres fédérations de syndicats ou de coopératives. La SEWA a par exemple organisé, à New Delhi, la première conférence nationale sur la microassurance, au cours de laquelle les responsables politiques ont pu entendre parler pour la première fois des « petits produits d’assurance (small insurance products) ». La conférence nationale sur la santé et la sécurité au travail des travailleuses de l’économie informelle a eu des conséquences similaires. Elle a permis un dialogue politique entre différentes parties prenantes : des chercheur-es qui avaient collaboré avec des membres de la SEWA et notre coopérative de santé pour développer des outils et des équipements, des travailleuses, des employeurs, des agences internationales comme l’Organisation internationale du travail et l’Organisation mondiale de la santé, et enfin le gouvernement.
51Récemment, le National Advisory Council, la plateforme politique créée par le gouvernement qui a précédé le gouvernement actuel, a intégré dans ses recommandations au gouvernement nombre d’expériences de la SEWA dans le domaine de la sécurité sociale et des droits des travailleuses, par exemple ceux des vendeuses de rue et des travailleuses domestiques. À l’échelle mondiale, le rapport fondateur de l’OMS sur les déterminants sociaux de la santé a accordé une place de choix au travail accompli par la SEWA pour mettre en œuvre une approche par la solidarité de la protection sociale et, plus généralement, de l’organisation des travailleuses. Ces apports ont été possibles parce que des représentantes de la SEWA ont été invitées à siéger au sein de ces comités et qu’elles y ont fait entendre les opinions des travailleuses lors de toutes les consultations et conférences.
52Outre le fait qu’il est un vecteur du changement par l’action politique en faveur des travailleur-euses de l’économie informelle, ce modèle solidaire de protection sociale crée des emplois décents pour des milliers de femmes. La SEWA a constaté que les travailleuses qui ont vécu l’exploitation dans le travail à domicile ou celles qui parvenaient difficilement à gagner leur vie dans l’agriculture à petite échelle se sentent plus investies et plus fortes quand elles peuvent se mettre au service des autres tout en gagnant un revenu décent. Si les programmes gouvernementaux de sécurité et de protection sociales étaient mis en œuvre par des coopératives locales comme Sangini, la LSM ou VimoSEWA, des milliers de femmes pourraient occuper des emplois décents et utiles. Au fil du temps, nous avons remarqué que les petites organisations actives au niveau d’un district ou d’un sous-district, et parfois même les organisations nationales, gagnent en efficacité quand elles restent proches de leurs membres, par la géographie ou par l’esprit. En outre, ces organisations décentralisées offrent des occasions à la population locale, et particulièrement aux femmes, de participer, de se faire entendre et de s’épanouir dans des rôles dirigeants grâce au processus démocratique d’élection des membres des conseils d’administration ou des comités exécutifs. Ces organisations locales décentralisées peuvent être rassemblées au sein de fédérations d’envergure étatique, régionale ou nationale et elles peuvent également être à l’origine de mouvements, comme par exemple la fédération des coopératives de femmes, une fédération de niveau national, exclusivement féminine et soutenue par la SEWA. Elle regroupe 106 coopératives et sa taille importante lui confère la force et le pouvoir de négociation nécessaires pour exister au sein du mouvement coopératif indien dominé par les hommes. La fédération veille à ce que ses activités servent intégralement les priorités et besoins de la populations locale et à ce que ses membres se sentent étroitement associées au fonctionnement et pleinement propriétaires de leur organisation.
53Après trente années d’existence de nos trois coopératives de sécurité sociale, les travailleuses peuvent bénéficier de service de proximité mais il s’avère aussi que le simple fait d’agir en ce sens permet à nos membres de gagner en confiance au sein de leurs propres organisations et que, de cette confiance, naît la possibilité d’approfondir le processus d’organisation et de mise en pratique de la solidarité. Le cercle vertueux ainsi enclenché nourrit à son tour de nouvelles expériences et favorise, par exemple, le rapprochement de groupes auparavant disparates et donc celui des communautés qu’ils représentent.
54Bien sûr, toutes ces expériences se heurtent à un certain nombre de difficultés, dont certaines ont déjà été mentionnées dans ce texte. Dès le début du processus d’enregistrement des organisations de ce type, souvent les premières de leur genre, la lutte est permanente. Par la suite, toutes doivent trouver des ressources nouvelles et des investisseurs autres que leurs actionnaires. Les investisseurs et les bailleurs de fonds rechignent habituellement à prendre des risques en plaçant leur argent dans ces organisations. La recherche de fonds de roulement et de subventions relève donc du défi.
55Plus important encore, ces organisations évoluent lentement et nécessitent des investissements à long terme dans le renforcement des compétences alors que, actuellement, les bailleurs de fonds et autres financeurs attendent un retour rapide sur investissement. Nous savons maintenant que le renforcement des compétences et le mentorat sont des éléments essentiels qui doivent être adaptés au rythme des apprenantes. Il arrive qu’elles évoluent très rapidement mais, parfois, il convient de leur proposer un rythme d’apprentissage lent et régulier.
56Ces organisations se heurtent également à des obstacles de nature réglementaire, à des lois et à des politiques qui n’ont pas vocation à accompagner la croissance de ce type de structures. Parmi ces obstacles, nous avons déjà évoqué le capital exigé pour la création d’une compagnie d’assurance.
57Enfin, ces organisations doivent prendre soin de préparer leur avenir en formant leurs futures dirigeantes et gestionnaires. Elles doivent veiller à ne pas dévier de leur mission originelle et à contrer toute tentative d’« OPA hostile » menée par une organisation politique, un groupe d’intérêt ou toute autre force qui pourrait nuire aux intérêts et au bien-être des actionnaires et des membres. Cette surveillance est plus complexe qu’il n’y paraît. En Inde, il est fréquemment arrivé que des organisations s’écartent de leurs objectifs initiaux. Mais de très nombreuses organisations sont restées fidèles à leurs principes et à leur mission.
58Ces difficultés mises à part, nous, membres de la SEWA, sommes de plus en plus fermement convaincues de la pertinence de la voie que nous empruntons. Notre avenir réside dans notre capacité à nous organiser et à mettre en pratique la solidarité et l’économie solidaire, de manière locale et décentralisée, et ce en encourageant le leadership local et particulièrement celui des travailleuses. Cette approche permet la mise en œuvre d’actions adaptées et peu coûteuses en faveur des déterminants fondamentaux de la sécurité de base. À la fois viable et équitable, elle permet en outre de faire progresser la justice sociale et la solidarité à long terme.2
Bibliographie
Chatterjee, M. et J. Macwan. 1992. Taking Care of our Children – the experiences of SEWA Union. Ahmedabad.
Gandhi, M.K. 1909. Indian Home Rule or Hind Swaraj. https://docs.google.com/file/d/0B2GRozT38B1eYWU0OTc5N2UtNGQyZC00YTlmLWI4N2UtZjQ2ZTg4MzY3NTM5/edit?hl=en&pli=1
Notes de bas de page
Auteur
Directrice de SEWA Social Security, Inde
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