Genre, travail et action collective : une analyse fondée sur un processus de récupération d’usine dans la ville de Buenos Aires
p. 277-288
Note de l’éditeur
Référence papier : Fernández Álvarez, M. I. , ‘Genre, travail et action collective : une analyse fondée sur un processus de récupération d’usine dans la ville de Buenos Aires’, in C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp (dir.), Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires, Cahiers Genre et Développement, n°10, Genève, Paris : L'Harmattan, 2017, pp. 277-288. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Introduction
1Les mesures de type néolibéral mises en œuvre en Argentine depuis 25 ans ont provoqué une augmentation sans précédent du chômage et amplifié le caractère informel et précaire des emplois, détériorant ainsi profondément les conditions de vie des classes subalternes. Fondées sur les recommandations du « Consensus de Washington », ces mesures visaient prioritairement l’ouverture du marché, la financiarisation de l’économie et la mise en œuvre d’un programme d’ajustement structurel. Elles ont entraîné un processus accéléré de concentration économique et de désindustrialisation ainsi qu’une intensification notoire des mécanismes de fragilisation des conditions de vie des classes subalternes. Cette évolution s’est doublée d’une augmentation de la participation des femmes au marché du travail (Berger 1995 ; Wainerman 2002), ces dernières représentant actuellement 40 % de la population économiquement active (Barrancos et Goren 2002). Les femmes ont pris part au marché principalement par le biais du secteur informel et des emplois de services (Barrancos et Goren 2002), souvent en tant que principales « soutiens » de famille. Dans ce contexte, les tensions sociales se sont accrues à partir du milieu des années 1990 et sont devenues de plus en plus visibles sous la forme de mouvements de contestation et de résistance divers. Ces derniers ont été à l’origine de la constitution de différentes organisations – rassemblant notamment des personnes sans emploi – et, plus récemment, de la généralisation des tentatives de « récupération » d’usines en faillites ou abandonnées par leur propriétaire.
2Comme le montrent différentes recherches menées en Amérique latine, les femmes se sont impliquées en plus grand nombre dans les mouvements de résistance à l’ajustement structurel et dans les organisations sociales à partir des années 1980 (Defossez, Didier et Viveros 1992 ; Guadarrama Olivera 1994 ; Giarraca et Teubal 2001). Cette tendance doit être mise en relation avec les responsabilités que les femmes des classes populaires assumaient dans la gestion quotidienne des tâches communautaires relevant de l’organisation de la reproduction et notamment des activités liées à l’alimentation – par exemple l’organisation de cuisines collectives dans les quartiers (Feijóo 1991) –, ces responsabilités ayant souvent été induites par la mise en œuvre de politiques ciblées fondées sur la participation et l’« empowerment » des femmes. En conséquence, leur implication dans les organisations sociales était fortement liée à leur rôle de mère et, donc, aux tâches de care et à la satisfaction des besoins fondamentaux de la famille (Svampa et Pereyra 2003).
3On a considéré l’évolution du marché du travail qui a conduit les hommes à ne plus être, dans de nombreux cas, les principaux « soutiens » économiques de la famille ainsi que la présence de plus en plus marquée des femmes dans les organisations sociales comme des éléments susceptibles de susciter une crise des « identités » de genre et de déstabiliser la position qu’occupaient les hommes et les femmes dans la division sexuelle du travail. Pourtant, ces changements n’ont pas nécessairement provoqué une refonte des modalités de construction sociale du « masculin » et du « féminin », des modalités qui ont été amplement critiquées par la littérature féministe, notamment dans une perspective anthropologique.
4Nous analyserons donc l’influence des tensions qui sont apparues entre les rôles nés des changements précédemment décrits et ceux traditionnellement associés aux femmes et aux hommes, et ce dans le contexte spécifique de la récupération d’une usine dans la ville de Buenos Aires. À cet effet, nous adopterons une approche relationnelle axée sur les catégories socialement construites pour analyser la portée et les implications de ces tensions et étudier comment celles-ci s’articulent, dans le cadre de ce processus de récupération, avec les rôles de genre tant dans le champ de l’organisation du processus de travail que dans celui des formes de l’action collective. Nous synthétiserons ensuite les apports et les principaux débats l’anthropologie féministe dans le domaine du genre pour tracer ensuite les contours de certaines réflexions sur la configuration des rapports de genre dans le cas étudié. […]
Notes pour une analyse de genre à partir d’un processus de récupération d’usine
5Ce texte est une synthèse des résultats partiels d’une recherche […] sur un processus de récupération d’usine dans la ville de Buenos Aires. Cette usine du secteur textile compte actuellement 56 employé-es, dont une proportion importante de femmes (72 %). Dans leur majorité, ces femmes sont des migrantes, essentiellement internes, originaires des provinces du nord du l’Argentine (Salta, Tucumán et Jujuy) ou des pays limitrophes (Bolivie, Pérou, Paraguay)1. Au moment de la récupération de l’usine, la plupart de ces femmes travaillaient depuis plus de dix ans dans l’entreprise (48,2 % du total des travailleur-euses) et avaient une expérience préalable dans le secteur de la confection (53,6 % des travailleur-euses avaient auparavant occupé un poste dans ce secteur).
6Ce processus de récupération s’est appuyé sur deux piliers2 distincts : d’une part la pérennité de l’usine et la perpétuation des emplois et, d’autre part, la gestion des activités par les travailleur-euses. Pour mettre en place un processus productif autogéré, le personnel a dû restructurer le processus existant en réétudiant les postes de travail – les catégories salariales ayant été supprimées – et l’organisation de la plateforme de production. À cette fin, les sections ont été regroupées et les secteurs restructurés pour fluidifier et concentrer les tâches tout en répartissant les responsabilités entre ceux et celles qui avaient décidé de rester dans l’entreprise.
7Pour notre analyse, il est important de prendre en compte les caractéristiques spécifiques du processus de récupération de cette usine. Lancé à la fin de l’année 2001, ce processus a acquis, tout au long de l’année 2002 et au début de l’année 2003, une notoriété certaine, au point de devenir l’un des cas de récupération les plus médiatisés et les plus connus. Au début de l’année 2003, un important dispositif policier a été déployé pour expulser le personnel des locaux à la demande des propriétaires3. L’opération s’est prolongée pendant plusieurs jours et les forces de l’ordre ont fermement réprimé les travailleur-euses lorsqu’ils et elles ont tenté de reprendre possession des bâtiments. En conséquence, les ouvriers-ères ont monté une tente devant l’usine pour prévenir toute tentative d’enlèvement des machines. Ils et elles ont tenu le siège pendant huit mois, jusqu’à ce que la Législature de Buenos Aires adopte une loi d’expropriation qui leur a permis de reprendre le contrôle de l’usine en décembre. L’analyse qui suit est fondée sur un ensemble d’entretiens approfondis4 avec des travailleurs et travailleuses de l’usine qui ont été menés pendant leur première année et demi de présence dans les locaux mais aussi pendant la période du campement et la suite du processus de récupération de l’entreprise.
8Nous allons maintenant étudier les modes d’expression des rapports de genre dans le cadre de ce processus de récupération, dans le domaine de l’organisation du processus de travail comme dans celui des formes de l’action collective. Nous visons à analyser les formes sous lesquelles se manifestent les tensions entre la position qu’occupent les femmes dans ce processus et les rôles de genre qui leur sont traditionnellement assignés. À cette fin, nous étudierons deux grands axes – l’assignation des rôles et la façon dont elle transparaît dans le discours des travailleur-euses – et nous rendrons compte de la forme des rapports de genre et de l’influence de ces rapports et constructions sociales sur le processus d’action collective.
Assignation des rôles et construction sociale du genre
9Le processus de travail de cette usine est divisé en quatre grandes sections : la coupe, le montage des sacs, le montage des pantalons et enfin le repassage et la finition. Ces sections comportent différentes activités – le travail de table, la couture, le repassage, le nettoyage des costumes, la fusion, etc. – qui, toutes, renvoient à des distinctions de genre. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les femmes constituent 72 % du personnel de l’actuelle coopérative, la plupart d’entre elles étant cantonnées dans des tâches de couture et de nettoyage des sacs, dans le travail de table et de préparation ainsi que dans l’utilisation des machines à repasser manuelles5. Les hommes, quant à eux, occupent principalement des fonctions liées au repassage (à la machine à vapeur), à la coupe, au traçage à la craie et à l’entretien. Les travailleurs qui disposent de plus de vingt ans d’ancienneté dans l’entreprise sont considérés comme des « tailleurs », un poste qui leur était traditionnellement attribué dans l’entreprise et qui leur conférait, aux yeux de leurs collègues, le statut d’« expert ».
10Les témoignages des hommes comme ceux des femmes montrent que tous pensent « nécessaire » de confier aux hommes les tâches de coupe, d’entretien et de repassage dans la mesure où elles nécessitent un gros effort physique, notamment pour faire fonctionner les machines à repasser à pédale. En revanche, la couture, le travail de table et le nettoyage des sacs sont perçus comme des tâches « propres » aux femmes qui, souvent, ont commencé à travailler en accomplissant ces tâches à leur domicile. En analysant l’évolution professionnelle des femmes dans cette entreprise, il est possible de reconstituer leur trajectoire. Celles-ci commencent par acquérir les connaissances de base du métier à leur domicile. Elles y apprennent à coudre sur les machines « à pédale » de leur mère ou de leurs sœurs aînées, des machines « faciles à manipuler ». Souvent, c’est aussi à la maison qu’elles deviennent couturières, en « collaborant » avec leur mère qui, elle-même, travaille pour des tiers. Leur trajectoire professionnelle se poursuit avec une première insertion dans un petit atelier de confection où elles apprennent à utiliser des machines plus évoluées et, plus tard, avec leur entrée dans des sites industriels textiles où elles consolident leurs acquis dans ce métier qui requiert « rapidité et spécialisation ». […]
11Nous parlons donc d’un savoir que les femmes acquièrent à la maison depuis leur plus tendre enfance. Il est de plus souvent considéré comme un apprentissage « naturel » à leur genre.
12Comme nous l’avons précédemment évoqué, le processus d’autogestion de l’entreprise par les travailleur-euses a partiellement modifié l’organisation du travail. Le personnel est notamment devenu plus « polyvalent6 ». Les employé-es qui sont resté-es dans l’entreprise pour s’impliquer dans le processus de récupération étaient tous et toutes des opérateur-trices et représentaient moins de la moitié de la totalité du personnel. En conséquence, les postes administratifs, commerciaux et d’encadrement sont restés « vacants ». Les fonctions d’encadrement ont disparu en tant que telles et ont été remplacées par la figure du « coordinateur ». Ces postes de coordination ont été assumés par des opérateur-trices expérimenté-es qui avaient « du métier » et une bonne connaissance de l’intégralité du processus de travail propre à chaque section. Les fonctions administratives et commerciales ont été prises en charge à tour de rôle par différent-es employé-es selon un principe de rotation qui a été étendu aux différentes sections au sein desquelles les travailleur-euses ont commencé à accomplir des tâches plus diversifiées. Dans les premiers temps, cette polyvalence a permis la prise en charge des responsabilités laissées vacantes. Elle s’est ensuite transformée en une stratégie de production susceptible de « rompre avec la monotonie » du processus de production antérieur.
13Interrogées sur ces changements, les travailleuses expriment une double contradiction. Elles sont heureuses de connaître la totalité du processus de production de la section dans laquelle elles sont employées (sacs, pantalons, coupe) et disent par exemple leur satisfaction « d’avoir appris à faire un pantalon entier plutôt que de savoir seulement fabriquer une jambe ». Mais, par ailleurs, elles se sentent à la fois surchargées et mal à l’aise de devoir accomplir des tâches qui ne leur sont pas « propres », notamment quand elles travaillent au repassage ou à la coupe qui sont des activités à connotation « masculine ».
14Les tâches « propres » aux femmes seraient celles qui sont en lien plus étroit avec la confection de sac ou de pantalons, parmi lesquelles la couture. Un certain nombre de vertus et de qualités sont associées à ces activités, comme la patience, le sens du détail et une grande attention, des qualités que les travailleuses considèrent comme « naturelles » ou « propres » aux femmes. Nous voyons apparaître ici une distinction dans la division du travail, qui renvoie à la construction sociale de ce qui est « par essence » féminin ou masculin. Cette distinction est à l’origine de comportements déterminés qui constituent les modes de fonctionnent « propres » aux hommes et aux femmes. Ces comportements sont liés à certaines fonctions biologiques/reproductives en vertu desquelles le « féminin » est associé à une fonction dite « naturelle », le « rôle fondamental » de la mère dispensatrice de soins qui se prolonge dans la vie professionnelle et, de manière générale, dans la vie quotidienne.
15Dans ce cas précis, cette construction sociale opère de façon évidente. Elle se manifeste très précocement chez les enfants, à l’âge où garçons et filles apprennent de leur mère la place, les tâches et les performances qui sont les leurs. Pour les femmes, la carrière de coutière est une orientation valide, logique et souhaitable dans la mesure où elle exige des qualités qu’elles peuvent aisément déployer – comme le care – puisqu’elles leur sont naturelles.
16Pour comprendre cette attitude, il convient de prendre en compte les activités des femmes qui n’ont pas emprunté la trajectoire « typique » ou de celles qui, à un moment donné – par exemple pendant la période du campement dans le cas que nous étudions ici – ont été obligées de chercher un autre travail pour garantir la survie de leur famille. Ces femmes ont principalement exercé des activités de nettoyage dans une famille ou en tant qu’employées d’une entreprise de service. On retrouve ici une autre activité « propre » aux femmes dans un domaine qui leur est socialement assigné puisqu’il relève du care, du travail de reproduction et de la sphère domestique. Si la couture et le ménage sont deux activités conformes aux rôles assignés aux femmes dans la division du travail, la première est positivement connotée et considérée par les femmes comme une activité qui leur permet d’acquérir un savoir enrichissant dont elles peuvent s’enorgueillir, alors que la seconde est négativement connotée et vue par les femmes comme un travail à éviter ou à n’accepter qu’en « dernier recours ».
17La récupération de cette usine n’a pas seulement donné lieu à une redistribution des postes de travail et à une réorganisation du processus de production. Il a également été nécessaire de mener à bien une série d’actions de protestation et de résistance. Les travailleur-euses ont dû assurer une permanence, garantir la sécurité des locaux et organiser des marches, des maquinazos7 ainsi que des manifestations devant certains édifices publics. En outre, ils et elles ont campé durant plusieurs mois devant l’usine. Après avoir examiné les activités des hommes et des femmes dans le cadre du processus de production, nous analyserons les manifestations de leurs rôles respectifs dans d’autres situations, notamment durant la période où les travailleur-euses ont campé devant l’usine pour en assurer la sécurité ou encore pendant les marches et les maquinazos. Dans ces situations, nous avons également pu observer des distinctions qui reproduisent les rôles socialement construits comme « féminins » ou « masculins ». Les femmes ont pris en charge les cuisines populaires et les activités de nettoyage des tentes alors que les hommes ont assuré la sécurité et les tours de garde de nuit, du moins au début. Les femmes n’ont pas pour autant été cantonnées aux activités qu’il leur aurait été « naturel » d’accomplir. Au contraire, dans ce cas précis, elles ont été les représentantes du mouvement et les principales oratrices pendant les manifestations publiques. Elles sont en outre parvenues à imposer à l’opinion publique l’image d’une usine devenue une entreprise de femmes (« nous autres, travailleuses », « les célestes »). De ce fait, le discours sur lequel reposaient les revendications des travailleurs-euses s’est orienté vers deux grands axes : la défense des emplois (un axe commun à toutes les récupérations d’usines) et la nécessité, pour les mères, de subvenir aux besoins de leurs enfants. La suite de ce texte porte précisément sur ce dernier point.
Genre et action collective : les contradictions de l’« état de mère »
18Comme nous l’avons vu dans la section précédente, les constructions sociales de genre à partir desquelles se définissent les « façons d’être » spécifiques, souhaitables et pertinentes des hommes et des femmes se sont ici exprimées dans deux domaines : l’identification de tâches associées à des qualités censément féminines ou masculines et la construction du discours légitimant l’action collective. Ce dernier a précisément été conçu à partir de ces rôles de genre, notamment celui des femmes dans leur condition de mère. Le témoignage suivant en atteste :
Les responsables politiques qui nous ont gouvernés ne nous ont jusqu’à maintenant laissé aucune autre solution. Et nous, les mamans, devons continuer la lutte pour que nos enfants puissent eux aussi avoir un travail digne, qu’ils puissent vivre ici, en Argentine, et y élever leurs enfants, bref tout ce dont tout citoyen devrait bénéficier pour s’épanouir ici en Argentine, n’est-ce pas ? Donc, nous avons lutté ici en tant que « femmes de » (Débora, 42 ans, 2 enfants, 8 ans d’ancienneté dans l’usine).
19Comme on a pu l’observer, le discours politique des travailleur-euses s’est construit autour de la nécessité de défendre leur emploi et, pour les mères, de nourrir leurs enfants. En présentant la récupération de l’usine comme l’unique solution pour atteindre cet objectif, ils et elles ont pu mettre l’accent sur le caractère légitime de leur action. Prendre soin de l’usine revenait en effet à prendre soin des enfants. Le témoignage suivant illustre ce discours :
Aujourd’hui, certains fonctionnaires disent que nous n’appartenons pas à la catégorie des travailleurs. Nous en sommes là. Ils n’ont qu’à reconnaître qui nous sommes et le fait que, année après année et minute après minute, nous avons travaillé ici jusqu’au sang en y laissant nos poumons. Nous ne sommes pas disposées à rentrer à la maison sans rien et à abandonner la source de notre travail. Nous devons faire des excuses parce que nous ne sommes pas des responsables politiques. Mais ils nous ont obligées à nous exposer pour demander un peu de solidarité et à nous organiser avec différentes organisations de chômeurs et de salariés. Nous continuons à nous battre à leurs côtés. Ces femmes ne partiront pas sans avoir obtenu quelque chose. Elles ont décidé de lutter. Nous encourageons tous les travailleurs du pays, et particulièrement les femmes qui se sentent proches du combat que nous menons, à s’exposer, se rassembler, faire grève et arrêter le travail, bref, à faire tout se qui sera nécessaire pour nourrir nos enfants. Ils ont touché au pain de nos enfants et nous allons défendre comme des lionnes nos postes de travail et le pain quotidien de nos enfants » (conférence de presse donnée devant l’usine par Julia, 35 ans, 6 ans d’ancienneté dans l’usine).
20Ce discours s’est traduit en une série de pratiques qui placent les femmes « en première ligne » de la lutte (elles encadrent les manifestations, apparaissent dans la presse avec leurs enfants et mènent les conférences de presse.) […]
Les hommes sont très en retrait. C’est parce qu’ils risquent davantage d’être poursuivis par la police. Je pense qu’ils sont d’une certaine manière plus malmenés que nous par la police. Elle les met en prison. Je te le dis, c’est différent pour les hommes… J’ai vu des militants de certains groupes, des groupes d’hommes complètement euphoriques. Mais, dans des cas comme ça, je ne sais pas comment t’expliquer, dans les manifestations populaires, je crois que ce sont les femmes qui doivent être en première ligne parce qu’elles sont plus optimistes dans ce genre de situations. Dans l’usine, il y a aussi des hommes, mais nous, les femmes, nous sommes vraiment là. C’est nous qui crions et qui sommes les plus « fâchées », et je crois que c’est l’une des choses que nous transmettons à nos enfants (Celeste, 33 ans, 3 enfants, 7 ans d’ancienneté dans l’usine).
21Les femmes s’identifient à leur condition « féminine » tout en la remettant en question. Elle utilisent ce rôle de mère « nourricière » pour élaborer un discours fondé sur les privations/les besoins qui sous-tendent leur lutte pour leur emploi. Mais elles considèrent également comme leur « responsabilité » propre de prendre soin des enfants et de leur garantir « leur pain quotidien », particulièrement dans le cas fréquent où elles sont abandonnées par les hommes. Leurs « devoirs » sont donc source de grandes tensions. […]
22De façon similaire, la participation des femmes vivant en couple au processus de récupération de l’usine a été source, dans l’espace domestique, de conflits qui se sont manifestés par une perte ou au contraire une acquisition de certaines « libertés ». Au cours de ce processus, nombre d’entre elles ont vu leur vie quotidienne changer considérablement, ce qui a simultanément déclenché une véritable prise de conscience de leur valeur personnelle. […]
L’auteure : Et ton mari, qu’en a-t-il dit ?
D : Au début, cela ne lui plaisait pas que je monte la garde à l’usine. Mais plus tard, c’est sorti tout seul et je lui ai dit : « Je vais aller monter la garde à l’usine et vous vous occuperez de la maison ». Je ne sais pas pourquoi, peut-être qu’il était prêt, mais je lui ai juste dit ça et il a tout compris. À partir de ce jour-là, il a commencé à venir à l’usine. Pendant les gardes, il venait pour nous rendre visite, manger une pizza. Il s’est fait des amis parmi les gars de l’usine, puis il rentrait à la maison avec eux. Je ne sais pas pourquoi mais il a complètement changé. À la maison, il fait la lessive, il repasse, il cuisine, il fait de tout. Je te jure qu’il cuisine plus que moi. Oui, le changement est impressionnant. Et les enfants aussi ont changé. […] J’ai l’impression qu’avant je me contraignais moi-même à accomplir toutes les tâches domestiques. Je ne disais jamais : toi, tu te chargeras de ça, toi, de ça. C’est moi qui devais tout faire. Je pensais « Mais pourquoi est-ce que je dois faire la lessive et repasser ? Je suis fatiguée. » Mais je ne disais rien, je ne faisais que le penser (Débora, 42 ans, 2 enfants, 8 ans d’ancienneté dans l’usine).
Conclusion
23Depuis ses débuts dans les années 1970, la discipline de l’anthropologie féministe a permis de repenser les rapports de genre en montrant qu’ils sont en fait des rapports de pouvoir, des rapports de subordination.
24L’analyse de l’influence des rôles socialement assignés aux hommes comme aux femmes dans le groupe formé par les travailleur-euses de cette usine « récupérée » montre que les stéréotypes associés à ces rôles sont toujours actifs, et ce au-delà des changements intervenus sur le marché du travail et dans les formes de l’action collective – les femmes occupant un espace toujours plus important dans l’un comme dans l’autre. Ainsi, nous avons pu constater que ces stéréotypes s’expriment sous la forme d’une assignation des rôles fondée sur le fait qu’« être femme » est en lien étroit avec la condition de « mère nourricière » et la sphère de la reproduction (dans laquelle les femmes ont pour mission de s’assurer que leurs enfants soient bien nourris et bien soignés).
25Dans le cadre du processus étudié, nous observons en outre que cette construction sociale sous-tend un discours qui légitime l’action collective et les revendications, par un processus émaillé de contradictions qui détermine les modalités selon lesquelles les femmes vivent leur condition au quotidien et accomplissent les tâches qui leur « correspondent ». Cet état de fait n’empêche pas, bien au contraire, que se produisent des changements dont les femmes estiment qu’ils leur apportent davantage de « liberté ».
26Cette analyse nous a ainsi permis d’observer que la reproduction des rôles correspondant à certaines constructions sociales n’empêche pas certaines pratiques qui remettent en cause les rapports de genre dans la sphère domestique/familiale et dans l’espace public. De même, le développement de pratiques autonomes et la participation des femmes à la sphère publique/politique n’impliquent pas nécessairement un remodelage complet du mode d’assignation des rôles de genre.
27Il semble donc nécessaire de remettre en cause les analyses qui renforcent les stéréotypes existants en considérant la participation politique des femmes comme le résultat d’un processus d’appropriation de la sphère publique par ces dernières. Il est indispensable de remettre en cause, dans les problématiques scientifiques comme dans les perceptions relatives aux activités humaines, la dichotomie entre monde du travail et univers familial dans la mesure où celle-ci renforce les équations féminin/reproduction/sphère privée et masculin/production/sphère publique.8
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 67,8 % des travailleur-euses sont des migrant-es, dont 51,8 % sont originaires des provinces du nord du pays et 16,1 % des pays limitrophes.
2 Pour une description plus détaillée du processus de récupération de cette usine, voir Fernández Álvarez (2004).
3 Au moment de l’expulsion, l’entreprise se trouvait encore en situation de cessation de paiements, une situation qu’elle connaissait depuis l’année 2000.
4 Durant la recherche de terrain, 26 entretiens ont été menés avec des travailleurs ou travailleuses de l’usine (20 femmes et 6 hommes).
5 Il est important de distinguer ici l’activité de repassage réalisée dans la section « sacs » ou « pantalons » de cette même activité dans la section « repassage ». Dans les deux premiers cas, il s’agit de travailler à l’aide de fers à repasser manuels pour coller une pièce avec une autre, donner une forme, finir un produit ou ouvrir une couture. Dans le second cas, il s’agit de machines à repasser à vapeur de plus grande taille et manœuvrées à l’aide de pédales, qui sont utilisées pour les finitions des produits avant leur mise en vente.
6 L’évolution du processus de travail après la prise en charge de la gestion de la production par les travailleur-euses a été analysée dans un précédent travail (Fernández Álvarez 2004).
7 La réalisation de maquinazos en face d’une usine ou de certains organismes publics – comme le palais de la Législature de Buenos Aires ou le siège du gouvernement de la ville – est l’un des modes de protestation utilisés par les travailleur-euses. Un ensemble de machines à coudre – prêtées par des voisines – a été installé sur la voie publique pour une durée de deux ou trois heures durant lesquelles les manifestant-es ont cousu, interrompant ainsi la circulation d’une façon très spécifique.
8 Fernández Álvarez, M. I. 2004. Género, trabajo y acción colectiva: un análisis a partir de un proceso de recuperación de fábricas de la Ciudad de Buenos Aires. Communication présentée pendant les Deuxièmes journées de la recherche en anthropologie sociale. Faculté de Philosophie et de Lettres, Université de Buenos Aires. 5 et 6 août. Traduit de l’espagnol par Aurélie Cailleaud.
Auteur
Anthropologue, Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (CONICET), Argentine.
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