L’économie sera solidaire si elle est féministe
p. 169-182
Note de l’éditeur
Référence papier : Ruiz, Y. J. et M. L. Sarriegi, ‘L’économie sera solidaire si elle est féministe’, in C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp (dir.), Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires, Cahiers Genre et Développement, n°10, Genève, Paris : L'Harmattan, 2017, pp. 169-182. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Introduction : éléments clés communs à l’économie solidaire et à l’économie féministe
1Cet article propose une réflexion sur les points d’intersection entre économie solidaire et économie féministe. Ces liens existent nécessairement puisque ces deux approches ont en commun de chercher à créer « une économie différente et plus juste » à partir d’une critique de l’économie conventionnelle. Mais il convient de se demander si ces liens se sont approfondis et s’ils sont implicites ou explicites.
2Nous considérons que l’économie solidaire (ES) et l’économie féministe (EF) critiquent le système économique dominant ainsi que la construction des présupposés que véhicule la théorie économique hégémonique. L’EF est consciente du fort biais de genre qui caractérise nombre des hypothèses et des méthodes utilisées par les écoles de pensée économiques les plus influentes, notamment par la prédominante école néoclassique. Parce qu’elles ont toujours été considérées comme impartiales1 et universellement applicables, ces approches doivent être soumises à un examen critique. Il convient de mettre ici en exergue la nature irréaliste de l’agent économique par excellence, « l’homo œconomicus », cet être toujours rationnel, égoïste, indépendant, dénué d’affect et de souffrance, absolument autosuffisant et en bonne santé, ni trop jeune, ni trop vieux, blanc et, bien sûr, constamment actif sur le marché dans le but de maximiser son bien-être personnel par le seul intermédiaire du profit économique (Mattahei 2010). L’ES critique elle aussi l’homo œconomicus quand elle souligne le fait que les activités économiques sont sous-tendues par des motivations, des priorités et des objectifs qui dépassent l’intérêt personnel de chacun et chacune, lequel ne peut donc pas être considéré comme le seul moteur du comportement des individus.
3Les stéréotypes sont fréquemment mis à contribution pour expliquer pourquoi le fonctionnement économique des hommes diffère de celui des femmes, des stéréotypes traditionnellement liés aux différences biologiques et qui, encore aujourd’hui, sont très fermement ancrés dans les mentalités. Ces stéréotypes sont utilisés pour favoriser ou défavoriser certains groupes au profit ou aux dépens des autres. Nous estimons donc nécessaire de nous en détacher. Dans le domaine économique, l’EF a identifié un certain nombre d’entre eux :
Sujet masculin : égoïste ; se préoccupe exclusivement de sa propre satisfaction et de son profit personnel ; se consacre exclusivement au marché sur lequel il travaille à plein temps pendant toute sa vie d’adulte ; autosuffisant ; dépourvu de mémoire ainsi que des sentiments de justice, de réciprocité et de solidarité.
Sujet féminin : altruiste ; prend soin des autres et prend en charge le travail reproductif non rémunéré par amour ; se satisfait de l’affection et de la reconnaissance de ses proches ; fait passer les besoins des autres avant les siens propres ; sujet dépendant dont la participation au marché est optionnelle, cette participation étant toujours subordonnée aux aléas de la vie familiale.
4L’EF met en avant l’importance du rôle des ménages dans la production (par le travail domestique et de care) des biens et services de base qui permettent à la population d’améliorer sa qualité de vie mais restent systématiquement omis ou ignorés dans les analyses économiques. De même, l’ES met en évidence l’incapacité du marché à assurer et à gérer le bien-être des populations et souligne l’importance de la contribution des autres institutions, parmi lesquelles les ménages, l’État et la communauté (Álvarez 2010).
5Curieusement, quand l’économie conventionnelle étend son champ d’analyse aux ménages en utilisant les outils néoclassiques, c’est-à-dire quand les caractéristiques habituellement appliquées au chef de famille le sont à tous les membres du foyer (par exemple dans la nouvelle économie de la famille selon G.S. Becker), celui-ci se mue instantanément en un « dictateur bienveillant ». Faute de pouvoir agréger les utilités individuelles, le dictateur bienveillant inclut dans la sienne celles de toute la famille. Pour autant, il ne se préoccupe pas exclusivement de la satisfaction de ses propres besoins et veille également au bien-être de tous les membres de la famille. Par ce biais, ce sujet égoïste dans le cadre du marché devient, par un processus mystérieux, un sujet solidaire au sein de son ménage.
6Dans un premier temps, il convient de se demander si les caractéristiques utilisées sont effectivement masculines ou féminines et de s’interroger sur les fondements de cette attribution. Les caractéristiques prétendument féminines dérivent très étroitement du contenu du rôle traditionnellement attribué aux femmes au sein du foyer. Peut-être est-il temps de dépasser cette vision des femmes ? L’importance que celles-ci accordent à leur foyer et le temps qu’elles y consacrent diffèrent grandement de l’une à l’autre. En outre, on oublie le plus souvent (même dans certaines analyses féministes) les changements fondamentaux qui sont intervenus dans le domaine du travail domestique et du travail de care non rémunéré. Malgré cette évolution, la prise en charge des personnes dépendantes exige un investissement considérable en travail humain. Ces activités resteront source d’importantes inégalités de genre aussi longtemps qu’elles seront essentiellement accomplies par des femmes sans contrepartie financière (et parfois par des salariées en situation précaire), comme si elles découlaient naturellement de l’affection et de l’amour que prodiguent les femmes (Nussbaum 2012).
7L’EF et l’ES visent toutes les deux à accorder aux personnes et à leurs conditions de vie une place centrale dans l’analyse et à établir des liens entre le travail et la production socialement nécessaire, la satisfaction des besoins fondamentaux et la reproduction de l’espèce au sens large (voir Carrasco 2014). Ces visions et analyses du système économique abattent les fausses frontières érigées par l’économie conventionnelle et permettent de dépasser les dichotomies fondant traditionnellement les analyses qui s’y rattachent et qui restent couramment utilisées dans les systèmes éducatifs formels.
8L’EF tente notamment de battre en brèche la dichotomie dérivant de la stricte différenciation des espaces de la production et de la consommation, qui considère que l’entreprise est le seul lieu de création de richesse et que le ménage ne fait que consommer cette richesse, qui consacre la primauté de l’espace public sur l’espace privé, cette primauté occultant les liens étroits existant entre ces deux espaces. Il est en effet possible de dépasser la dichotomie productif/non productif qui veut que le travail non rémunéré soit considéré comme non productif et, par conséquent, exclus de l’analyse économique. L’ES, quant à elle, tente de remettre en cause la validité d’autres dichotomies, notamment celle qui oppose les emplois productifs aux emplois non productifs. Elle souligne le caractère simpliste d’une définition qui la présenterait comme une économie axée sur les activités non marchandes et non monétaires, une sorte « d’économie parasite » radicalement séparée de l’économie de marché qui, parce qu’elle permet de maximiser les profits, serait la seule susceptible de créer de la richesse et de la croissance. L’un des arguments avancés pour remettre en cause cette fausse dichotomie tient précisément à l’importance du travail non rémunéré de socialisation mené à bien au sein des ménages et des communautés, un travail dont la production marchande tire profit (Levesque et al. 1989).
9Ainsi, l’EF comme l’ES partent d’une remise en cause des définitions traditionnelles qui présentent l’économie comme la science du choix rationnel. Actuellement, l’une des définitions de l’économie les plus fréquemment utilisées dans le monde académique est celle que propose Parkin (1995) : « l’étude des modes d’utilisation des ressources limitées dont disposent les personnes pour satisfaire leurs désirs illimités ». Dans cette perspective, l’économie est axée sur les problèmes qui découlent de la pénurie (puisque, selon Parkin et de nombreux autres économistes conventionnels, nous vivons dans un monde de pénurie), dans un contexte où les individus cherchent à satisfaire des désirs sans limites. De la primauté des désirs sur les nécessités matérielles naissent la concurrence et la lutte pour le contrôle des ressources rares. Les modèles économiques qui considèrent le marché comme le mode le plus efficace de répartition des ressources sont fondés sur ce présupposé de la rareté.
10Mais cette définition de l’économie n’est pas la seule envisageable. D’autres visions plus ouvertes mettent en avant des éléments autres que la rareté et la concurrence pour tenter de résoudre les problèmes économiques. Celle que propose François Houtart (2006) nous semble intéressante. Il affirme que « la fonction propre de l’économie est de donner la possibilité à tous les êtres humains de vivre physiquement et culturellement dans un environnement où les rapports sociaux seraient égalitaires, où les activités collectives seraient menées à bien de manière démocratique, où la multiculturalité serait reconnue comme un élément fondamental de l’interculturalité et où la spiritualité serait ouverte et plurielle, tout ceci reposant sur une symbiose entre les êtres humains et la nature ». Cette vision d’une économie qui permettrait aux êtres humains de nouer des rapports plus démocratiques, équitables et harmonieux avec la nature et avec leurs congénères d’origines et de cultures différentes se rapproche davantage de visions qui sous-tendent l’ES et l’EF que de celle du courant dominant de l’économie.
Une lecture des principes de l’économie solidaire dans la perspective de la l’économie féministe
11Constatant la diversité de ces visions de l’économie et animées du désir de contribuer, même modestement, à la nécessaire déconstruction des frontières établies autour des sujets et objets des analyses économiques, il nous semble important de réfléchir aux apports de l’économie féministe et de l’économie solidaire à ces débats. À cette fin, nous proposons une synthèse des perspectives clés de l’ES et de l’EF sur les principaux postulats et principes défendus par le Réseau de l’économie alternative et solidaire2 (REAS). Cette analyse nous permettra d’identifier les multiples points communs à ces deux approches et d’évaluer les possibilités de surmonter les désaccords que nous aurons identifiés.
12Le premier principe est celui de l’équité. L’ES défend l’idée que l’axe central de l’économie est le processus durable de production des bases matérielles permettant le développement personnel, social et environnemental des êtres humains. Ainsi, le REAS prétend « selon la tradition de l’économie sociale, intégrer dans la gestion de l’activité économique les valeurs universelles qui doivent régir la société et les rapports entre tous les citoyen-nes : l’équité, la justice, la fraternité économique, la solidarité sociale et la démocratie directe » (REAS 2011).
13En ce sens, l’équité est un élément fondateur de l’ES. Dans la charte de l’économie solidaire élaborée par le REAS en 2011, elle est définie comme « une valeur qui permet la reconnaissance de toutes les personnes en tant que sujets égaux en dignité ainsi que la protection de leur droit à ne pas subir des rapports fondés sur la domination, quels que soient leur condition sociale, leur genre, leur âge, leur appartenance ethnique, leur origine, leur handicap, etc. » Ainsi décrite, l’équité est une notion plus vaste que l’égalité puisqu’elle est associée à la reconnaissance et au respect de la différence.
14L’EF, pour sa part, établit un ensemble diversifié d’hypothèses d’ordre général qui visent à favoriser l’instauration de rapports sociaux – au sens large – équitables entre hommes et femmes et à dépasser les discriminations séculaires auxquelles les femmes sont confrontées, ce qui suppose de mettre fin aux rapports d’oppression capitalistes et hétéropatriarcaux qui prévalent actuellement dans la plupart des régions du monde. L’ES souhaite elle aussi instaurer des rapports socioéconomiques équitables, démocratiques, horizontaux et sans but lucratif qui conféreraient une place centrale à la satisfaction des besoins humains.
15Dans la perspective féministe, la science économique doit se préoccuper des « modes d’organisation adoptés par l’humanité pour assurer sa subsistance. L’approvisionnement économique et la préservation de la vie deviennent alors les axes centraux de l’étude, qu’ils soient le fait du marché, des ménages ou de l’action gouvernementale » (Nelson 1996). Il convient donc d’accorder une place centrale, dans l’analyse économique, aux discriminations dont ont souffert les femmes, tout au long de l’histoire, dans les divers systèmes économiques androcentriques que nous connaissons.
16Ce principe d’équité peut aisément être mis en relation avec la lutte contre les discriminations dont souffrent les groupes humains subalternes et défavorisés dans chaque société, une lutte que mène également l’ES. Il est à l’évidence indispensable d’analyser, au sein de ces groupes, les points d’intersection entre les différents types d’oppression et de discrimination dans la mesure où ceux-ci viennent s’entrelacer avec la dimension du genre, une dimension dont nous verrons plus loin la pertinence dans le cadre de cette réflexion. Ceci suppose que les pratiques solidaires prennent en compte cette superposition des inégalités qui rend plus complexe la perception des identités, des conditions de vie et de la position sociale des femmes et des hommes dans le système socioéconomique.
17Le deuxième principe mis en exergue par l’économie solidaire est l’identification du travail comme déterminant clé de la qualité de vie des personnes, du fonctionnement de la communauté et des relations économiques entre les populations, les villes et l’État. Dans ce contexte, le travail est vu comme un facteur permettant le développement des compétences et visant à satisfaire les véritables besoins de la population. Le REAS met par exemple l’accent sur le fait que les activités de care, majoritairement prises en charge par les femmes, ne sont ni suffisamment reconnues par la société ni équitablement réparties (REAS 2011).
18Sur ce thème du travail, José Luis Coraggio (1999) affirme que l’ES devrait évoluer vers un système qu’il baptise « économie du travail ». Celui-ci viendrait se substituer tant à l’économie entrepreneuriale capitaliste qu’à l’économie publique. Cette économie conférerait au travail le statut de ressource principale mais pas unique. Il s’agirait d’un sous-système qui, rejetant le principe de l’accumulation du capital financier ou du capital politique, serait fondé sur une logique d’accumulation du capital humain : la reproduction élargie de la vie de toutes les personnes3. L’économie du travail serait donc un secteur économique structuré, organisé et autorégulé qui aurait vocation à permettre la reproduction élargie des membres de la société dans leur totalité. La notion de reproduction élargie ne suppose pas nécessairement que la population ait accès à des revenus monétaires plus conséquents ni même à un volume de biens matériels plus important. La qualité de vie peut s’améliorer grâce à une évolution de la qualité de la consommation, des modèles de rapports sociaux ou de l’habitat, ces changements facilitant l’existence des unités domestiques.
19Depuis sa création, l’économie féministe considère l’analyse du travail comme un élément clé de sa réflexion. Les thèmes principaux de cette analyse sont l’assimilation du travail à l’emploi ainsi que la valorisation de toutes les activités menées au sein de la famille ou de la communauté qui ont été ignorées par la théorie économique alors même qu’elles contribuent au bien-être de la population et à la préservation de la vie. Elle souligne également les inégalités qui caractérisent le marché du travail (notamment la ségrégation verticale et la ségrégation horizontale qui opèrent dans les différentes modalités contractuelles et secteurs d’activités, les discriminations salariales, etc.). Comme nous l’avons montré, la vision dichotomique qui distingue le travail rémunéré du travail non rémunéré s’abolit dès que l’on élargit le concept de travail. Se pose alors l’inévitable question de la coresponsabilité des hommes et des institutions dans les tâches domestiques et le travail de care. Pour faire progresser cette coresponsabilité, l’économie féministe suggère de faire évoluer les horaires de travail et d’ouverture des commerces, la durée de la journée de travail rémunérée et les modalités qui permettraient de rendre la charge que représente le travail rémunéré compatible avec le cycle de vie des hommes et des femmes. En somme, il s’agit de remanier l’organisation sociale de l’utilisation du temps, des espaces et du travail. Il semble impossible d’envisager des changements de ce type tant que nous n’aurons pas évolué vers une économie post-capitaliste.
20Nous pensons que l’ES doit intégrer dans ses pratiques des éléments permettant de mettre fin à ces inégalités de genre en créant des structures plus démocratiques et plus équitables, des structures plus conformes aux principes qu’elle défend.
21Le troisième principe mis en avant par le REAS est la préservation de l’environnement. Le réseau met l’accent sur le lien qui unit la nature à toutes les activités productives et économiques. Il souligne à quel point il est important d’entretenir une bonne relation avec la nature, source de richesse et de santé, et d’évaluer constamment l’empreinte écologique et l’impact environnemental de nos activités. Le REAS prône donc la mise en œuvre d’une économie respectueuse de la nature.
22Notamment depuis la naissance du courant écoféministe dans les années 1970, puis dans les analyses ultérieures portant sur les liens que ce courant entretient avec l’économie écologique, l’EF souligne elle aussi la nécessité de prendre en compte la planète autant que l’être humain dans la réflexion sur la préservation de l’espèce. Elle met notamment en lumière le rôle de l’exploitation de la nature et de l’exploitation des femmes dans le système capitaliste actuel.
23Les utopies dites féministes nées dans les années 1970 étaient elles aussi fortement influencées par l’écologie et mettaient l’accent sur des objectifs comme « la décentralisation, les structures non hiérarchiques, la démocratie directe, l’économie rurale de subsistance, les technologies douces et la fin de la domination patriarcale ». Dans cette vision de l’avenir, « les structures politiques non hiérarchiques permettant l’exercice de la démocratie directe ne pourraient fonctionner en l’absence de structures écologiques de même nature (décentralisées et municipales), et vice-versa » (Barbara Holland-Cunz citée dans Kuletz 1992). Toujours selon Barbara Holland-Cunz, ces approches « abolissent le dualisme qui oppose la ville et la campagne, le travail manuel et le travail intellectuel, le public et le privé, la production et la reproduction ». Ces idées sont à l’évidence étroitement liées avec l’écoféminisme et sont d’ailleurs nées à la même période. On peut également souligner leur parenté avec la volonté de l’ES de mettre en œuvre des rapports horizontaux et démocratiques qui valorisent le fruit du travail (sa valeur d’usage) et non les bénéfices économiques qu’il permet d’obtenir.
24Ces propositions ont pour vocation fondamentale de s’opposer à la vision du monde qui s’est généralisée avec l’expansion du capitalisme et a créé le mythe selon lequel l’être humain serait capable de contrôler totalement la nature. Dans cette perspective, la nature est considérée comme un facteur de production similaire aux autres – la terre et ses composants devenant des ressources naturelles exploitables –, et par conséquent privatisable, commercialisable et au service des intérêts du capital (Polanyi 2003). Dans leur majorité, les analystes du système capitaliste ont écarté de leur réflexion les questions relatives à la viabilité de ce système à long terme, puisqu’ils ont exclu de leurs calculs les limites de la planète et les conséquences de l’exploitation capitaliste pour la majorité de la population. Ils ont persisté dans leur approche malgré les nombreux rapports scientifiques qui, durant ces dernières décennies, sont venus la remettre en cause et malgré les travaux menés par les économistes écologistes et les écoféministes pour dénoncer les excès commis.
25Le quatrième principe fondateur de la REAS est la coopération. L’ES estime nécessaire d’encourager la coopération entre personnes et organisations pour construire des relations commerciales plus justes grâce auxquelles pourront prospérer la confiance, la coresponsabilité, la transparence et le respect.
26Le question centrale de l’économie4 peut être définie comme l’analyse de l’ensemble des liens que tissent les membres d’une population pour créer et perpétuer l’organisation des rapports sociaux nécessaires à leur subsistance et à la reproduction matérielle de la vie. Ainsi, au cours de l’histoire, les systèmes économiques ont adopté la forme concrète correspondant aux structures sociales au sein desquelles ces liens se sont forgés en fonction des rapports humains et sociaux en vigueur.
27Parmi les caractéristiques fondamentales des rapports sociaux qui sous-tendent la structure économique de tout peuple ou communauté souhaitant garantir sa propre durabilité, nous soulignons l’importance de la coopération, de l’interdépendance des êtres humains et de leur relation avec la nature qui les accueille. De notre naissance à notre mort, nous appartenons à une communauté qui, par le biais des unités domestiques qui la composent, tente de nous dispenser, sous diverses formes, les soins dont nous avons besoin pour survivre mais aussi pour mener une vie agréable. Ce caractère social de la vie humaine et le fait que la présence des autres soit indispensable à notre survie et à notre développement ne sont pas le fait des seules sociétés préindustrielles, ils sont des traits caractéristiques de toutes les sociétés.
28Les sociétés qui, comme la nôtre, sont fondées sur la consommation de masse accordent une grande valeur à l’autonomie individuelle. Mais à mesure que les processus de production et le revenu moyen ont progressé, la population est devenue plus vulnérable puisque la division du travail très marquée qui s’est imposée a renforcé l’interdépendance des êtres humains qui composent la société. Dans son analyse de la société des États-Unis d’Amérique dans les années 1960, Heilbroner montre par exemple que « plus une nation est riche, plus évidente est l’incapacité de l’habitant-e moyen-ne à survivre par ses propres moyens ». Il souligne également le fait que « l’abondance dans laquelle nous vivons n’est garantie que tant que nous pouvons compter sur la coopération organisée d’une véritable armée d’êtres humains ». Analysées dans leur contexte historique, ces affirmations pourraient inciter à une réflexion portant non seulement sur l’économie étatsunienne mais aussi sur les relations économiques internationales qu’entretient ce pays. Elles pourraient aussi être considérées comme une importante source d’inspiration dans la perspective d’une analyse de l’importance de la coopération dans la survie des sociétés.
29L’économie conventionnelle définit la concurrence comme une des clés du fonctionnement du système économique capitaliste, cette concurrence étant le seul moyen d’obtenir des profits conséquents tout en permettant l’accumulation du capital. En accordant une place centrale à la concurrence entre les membres d’une société, cette logique détourne l’analyse économique de la coopération qui prévaut dans les rapports commerciaux fondés sur des logiques autres que celle de la maximisation du profit économique – les rapports qui reposent par exemple sur la valeur d’usage des biens échangés – et exclut de la réflexion les rapports sociaux qui contribuent à la subsistance sans toutefois être liés au marché – parmi lesquels le travail domestique, les activités de care et enfin les divers travaux communautaires.
30La culture de la coopération et des réseaux vise à créer des synergies utiles à la diffusion des informations et au partage de certaines connaissances, ressources, espaces et biens. En somme, elle permet à tous les membres d’une société d’unir leurs efforts pour atteindre une certaine complémentarité. Cette logique s’inscrit en opposition frontale avec la conception hégémonique des activités économiques, une conception toujours plus réductrice qui isole progressivement l’économie marchande de la sphère politique et du reste des activités indispensables à la reproduction de la vie, alors même que la première dépend des secondes. L’autorégulation des marchés – une supercherie sur laquelle l’économie de marché est entièrement fondée – ne peut fonctionner qu’à « la condition que la société se soumette d’une manière ou d’une autre aux exigences [du marché]. [...] Une économie de marché doit inclure toutes les composantes de l’industrie, notamment la main-d’œuvre, la terre et l’argent. La main-d’œuvre et la terre sont en fait les êtres humains eux-mêmes – ceux et celles qui composent toute société – et le milieu naturel dans lequel ils et elles évoluent. Quand ces éléments comptent parmi les mécanismes du marché, la survie même de la société est subordonnée aux lois du marché » (Polanyi 2003). L’EF et l’ES visent toutes deux à dépasser cette prédominance des marchés capitalistes pour placer la coopération entre les êtres humains au centre de leur modèle pour garantir à tous et toutes des conditions de vie dignes.
31Le cinquième principe veut que les activités solidaires ne soient dotées d’aucun but lucratif. Ceci suppose que les projets solidaires visent principalement à améliorer la société et la vie des êtres humains. Ces initiatives doivent donc revêtir un caractère essentiellement non lucratif sans toutefois que les activités mises en œuvre soient condamnées à ne jamais produire d’excédents. Ces profits éventuels devront néanmoins être réattribués à la société tout entière – par exemple par le biais de projets sociaux –, à de nouvelles initiatives solidaires ou encore à des programmes de coopération au développement. Dans la perspective de l’ES comme dans celle de l’EF, les activités économiques sont motivées par des priorités et objectifs qui dépassent l’intérêt personnel de chacun et chacune, ce dernier ne pouvant donc pas être considéré comme le seul moteur du comportement des individus. En outre, l’ES opère « une claire distinction entre la création de richesse et la volonté d’enrichissement personnel » (Álvarez 2010).
32Le sixième principe est celui du compromis avec l’environnement social. Dans cette logique, les projets doivent prendre en compte l’environnement social dans lequel ils sont mis en œuvre, ce qui suppose la mise en place d’une coopération avec d’autres organisations et une insertion dans certains réseaux. Cette démarche vise à permettre aux expériences concrètes menées dans le cadre de l’économie solidaire de mener à la construction d’un modèle socioéconomique alternatif. Les pratiques de l’ES se sont construites progressivement dans des contextes divers. De ce fait, elles sont dotées de caractéristiques variables en fonction des lieux et de la mémoire historique des territoires concernés, de la définition des expériences communautaires, coopératives et locales ainsi que de la manière dont les personnes impliquées les ont vécues, et enfin en fonction du processus de construction propre à chacune de ces économies. Les économistes féministes soulignent la pertinence des analyses et des hypothèses qui tiennent compte des réalités concrètes, des réalités différentes les unes des autres tout comme le sont les femmes. Mais, les processus d’empowerment économique dans lesquels se sont impliquées les organisations de femmes ont permis de prendre la mesure des compromis que ces dernières font avec leur environnement et notamment de leur constante préoccupation pour les problèmes liés à leur famille. Ce dernier constat a parfois pu nourrir le débat relatif au fait que de nombreuses femmes font primer leurs problèmes familiaux sur leurs intérêts stratégiques propres.
En somme...
33Le modèle du marché capitaliste fait du commerce le cœur stratégique de toutes les activités économiques et considère comme non économique l’ensemble des activités menées à bien hors du marché à des fins de préservation de la vie. Dépourvues de toute composante marchande, ces activités sont difficilement quantifiables et peuvent donc aisément être exclues du raisonnement (Waring 1988 ; Pujol 1992). Ce modèle ne prend pas en compte les besoins des habitant-es de la planète qui ne disposent pas de ressources monétaires suffisantes pour prendre part au marché capitaliste. Fortes de ce constat, l’EF et l’ES proposent une vision alternative du système économique, de ses objectifs et des principes que le sous-tendent.
34L’EF comme l’ES revendiquent la nécessité d’accorder une place centrale aux personnes, aux rapports humains ainsi qu’à la satisfaction des besoins essentiels plutôt qu’à celle des désirs que la société de consommation de masse crée en permanence, celle-ci étant vouée à la recherche du profit et non à la satisfaction équilibrée des besoins fondamentaux des hommes et des femmes qui composent la collectivité. En somme, l’ES et l’EF ont en commun de défendre un type de relations économiques fondées sur l’interdépendance et la réciprocité ainsi que sur une volonté de mettre en œuvre des principes démocratiques et de transparence, et ce en conservant en permanence comme principal axe directeur l’équité entre les personnes.
35De très nombreux projets adoptent des objectifs solidaires, même si le plus souvent ceux-ci ne sont pas vraiment formulés ni développés. Nous devons désormais combiner les visions féministe et solidaire pour créer un nouveau mode de concrétisation des activités humaines dans des sociétés vouées au bien-être collectif et fondées sur l’équité, la coresponsabilité, la démocratie économique et la réciprocité. Cette société devrait aussi reposer sur toutes les valeurs qui nourrissent notre humanité et nous permettent de prendre conscience des inévitables limites de l’accumulation des richesses matérielles ainsi que de la nécessité de changer nos modèles de production, de distribution et de consommation, du niveau local au niveau mondial. En analysant les liens entre l’EF et l’ES, nous allons dans cette direction. Pour créer un monde plus juste, il nous semble indispensable de faire connaître ces points communs et de les rendre visibles.
36Les principes de l’ES sont aisément conciliables avec les objectifs et les hypothèses de l’EF, mais ces derniers ne sont pas toujours formulés de manière explicite. Cette absence d’approche ou de perspective de genre explicite n’est pas le seul fait de l’ES, elle est commune à la majorité des théories considérées comme alternatives. Certains développements théoriques – par exemple l’approche par les capacités ou d’autres approches plus pratiques comme celle du « bien-vivre » – ont des objectifs communs avec l’EF, mais elles ne soulignent jamais ces points communs de manière explicite, sauf par des références ponctuelles et très générales. Cet oubli n’est pas le fruit du hasard et on peut supposer qu’il repose sur une position qui fait de la lutte pour l’équité de genre une question de moindre importance. Nous avons pu constater que, sur le papier, l’ES et l’EF sont fondées sur les mêmes principes. Pour les projets solidaires réels, la difficulté réside donc dans la mise en pratique de ces principes.
37Nous pensons donc que la création d’une économie solidaire féministe nécessitera l’exploration et l’approfondissement de nombreux autres champs de réflexion. Il nous faudra continuer à étoffer le champ théorique mais il conviendra également d’ouvrir le débat sur des questions plus pratiques, certaines d’ordre général et d’autres plus concrètes. En premier lieu, l’ES peut-elle réellement permettre de créer « une économie d’un autre type » ? L’ES peut-elle contribuer à l’avènement de la société non sexiste et solidaire qui constitue le cœur du projet féministe ? Si oui, comment ? L’ES peut-elle permettre une répartition plus équitable des richesses en donnant aux femmes pauvres la possibilité d’accéder aux ressources socioéconomiques ? Peut-elle stimuler des processus autogérés susceptibles de créer des emplois de qualité pour les femmes ? L’ES peut-elle garantir aux femmes un accès aux biens et services dont elles ont besoin (Corbeil et al. 2002) ? Si toutes ces questions trouvent une réponse positive, c’est-à-dire si l’ES prend en considération les besoins pratiques des femmes sans jamais perdre de vue leurs intérêts stratégiques, nous pourrions aboutir à la conclusion suivante : l’ES et l’EF ont de nombreux points communs et elles vont en outre dans la même bonne direction.5
Bibliographie
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10.7810/9780868615714 :Waring, M. 1994. Si las mujeres contaran. Una nueva economía feminista. Madrid : Vindicación feminista.
Notes de bas de page
1 Voir Ferber et Nelson (1993).
2 NdE : Réseau espagnol fondé en 1995 regroupant des entités et organisations actives dans le secteur de l’économie solidaire.
3 L’auteur entend par « reproduction simple » la préservation de la vie des membres d’une unité domestique de niveau variable dans l’histoire mais qui, à chaque époque et dans chaque culture, correspond à l’unité minimale moralement acceptable pour assurer la reproduction de ladite unité domestique ou famille. En revanche, le concept de « reproduction élargie » suppose une amélioration de la qualité de vie. En d’autres termes, la reproduction élargie vise à améliorer cette qualité de vie tout au long de la période prise en compte dans l’analyse.
4 Définition inspirée de Robert I. Heilbroner (1964).
5 Jubeto Ruiz, Y. et M. Larrañaga Sarriegi. 2014. La economía será solidaria si es feminista. Aportaciones de la Economía Feminista a la construcción de una Economía Solidaria. In Sostenibilidad de la vida. Aportaciones desde la Economía Solidaria, Feminista y Ecológica. Y. Jubeto Ruiz, M. Larrañaga Sarriegi, C. Carrasco Bengoa, M. León Trujillo, Y. Herrero López, C. Salazar de la Torre, C. de la Cruz Ayuso, L. Salcedo Carrión et E. Pérez Alba. 13-26. Bilbao : REAS Euskadi. Traduit de l’espagnol par Aurélie Cailleaud.
Auteurs
Économiste, Universidad del País Vasco, Espagne
Économiste, Universidad del País Vasco, Espagne
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