Polanyi, la construction du marché global et ce qu’apporte le genre
p. 115-136
Note de l’éditeur
Référence papier : Benería, L., ‘Polanyi, la construction du marché global et ce qu’apporte le genre’, in C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp (dir.), Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires, Cahiers Genre et Développement, n°10, Genève, Paris : L'Harmattan, 2017, pp. 115-136. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Introduction
1[Depuis le début des années 1980], le corpus relatif au marché global et à l’intensification des processus de globalisation en cours depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970 s’est considérablement étoffé. Ce phénomène a en effet provoqué des changements conséquents qui ont affecté les économies nationales ainsi que l’économie internationale, mais aussi de nombreux aspects de la vie sociale, politique et culturelle. Le monde universitaire, celui de la recherche et celui de la politique ont dû analyser ces processus pour comprendre les changements qui s’étaient opérés ainsi que l’avenir qui s’offrait à nous. La globalisation étant de nature multidimensionnelle, cette analyse a été menée par le biais de diverses disciplines académiques. Dans la perspective économique, la globalisation est fondamentalement définie comme un contexte dans lequel le marché en expansion transcende les frontières nationales, un phénomène inédit par son ampleur et son degré d’internationalisation. Le modèle dit néolibéral a ressuscité le discours ainsi que nombre des caractéristiques du laissez-faire qui sous-tendait le capitalisme du XIXe siècle. Mais certaines caractéristiques du contexte mondial qui donne lieu à l’expansion néolibérale actuelle distinguent ce phénomène de la première grande vague d’expansion du marché.
2De nombreux travaux académiques traitent des dimensions de genre de la globalisation. [Depuis la fin des années 1970], sous l’influence du mouvement international des femmes, la catégorie analytique du « genre » est devenue centrale, non seulement dans les recherches académiques, mais également dans les cercles socio-politiques et la dynamique de la vie quotidienne. Différents aspects de l’économie globale ont donc été analysés dans une perspective de genre, parmi lesquels l’emploi et la féminisation de la main-d’œuvre, les questions relatives au genre et à la technologie, les politiques de rééquilibrage économique dans les pays où elles ont été mises en œuvre, le développement urbain, la pauvreté ainsi que l’industrialisation et la libéralisation des échanges commerciaux.
3Cette littérature a notamment mis en lumière le rôle important des femmes dans le processus de production de différents secteurs du marché mondial. La globalisation s’est opérée pendant une période où la majorité des pays connaissaient une augmentation notable de la participation des femmes au marché du travail. Ainsi, au rythme d’une expansion du marché d’ampleur inédite, les femmes ont vu leur accès au travail rémunéré s’améliorer jusqu’à atteindre des dimensions sans précédent. Nombre d’entre elles sont entrées sur le marché du travail rémunéré, souvent sans que diminue la charge traditionnelle imposée par leurs activités non rémunérées, notamment par le travail domestique (Anker et Hein 1986 ; Blumberg et al. 1995). Il convient donc de s’interroger sur les conséquences de cette augmentation du nombre de femmes impliquées dans le marché. Compte tenu de l’association théorique entre les activités liées au marché et la rationalité de l’« homme économique », est-il possible que les femmes se comportent de plus en plus comme les hommes, en ce sens qu’elle prendraient elles aussi des décisions fondées sur le résultat économique de leurs activités ? Dans la mesure où il est possible de parler de valeurs et de comportements « féminins » – traditionnellement associés au soins dispensés aux autres et à une attitude altruiste davantage déterminée par l’affection que par le calcul économique –, est-il possible que ces valeurs et comportements se transforment à mesure que se consolide le processus d’intégration des femmes dans le marché ?
4Cet article aborde ces questions dans une perspective très spécifique. À partir de l’œuvre de Karl Polanyi, et plus spécifiquement de son ouvrage intitulé La Grande transformation, nous montrerons tout d’abord en quoi l’expansion du marché vue par Polanyi comme une construction sociale propre aux pays européens pendant le XIXe siècle et le début du XXe est applicable à la globalisation des marchés qui s’est opérée à la fin du XXe siècle. Dans un second temps, nous montrerons que les processus décrits par Polanyi sont dotés d’une dimension de genre et qu’il existe une tension, latente ou non, entre les présupposés de la rationalité économique associée au marché et le comportement d’un grand nombre de femmes (et d’hommes). Enfin, nous montrerons qu’il est devenu nécessaire de compléter ou de remplacer ces présupposés prédominants et fondamentaux des modèles néoclassiques par des modèles de comportement alternatifs et « transformateurs ».
Le marché autorégulé
5Publié pour la première fois en 1944, le livre de Polanyi propose une analyse de l’apparition et de la croissance du marché autorégulé, un système né du laissez-faire propre au capitalisme de la révolution industrielle et qui a perduré jusque dans les années 1920. La grande transformation qu’il évoque fait référence aux tentatives de « domestication » de ce marché, incarnées par les mouvements sociaux qui ont atteint leur apogée avec les organisations de gauche, la planification sociale et les politiques publiques de protection sociale mises en œuvre au XXe siècle. Polanyi met en lumière le changement profond qui s’est opéré dans le comportement humain et qui s’est manifesté dans les valeurs ayant présidé au fonctionnement d’un marché autorégulé au sein duquel l’activité économique était fondée sur le profit et le bénéfice plutôt que sur la notion de subsistance. Il souligne le fait que le profit et le bénéfice n’avaient auparavant jamais joué un rôle si important dans la vie sociale. Dans sa critique d’Adam Smith et de sa conception d’une division du travail fondée sur l’existence des marchés et « la propension de l’homme au troc, au trafic et à l’échange de produits » (Polanyi 1957, 43)[], Polanyi affirme que, dans les sociétés anciennes, la division du travail était fondée sur « la différence des sexes, la géographie et les ressources individuelles » (Polanyi 1957, 44). Selon l’auteur, dans de nombreuses sociétés, la production et la distribution étaient mises en œuvre selon des principes de réciprocité et de redistribution incompatibles avec l’économie moderne. Ces processus appartenaient à un système économique qui existait comme fonction de l’organisation sociale – à l’inverse du capitalisme qui veut que le système économique détermine l’organisation sociale. Polanyi ajoute également, à propos d’Adam Smith, que « jamais un malentendu sur le passé ne s’était avéré aussi prophétique » (Polanyi 1957, 43). En effet, cent ans après la publication de l’analyse de Smith sur la propension de l’être humain au troc, au trafic et à l’échange, cette tendance était effectivement devenue la norme – en théorie et en pratique – de la société industrielle de marché. Si Polanyi ne parvient pas toujours à nous convaincre du fait que le profit soit devenu un objectif sous l’influence de l’économie de marché, il est indéniable que cette notion est d’une importance fondamentale dans le fonctionnement de l’économie de marché.
6Selon Polanyi, le fait que des marchés isolés se soient transformés en un marché unique et autorégulé constitue un point crucial dans l’histoire de cette transformation économique : « Avant le deuxième quart du XIXe siècle, jamais les marchés n’avaient été plus qu’une institution subordonnée à la société » (Polanyi 1947, 113). Il développe à ce sujet l’idée fondamentale selon laquelle, contrairement à ce que l’on imagine communément, cette étape n’a été ni un phénomène spontané ni le fruit de l’expansion de marchés isolés. Il s’agit selon lui d’une construction sociale qui s’est accompagnée d’un changement profond de l’organisation sociale. La construction de l’économie libérale de marché a nécessité « une intensification considérable de l’interventionnisme organisé et contrôlé à l’échelle nationale » sous la forme d’initiatives législatives, comme l’illustrent notamment les innombrables lois sur les enclosures votées au Royaume-Uni pour aboutir progressivement à la privatisation des terres communales. Polanyi évoque d’autres facteurs, comme l’accroissement massif des fonctions administratives d’un État renforcé par une nouvelle bureaucratie centralisée, mais aussi l’introduction du contrat dans tous les types d’échange. En d’autres termes, son analyse met en évidence les apparentes contradictions qui caractérisent ce libéralisme économique délibérément mis en œuvre par l’État au moyen « d’une action consciente et parfois d’interventions gouvernementales violentes ». Les lois sur les enclosures précédemment mentionnées en sont une bonne illustration. Dans la même logique, Polanyi voit dans la constitution du marché du travail anglais aux XVIIIe et XIXe siècles le résultat d’un ensemble de politiques centralisées qui ont contraint les nouvelles classes ouvrières à assurer leur subsistance à partir des faibles salaires de l’époque.
7Polanyi compare ce processus au « mouvement collectiviste », ou « grande transformation », qui, au cours des XIXe et XXe siècles, est né spontanément des critiques de la nouvelle société de marché et a constitué un mécanisme de défense pour différents groupes sociaux. À ce propos, Polanyi montre que les partisans du libéralisme économique ont parfois affirmé la nécessité de restreindre la liberté économique et politique « dans des cas bien définis qui présentent une importance théorique et pratique », parmi lesquels le droit de libre association des travailleur-euses, la constitution de syndicats et la mise en œuvre de certains mécanismes de protection relatifs aux échanges internationaux. Ainsi, revenant sur le fait que l’on ait baptisé « planification » l’ensemble très diversifié des interventions élaborées pour pallier les conséquences du marché, Polanyi rappelle que « le laissez-faire a été planifié alors que la “planification” ne l’a pas été » (Polanyi 1947, 141).
8Le changement profond qu’a représenté la construction progressive de la société de marché est un phénomène caractéristique de la transformation du comportement humain désormais guidé par les principes de l’« homme économique ». Comme l’affirme Polanyi, « l’économie de marché ne peut exister que dans une société de marché », ce qui revient à dire que l’existence d’une économie de marché dépend de la survenue simultanée d’une évolution des normes et comportements permettant au marché de fonctionner. La rationalité économique repose sur l’idée que les êtres humains sont fondamentalement motivés par la recherche du profit maximal. Comme le décrirait tout cours orthodoxe d’introduction à l’économie, l’entrepreneur maximise les bénéfices, le travailleur/l’employé cherche l’emploi qui lui apportera le salaire le plus élevé possible et le consommateur maximise l’utilité dérivée des biens qu’il achète. Au plan théorique, Adam Smith affirme que, grâce à la main invisible du marché, ce type de comportement individuel « maximisant » permet aux nations d’atteindre le niveau de richesse le plus élevé qu’elles puissent espérer en tenant compte des ressources dont elles disposent. Smith n’a donc relevé aucune contradiction entre la quête du bien-être individuel et celle du bien-être collectif par l’intermédiaire du marché.
9Dans cette tradition, le présupposé de la rationalité économique s’est mué en un principe fondateur de la théorie économique néoclassique. Il détermine le comportement humain « normal » et est considéré comme le meilleur moyen de garantir le bon fonctionnement du marché. L’« homme économique » est censé poursuivre ses objectifs individuels de maximisation grâce à sa participation au marché concurrentiel, laquelle permet, selon la théorie, une allocation efficace des ressources et notamment la maximisation de la production nationale au coût le plus bas possible. Ces hypothèses excluent tout autre type de comportement fondé sur des objectifs différents, comme l’altruisme, la prise en compte des besoins des autres, l’art et la culture sans visées lucratives, la réciprocité et les soins dispensés aux autres. Les comportements « non égoïstes » de ce type sont perçus comme relevant du secteur non marchand, notamment de la sphère familiale et du travail domestique.
La construction des marchés nationaux et du marché global
10[N]ous pouvons tracer un parallèle évident entre la construction sociale des économies de marché nationales analysées par Polanyi et le modèle néolibéral actuel caractérisé par l’expansion – en profondeur et en étendue – du marché international au-delà des frontières des États-nations. L’intensification des processus de globalisation qui s’est manifestée durant le dernier quart du XXe siècle est sans précédent. Même si l’on évoque parfois le degré élevé de globalisation atteint par l’économie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, il est évident que les échanges et interconnexions internationales se sont intensifiés depuis lors. Le marché financier s’est emparé du pouvoir et donne actuellement lieu à des échanges quotidiens atteignant une valeur de plus de mille milliards de dollars. Cette domination s’est accompagnée d’une transnationalisation de la production et d’une libéralisation des échanges de biens et services1. À l’échelle nationale, ces processus ont été encouragés par de nombreux programmes gouvernementaux qui ont joué un rôle particulièrement actif dans la globalisation des économies nationales ainsi que dans celle de la vie politique, sociale et culturelle. Mais, cette fois, la construction sociale des marchés globaux a été le fait de forces nationales et internationales, par exemple dans le cas de la création des marchés communs et des zones de libre échange. Elle s’est notamment opérée sous la pression des entreprises internationales, mais aussi par le biais des interventions d’organisations d’envergure mondiale comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, et par l’exercice d’une influence des gouvernements hégémoniques sur la politique économique de nombreux pays.
11Ce même processus s’est opéré dans les pays de l’ex-Union soviétique. À partir de l’année 1989, la transition des économies planifiées vers le capitalisme de marché a nécessité des interventions étatiques de grande envergure, souvent guidées par des forces externes et des équipes techniques venues de pays capitalistes les plus avancés (Sachs 1991 ; Kotz 1995). Le marché s’est construit à une vitesse qui dépasse de beaucoup celle qui a caractérisé la transition graduelle décrite par Polanyi dans le cas des économies européennes du XIXe siècle et du début du XXe siècle. D’autre part, cette transition s’est produite dans le contexte d’une économie internationale capitaliste beaucoup plus globalisée. Ces processus de transition sont donc très similaires à ceux qu’ont connus les pays du tiers-monde, qui ont été contraints de ne pas manquer le train du marché et de la globalisation. Les exemples évoqués ci-après permettront d’aborder plus en détail certains aspects de ce processus.
12En premier lieu, les États ont joué un rôle décisif dans la déréglementation du marché financier mais aussi de celui des biens et services, dans la mesure où ils ont permis l’érosion des frontières économiques entre les pays. Bien que le degré de flexibilisation varie selon les secteurs économiques, les marchés et les pays, on a pu observer, dans la quasi-totalité des pays du monde, une tendance à la diminution de l’intervention étatique dans le marché. Cette évolution a créé des tensions et déclenché l’opposition des groupes sociaux qui ont progressivement perdu les droits et prérogatives acquis dans de nombreux pays (Standing 1989 ; Tilly et al. 1995; Moghadam 1993). Dans ce contexte, les États ont souvent dû adopter l’attitude particulièrement ferme décrite par Polanyi, notamment pour contrer une opposition au démantèlement de l’État-providence dans les pays les plus avancés sur le plan économique2. Dans la plupart des pays, les gouvernements ont procédé de même pour les privatisations. Parmi les pays latino-américains, seul l’Uruguay a consulté sa population par un référendum sur le processus de privatisation. Celle-ci s’est exprimée contre sa mise en œuvre.
13En deuxième lieu, la création d’institutions transnationales comme l’Union européenne, l’ASEAN, le Mercosur et les différents traités de libre-échange a favorisé la globalisation des marchés régionaux pour servir les intérêts et projets des acteurs sociaux les plus susceptibles de bénéficier de ces logiques3. La globalisation s’est également opérée par l’action des gouvernements qui ont joué le rôle d’agents, notamment dans le cadre des épineuses négociations qui ont marqué la transition entre le GATT et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en janvier 1995. Ce processus a marqué le début d’une accélération notable de la libéralisation des échanges mondiaux. Il a également permis l’intégration, dans cette libéralisation, de nouveaux secteurs auparavant exclus du champ d’action du GATT, parmi lesquels les droits de propriété intellectuelle et les services. Comme on le sait, ces négociations ont été organisées sous la pression des pays les plus avancés sur le plan économique, et notamment sous celle des États-Unis qui ont mené le processus depuis ses débuts (Epstein et al 1990 ; Arrighi 1994). Les pays du tiers-monde et de l’ex-Union soviétique, qui n’étaient membres du GATT que depuis peu, ont été contraints de prendre leur place dans cette nouvelle institution pour ne pas manquer le train de la globalisation.
14En troisième lieu, nombre des politiques adoptées au niveau national pour augmenter le degré de globalisation des économies ont été inspirées, voire dictées, par des puissances extérieures. Les politiques d’ajustement structurel adoptées par de nombreuses nations du tiers-monde dès le début des années 1980 en sont une bonne illustration. Bien que ces politiques n’aient concerné que les pays qui souffraient de la lourdeur de leur dette extérieure, elles ont profondément influencé l’expansion du marché. Ce processus a été le fruit d’une multiplicité d’initiatives qui ont abouti à une augmentation du degré de globalisation de l’économie de chacun des pays concernés. Les politiques d’ajustement structurel provoquent généralement une restructuration profonde de l’économie consécutive à une période d’austérité qui affecte la grande majorité de la population. Les États doivent imposer unilatéralement ces programmes issus des accords conclus entre les gouvernements nationaux, les pays créanciers, les banques commerciales internationales et quelques organisations mondiales comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Ces dernières fixent généralement les fameuses clauses conditionnelles qui déterminent les modalités selon lesquelles les nouveaux prêts pourront être négociés et remboursés. De manière générale, ces schémas se doublent des mesures visant à faciliter l’expansion du marché, parmi lesquelles les traditionnelles coupes dans le budget de l’État, les programmes de privatisation, la libéralisation du commerce, la suppression des contrôles relatifs aux investissements étrangers et la transformation du modèle de développement de substitution aux importations en un modèle fondé sur l’encouragement à l’exportation4. Dans ce cadre sont également encouragées la libéralisation du secteur financier et l’introduction de mesures réglementaires favorables à un fonctionnement optimal du marché – notamment le renforcement des droits de propriété, les réformes du secteur des entreprises ainsi que les processus de décentralisation visant à réduire l’intervention de l’État dans l’économie (Banque mondiale 1996).
15Ces mesures ont parfois demandé aux gouvernements nationaux et aux institutions internationales d’agir de manière autoritaire pour imposer les conditions nécessaires à la construction d’un nouveau modèle néolibéral. Celui-ci a représenté une avancée considérable dans la construction des marchés nationaux et du marché global ; Polanyi a notamment montré que ce résultat a été obtenu par des interventions délibérées – opérées par les intérêts les plus susceptibles d’en bénéficier – et imposé en l’absence de tout processus démocratique susceptible de refléter l’opinion de tous les groupes concernés. Comme le décrit le Wall Street Journal au sujet de l’Argentine, « les réformes ont généralement été mises en œuvre grâce à la volonté politique d’un homme fort qui a fait mille fois usage du décret présidentiel » (O’Grady 1997). Les pays de l’ex-Union soviétique ont également adopté des mesures de ce type. Dans leur cas, la « thérapie de choc » de l’ajustement structurel a été menée à bien parallèlement aux changements profonds qui se sont opérés dans les rapports socioéconomiques et les institutions suite à la transition entre la planification centralisée et le marché.
16Dans le même temps, à l’échelle mondiale, le marché a poursuivi son expansion et le processus de « modernisation » s’est intensifié sur fond de discours triomphalistes sur le marché. Les normes et comportements associés au fonctionnement du marché se sont affirmés : la rationalité économique et la quête du profit (incarnées par les yuppies des années 1980), le culte de la productivité, de l’efficacité et de la croissance économique, une mise en avant inédite des comportements individualistes et concurrentiels et, enfin, l’acceptation tacite des nouvelles inégalités économiques et sociales5. L’hebdomadaire The Economist, un journal dont les analyses sont typiquement néolibérales, a érigé en symbole de cet ensemble de facteurs l’« homme de Davos »6, un homme qui s’est substitué au diplomate du fait de son importance et de l’influence que lui confère son pouvoir économique. Cet homme est celui qui, pendant les réunions de Davos, préfère rencontrer un Bill Gates plutôt qu’un responsable politique de haut rang qui, selon l’hebdomadaire, serait nécessairement soumis à tous les Bill Gates du monde :
17Certaines personnes pensent que l’homme de Davos n’est pas très agréable ; il y a bien peu de culture dans le culte de l’argent et du cadre supérieur. Mais le fait que la culture n’ait pour lui aucune importance fait partie de la beauté de cet homme… (The Economist 1997a)
18Ainsi, nous avons constaté que, durant cette période, la société s’est progressivement transformée en un « accessoire du système économique » plutôt que l’inverse, une tendance que Polanyi avait décrite. Dans les pays en transition vers le capitalisme, ce processus s’est manifesté sous une forme particulière caractérisée par une accumulation individuelle et rapide de richesses grâce aux marchés émergents (Soros 1997).
Marché et genre
19Polanyi n’a pas analysé le fait que la constitution du marché n’ait généralement pas eu les mêmes conséquences pour les hommes et pour les femmes. Dans son analyse, l’intégralité de la production d’une société de marché a une vocation commerciale/monétaire. Mais il n’a pas mis l’accent sur le fait qu’une grande partie de la population était impliquée dans des activités non rémunérées, et ce en parallèle au processus d’intensification des rapports marchands. Les femmes, en particulier, ont toujours accompli des tâches non rémunérées relevant de trois catégories : l’économie de subsistance (dont le travail familial dans l’agriculture d’autoconsommation), le travail domestique et le bénévolat. Malgré l’entrée progressive des femmes dans le marché du travail, il est évident qu’hommes et femmes évoluent au sein du marché et de la sphère non monétaire selon des modalités marquées par des différences de genre (Merchant 1989). Le marché est associé au public et au masculin tandis que le féminin l’est à la nature/procréation et à la prise en charge des membres de la famille, cet appariement découlant d’une logique essentialiste et non de l’influence d’une idéologie ou de constructions sociales. La littérature féministe est riche d’analyses relatives à l’influence de ces associations sur la façon dont nous comprenons les notions de « féminité » et de « masculinité » (Gilligan 1982 ; Bem 1993), notamment sur le thème de la conceptualisation même du marché (McCloskey 1993 ; Strassmann 1993). Il est donc nécessaire d’étendre l’analyse proposée par Polanyi pour y intégrer des dimensions de genre.
20Les normes et attitudes associées à la production destinée aux échanges sont différentes de celles qui prévalent dans le domaine de l’autoconsommation, c’est-à-dire la production destinée à un usage personnel. Le travail non rémunéré n’est pas soumis à la pression concurrentielle du marché et peut donc être motivé par des objectifs et des valeurs autres que la quête du profit, et notamment par l’affection qui lie les membres d’une famille ou des proches, par le devoir ou par l’altruisme. Sans faire nôtres les essentialismes relatifs aux comportements des hommes et des femmes, et sachant que de nombreuses différences existent entre pays et entre cultures, nous pouvons néanmoins affirmer que les hommes et les femmes ont avec les valeurs, les comportements et les normes dominantes des rapports différents (England 1993 ; Ferber et Nelson 1993). L’abondante littérature sur ce thème a permis d’analyser la propension des femmes à se consacrer à des activités qui leur demandent de prendre soin des autres à titre gratuit ou en contrepartie d’une rémunération peu élevée (Folbre 1994 ; Folbre et Weisskopf 1996). Un rapport publié par le groupe de travail de l’OCDE sur le secteur des services a montré que la proportion de femmes parmi les personnes occupant des emplois rémunérés dans le domaine du care atteint le chiffre astronomique de 95 % (Christopherson 1997).
21Dans les sociétés contemporaines, les femmes accomplissent une grande partie des activités non rémunérées. Selon les « estimations approximatives » du Programme des Nations unies pour le développement, les activités non rémunérées représenteraient un montant total de 16 000 milliards de dollars – soit environ 70 % des 23 000 milliards du PIB mondial – si elles étaient rétribuées au niveau des salaires en vigueur (PNUD 1995). Le travail des femmes représente 11 000 de ces 16 000 milliards. Il est sans doute difficile de comparer le travail rémunéré et le travail non rémunéré dans la mesure où leur degré de productivité peut dépendre de l’absence ou de l’existence de la pression concurrentielle du marché7. Mais ces estimations ne fournissent qu’une indication approximative de la contribution du travail non rémunéré au bien-être social (Barrig 1996 ; Friedmann et al. 1996).
22Les femmes ne sont évidemment pas les seules à prendre part aux activités non rémunérées. Inversement, le travail rémunéré n’est pas le fait exclusif des hommes. Mais les données du PNUD – et celles émanant d’autres institutions de ce type – décrivent comme un fait indéniable la prédominance des femmes dans les activités qui se situent en dehors du marché. Les principes de réciprocité et de distribution décrits par Polanyi dans les sociétés précapitalistes ne sont pas soumis aux règles de la rationalité économique « maximisante » propre au marché. Ils sont principalement fondés sur les normes édictées par la tradition, la religion et les conventions relatives aux règles de conduite. Dans les économies de subsistance, la production est majoritairement destinée à l’autoconsommation et ne s’inscrit donc pas dans une recherche de profit monétaire. Les sociétés contemporaines abritent elles aussi des comportements « non maximisants » : de nombreuses personnes prennent part à des activités solidaires, accomplissent différents types de travaux bénévoles et agissent conformément à l’idéalisme associatif qui caractérise nombre d’activités artistiques et littéraires. Le bénévolat est souvent motivé par une volonté de contribuer au bien-être collectif et par un sentiment de responsabilité sociale. Il peut aussi être le fruit d’une affiliation politique ou religieuse. Le travail artistique, quant à lui, relève d’un sentiment esthétique ou d’un élan créatif qui peuvent ou non être associés à une valeur monétaire. Polanyi considère que, dans la pratique, le comportement fondé sur la rationalité économique est une hypothèse non réalisable qui a déclenché cette « grande transformation » incarnée par les mouvements d’opposition à la logique du marché.
23À l’heure actuelle, de nombreux-euses économistes féministes œuvrent à la résurrection de ce thème en se demandant si la rationalité économique prévaut effectivement dans le comportement humain au degré que présuppose la théorie économique orthodoxe. Parallèlement, ces travaux soulignent la nécessité d’élaborer des modèles alternatifs de comportement solidaire qui seraient fondés sur l’idée d’un bien-être social lié au collectif plus qu’à l’individuel, et qui viendraient se substituer au comportement concurrentiel (Strober 1994). D’autres auteur-es ont remis en cause les présupposés néoclassiques en montrant qu’ils reposent sur la vision hobbesienne de l’individu en quête de la satisfaction de ses intérêts personnels et en défendant l’idée que les nombreuses exceptions observées laissent penser que les comportements individuels et collectifs obéissent à un faisceau complexe de dynamiques souvent contradictoires (Marwell et Ames 1981 ; Carter et Irons 1991 ; Frank 1993). Ainsi, les hypothèses néoclassiques semblent contredire les « expériences réellement vécues de décisions économiques prises sans intention de satisfaire un intérêt individualiste » (Seguino et al. 1996).
24Dans une perspective de genre, certain-es auteur-es ont souligné le fait que les femmes adoptent très souvent des comportements de ce type (Guyer 1980 ; Gilligan 1982 ; Benería et Roldán 1987). Dans une étude visant à comparer le comportement d’étudiant-es économistes et non économistes, Seguino, Stevens et Lutz (1996) ont identifié des différences entre les deux groupes observés – les étudiant-es en économie ayant plus nettement intégré les principes de l’« homme économique » dans leurs valeurs – mais aussi des différences de genre. « Les structures sociales qui façonnent nos préférences semblent différer selon le genre ; les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’adopter un comportement adapté à la résolution de problèmes et à la satisfaction de besoins relevant des sphères extérieures et publiques » (Seguino et al 1997, 15). D’autres travaux mettent l’accent sur le processus par lequel les codes et identités sociales se construisent « dans les niveaux cognitifs les plus profonds de l’interaction sociale » – et remettent donc en question la validité des présupposés statiques de la théorie économique sur les goûts et les préférences (Cornwall 1997). Ainsi, les codes sociaux et les préférences individuelles semblent résulter de processus historiques en constante évolution.
25Défendue par certaines économistes féministes, l’idée selon laquelle les modèles individualistes fondés sur le libre choix (free choice) ne sont pas adaptés aux questions relatives aux rapports de dépendance/interdépendance, à la tradition ou au pouvoir (Ferber et Nelson 1993) est particulièrement pertinente pour l’analyse des cultures au sein desquelles les comportements individualistes et axés sur le marché sont plus une exception qu’une norme. Cette configuration a fréquemment été observée dans les pays du tiers-monde auxquels le modèle néolibéral a été imposé depuis peu (Stein 1995). L’analyse féministe a souligné le fait que la théorie néoclassique est fondée sur un « modèle d’auto-séparation » (separate self model) qui définit l’utilité comme une notion subjective détachée de tout lien affectif. Comme l’observe Paula England, ce modèle repose sur l’hypothèse de l’existence de l’individu égoïste, puisque « la connexion de type émotionnel donne naissance à la compréhension, à l’altruisme et à une forme subjective de solidarité sociale » (England 1993). Ainsi, si l’on admet que les femmes créent des liens émotionnels plus fort que ceux qu’entretient l’« homme rationnel » – notamment parce qu’elles jouent un rôle prédominant dans la prise en charge des enfants et de la famille –, on peut dire que le modèle d’auto-séparation est de caractère androcentrique. De même, dans la mesure où il incarne l’individualisme du monde occidental, ce modèle souffre d’un biais individualiste qui le rend inapplicable dans les pays de culture différente. L’analyse économique évoque très peu les modèles alternatifs de comportement et l’importance qu’ils peuvent revêtir pour les diverses formes d’organisation sociale.
26Dans de nombreux pays, la globalisation que nous connaissons actuellement a commencé à prendre forme pendant une période de croissance graduelle et inédite de la participation des femmes au marché du travail. La littérature portant sur ce thème a analysé le processus de féminisation de la population active rémunérée et le rôle des femmes dans la production destinée au marché global8. Durant le dernier quart du XXe siècle, nous avons assisté à la constitution rapide d’une main-d’œuvre féminine, souvent active dans les secteurs des services et de la production destinée à l’exportation, notamment dans les pays où la participation des femmes au marché du travail rémunéré n’était auparavant pas acceptable (Pyle 1983 ; Hein 1986 ; Ong 1987 ; Feldman 1992). Parallèlement, le mouvement des femmes et sa lutte en faveur de l’égalité de genre ont contribué à l’amplification de cette tendance en soulignant l’importance de l’autonomie économique et du pouvoir de décision des femmes dans cette quête d’égalité9.
27Dans ce contexte, nous pouvons nous interroger sur l’effet de la participation au marché sur les comportements individuels en posant plus spécifiquement les questions suivantes. Quel est l’effet de cette participation sur les femmes à mesure que diminue l’intensité de leur implication dans la sphère domestique ? Pourrait-elle provoquer une adoption progressive, par les femmes, de la rationalité de l’« homme économique », et donc d’un comportement plus égoïste et moins axé sur le bien-être des autres ? Est-il possible que le marché fasse disparaître ce que certain-es philosophes ont baptisé « la connaissance propre aux femmes » (women’s ways of knowing) ? Les réponses à ces questions ne sont ni simples ni évidentes. En premier lieu, si l’on adopte une vision non essentialiste de la différence de genre, on suppose que le changement social a un impact sur les constructions de genre ; à mesure que se consolide la participation des femmes au marché du travail, il est possible que celles-ci voient leurs aspirations et objectifs évoluer et qu’elles adoptent des comportements jusqu’à présent plus fréquents chez les hommes. En second lieu, nous verrons aussi que les réponses à ces questions sont marquées par une certaine ambiguïté qui vient s’ajouter aux tensions et contradictions qui les caractérisent. Cette ambiguïté repose sur différents facteurs, dont certains sont de nature historique et culturelle. Le marché est par exemple susceptible d’avoir des conséquences positives, notamment quand il contribue à mettre à bas les traditions patriarcales qui entravent les libertés individuelles (les mariages arrangés par les parents, la dépendance et la subordination des épouses privées de ressources propres, etc.).
28Le discours féministe peut lui aussi laisser transparaître cette ambiguïté, par exemple quand il définit l’égalité de genre comme un objectif clé dont l’une des composantes importantes est l’obtention d’un accès égal à la sphère publique. On suppose donc souvent que les femmes peuvent accomplir les mêmes tâches que les hommes sur le marché du travail. Mais, par ailleurs, l’analyse féministe met l’accent sur des questions relatives à la « différence » entre les genres, ou plus précisément sur la préservation de cette différence. Carol Gilligan a par exemple souligné le fait que « les modes de compréhension des rapports humains diffèrent chez les hommes et chez les femmes » et « naissent d’un contexte social dans lequel les rapports de pouvoir et les hiérarchies sociales se mêlent à la biologie pour donner forme aux expériences de vie des femmes et des hommes ainsi qu’aux rapports qu’ils entretiennent » (Gilligan 1982, 2). Si l’on a critiqué Gilligan pour ses accents essentialistes, il est indéniable que l’une des questions clés du féminisme porte sur l’équilibre à trouver entre l’importance de la « différence » et les visées égalitaires, ainsi que sur les possibilités de préserver les caractéristiques de genre qui contribuent au bien-être individuel, familial et social sans perpétuer les inégalités de pouvoir10.
29L’approche essentialiste des différences de genre peut être périlleuse, notamment dans le cas fréquent où l’on fait usage de conceptions dualistes pour idéaliser par exemple la « bonté » et la supériorité féminine par opposition à un masculin contraire11. Il convient également de se poser les questions suivantes. Dans quelle mesure est-il nécessaire de faire perdurer et de diffuser parmi les femmes et les hommes la « manière de voir et d’agir » des femmes ? Et en quoi cette tentative est-elle susceptible de contribuer à la transformation de nos concepts théoriques et de nos objectifs et pratiques sociales ? La prochaine section aborde précisément ce thème.
Au-delà de l’intérêt personnel ?
Je n’ai pas besoin d’argent. Ce que je veux, c’est qu’ils nous rendent la couleur du fleuve. Silas Natkime, fils du chef Waa Vabley, Irian Jaya, Indonésie (Shari 1995)
30Cette citation affirme clairement qu’un fleuve non contaminé a plus de valeur que l’argent. À bien des égards, elle synthétise les dilemmes du développement et exprime une préférence individuelle pour l’écologie plutôt que pour l’économie. Cette phrase peut aussi être interprétée comme une réaction aux effets de contamination du marché. Pour revenir à Polanyi, sa critique de la société de marché est axée sur le fait que celui-ci fonctionne grâce à un intérêt autocentré et provoque des « pressions disruptives » ainsi que « différents symptômes de déséquilibre » parmi lesquels le chômage, les inégalités de classe, les « tensions relatives aux échanges » et les « rivalités impérialistes ». Il conviendrait également d’ajouter à cette liste la détérioration de l’environnement, un phénomène qui, selon Polanyi, est à l’origine de la pression qui a donné naissance au fascisme né de « l’impasse a laquelle mène le capitalisme libéral ». L’autre voie, celle du socialisme, est définie ainsi par Polanyi : « la propension inhérente d’une civilisation industrielle au dépassement du marché autorégulé par une subordination de ce marché à une société démocratique » (Polanyi 1957, 234).
31Selon Polanyi, cette tendance a rendu nécessaire la planification ainsi que les différentes formes d’intervention étatique dans la vie économique et sociale visant à contrer non seulement les effets néfastes du marché mais aussi la primauté des intérêts économiques sur les autres aspects de la vie sociale et politique. Cette question ne relève pas seulement de l’analyse d’un passé révolu. Témoins de l’expansion du marché global en cette fin de XXe siècle, nous voyons ces tensions réapparaître, alors que le marché produit une quantité inédite de biens et services sans toutefois être capable d’absorber une grande partie de la main-d’œuvre au chômage. Simultanément, la nouvelle accumulation de richesse à l’échelle globale accroît les inégalités sociales et le marché détruit les formes traditionnelles d’organisation sociale dans de nombreux pays (CEPAL 1995 ; PNUD 1996). La grave crise économique que connaissent actuellement les pays asiatiques en est une autre illustration. Ainsi, cinquante ans après la publication de La Grande transformation, le cri d’alarme lancé par Polanyi en faveur d’une subordination du marché aux priorités établies par une société véritablement démocratique est toujours d’actualité.
32Pour revenir aux questions de genre, nous devons nous demander dans quelle mesure les femmes et le féminisme sont susceptibles de contribuer à l’élaboration des solutions qui nous mèneront vers un développement humain qui ne relèverait pas uniquement de l’économie. En réalité, le mouvement féministe postérieur à Polanyi pourrait être perçu comme l’une des formes les plus récentes de réaction à de nombreux aspects du marché et, par conséquent, comme une partie de la « grande transformation » qui serait à la fois axée sur les inégalités de genre et liée à d’autres questions sociales. Nous devons apporter des réponses aux questions suivantes. Nous serait-il possible d’utiliser des modèles alternatifs inspirés du féminisme pour construire de nouvelles sociétés ? À mesure que les femmes entrent dans le marché et la vie publique, sont-elles susceptibles d’y introduire des valeurs différentes ? Si la « différence » perdure, peut-elle devenir une source d’inspiration pour un changement social progressiste ? L’exemple qui suit montre que les réponses à ces questions sont multiples et à l’origine de diverses tensions.
33Dans un article du New York Times paru le 17 septembre 1996, Carol Travis aborde le thème des différences entre hommes et femmes dans le contexte des élections nord-américaines de 1996. Elle se demande pourquoi les femmes sont en majorité favorables au président Clinton alors que les hommes semblent davantage séduits par le sénateur Dole, le candidat républicain. Selon l’auteure, les conservateurs expliquent cette situation principalement par le fait que les femmes sont plus sentimentales que les hommes, mais aussi moins portées vers les comportements à risque et la concurrence. Elles tendraient donc à ne pas apprécier le marché et la libre concurrence qui lui est associée. Ensuite, toujours selon Travis, les conservateurs estiment que le parti démocrate s’est « féminisé », cette critique étant assénée « comme s’il s’agissait de la pire accusation que l’on puisse porter ». Par ailleurs, les libéraux pensent que les femmes votent pour le parti démocrate « non parce qu’elles se laissent submerger par leurs émotions, mais parce qu’il s’agit du parti le plus susceptible d’aider les pauvres et les plus faibles ». Cet article est particulièrement intéressant parce que son auteure s’efforce de montrer que les femmes ne sont ni sentimentales ni irrationnelles : elles votent pour le parti démocrate parce qu’il « sert leurs intérêts ». Travis démontre donc que les femmes raisonnent de la même façon que les hommes et qu’elles adoptent le comportement de la « femme économique », une attitude qu’elles considèrent comme « rationnelle ». Ainsi, si l’explication conservatrice du vote des femmes est fondée sur une différence de genre – vue comme obsolète et propre à une société antérieure au marché –, la version libérale repose également sur une forme d’inégalité entre hommes et femmes, notamment dans leur comportement face au marché. Pour les conservateurs comme pour le féminisme libéral de Travis, la rationalité économique associée au marché est supérieure à la perception non marchande du bien-être.
34Il serait possible d’expliquer le vote des femmes d’une autre manière, en affirmant par exemple qu’il repose en réalité sur des modalités différentes d’évaluation des besoins sociaux, du bien-être humain et de la politique. Ce comportement pourrait ne pas être défini comme obsolète et irrationnel, mais au contraire comme une source d’inspiration pour la recherche de formes alternatives d’organisation sociale fondées sur les modèles conceptuels non hégémoniques. Pour ce faire, il conviendrait de ne pas définir les objectifs de « l’homme économique rationnel » comme une norme désirée par tous et toutes, ce qui ne suppose pas nécessairement que le marché perde sa qualité d’outil d’organisation de la production et de la distribution des biens et services. Pour reprendre les termes utilisés par Polanyi, « la fin de la société de marché ne signifie en aucun cas l’absence de marchés » (Polanyi 1957, 252). Elle suppose toutefois la subordination du marché à des priorités démocratiquement établies. Il s’agit de placer l’activité économique au service du développement humain, et pas l’inverse, dans le but de créer un avenir dans lequel la productivité et l’efficacité ne seraient prioritaires que dans la mesure où elles contribueraient au bien-être collectif. Cela signifie par exemple que les questions relatives à la répartition des richesses, aux inégalités, à l’éthique, à la dignité humaine, à l’environnement ainsi qu’à la nature même de l’épanouissement individuel, du développement humain et du changement social doivent impérativement occuper une place centrale dans nos priorités. Ce projet nécessite également la transformation de nos schémas théoriques et la re-conceptualisation des modèles conventionnels et de leurs implications pratiques. Comme le dit Elizabeth Minnich (1990, 151) :
35Derrière chaque schéma théorique admis se dissimulent les définitions et délimitations établies par les personnes qui détiennent le pouvoir. Pour être en désaccord avec ces limites ou définitions, il faut tout d’abord les comprendre ; ne pas les accepter vous relègue à la marge et vous exclut des débats ; les rejeter vous classe parmi les fous, les hérétiques et les personnes dangereuses.
36Les définitions, les délimitations et le pouvoir sont marqués par une spécificité historique. Dans les sociétés de l’ex-Union soviétique, la transition a provoqué un processus de changement particulièrement fluide et rapide, au cours duquel les schémas antérieurs ont été remplacés par un nouveau système hégémonique lié au marché. Les effets néfastes de ce système sur la vie des femmes ont conduit à une remise en question de la capacité du marché à favoriser l’avènement de l’égalité de genre. Polanyi pensait que « le fait de dépasser l’économie de marché serait susceptible de donner naissance à une période de liberté sans précédent… une liberté fondée sur le loisir et la sécurité qu’une société industrielle pourrait offrir à toute sa population » (Polanyi 1957, 256). Cette phrase a été écrite dans les années 1950, à une époque où il était difficile d’imaginer les problèmes que créerait l’intervention étatique dans de nombreux pays. Pourtant, elle est toujours d’actualité et nous devons encore trouver le moyen de placer l’activité économique – et le marché – au service du bien-être collectif. Pour reprendre les mots de Polanyi, « ce projet ne peut triompher s’il n’est pas fondé sur une vision de l’humanité et de la société bien différente de celle que nous avons héritée de la société de marché » (Polanyi 1947, 117). Mais ce projet devra en outre, comme le démontre cet article, s’inspirer des critiques féministes émises à l’encontre de cette société12.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Des estimations publiées dans The Economist (15 novembre 1997) montrent par exemple que le volume des échanges a augmenté deux fois plus que la valeur de l’économie mondiale, qui a pourtant connu une croissance annuelle supérieure à 3 % [au cours des années 1990]. La valeur totale des biens échangés en 1996 a atteint le chiffre de 5 200 milliards de dollars alors que leur valeur moyenne durant les années 1980 était d’environ 2 000 milliards de dollars.
2 L’opposition aux politiques d’ajustement structurel s’est par exemple exprimée très fermement et très visiblement dans certains forums internationaux qui rassemblaient des chercheur-es, des organisations politiques, des groupes de femmes, etc. (Afshar et Dennis 1992 ; Benería et Feldman 1992 ; Aslanbeigui et al. 1994 ; Friedmann et al. 1996). Dans les pays dotés d’une économie plus avancée, la globalisation a donné lieu à des pressions fiscales, à une augmentation du chômage et à un affaiblissement de l’État-providence. […]
3 Bien sûr, les forces qui ont créé et nourri ces logiques ne sont pas seulement de nature économique. Dans le cas de l’Union européenne par exemple, les objectifs politiques de cette Europe unie ont été importants pour dépasser les tensions et divisions du passé. Toutefois, la grande majorité des logiques de libéralisation des échanges et d’intégration économique ont été encouragées par le grand capital financier et industriel et par les secteurs économiques qui avaient beaucoup à gagner de l’expansion et de la déréglementation des marchés ainsi que de la libéralisation des investissements étrangers. Pour quelques exemples spécifiques, voir Epstein et al. (1990).
4 Pour des exemples, voir Cornia et al. (1987), Benería et Feldman (1992), Elson (1991), Sahn et al. (1994), Çagatay et al. (1996) et Benería (1996).
5 L’existence de ce sentiment est d’une évidence criante. Comme l’exprime un récent article du New York Times, « l’expansion du libre-échange étant déjà bien acceptée à l’échelle mondiale, les débats ne portent pas tant sur le fait de savoir si la cupidité est une bonne ou une mauvaise chose que sur les possibilités d’exercer un contrôle sur cette cupidité, sur les excès qui y sont associés et sur les conditions dans lesquelles on peut considérer un “surprofit” comme acceptable » (Hacker 1997). Pour un exemple typique de prise de position en faveur de la primauté accordée à la productivité et au marché, voir The Economist (1997b).
6 Il s’agit d’une référence à la réunion de Davos (en Suisse) à l’occasion de laquelle se rassemblent quelques milliers de participant-es qui « contrôlent nombre des gouvernements du monde et la plus grande partie de son potentiel économique et militaire » (The Economist 1997a).
7 Si cette comparaison est difficile à établir, il ne faut pas en déduire qu’il s’agit d’une tâche irréalisable. Nancy Folbre (1982) a par exemple montré que le travail domestique peut être comparé au travail rémunéré dans la mesure où il est lui aussi indirectement soumis à des pressions, notamment aux impératifs de la subsistance familiale, qui exigent un degré minimal de productivité. Dans tous les cas, des progrès considérables ont été accomplis durant ces vingt dernières années dans l’analyse du lien qui unit ces deux formes de travail, grâce à des initiatives visant à comptabiliser les apports économiques des activités non rémunérées (Benería 1992).
8 La littérature sur ce thème est abondante. Voir par exemple Anker et Hein (1986) ; Benería et Roldán (1987) ; Joekes (1987) ; Ong (1987) ; Standing (1989) ; Çagatay et Berik (1990) ; Çagatay et Ozler (1995) ; Elson (1991) ; Blumberg et al (1995).
9 Il convient de signaler que les pays de l’ex-Union soviétique constituent un ensemble spécifique à cet égard. La transition vers une économie de marché plus privatisée a réduit les possibilités offertes aux femmes de trouver un emploi. Nombre des services publics qui facilitaient leur participation au marché du travail rémunéré ont disparu ou ont été privatisés et, souvent au sein même des entreprises dans lesquelles elles travaillaient, l’emploi des femmes est devenu plus cher malgré leurs bas salaires. En outre, durant cette transition, certains emplois auparavant « féminins » se sont « masculinisés » en se dotant d’un nouveau prestige social (par exemple dans le secteur financier). À cela est venue s’ajouter une nouvelle idéologie prônant le retour des femmes dans la sphère domestique, une idéologie dont les origines remontent à l’époque de la perestroïka. Pour plus d’informations, voir Bridger, Kay et Pinnick (1996) ainsi que différents articles de Açar et Ayata (2000).
10 Les trois programmes académiques de l’université Cornell au sein des desquels j’ai enseigné, et qui étaient traditionnellement destinés aux professionnel-les des services publics – soins infirmiers, assistance sociale et enseignement primaire –, ont récemment disparu, ce qui témoigne d’une perte d’intérêt des étudiant-es et de l’université pour ces spécialisations. Ces professions sont nées d’un prolongement des responsabilités domestiques des femmes ; au début du XXe siècle, alors que le taux de participation des femmes au marché du travail augmentait, ces professions était considérées comme « féminines », et donc comme adaptées aux femmes. Comme on le sait, les salaires proposés en contrepartie de ces activités étaient moins élevés que ceux des professions « masculines ». Mais, durant le dernier quart de siècle, à mesure que se développait le mouvement féministe et que s’intensifiaient les critiques adressées à cette ségrégation professionnelle, ces professions ont été associées aux stéréotypes caractéristiques de la fin du XIXe siècle et d’une grande partie du XXe. Il est intéressant de noter qu’un groupe d’étudiantes de l’université a remis en cause la suppression de ces programmes en déplorant le fait que, « précisément en cette période où les maître-esses d’école et infirmier-ères enthousiastes et compétent-es étaient trop peu nombreux-euses, l’université fasse en sorte que les étudiant-es les plus brillant-es n’envisagent pas ces carrières professionnelles » (Harris 1997). Elles ont également souligné le fait que, « bien que le fait d’encourager les femmes à embrasser des professions considérées comme masculines soit un progrès, le fait de les dissuader de s’engager dans des professions considérées comme féminines est un pas en arrière », que ces auteures attribuent à une certaine rhétorique féministe qui dévalorise « les qualités féminines » et par-dessus tout la capacité à prendre soin des autres. J’ai choisi de développer cet exemple pour illustrer les tensions et contradictions que j’ai évoquées.
11 De nombreuses prises de position écoféministes attestent de cette tendance. Voir Agarwal (1991) pour une critique féministe de cette littérature.
12 Benería, L. 1998. La construcción del mercado global y la « diferencia » de género. Mientras Tanto. 71 : 81-101. Hiver. Barcelone : Icaria Editorial. Traduit de l’espagnol par Aurélie Cailleaud.
Auteur
Économiste, université de Cornell, Etats-Unis.
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2015
Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires
Christine Verschuur, Isabelle Guérin et Isabelle Hillenkamp (dir.)
2017
Savoirs féministes au Sud
Expertes en genre et tournant décolonial
Christine Verschuur (dir.)
2019