L’économie féministe du point de vue de l’Amérique latine : enrichir les débats sur l’économie sociale et solidaire ?
p. 155-168
Note de l’éditeur
Référence papier : Esquivel, V., ‘L’économie féministe du point de vue de l’Amérique latine : enrichir les débats sur l’économie sociale et solidaire ?’, in C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp (dir.), Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires, Cahiers Genre et Développement, n°10, Genève, Paris : L'Harmattan, 2017, pp. 155-168. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1L’économie féministe est aujourd’hui un champ de connaissance consolidé et riche en débats, en publications – de très nombreux articles, des livres et la revue Feminist Economics – et en « pratiquant-es », tant dans les pays développés que, de plus en plus, dans certaines régions moins développées1. À la croisée du féminisme et de l’économie, l’économie féministe est une discipline dont les visées sont bien plus radicales que d’opérer une simple « différenciation » entre la situation des femmes et celle des hommes ou de proposer des politiques susceptibles d’atténuer les conséquences du (mauvais) fonctionnement de l’économie pour les femmes.
2Il convient cependant de signaler que celles et ceux qui alimentent le champ de connaissance de l’économie féministe « dialoguent » en anglais et que le choix des priorités des recherches et des politiques dépend fortement de l’origine géographique des personnes impliquées (qui viennent soit de pays centraux soit de pays anglophones moins développés, d’où une moindre présence des Africaines francophones ou des Latino-américaines hispanophones ou lusophones). Nous, économistes féministes du Sud, sommes tributaires des concepts développés dans les pays centraux (tant dans le domaine économique que dans celui de l’économie féministe). Mais nous les remettons en question et en repoussons les limites pour produire un savoir situé, adapté à notre réalité et à visées transformatrices, c’est-à-dire susceptible de contribuer à une modification des facteurs structurels qui sous-tendent les inégalités de genre plutôt qu’à une simple « correction » des conséquences de ces inégalités (Fraser 1995).
3À la différence de l’économie féministe, qui est un champ d’étude, l’économie sociale et solidaire (ESS) est à la fois un ensemble d’organisations et de pratiques associatives et une réflexion sur ces mêmes organisations et pratiques. La distinction sémantique est évidente dans la mesure où, malheureusement, nous ne pourrions pas parler en des termes similaires d’une économie féministe concrète ! La production de connaissances relatives à l’ESS, comme celle relative à l’économie féministe, est située, aussi bien dans le Nord que dans le Sud2. Dans ce processus de production, les pratiques mises en œuvre dans les pays périphériques se distinguent singulièrement par leur dynamisme, leur caractère structurel et leur potentiel transformateur. Compte tenu de la très forte présence des femmes dans les organisations et initiatives sociales et solidaires (Fournier et St-Germain 2011), quel est le point d’intersection entre féminisme et ESS ? Comment se fait-il que les femmes restent fondamentalement absentes du champ théorique ? De plus, quand elles y contribuent, elles ne font que souligner les bénéfices possibles de l’ESS pour les femmes qui y participent : par exemple, les possibilités qui leur seraient offertes de trouver un emploi « compatible » avec leurs responsabilités de care3 au sein du foyer ou le fait que des services de proximité mis à leur disposition permettent un allègement de leur charge de travail.
4Remaniés et enrichis par l’adoption de la perspective du Sud, les concepts, l’analyse et les « postulats » de l’économie féministe contribuent à l’identification de quelques-unes des pistes que l’ESS pourrait explorer pour intégrer une réflexion sur les pratiques, les apports et le potentiel transformateur des femmes membres des organisations relevant de ce domaine. Sur cette base, elle pourrait donner de l’ampleur à son projet émancipateur et inclure de manière explicite l’équité entre les femmes et les hommes et l’exercice plein et entier des droits des femmes. De son côté, l’économie féministe, particulièrement en Amérique latine, pourrait plus explicitement puiser dans les expériences menées dans le cadre de l’économie sociale et solidaire – en les approchant de manière théorique ou en les analysant sur le plan politique – pour développer une perspective située qui tient compte des multiples formes d’organisation économique présentes dans la région et des différents chemins vers l’émancipation.
L’économie féministe4
5L’économie féministe évolue à l’intersection à la fois fertile et complexe du féminisme et de l’économie. Qu’il soit considéré comme un mouvement de femmes ou comme l’une des politiques de l’« identité », le féminisme vise à battre en brèche les constructions sociales de genre qui attribuent aux femmes un ensemble restreint de caractéristiques : la sensibilité, l’intuition, le lien avec la nature et les autres, le foyer, la maternité et le care et, enfin, la soumission. Ces mêmes constructions associent les hommes à la rigueur logique, l’objectivité, la sphère publique, le marché, le rôle de pourvoyeur de revenu et le pouvoir. Ces associations ne sont pas innocentes : outre et de par son caractère profondément inégal et inéquitable, la construction sociale de genre a des conséquences sur la vie des femmes (et des hommes). Le féminisme vise certes à faire disparaitre les inégalités de genre, mais il a en commun avec d’autres mouvements un idéal émancipateur : il met en avant la liberté et la capacité d’action individuelle et collective (que nous, les femmes, pourrions mettre en œuvre dans tout ordre social exempt de rapports de domination). Le féminisme académique, défini comme une position théorique (et éthique), est un prolongement de ce programme politique étendu à la philosophie, à l’analyse du discours, aux sciences sociales et enfin à l’économie.
6L’économie féministe a hérité de l’économie son prestige et son objet d’étude, ainsi que ses méthodes et sa prétention à l’objectivité (Barker et Kuiper 2003). Comme le féminisme – qui n’est pas un mouvement monolithique et a évolué au fil du temps –, l’économie est traversée par divers courants. Le « courant principal » dit orthodoxe (le mainstream), défini comme le paradigme néoclassique au plan conceptuel et comme le paradigme libéral au plan de la politique économique, domine le monde académique, la production du savoir et les publications. Il permet à ses adeptes de prétendre à certains postes et promotions dans les universités (malgré les erreurs flagrantes qui le caractérisent et les conséquences funestes de sa mise en application). L’hétérodoxie – le vaste ensemble d’approches critiques qui inclut aussi bien le structuralisme latino-américain que le post-keynésianisme, voire le marxisme – reste marginale dans le monde académique, même si nous pouvons actuellement avoir le sentiment de vivre une « résurrection » hétérodoxe, au niveau international comme en Amérique latine5.
7Certaines économistes féministes se considèrent comme des économistes orthodoxes. Dans leur perspective, l’analyse féministe « corrige » et prolonge l’analyse orthodoxe en substituant des hypothèses « réalistes » à d’autres plus restrictives. Elles centrent leur travail sur les ménages et critiquent, par exemple, les analyses qui intègrent la division sexuelle du travail6 comme un fait « donné » et la justifient par cet artifice (c’est par exemple le cas de la « nouvelle économie du ménage » dont le théoricien le plus important est Gary Becker). Grâce à leur travail critique, elles proposent des modèles qui dépassent celui du « patriarcat » bienveillant de Becker, en émettant par exemple l’hypothèse que les époux négocient et échangent sur la base d’intérêts dissemblables. De manière générale, ces analyses se situent au niveau microéconomique et trouvent des applications importantes dans l’économie agraire (la propriété de la terre), l’économie du travail (la ségrégation professionnelle et les discriminations de genre sur le marché du travail) et enfin la théorie de la fiscalité (l’élaboration d’avantages fiscaux).
8Selon quelques économistes féministes comme Bina Agarwal (2004), les contributions de ce type sont les plus susceptibles d’avoir une influence tangible sur le mainstream (précisément parce qu’elles font partie de ce mainstream). Ce serait donc par cette approche que l’économie féministe pourrait apporter sa contribution la plus importante. Mais les perspectives orthodoxes ne défient jamais l’orthodoxie : ces travaux ne remettent en question ni le fonctionnement du système économique ni l’injustice de la répartition selon le genre – mais aussi en fonction d’autres dimensions comme la classe, l’appartenance ethnique et l’âge – des ressources, des tâches et du temps. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le féminisme est un projet émancipateur. Il semble évident que seule l’hétérodoxie est un cadre possible pour le développement de projets dotés de telles visées, parmi lesquels celui de l’économie féministe (Lawson 2003). Dans le courant dominant, il n’y a d’espace que pour la justification du statu quo.
9L’économie féministe contribue à la critique de l’économie orthodoxe à différents niveaux. Au plan épistémologique, elle remet en question l’existence d’un observateur dit « objectif » et sans identité (rappelons ici que le féminisme peut se définir comme l’une des politiques de l’identité) (Pérez Orozco 2005). Au plan méthodologique, elle remet en cause la primauté des mathématiques et de la logique hypothético-déductive sur le contenu réel de la pratique économique (Nelson 1995 ; Lawson 2003). Au plan de l’objet d’étude en lui-même, elle définit autrement ce que nous entendons par économie (la définition traditionnelle se réduisant strictement à ce qui s’échange sur le marché). Il est intéressant de noter que les premières définitions énoncées par les économistes féministes « par opposition » à celles de l’économie orthodoxe et au biais de genre qui les caractérise7 – des définitions que l’on trouve par exemple dans les essais rassemblés dans Beyond Economic Man (Ferber et Nelson 1993) – ont donné lieu à des réflexions épistémologiques et philosophiques sur la pratique dans l’économie féministe, dont la finalité était de délimiter ce champ de connaissance à partir de qu’il « est » (Lawson 2003 ; Barker et Kuiper 2003 ; Ferber et Nelson 2003).
10Pour appréhender ce qu’« est » l’économie féministe, il convient en premier lieu d’en identifier les thématiques propres, un ensemble qui inclut les « questions de femmes » sans toutefois s’y limiter. Parmi les thèmes les plus fréquemment traités figurent notamment la critique précédemment évoquée de l’économie beckerienne du ménage, le débat sur les significations du travail non rémunéré, les analyses des discriminations existantes sur le marché du travail et la relecture de l’histoire de la pensée économique et du fonctionnement des institutions économiques dans une perspective de genre8 (Meagher et Nelson 2004).
11Par la suite, et parallèlement au processus de maturation de ces thématiques que l’économie féministe a traitées et considérablement enrichies – macroéconomie, commerce international, développement et sous-développement, « économie du care » (Elson 2004) –, la réflexion méthodologique et épistémologique relative à la pratique en économie féministe (plus précisément la pratique de celles et ceux qui « font » l’économie féministe) s’est approfondie et a dépassé la simple dimension thématique. Cette réflexion a permis la définition des contours d’une sous-discipline à partir de la reconnaissance d’un certain nombre de postulats communs :
intégrer le travail domestique et de care non rémunéré dans l’analyse économique en lui conférant le statut de composante fondamentale ;
faire du bien-être une échelle de mesure du bon fonctionnement de l’économie9 (par opposition aux indicateurs de performance habituels, comme la croissance du PIB ou la stabilité macroéconomique) ;
intégrer l’analyse des rapports de pouvoir comme composante essentielle de l’analyse économique, en tenant compte du fait que les institutions, les normes et les politiques ne sont jamais « neutres » du point de vue du genre ;
constater le caractère valide, inévitable, voire souhaitable des jugements éthiques dans le cadre de l’analyse économique ;
identifier les multiples dimensions des inégalités sociales – la classe, l’appartenance ethnique, l’âge – qui interagissent avec le genre et, en conséquence, reconnaître que les hommes et les femmes ne sont pas des groupes homogènes et que les différentes dimensions des inégalités se chevauchent et se renforcent mutuellement.
12Marylin Power (2004) a donné à cette approche le nom d’« approvisionnement social » (social provisioning). En mentionnant ce concept, mon intention est de souligner la dimension définitoire de la méthodologie (au sens large) de l’économie féministe plutôt que de m’appesantir sur l’existence d’une nouvelle étiquette.
13Ces différents postulats sont inégalement mis en exergue dans les publications relevant du champ de l’économie féministe, mais ils apparaissent implicitement ou explicitement dans la majorité d’entre elles. Il est intéressant de noter que tous ces postulats, à l’exception du premier – l’intégration du travail domestique et de care non rémunéré comme composante fondamentale du fonctionnement du système économique –, apparaissent aussi dans la majorité des approches hétérodoxes. Il est donc envisageable d’établir des ponts entre ces différentes approches. Ainsi, certain-es auteur-es soutiennent que l’économie féministe se distingue des autres programmes de recherche hétérodoxes par l’accent mis sur les questions de genre – le fait de se préoccuper des « inégalités persistantes et omniprésentes entre hommes et femmes qui procèdent de leurs rôles sociaux différenciés et de rapports de pouvoir inégaux » (Barker et Kuiper 2003, 2) –, plus que par ses différences épistémologiques (conceptions relatives à la pratique scientifique) ou ontologiques (conceptions relatives à la « réalité ») (Lawson 2003).
14Bien sûr, ces postulats constituent une sorte de « socle » commun aux productions de l’économie féministe. Mais au-delà, les auteur-es adoptent des positions plus ou moins radicales vis-à-vis du capitalisme ou de la forme que devrait prendre le changement social en fonction des cadres analytiques propres aux écoles de pensée économiques qui les ont inspiré-es (keynésiennes, institutionnalistes, marxistes, etc.) et de certaines priorités politiques10.
L’économie féministe dans la perspective latino-américaine11
15L’Amérique latine était (et est toujours) caractérisée par les inégalités et les contrastes entre riches et pauvres, entre les élégantes zones urbaines et les quartiers populaires, entre les pôles de développement et l’agriculture de subsistance, entre les travailleur-euses du secteur formel protégé-es par le droit du travail et ceux et celles qui travaillent dans le secteur informel, entre des indicateurs de développement humain dont certains relèvent du « premier monde » et d’autres du « quart-monde » et, enfin, entre l’insuffisance des infrastructures de base et la présence d’une couverture « wifi ». La région, malgré son histoire et ses langues communes, est disparate et ses sous-régions présentent des profils économiques très divers (le Mexique, situé sur le continent nord-américain, les pays de l’isthme centraméricain, les pays caribéens hispanophones, la région des Andes, le Brésil et le cône Sud). L’une des caractéristiques principales du développement économique de la région (Benería et Gammage 2014) est l’hétérogénéité entre pays – aux plans de la structure sociale, de la dynamique sectorielle, de la spécialisation externe et du fonctionnement macroéconomique.
16En Amérique latine, les hommes et les femmes vivent des réalités très contrastées, mais des différences importantes se font également sentir entre les différentes catégories de femmes. Des changements démographiques profonds – l’augmentation de l’espérance de vie, la baisse du nombre d’enfants par femme et l’évolution des dynamiques familiales – se sont produits parallèlement aux progrès évidents accomplis dans la région dans l’accès des femmes à l’éducation et leur participation tant au marché du travail qu’à la vie politique (CEPAL 2010b ; Cerrutti et Binstock 2009). Ces progrès restent néanmoins insuffisants, notamment parce que la participation des femmes au marché du travail reste plus faible (en taux de participation) et plus précaire que celles des hommes (les femmes exercent plus souvent des activités informelles et sont moins présentes dans les secteurs dynamiques). Les journées de travail des femmes sont globalement plus longues (les tâches non rémunérées s’ajoutant au travail rémunéré) et leur revenu est encore inférieur à celui des hommes à niveau de formation égal (CEPAL 2010b ; Atal, Ñopo et Winder 2009). En outre, on constate depuis quelques années que la féminisation de la pauvreté sur le long terme (une proportion plus importante de femmes pauvres parmi les femmes que d’hommes pauvres parmi les hommes) est un phénomène qui s’amplifie dans la région. Certaines formes de violence à l’égard des femmes persistent, menaçant leur autonomie physique et entravant l’exercice de leurs droits, et ce même si ces droits sont en théorie garantis par les lois nationales et les accords supranationaux (CEPAL 2010b ; OIG 2011).
17Ces « situations moyennes » dissimulent de profondes différences entre les femmes de la région. Les femmes qui peuvent accéder à l’éducation et à un emploi décent, qui ont la possibilité d’acquérir des biens et services « modernes » et d’exercer pleinement leur citoyenneté appartiennent aux classes sociales moyenne et haute et si, dans quelques rares cas, elles proviennent des quartiers populaires urbains, elles sont généralement blanches. En outre, parmi les femmes des zones rurales et urbaines n’ayant reçu qu’une éducation formelle de base, les femmes d’ascendance africaine et indigène restent statistiquement moins susceptibles que les autres de trouver un emploi (et se trouvent plus fréquemment en situation d’« inactivité » ou de chômage). Ces dernières travaillent dans des conditions plus précaires, vivent plus fréquemment dans la pauvreté, ont un accès plus limité à la protection sociale, et ce dans un contexte d’amélioration générale de ces indicateurs dans la région (CEPAL 2010b ; OIG 2011).
18Logiquement, le postulat de départ pour faire de l’économie féministe en Amérique latine ne peut que reconnaître le fait que les différences de genre ne sont pas « suspendues dans le vide » et que les femmes et les hommes vivent (subissent, mettent à profit, reproduisent ou tentent d’atténuer) différemment les inégalités structurelles (de classe, d’appartenance ethnique) (Benería 2005; Rodríguez Enríquez 2010 ; Vásconez 2012a). Il semble impossible de parler de « la femme » dans la région, non seulement parce que nous nous détachons de certains essentialismes théoriques, mais aussi parce que les femmes et les hommes souffrent parfois de manière très similaires de la précarité de leur situation alors que certaines femmes conquièrent leur autonomie au détriment d’autres femmes. Ce postulat remet donc en question les programmes et les discours qui attribuent « aux femmes » des intérêts de même nature, dans la mesure où les sociétés de la région comptent de nombreuses catégories de femmes dont les intérêts s’avèrent parfois contradictoires12. C’est sans doute par l’importance qu’elle accorde à ce postulat que l’économie féministe latino-américaine se distingue de la production des économistes féministes des pays centraux13.
19Prendre comme point de départ les différentes dimensions des inégalités suppose une lecture « structuraliste » du fonctionnement de nos économies et des positions différenciées qu’y occupent les hommes et les femmes. Les conséquences des différents régimes d’accumulation – et de leurs crises – sur les femmes et sur les inégalités de genre ont été fréquemment analysées (Todaro 2008 ; Espino et Azar 2008 ; Esquivel et Rodríguez Enríquez 2013). Mais l’économie féministe vise un objectif plus ambitieux que de procéder à une simple analyse des conséquences du fonctionnement de l’économie. Elle confère aux inégalités de genre (et aux autres inégalités) le rôle de déterminants du mode de fonctionnement de nos économies, lesquels produisent et reproduisent les inégalités de genre, de génération, d’appartenance ethnique et de classe (Vásconez 2012a ; Salvador 2012 ; Espino 2012).
20Cette perspective est implicitement sous-tendue par le principe selon lequel les causes des inégalités dont nous souffrons dans la région sont de nature plutôt collective qu’individuelle. Alors que la perspective orthodoxe met en lumière les « défaillances » personnelles et valorise l’« égalité des chances » au détriment de l’« égalité de résultat » – notamment dans les thèses qui réduisent la notion d’« égalité des chances » à celle d’« égalité des chances de participation au marché » (Berik, van der Meulen Rodgers et Seguino 2009) –, le courant latino-américain de l’économie féministe situe l’origine des inégalités dans l’injustice profonde du fonctionnement d’un système économique dont les déséquilibres sont renforcés et amplifiés par le marché livré à ses propres forces.
21Fondée sur ce diagnostic, la perspective se dote d’un caractère plus politique – sans toutefois n’avoir jamais eu de prétention à la neutralité. Elle prône la mise en œuvre de politiques publiques actives (macroéconomiques, sectorielles, relatives au marché du travail, sociales, etc.) et souligne le rôle de l’État dans le modelage des comportements économiques et dans la lutte contre les différentes dimensions des inégalités, tant dans l’espace de la production marchande (ce que nous appelons le marché) que dans celui de la redistribution (celui des politiques fiscales et sociales). Les analyses fondées sur l’économie féministe sont donc susceptibles de proposer des éléments de réflexion utiles à l’élaboration de politiques visant à éradiquer les profondes inégalités de genre qui persistent dans la région et affectent les aspects matériels les plus fondamentaux (Vásconez 2012b).
22Dans la région, les contributions de l’économie féministe ont eu un impact important sur un point au moins : l’intégration du travail domestique et de care non rémunéré – ou de l’« économie du care » – dans les processus de recueil d’informations sur l’utilisation du temps, dans les analyses et les processus d’élaboration des politiques sociales ainsi que dans les programmes supranationaux (par exemple dans les consensus de Quito (2007) et de Brasilia (2010), élaborés pendant les différentes conférences régionales sur les femmes qui se sont tenues à cet époque) (Esquivel 2011). Ces programmes ont vocation à aller au-delà des actions visant à rendre visible et à reconnaître la contribution des femmes – pour reprendre le vocabulaire du Programme d’action de Beijing – et à proposer des politiques concrètes de répartition de la charge du care, non seulement entre les hommes et les femmes mais aussi entre les ménages et l’ensemble de la société (ou la « sphère publique », dans laquelle les services relevant du care sont dispensés gratuitement par les autorités publiques, contre paiement par certains acteurs du marché et selon diverses modalités par les organisations communautaires) (Esquivel 2012a ; Esquivel 2013).
23Sur ce point, la production académique latino-américaine se distingue de celle des pays du Nord (de la littérature anglo-saxonne en particulier) par deux caractéristiques. La première est la nécessité conceptuelle de conserver strictement la formulation « le travail domestique et de care non rémunéré », sans la réduire au seul « travail de care ». Dans cette dernière formulation, le travail domestique à proprement parler disparaît, alors même qu’il impose un important investissement en temps, qu’il est hautement féminisé et que les conditions dans lesquelles il est réalisé déterminent la position des travailleuses domestiques rémunérées (Esquivel 2011). La seconde caractéristique est l’utilisation du concept d’« organisation du care ». Par comparaison avec le concept de « régime de care » – élaboré dans la littérature féministe pour répondre aux analyses des régimes de sécurité sociale dépourvus de perspective de genre –, l’organisation du care met en évidence le caractère moins monolithique, ou « enrégimentée », et plus fragmentaire d’une politique sociale (Faur 2011 ; Esquivel, Faur et Jelin 2012). […]14
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Agarwal, B. 2004. Challenging mainstream economics : effectiveness, relevance and responsibility. IAFFE Newsletter. 14 (3) : 2-5.
Atal, J. P., H. Ñopo et N. Winder. 2009. New century, old Disparities. Gender and ethnic wage gaps in Latin America. Research Department Working Paper 109. Washington : Banque interaméricaine de développement. http://www.iadb.org/research/pub_hits.cfm?pub_id=IDB-WP-109&pub_file_name=pubIDB-WP-109.pdf.
Banque mondiale. 2012. Rapport sur le développement dans le monde 2013 : emplois. Washington : Banque mondiale.
Barker, D. 2005. Beyond women and economics : Rereading « Women’s Work ». Signs. 30(4) : 2189 : 2209.
10.1086/429261 :Barker, D. et E. Kuiper. 2003. Toward a feminist philosophy of economics. Londres : Routledge.
10.4324/9780203422694 :Benería, L. 2005. Género, desarrollo y globalización : por una ciencia económica para todas las personas. Barcelone : Hacer.
Benería, L. et S. Gammage. 2014. Introducción al semimonográfico sobre América Latina. Revista de economía crítica. 10 (18).
Berik, G., Y. van der Meulen Rodgers et S. Seguino. 2009. Feminist economics of inequality, development, and growth. Feminist Economics. 15 (3).
10.1080/13545700903093524 :Carrasco, C. 2001. La sostenibilidad de la vida humana : ¿un asunto de mujeres?. Mientras Tanto. 82.
CEPAL (Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes). 2010a. La hora de la igualdad : brechas por cerrar, caminos por abrir. Trigésimo tercer periodo de sisiones de la CEPAL. Brasilia, du 30 mai au 1er juin. Santiago du Chili : Nations unies, CEPAL.
CEPAL. 2010b. ¿Qué estado para qué igualdad? XI Conferencia regional sobre la mujer de América Latina y el Caribe. Santiago du Chili : Nations unies, CEPAL.
Cerrutti, M. et G. Binstock. 2009. Familias latinoamericanas en transformación : desafíos y demandas para la acción pública. Serie Políticas Sociales 147. Santiago du Chili : Nations unies, CEPAL.
Elson, D. 2004. Feminist economics challenges mainstream economics. IAFFE Newsletter. 14(3).
Espino, A. 2012. Perspectivas teóricas sobre género, trabajo y situación del mercado laboral latinoamericano. In La economía feminista desde América Latina : una hoja de ruta sobre los debates actuales en la región. (Ed.) V. Esquivel. 190-246. Saint-Domingue : ONU Femmes.
Espino, A. et P. Azar. 2008. Changes in economic policy regimes in Uruguay from a Gender Perspective, 1930-2000. In Social justice and gender equality : rethinking development strategies and macroeconomic policies. (Eds.) G. Berik, Y. van der Meulen Rodgers et A. Zammit. 127-153. New York : Routledge / UNRISD Research on Gender and Development.
Esquivel, V. 2011. La economía del cuidado en América Latina : poniendo a los cuidados en el centro de la agenda. Atando Cabos ; deshaciendo nudos. Panamá : Programme des Nations Unies pour le développement, Centre régional pour l'Amérique latine et les Caraïbes, Communauté de pratique Genre.
Esquivel, V. 2012a. Cuidado, economía y agendas públicas : una mirada conceptual sobre la « organización social del cuidado » en América Latina. In La economía feminista desde América Latina : una hoja de ruta sobre los debates actuales en la región. 141-89. Saint-Domingue : ONU Femmes.
Esquivel, V. 2012b. Introducción : hacer economía feminista desde América Latina. In La economía feminista desde América Latina : una hoja de ruta sobre los debates actuales en la región. 24-41. Saint-Domingue : ONU Femmes.
Esquivel, V. (Ed.). 2012c. La economía feminista desde América Latina. Una hoja de ruta sobre los debates actuales en la región. Saint-Domingue : ONU Femmes / Grupo de Género y Economía de América Latina - GEM LAC.
Esquivel, V. 2013. El cuidado en los hogares y las comunidades. Oxford : OXFAM GB.
Esquivel, V., E. Faur et E. Jelin (Eds.). 2012. Las lógicas del cuidado infantil. Entre las familias, el estado y el mercado. Buenos Aires : IDES/UNFPA/UNICEF.
Esquivel, V. et C. Rodríguez Enríquez. 2013. Addressing the global economic crisis in Mexico, Ecuador and Argentina : implications for gender equality. In Gender perspectives and gender impacts of the global economic crisis. (Ed.) R. Antonopoulos. New York : Routledge.
Faur, E. 2011. A widening gap ? The political and social organization of childcare in Argentina. Development & Change. 42 (3): 93-120.
10.1111/j.1467-7660.2011.01716.x :Ferber, M. A. et J. A. Nelson (Eds.). 2003. Feminist economics today : beyond economic man. Chicago : University of Chicago Press.
Fraser, N. 1995. From redistribution to recognition ? Dilemmas of justice in a « post-socialist » age. New Left Review. I/212 : 68-93.
10.1002/9780470756119 :Fournier, D. et L. St-Germain. 2011. Women at the heart of the social and solidarity economy. Montréal : Forum international de l’économie sociale et solidaire.
Lawson, T. 2003. Reorienting economics. Londres : Routledge.
10.4324/9780203929964 :Meagher, G. et J. A. Nelson. 2004. Survey article : feminism in the dismal Science. The Journal of Political Philosophy. 12 (1) : 102-26.
10.1111/j.1467-9760.2004.00193.x :Nelson, J. A. 1995. Feminism and economics. Journal of Economic Perspectives. 9 (2) : 131-148.
10.1257/jep.9.2.131 :OIG (Observatorio de igualdad de género de América Latina y el Caribe). 2011. Informe anual 2011. El salto de la autonomía de los márgenes al centro. Santiago du Chili : CEPAL.
Pérez Orozco, A. 2005. Economía del género y economía feminista ¿conciliación o ruptura?. Revista Venezolana de Estudios de la Mujer. 10 (24).
Pérez Orozco, A. 2014. Subversión feminista de la economía. Aportes para un debate sobre el conflicto capital-vida. Madrid : Traficantes de sueños.
Peterson, J. et M. Lewis (Eds). 1999. The Elgar companion to feminist economics. Cheltenham et Northhampton : Edward Elgar Publishers.
10.4337/9781843768685 :Power, M. 2004. Social provisioning as a starting point for feminist economics. Feminist Economics. 10(3): 3-19.
10.1080/1354570042000267608 :Rodríguez Enríquez, C. 2010. Análisis económico para la equidad : los aportes de la economía feminista. Revista SaberEs. 2 : 3-22.
10.35305/s.v0i2.31 :Salvador, S. 2012. Género y comercio en América Latina. In La economía feminista desde América Latina : una hoja de ruta sobre los debates actuales en la región. (Ed.) V. Esquivel. 247-289. Saint-Domingue : ONU Femmes.
Strassmann, D. 1993. Not a free market : the rhetoric of disciplinary authority in economics. In Beyond economic man: feminist theory and economics. M. A. Ferber y J. Nelson. 54-68. Chicago : University of Chicago Press.
Todaro, R. 2008. Chile under a gender lens : from import substitution to open markets. In Social justice and gender equality : rethinking development strategies and macroeconomic policies. (Eds.) G. Berik, Y. van der Meulen Rodgers et A. Zammit. 97-126. New York : Routledge / UNRISD Research on Gender and Development.
Utting, P., N. van Dijk et M.- A. Matheï. 2014. Social and solidarity economy : is there a new economy in the making ? Occasional paper 10. Social policies for inclusive and sustainable development. Potential and limits of social and solidarity economy. Genève : UNRISD.
Vásconez, A. 2012a. Mujeres, hombres y las economías latinoamericanas : un análisis de dimensiones y políticas. In La economía feminista desde América Latina : una hoja de ruta sobre los debates actuales en la región. (Ed.) V. Esquivel. 42-97. Saint-Domingue : ONU Femmes.
Vásconez, A. 2012b. Reflexiones sobre economía feminista, enfoques de análisis y metodologías : aplicaciones relevantes para América Latina. In La economía feminista desde América Latina : una hoja de ruta sobre los debates actuales en la región. (Ed.) V. Esquivel. 98-140. Saint-Domingue : ONU Femmes.
Notes de bas de page
1 Les idées développées dans cet article sur l’économie féministe sont inspirées du livre intitulé La Economía Feminista desde América Latina. Una hoja de ruta sobre los debates actuales en la región (Esquivel 2012c). Ce texte a été considérablement enrichi par les commentaires de Marisa Fournier (Universidad Nacional de General Sarmiento) et de Marie-Adélaïde Matheï (UNRISD).
2 Voir par exemple l’équilibre régional et le relatif accent théorique des présentations données dans le cadre de la conférence « Potential and limits of social and solidarity economy », organisée en mai 2013 par l’UNRISD et l’OIT (www.unrisd.org/see-draftpapers). Voir également Utting et al. (2014).
3 Sous cette forme, la perspective ne présente pas de différences notables avec l’ancienne approche « genre et développement » qui caractérise par exemple le Rapport sur le développement dans le monde 2013 : emplois (Banque mondiale 2012).
4 Cette section s’inspire de Esquivel (2012b).
5 Les dernières publications du CEPAL (2010a) rendent compte de cette « résurrection ». Celles-ci renouent avec la tradition de cette institution et sont en harmonie avec les approches économiques adoptées par de nombreux gouvernements latino-américains.
6 Par « division sexuelle du travail », on entend le fait que les femmes et les hommes se spécialisent dans certains types de tâches, les femmes se voyant essentiellement attribuer celles relatives à la sphère du ménage et à la sphère privée (le travail reproductif) et les hommes celles en relation avec le marché et la sphère publique (le travail productif). Culturellement construite, la division sexuelle du travail trouve sa justification dans son caractère « naturel ». Dans les théories beckeriennes, la division sexuelle du travail apparaît comme le résultat de la « spécialisation » des femmes et des hommes dans les sphères où ils ou elles seraient le plus doué-e. La spécialisation des femmes serait le fruit de leur capacité à procréer.
7 On peut notamment évoquer la métaphore de l’homo œconomicus (l’homme économique) qui, loin d’être un être « universel », est en réalité un homme blanc, jeune et en bonne santé (il ne s’agit ni d’une femme, ni d’une personne noire, latino-américaine ou migrante, ni d’un-e enfant, ni d’une personne âgée, ni d’une personne atteinte d’une maladie). L’individu ainsi défini est « rationnel », maximise « son » utilité (il est seul), participe au marché, travaille et génère des revenus monétaires, s’endette, etc. L’utilisation de cet être « stylisé » dans l’analyse de la réalité économique n’est pas neutre du point de vue du genre (ni de celui de la classe, de l’appartenance ethnique ou de l’âge) (Strassmann 1993).
8 Pour une liste des thématiques les plus communément abordées en économie féministe, voir Peterson et Lewis (1999).
9 Dans la littérature publiée en Espagne sur ce thème, ces deux premiers points de départs sont regroupés sous le terme de centralité de la « préservation de la vie » (Carrasco 2001).
10 Voir par exemple Pérez Orozco (2014) pour une revue des différentes postures politiques au sein de l’économie féministe.
11 Cette section s’inspire de Esquivel (2012b).
12 Ceci suppose de faire primer les particularismes sur les caractéristiques communes, ce qui peut compliquer l’élaboration de programmes féministes consensuels et conçus « à partir de la base ».
13 Il ne s’agit pas de dire que cette production n’existe pas dans les pays centraux (les contributions de la littérature postcoloniale en sont un exemple [Barker 2005]), mais simplement de constater ce n’est pas un axe prédominant.
14 Esquivel, V. 2015. La economía feminista desde América Latina: ¿Una vía para enriquecer los debates de la economía social y solidaria? In Une économie solidaire peut-elle être féministe ? « Homo œconomicus, mulier solidaria ». (Dir.) C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp. 31-49. Paris : L’Harmattan, collection Genre et développement : Rencontres. Traduit de l’espagnol par Aurélie Cailleaud.
Auteur
Économiste, Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (UNRISD)
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le genre : un outil nécessaire
Introduction à une problématique
Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur (dir.)
2000
Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations
Christine Verschuur et Fenneke Reysoo (dir.)
2005
Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale
Christine Verschuur et Christine Catarino (dir.)
2013
Genre et religion : des rapports épineux
Illustration à partir des débats sur l’avortement
Ana Amuchástegui, Edith Flores, Evelyn Aldaz et al.
2015
Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires
Christine Verschuur, Isabelle Guérin et Isabelle Hillenkamp (dir.)
2017
Savoirs féministes au Sud
Expertes en genre et tournant décolonial
Christine Verschuur (dir.)
2019