Économie solidaire et capitalisme dans la perspective des transitions historiques
p. 71-94
Note de l’éditeur
Référence papier : Gaiger, L. I., ‘Économie solidaire et capitalisme dans la perspective des transitions historiques’, in C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp (dir.), Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires, Cahiers Genre et Développement, n°10, Genève, Paris : L'Harmattan, 2017, pp. 71-94. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Note de l’auteur
Ce travail fait partie de la production du Groupe de recherche sur l’économie solidaire (www.ecosol.org.br) et a reçu le soutien du CNPq et de la FAPERGS.
Texte intégral
[…] Un débat théorique et politique
1La multiplication des expériences économiques reposant sur la libre association, le travail coopératif et l’autogestion est un phénomène incontestable non seulement dans notre paysage social mais également dans de nombreux pays depuis plus de dix ans (Laville 1994). Ces projets économiques ouvrent des possibilités aux catégories sociales à faible revenu très affectées par le chômage structurel et la pauvreté. Selon plusieurs études menées dans différents contextes nationaux, ces initiatives peuvent devenir bien plus que des réactions timides à la perte d’un emploi et à des conditions de dépendance extrême pour se transformer en mécanismes générateurs d’emplois et de revenus et aller parfois jusqu’à atteindre des niveaux d’activité tels qu’ils peuvent se maintenir et espérer survivre sur le marché (Nyssens 1996 ; Gaiger 2004a).
2Ces perspectives prometteuses ont rapidement gagné le soutien de militant-es, d’organismes chargés de missions sociales et d’institutions publiques, mais ont également éveillé l’intérêt des universitaires qui se sont interrogé-es sur leur viabilité à long terme ainsi que sur la nature et la signification de ce qui fait leur spécificité : la socialisation des biens de production et du travail. Certains courants de gauche, y voyant une nouvelle expression des idéaux historiques des luttes ouvrières et des mouvements populaires, ont commencé à intégrer l’économie solidaire dans leurs débats, leurs programmes pour le changement social et leur vision stratégique de construction socialiste1. Que l’on considère l’économie solidaire comme un champ de travail institutionnel, comme un objectif des politiques publiques de lutte contre la pauvreté ou comme un nouveau front de lutte d’ordre stratégique, les visions, les concepts et les pratiques qu’elle développe s’entrecroisent intensément, s’interpellent et promeuvent cette économie au rang d’alternative pour les exclus et les travailleur-euses ou encore à celui de développement d’un nouveau genre au service des intérêts populaires : elles sont une alternative au creusement des inégalités, aux politiques d’inspiration néolibérale et, enfin, au capitalisme lui-même.
3Cette question a dès lors fait l’objet d’intenses débats fondés sur les thèses et catégories de l’économie politique marxiste – sur laquelle navigue traditionnellement la pensée de gauche – qui ont nourri des arguments et des réponses de nature essentiellement idéologique et programmatique. Dans ce contexte, et même si toutes les précautions requises sont prises, les tentatives de théorisation de ce thème risquent d’être prises en compte directement pour leurs éventuelles retombées politiques et leur capacité à légitimer les développements discursifs menés dans l’affrontement politique, lesquels sont chargés d’un degré élevé de finalisme et des fortes composantes téléologiques qui caractérisent les idéologies. Les formulations les plus audacieuses, celles qui rattachent l’économie solidaire à un nouveau mode non capitaliste de production sont les plus exposées à ce risque (Tiriba 1997 ; Singer 1999 ; 2000 ; Verano 2001), d’abord parce que leur développement conceptuel est insuffisant, mais surtout parce qu’elles tendent à être considérées comme des réponses avérées, des prises de position et des jugements sans appel et figés plutôt que comme des éléments de réflexion sur ce thème ou des hypothèses contestables.
4Il convient donc de progresser prudemment. Admettre cette hypothèse comme une proposition affirmative pourrait avoir des conséquences d’une amplitude et d’une profondeur considérables dans la mesure où cela apporterait une réponse définitive à la principale question relative au caractère alternatif de l’économie solidaire. En effet, comme je tenterai de le démontrer, l’avènement d’un nouveau mode de production signifierait que le mode de production capitaliste et les structures sociales qui s’y rattachent soient dépassées, qu’une certaine forme de société postcapitaliste voie le jour, société dont les caractéristiques deviendraient historiquement prédominantes. Les tenant-es des interprétations superficielles de cette question essentielle peuvent, de fait, s’empresser de formuler des réponses rassurantes compte tenu de leur apparente efficacité politique (à la simple condition que celles-ci se situent à gauche des idées dominantes et qu’elles prétendent rendre compte d’une totalité historique). Désorientés par le recul des préoccupations sociales, la faillite des modèles de transition vers le socialisme et l’absence de théories crédibles susceptibles d’étayer une stratégie d’intervention nouvelle (ou au moins remaniée), les groupes de médiation semblent touchés par cet empressement. Comme le signale José de Souza Martins, l’intelligentsia de gauche est en crise depuis plusieurs années, en raison de son incapacité à élaborer une théorie de la pratique actuelle et réelle des classes subalternes (Martins 1989, 135). Ce phénomène est peut-être cyclique, ce décalage entre théorie et pratique – l’obsolescence de la première par rapport à la seconde – ayant déjà été observé à d’autres moments de notre histoire politique (Souza 2000).
5Bien sûr, de nombreux éléments plaident en faveur d’une vision politiquement optimiste du rôle de l’économie solidaire, parmi lesquels l’augmentation de plus en plus marquée du nombre de projets relevant de ce domaine et le fait que ces derniers convergent en un vaste mouvement social altermondialiste2. Il ne fait aucun doute que le concret réel qui se manifeste ainsi « est le véritable point de départ (de la pensée) et, par conséquent, est également celui de l’intuition et de la représentation » (Gorender 1978, 39). Cela étant, pour dépasser ce point de départ et accéder au concret pensé – qui permet la reproduction rationnelle du réel –, la pensée exige un travail d’élaboration qui transforme les intuitions et les représentations – ici, le sens commun militant – en concepts. La frontière qui sépare les faits de la théorie doit être franchie, non d’une enjambée, mais en parcourant le chemin dans un sens et dans l’autre dans un va-et-vient méticuleux au cours duquel les données empiriques et les formules abstraites s’éclairent et s’accordent pour rendre la réalité intelligible en l’exprimant sous forme de propositions qui ne se résument ni à une simple reformulation de la théorie, ni à une reproduction pure du réel – dans le premier cas, nous cristalliserions la théorie en nous enfermant dans des cadres interprétatifs fondés sur des a priori plutôt que sur des questionnements, dans le second, nous occulterions involontairement nos concepts et nos postulats implicites3.
6Cet article vise à établir ce mouvement à partir de la théorie dans laquelle se situe initialement la catégorie mode de production. […] Par la suite, nous procéderons au traitement systématique des catégories et de la théorie de la transition chez Marx pour les confronter aux résultats obtenus au cours de nos recherches et à leurs interprétations respectives (Gaiger 2003a). On trouve dans la théorie marxienne de la transition un sens aigu des nuances, une richesse méconnue que les milieux intellectuels et militants ont tenté d’éliminer en la vulgarisant, en la figeant dans des règles générales suprahistoriques dépourvues de toute portée heuristique.
7Cet article tente de nouveau de démontrer cette richesse par une révision et une mise à jour du dernier article évoqué (Gaiger 2003a). Sans surprise, il conclut, comme l’article original, à la nécessité de nuancer et de contredire en partie la thèse de l’émergence d’un nouveau mode de production. En mettant en lumière la complexité des facteurs mis en jeu, nous nous livrons à un exercice qui bouscule l’idée selon laquelle l’économie solidaire constitue une alternative au capitalisme. Cela étant, nous ne nourrissons pas les thèses les plus réfractaires à l’économie solidaire puisque nous reconnaissons le fait que les entreprises solidaires peuvent, en toute légitimité, être considérées comme des formes cohérentes de vie économique et qu’elles ne sont pas nécessairement limitées par leurs propres caractéristiques ou par des facteurs externes qui les réduiraient à un pseudo-solidarisme de défense ou à un phénomène temporaire lié aux fluctuations de l’économie de marché et de son offre de travail. […]
Les grandes catégories économiques de Karl Marx
8[…] Au cours de son évolution, le capitalisme a continuellement transformé la base technique sur laquelle il reposait, sous la puissante impulsion des forces productives. Comme le rappelle Singer, « les révolutions industrielles sont devenues économiquement viables parce que la concentration du capital a permis que d’importantes sommes d’argent soient consacrées aux activités inventives et à la fabrication de nouveaux moyens de production et de distribution » (2000, 12). En ce sens, le fordisme peut être considéré non seulement comme un mode matériel de production – un mode supérieur au regard des finalités du capitalisme –, mais surtout comme le fondement même du capitalisme avancé du siècle dernier, tourné vers la production de masse et tendant à fonctionner à l’échelle mondiale.
9Le capitalisme crée sa propre base et la rénove en permanence en fonction de ses besoins, accomplissant ainsi la fonction la plus importante d’un mode de production : instaurer un processus qui renouvelle sa propre réalité en la reproduisant sur le plan historique. Les formes économiques dont la structure politico-économique est trop peu autosuffisante pour leur permettre de reconstituer à l’infini les rapports d’expropriation et d’accumulation des excédents qui les caractérisent, ne peuvent pas relever de l’unité d’analyse « mode de production », sous peine de vider cette catégorie de ses principaux « éclairages analytiques » (Shanin 1980, 65). Parmi les formes économiques concernées, on trouve par exemple l’économie familiale paysanne ou la simple production de marchandises, à moins de les considérer comme des formes incomplètes, des vestiges de modes de production autrefois dominants, comme le système tributaire […].
10Dans le cas présent, on sait que les premières étapes de fonctionnement de ces formes économiques sont assimilables à des moments du cycle d’accumulation du capital. Mais, parce qu’elles occupent des interstices du processus capitaliste, elles disposent d’une marge d’autonomie considérable. Dès son apparition, le capitalisme a recouru à des formes d’organisation du travail échappant aux strictes conditions du salariat et de l’extraction de la plus-value. Au XIXe siècle par exemple, le système manufacturier s’est substitué au système domestique par un long processus qui s’est engagé dans plusieurs directions. Dans certains cas, le machinisme a provoqué une intensification du travail à domicile alors même que l’ère industrielle battait son plein (Folhlen 1974). La période d’accumulation flexible que nous vivons actuellement recourt précisément à une organisation du travail dotée de formes diverses et au sein de laquelle les rapports de production donnent une impression de diversité alors qu’ils relèvent tous d’une même stratégie d’accumulation (Harvey 1993), par ailleurs non soumise à l’obligation de tolérer la résistance que pourraient lui opposer des collectifs de travailleur-euses stables.
11Bien entendu, diverses formes secondaires peuvent apparaître, se développer et disparaître au cours de l’existence d’un mode de production, comme le montre la vitalité des formes non dominantes de vie matérielle au cours de l’histoire. Une certaine marge de liberté a toujours existé entre ces différents niveaux d’organisation des pratiques sociales et économiques, l’économie capitaliste étant, il est vrai, prodigue en exemples. Il convient donc de comprendre le rôle du capitalisme en toile de fond et les modalités selon lesquelles ces formes existent et se perpétuent en se soumettant de plus en plus au mode de production ou, au contraire, en limitant leur vulnérabilité à son égard. En d’autres termes, il s’agit de cerner la capacité de ces formes à susciter, depuis leur position subalterne ou périphérique, des mouvements d’amplification de leur propre champ et de leur logique interne en se soustrayant, dans une certaine mesure, au contrôle du capital.
12Dans ce but, il convient de déterminer si ces formes sont typiques ou au contraire atypiques d’un mode de production existant. Cette question nous guide vers une troisième catégorie, implicite dans les textes de Marx et découlant de sa volonté de distinguer l’apparence d’un rapport social de sa structure interne. La structure nucléaire d’un mode de production, son caractère distinctif, réside dans l’ensemble de propriétés définissant le processus d’appropriation de la nature, dans les rapports mutuels qui s’y nouent entre les individus en fonction de leur position par rapport aux conditions et résultats des divers processus de travail, et en fonction de leur rôle dans ces processus. En d’autres termes, cette structure est déterminée par ses rapports sociaux de production, par la forme sociale de production4 grâce à laquelle le surplus de travail est extorqué au producteur immédiat.
13[…] L’économie dite paysanne illustre bien la capacité des formes sociales de production de s’adapter à des modes de production même lorsqu’elles sont atypiques. Ses diverses manifestations historiques ont en commun le fait que les rapports de production s’exercent dans l’unité familiale (nucléaire ou élargie) et que ces unités familiales possèdent des parcelles de terre. La famille définit l’existence et la rationalité de la paysannerie, elle régit son organisation interne et ses interactions avec le milieu environnant. Le calcul économique, l’apprentissage du métier, les liens de parenté, les principes de respect et d’obéissance et les règles de succession sont autant d’indicateurs de la place de la dynamique familiale dans le quotidien paysan5. Mais ce monde paysan assure sa propre reproduction et pas celle de l’ensemble de la société. En outre, les systèmes externes d’exploitation de l’excédent de travail agricole réservés à la paysannerie ont toujours été plus manifestes que les mécanismes propres à son mode de vie. Il est impossible de comprendre le fonctionnement des unités de production paysannes hors de leur contexte social. Dans ces totalités historiques, elles apparaissent avec leurs singularités – parfois difficiles à éradiquer – tout en intégrant par le biais d’un processus d’introjection certaines caractéristiques de la structure sociale dans laquelle elles s’inscrivent. Elles circulent entre les modes de production et, à cette fin, s’adaptent, s’ajustent et, parfois, se rebellent (Huizer 1973 ; Wolff 1974 ; Gaiger 1999).
Une forme sociale et solidaire de production ?
14Le phénomène de l’économie solidaire présente des similitudes avec l’économie paysanne. Tout d’abord, les rapports sociaux de production propres aux projets économiques solidaires diffèrent de ceux qui prévalent dans le salariat. Même si ces rapports de production adoptent des formes juridiques changeantes et susceptibles de s’inverser et si leur contenu se renouvelle à des degrés divers, eux aussi variables et réversibles, les pratiques d’autogestion et de coopération confèrent à ces projets un caractère singulier par le fait qu’elles modifient le principe et la finalité de l’extraction du surplus de travail. Ainsi : a) l’autogestion et la coopération sont fondées sur la propriété collective des moyens de production, ce qui rend impossible l’appropriation individuelle de ces moyens ou leur aliénation sous quelque forme que ce soit ; b) le contrôle de l’entreprise et le pouvoir de décision appartiennent à la société des travailleurs et s’exercent sous un régime d’égalité des droits ; c) la gestion de l’entreprise incombe à la communauté de travail (Gaiger 2006), qui organise le processus productif, met en œuvre les stratégies économiques et décide de la destination du surplus produit.
15En définitive, il existe une unité structurelle entre la possession et l’utilisation des moyens de production, entre la décision et l’exécution. Selon la formule consacrée des coopératives, du fait de la non division sociale du travail, les projets solidaires deviennent simultanément des entreprises économiques et des sociétés de personnes bien que ces fonctions soient distinctes sur le plan technique. Cette unité structurelle peut s’exprimer à divers degrés en fonction de l’importance du lien coopératif et du caractère plus ou moins essentiel de l’entreprise solidaire dans la vie des travailleur-euses. De ce degré de développement dépendent simultanément le caractère décisif ou facultatif du rôle que les économies individuelles conservent ou commencent à jouer et le moment auquel les associé-es décident d’investir à chaque étape donnée du projet6. Quelle que soit la variété des modes d’organisation adoptés par les travailleur-euses dans ce processus ouvert d’expérimentation et d’apprentissage, ils et elles opèrent une rupture sans équivalent avec les conditions de la production capitaliste, une rupture symbolisée par l’adoption des principes fondamentaux de la gestion démocratique et le fait que le travail soit dans sa grande majorité accompli par les propres associé-es de l’entreprise7.
16Ce solidarisme se présente comme le déterminant d’une nouvelle rationalité économique, un élément susceptible d’assurer la pérennité des entreprises grâce à des résultats matériels effectifs et à des bénéfices extra-économiques. Il ressort des recherches empiriques que la coopération en matière de gestion et de travail, loin de s’opposer aux impératifs de rentabilité, agit comme un facteur de rationalisation du processus productif, porteur d’effets concrets et d’avantages réels par comparaison avec le travail individuel ou la coopération entre salariés induits par l’entreprise capitaliste (Peixoto 2000 ; Gaiger 2006). Le travail en association est accompli au profit des ceux et celles qui produisent et donne un sens plus large à une notion d’efficience qui fait tout autant référence à la qualité de vie des travailleur-euses qu’à la réalisation d’objectifs culturels et éthico-moraux (Gaiger 2004b). Cet état d’esprit se distingue de la rationalité capitaliste – qui n’est ni solidaire ni inclusive – et de la solidarité populaire communautaire – dépourvue des instruments nécessaires à la mise en œuvre d’activités socio-économiques autres que restreintes et marginales.
17Comme nous l’avons évoqué plus haut, la densité du lien solidaire est variable. Il se réduit dans certains cas à de simples dispositifs fonctionnels dans le cadre d’économies de base individuelles ou familiales, mais il peut parfois prendre la forme d’une socialisation complète des moyens de production et servir à la fois le destin d’une entreprise associative totalement autogérée et les intérêts individuels. Son succès, quand il se vérifie, découle des effets positifs de sa dimension coopérative (Gaiger, 2004a). Par ailleurs, le travail joue un rôle particulièrement central pour l’entreprise dont il est un facteur déterminant voire exclusif. À ce titre, il détermine une rationalité qui confère un caractère essentiel à la protection de ceux et celles qui possèdent la capacité de travail8. Parce que les personnes impliquées font réellement l’expérience de la dignité et de l’équité, le travail productif s’enrichit sur le plan cognitif et humain. Parmi les thèmes liés à la coopération – dans le sens où ils permettent d’accroître la rentabilité du travail en association –, on peut évoquer les suivants : un intérêt et une motivation accrus des personnes associées ; l’utilisation, d’un commun accord, d’une plus grande capacité de travail disponible ; et la répartition des bénéfices selon la contribution au travail.
18À mesure que ces caractéristiques s’accentuent, elles provoquent une inversion de l’un des processus survenus dans les premiers temps du capitalisme, celui qui a séparé les travailleur-euses des objets qu’ils et elles produisaient en en donnant la propriété à d’autres, en les transformant en marchandises acquises et destinées à l’usage du capital. L’autogestion et la coopération s’accompagnent d’une réconciliation entre la main-d’œuvre et les forces productives qu’elle emploie. Comme elle n’est plus un élément dispensable et qu’elle n’est plus séparée de la production désormais placée sous son contrôle, elle retrouve les conditions nécessaires – bien qu’insuffisantes – à une vie active moins fragmentée. Les travailleur-euses accèdent à un niveau supérieur de satisfaction qui permet de combler des aspirations autres que matérielles ou monétaires.
19En ce sens, les rapports de production des entreprises solidaires sont non seulement atypiques dans le mode de production capitaliste, mais aussi contraires à la forme sociale de production salariée. Dans certains cas, ils favorisent l’existence de rapports sociaux hostiles au capital. Et bien souvent, ils préservent ou revitalisent les rapports sociaux non capitalistes indispensables aux personnes démunies et à celles qui vivent de leur travail dans la mesure où ils atténuent leur dépendance vis-à-vis de l’économie dominante et créent une alternative aux rapports salariaux, de subordination et d’expropriation qui leur sont généralement réservés.
20La critique du capitalisme proposée par Marx repose essentiellement sur l’analyse des rapports de production. Ainsi, pour défendre un nouveau projet économique, il convient de prouver que le modèle alternatif proposé permet à ces rapports de se renouveler et de montrer leur validité historique réelle. En d’autres termes, ces projets doivent refléter les intérêts subjectifs des travailleur-euses et remplir les conditions objectives de leur viabilité et de leur perpétuation9. Compte tenu des divers arguments exposés précédemment, cette approche permet de concevoir les entreprises solidaires comme l’expression d’une forme sociale particulière de production, une forme en totale contradiction avec celles typiques du capitalisme et qui doit pourtant coexister avec ces dernières pour subsister dans les formations historiques dominées par le mode de production capitaliste.
21Pour le moment, cette nouvelle forme de production propose – et est capable de reproduire – des innovations qui relèvent avant tout du domaine des rapports internes, plus précisément des liens réciproques qui définissent le processus social immédiat de travail et de production des entreprises solidaires. L’économie solidaire ne reproduit pas les rapports capitalistes en son sein. Dans le meilleur des cas, elle les remplace par d’autres sans toutefois éliminer ni menacer la reproduction de la forme typiquement capitaliste, du moins dans la perspective temporelle que nos connaissances nous permettent d’appréhender. Nous voyons apparaître des projets très intéressants – notamment les réseaux et clubs de troc, les coopératives de crédit, etc. – qui visent à se substituer à la logique marchande de l’argent et, plus généralement, de l’échange. Mais ils ne sont, pour la plupart, que des projets expérimentaux, complémentaires ou subsidiaires. Les arguments qui visent à démontrer la profondeur du changement proposé par l’économie solidaire font valoir l’intégration par les travailleur-euses d’un nouveau modèle économique, la nette amélioration des conditions de vie de ceux et celles qui exercent leurs fonctions dans une entreprise autogérée et, enfin, le fait que cette économie consolide la lutte globale des travailleur-euses contre l’exploitation capitaliste (Singer 2000, 18). Mais il s’agit là des effets d’une transformation sociale à long terme. Et cette vision des choses dissimule la nature même de l’alternative solidaire entendue comme l’instauration d’un nouveau mode de production au sens le plus large et le plus profond du terme.
22Il est intéressant d’observer ce processus en analysant l’autogestion et la coopération telles qu’elles sont effectivement pratiquées au sein des collectifs de production qui se multiplient dans les zones rurales sous la forme de coopératives agricoles ou d’associations d’autres types. La socialisation de la terre et du travail, quand elle atteint un stade avancé, rompt avec la logique et la tradition de la petite exploitation familiale et instaure des liens d’une autre nature entre ceux et celles que l’on appelle désormais les « travailleur-euses ruraux-ales ». La forme sociale de production est transformée. Cependant, dans la plupart des cas, la base technique, qui résulte de l’état des forces productives, demeure intacte ou n’est que superficiellement modifiée, du moins pendant un certain temps. Le mode matériel de production n’est pas différent de celui qui était auparavant employé dans le cadre de l’économie familiale, en particulier si celle-ci avait déjà intégré une part notable des innovations technologiques prônées par le capitalisme. De même, les agriculteur-trices traitent avec les agents du capitalisme et c’est auprès des institutions de ce système qu’ils doivent réaffirmer leurs intérêts.
23Dans cette même optique, nous pourrions évoquer le destin des entreprises autogérées dépendantes de chaînes de production ou de contrats d’externalisation. Leur manque d’autonomie témoigne du fait que le travail solidaire ne s’est que partiellement libéré de la domination du capital, sur le plan de la circulation et de la répartition autant que sur celui du renouvellement continu des forces productives. Comment est-il possible pour des entreprises solidaires d’assimiler la base technique de l’économie moderne, notamment dans les secteurs caractérisés par leur densité technologique et leur complexité organisationnelle, sans que la logique productive capitaliste ne s’infiltre dans leur contenu social par le biais des différents processus de travail ? Toutefois, comme l’a souligné Marx, c’est précisément au sein de l’ancienne société que naissent les nouvelles conditions matérielles d’existence. Il n’est pas nécessaire que celle-ci soit à bout de souffle pour que se manifeste le lien dialectique entre les forces productives et les rapports de production. Il peut également arriver que, sous l’effet de la domination idéologique du mode de production hégémonique10, des formes essentiellement non capitalistes soient représentées comme si elles étaient capitalistes. Mais il reste encore à identifier les chemins, latents ou dissimulés, que ces nouveaux aménagements du processus de travail et des facteurs productifs, porteurs de nouveaux rapports entre travailleur-euses, pourraient emprunter pour remplir des fonctions actives pendant les prochains cycles historiques.
La temporalité longue des transitions
24Aux termes de la théorie proposée, la transition désigne le moment où une société, structurée selon un mode de production donné et devenant progressivement incapable de se reproduire, se transforme en une autre société définie par un mode de production différent. Ce concept dépasse donc l’idée de changements temporaires ou sectoriels, même évolutifs, qui auraient pour effet de provoquer, par leur action commune, une nouvelle adaptation à l’ordre établi par le biais de la subordination de logiques sociales particulières à la logique générale dominante. Les révolutions technologiques et industrielles qui ont marqué les différentes phases du capitalisme sont l’exemple le plus achevé de ce type d’évolution, celle d’un système voué à se conserver en opérant son propre changement. Sous certaines circonstances seulement, ces changements peuvent être progressivement amenés à créer les conditions nécessaires au dépassement de l’ordre établi, à condition qu’ils multiplient globalement les obstacles internes ou externes à la reproduction du système économique qui sous-tend cet ordre et que ce phénomène se double de l’apparition de bases de substitution susceptibles de donner naissance à une nouvelle formation sociale.
25En conséquence immédiate, la transition s’enracine dans des processus de longue durée. Elle constitue donc un moment inhabituel et d’exceptionnelle importance dans la vie des sociétés, un changement historique dans lequel se condense et se manifeste avec intensité le mouvement des collectivités humaines (Godelier 1981, 162). Elle suppose d’une part l’existence de défaillances structurelles majeures que le système en place est incapable de pallier et, d’autre part, celle d’un nouvel ensemble d’éléments susceptible de former un tout cohérent doté d’une capacité à se reproduire et à imposer sa logique reproductive au système social. À défaut de ce double constat, l’hypothèse selon laquelle nous serions en train de vivre une transition reste sans fondement et le débat relatif aux alternatives systémiques, en traitant de questions inadaptées, risque de diversifier les problèmes existants plutôt que de les clarifier. Pour le dire plus abruptement, la transition ne s’opèrera pas sous l’effet de notre volonté d’être les acteurs-trices ou les témoins de ce grand moment, et l’ordre établi ne s’effondrera pas sous l’effet de prédictions pessimistes ou alarmistes réitérées. En revanche, nous devons nous demander si, dans un laps de temps raisonnable, le capitalisme sera anéanti par des forces endogènes autodestructrices ou des chocs extérieurs, et si nous sommes suffisamment prêts à accepter ces changements et à substituer un autre système au capitalisme.
26Par ailleurs, compte tenu des progrès extraordinaires accomplis par les forces productives et de la somme des connaissances dont nous disposons sur l’histoire et les dynamiques sociales, il est possible d’imaginer que l’ordre en place soit dissout par une action délibérée, l’instauration volontaire de nouveaux rapports sociaux de production qui déclencherait le passage à un mode de production postcapitaliste. Ces nouveaux rapports sociaux supposeraient une réorientation des énergies humaines dont dispose la société vers le développement de forces productives adaptées et l’instauration effective d’un nouveau mode de production (Houtart 1981). Le risque théorique et pratique consisterait alors à surestimer le poids de la volonté politique au point de se perdre dans une vision volontariste comparable à celles que l’on a par exemple pu observer pendant les tentatives infructueuses de construction du socialisme au XXe siècle. À ce propos, il convient de rappeler le critère proposé par Morin et Kern (1995), qui ont signalé la nécessité de répertorier, à chaque moment historique, les contraintes insurmontables – et exclusives de certaines possibilités – associées aux facteurs dont l’effet co-agissant dépend de la place accordée aux acteurs sociaux. […]
27[L’étude des conditions historiques de la transition entre féodalisme et capitalisme] est riche d’enseignements. Tout d’abord, la forme de production capitaliste a été présentée comme supérieure historiquement tout au long de sa gestation, parce qu’elle favorisait l’essor de l’activité marchande tout en en tirant profit, au moment où celle-ci se développait irréversiblement sur fond de crise du féodalisme. De ce point de vue, il n’est pas possible de parler de transition postcapitaliste en ne faisant que recenser les insuffisances du capitalisme, son irrationalité, la non satisfaction de besoins sociaux essentiels, etc. Il faut mettre en évidence une nouvelle logique de développement née sous l’ère capitaliste – si ce n’est directement du capitalisme – qui serait plus adaptée à l’existence de rapports sociaux d’un genre nouveau, c’est-à-dire fondés sur le travail en association. Il importe de définir les propriétés de cette nouvelle logique, de caractériser sa force ainsi que sa capacité à se propager dans toute la société, à faire jeu égal avec la forme sociale de production capitaliste, voire à la faire reculer. Une nouvelle forme sociale répondant à ces critères serait plus apte à stimuler le développement des (autres) forces productives, en renouvelant le mode matériel de production et en définissant les fondements de la suprématie d’un nouveau système. Les éléments factuels permettant de relever ce défi intellectuel n’ont pas toujours été identifiés par le passé. Mais, comme nous le verrons, certaines tentatives ont été des réussites partielles, et ce pour des raisons qu’il est possible d’expliquer.
28Ensuite, il est nécessaire d’expliquer clairement en quoi les contradictions inhérentes aux rapports capitalistes ont rendu ceux-ci incompatibles avec la nouvelle logique et les ont voués à disparaître faute de pouvoir se reproduire. Le capitalisme regorge de contradictions, mais cela ne signifie pas qu’il soit sur le point de s’effondrer, ni que certains facteurs l’empêchent de connaître une crise agonique, réitérative (Kurz 1992), qui le rendrait incapable de faire naître à long terme d’autres formes prometteuses libérées de ces contradictions. Dans les périodes historiques éloignées des temps forts de l’évolution d’une société, il n’est pas aisé de discerner les signes annonciateurs des contradictions irrémédiables qui ne trouveront leur résolution que dans une recomposition profonde de l’ordre social. Dans tous les cas de figure, Marx a saisi quelques subtilités d’un grand intérêt heuristique sur les premières phases des processus de maturation du nouveau mode de production capitaliste. Il rend compte des différentes articulations entre les formes économiques singulières et la totalité sociale, en fonction des stades et des modes de subsomption11 qui s’instaurent entre elles. […]
Une économie fondée sur le travail en perspective ?
29Dans les circonstances actuelles, les initiatives coopératives autogérées sont doublement subsumées sous l’économie capitaliste. Elles sont d’une part soumises aux effets de la logique d’accumulation et aux règles d’échanges essentiellement utilitaires imposées à l’ensemble des agents économiques. D’autre part, pour satisfaire au principe de la productivité compétitive, elles sont contraintes d’adopter la base technique du capitalisme. Ces processus matériels de production sans cesse renouvelés prennent la forme d’une subsomption formelle inversée – celle d’une base sur une forme –, comme dans le cas de l’économie paysanne. Ces contraintes limitent bien évidemment la logique économique solidaire en lui imposant certaines tensions et en la contraignant à revenir sur ses principes. Si ces contraintes étaient acceptées sans restriction, le solidarisme économique perdrait toute singularité.
30Quels défis les entreprises solidaires doivent-elle relever pour conserver leurs traits distinctifs ? J’en isolerai trois : a) reprendre à leur compte la base technique héritée du capitalisme en en exploitant les avantages au profit de leur propre forme sociale de production, voire en parvenant à mettre progressivement en place des forces productives spécifiques et appropriées au renforcement de cette dernière ; b) se mesurer aux entreprises capitalistes en démontrant la supériorité du travail en association sur les rapports salariaux, dans la mesure où ces associations suscitent, en leur sein, une dialectique positive entre rapports de production et forces productives ; c) résister aux pressions du milieu économique par le biais de mécanismes de protection et en étendant la logique coopérative aux relations d’échanges et de troc. Si ces recommandations sont mises en œuvre, nous assisterons à une authentique expérience économique axée sur le travail et fondée sur des rapports permettant l’existence de pratiques de solidarité et de réciprocité qui seront des facteurs déterminants de la production de la vie matérielle et sociale plutôt que de simples dispositifs compensatoires.
31Au stade initial que nous vivons actuellement, et indépendamment des évolutions futures, nous devons définir clairement le critère fondamental de la praxis : seule une nouvelle pratique – le reflet d’un nouveau mode d’insertion dans le monde du travail et de l’économie – peut créer une conscience nouvelle qui, à son tour, donnera naissance à de nouvelles modifications de la pratique. Pour les projets d’économie solidaire existants, ce prérequis est fondamental pour insuffler la volonté de rechercher les moyens de relever les défis précédemment mentionnés. Il convient de souligner, une fois encore, que les projets qui y parviendront ne seront pas pour autant sur le point de surpasser les entreprises capitalistes qui, devenues dysfonctionnelles au sein du système économique, pourraient par la suite mettre en péril le capitalisme lui-même. Aujourd’hui, nous devons étudier les modalités selon lesquelles l’économie solidaire pourrait prouver par les faits que l’autogestion est en mesure de développer les forces productives au même titre que la gestion capitaliste (Singer, 2000, p. 28), dans la mesure où elle est dotée des avantages comparatifs que lui confèrent sa forme sociale de production particulière.
32Parmi les avantages objectifs dont disposent les entreprises autogérées, on peut évoquer une caractéristique concrète : la suppression de la part du surplus que s’appropriait auparavant la classe patronale à des fins privées. Cette part est désormais laissée à l’appréciation des travailleur-euses qui peuvent choisir de l’ajouter à la rémunération du travail ou de la réinvestir dans l’entreprise. Cette configuration abolit la coexistence de propriétaires fortunés avec des entreprises insolvables et des salaires dérisoires. La suppression des rapports salariaux et de l’antagonisme entre capital et travail inhérent à leur existence libère l’entreprise de sa tendance à réduire les coûts par le biais de structures de contrôle et de supervision et à utiliser des incitations financières pour garantir la fidélité et l’efficacité des membres de ses plus hautes strates hiérarchiques. En d’autres termes, les projets solidaires sont dotés de composantes susceptibles de réduire les coûts de transaction (Williamson 1985) de leurs intérêts internes et de leurs activités, mais peuvent également adopter des mécanismes permettant de contrôler les responsabilités individuelles et de récompenser les efforts déployés par chacun et chacune.
33L’entreprise capitaliste est elle aussi contrainte d’adopter des programmes destinés à inciter son personnel à souscrire à ses objectifs. Elle doit suivre les stratégies les plus diverses pour ranimer l’esprit de collaboration en son sein à chaque fois que les difficultés rencontrées font apparaître les contradictions de classe qui la traversent inéluctablement. En outre, elle ne peut jouer sur la flexibilité de ses coûts économiques que dans une certaine mesure, et en assumant en contrepartie les coûts sociaux qui en découlent. Dans les coopératives et les entreprises autogérées, en revanche, on accepte plus facilement que les pertes soient socialisées puisque les gains le sont également, par définition. Pour les membres des coopératives, la meilleure garantie contre le chômage est, en toute logique, l’augmentation ou la réduction unilatérale du temps de travail, une stratégie qui, une fois approuvée par le biais d’un processus démocratique et transparent, permet simultanément de limiter les licenciements individuels et de s’adapter aux fluctuations du marché. D’une certaine manière, les entreprises associatives sont aussi malléables que les professionnel-les indépendant-es, mais elles disposent d’une plus grande capacité à diluer les coûts fixes – des coûts que les indépendant-es doivent assumer à titre individuel – et à accroître leur unité de production de biens ou de services (Sorbille 2000, 131)12.
34Le troisième avantage objectif des entreprises autogérées tient au dévouement et à la volonté de collaboration qui anime ses travailleur-euses, des éléments indispensables à toutes les entreprises et généralement plus efficaces que les stratégies patronales visant à convaincre ou à contraindre (Coutrot 1999). Cette logique se vérifie d’autant plus quand la performance de l’entreprise est liée aux bénéfices individuels obtenus, qu’elle est associée à une moindre rotation de la main-d’œuvre et que les valeurs et objectifs de l’organisation sont partagés. Le fait que les travailleur-euses aient intérêt à voir leur projet prospérer permet une meilleure prise en charge du perfectionnement du processus productif, contribue à l’élimination du gaspillage et des pertes de temps, améliore la qualité des produits ou services et, enfin, contribue à juguler l’absentéisme et les négligences. Mis en évidence dans la littérature spécialisée (Defourny 1988 ; Carpi 1997) et comparés dans des études empiriques, (Gaiger 2001a ; 2006), ces effets découlent de la nature associative et coopérative du travail et des caractéristiques participatives des projets13. Ces particularités leur confèrent une rationalité propre, théoriquement supérieure à celle des entreprises capitalistes qui actionnent les mêmes facteurs matériels de production.
35Du point de vue des facteurs humains, les fondements démocratiques de l’autogestion font précisément écho aux méthodes de gestion modernes qui prônent la participation des travailleur-euses. La structure participative des projets solidaires accueille naturellement les cellules de production, groupes de travail et postes polyvalents ainsi que les autres techniques de gestion horizontale et de responsabilisation du personnel typiques des normes en vogue relatives à la gestion de la qualité. Mais il nous faut encore résoudre le problème que pose le fait que les équipes professionnelles de gestion ne disposent que rarement des ressources et connaissances propres à ce domaine et, surtout, des méthodes adaptées au contexte organisationnel de l’autogestion. Il convient donc de rappeler que les compétences nécessaires à l’administration d’une entreprise s’acquièrent par la prise en charge de problèmes concrets ou, en amont, grâce à une expérience pratique commune et accessoirement étayée par des connaissances scientifiques. Pour pouvoir utiliser ce savoir, il n’est pas nécessaire de le systématiser intégralement ni de le soumettre à une autorité hiérarchique, d’autant moins si l’expérience en question est portée par l’intérêt commun et l’apprentissage collectif (Singer 2000, 19-22).
36En outre, dans un contexte où tous et toutes font preuve d’un engagement en faveur de l’entreprise et où le facteur travail joue un rôle décisif, la formation – scolaire, technico-professionnelle ou générale – des ressources humaines est favorisée dans la mesure où l’on accorde une valeur plus importante au « potentiel des compétences internes » (Peixoto 2000, 55). En dispensant une éducation simultanée à la participation et au travail productif, on forme des travailleur-euses/gestionnaires, dépassant par ce biais ce clivage typique de l’entreprise capitaliste. Se dessinent ainsi les bases d’une nouvelle culture professionnelle constituée par l’ensemble des compétences productives et fondée sur l’implication mutuelle dans l’avenir de l’entreprise et, comme c’est le cas dans tout métier (Coutrot 1999, 73), sur une déontologie adaptée à une communauté de pairs.
37Plus généralement, cette question renvoie à la création de nouvelles forces productives – en l’occurrence intellectuelles – sous l’impulsion d’une nouvelle forme sociale de production, un processus qui a caractérisé les débuts du capitalisme. Une fois cette demande insufflée dans la société par la présence de la nouvelle forme, le processus innovant et créatif de développement des facultés humaines se met en place et offre des solutions susceptibles d’alimenter cette demande en retour, par cycles successifs. Les entreprises autogérées assimilent le travail en association à une force productive spécifique très importante, mais les progrès des capacités subjectives en leur sein s’accompagnent aussi d’un renouvellement des processus matériels de production qui, sous cette influence, se reconstituent progressivement sur d’autres bases. Dans cette logique, la nouvelle forme sociale de production ne crée pas, au sens strict, une nouvelle base technique (innovations technologiques, instruments, etc.), mais elle absorbe les solutions déjà disponibles (y compris les dénommées technologies alternatives) pour les convertir à sa propre logique.
38En replaçant ce sujet en perspective, et compte tenu des obstacles rencontrés lors de notre marche vers la civilisation, les formes de production qui supplanteront les standards uniques de productivité et de rentabilité du capitalisme devront leur suprématie à des paramètres d’un autre ordre, des paramètres liés à la rationalité sociale et à la durabilité14. Les changements attendus devront répondre à des critères, sélectifs plutôt que cumulatifs, qui reposeront sur la qualité et l’attention portée au futur comme au présent. Le capitalisme a certes optimisé la capacité humaine à produire l’abondance, mais ce sont les mouvements sociaux de travailleur-euses qui l’ont civilisé en luttant pour une juste répartition des richesses. Cette question de la répartition reste ouverte, comme celle de l’accès de tous et toutes à la qualité de vie apportée par le progrès technique, et de sa perpétuation.
39Quoi qu’il en soit, l’instauration de nouvelles forces productives opposées à celles qui sous-tendent le mode matériel de production dominant n’est pas le fruit instantané de la matérialité mais un processus éminemment social, sujet à des intermittences et à des revers. Pour mettre en échec, par une logique d’opposition et de substitution, les rapports de production incompatibles avec ce processus, il est indispensable de créer de nouvelles modalités sociales en en réaffirmant dans le temps la forme sociale spécifique. Dans un contexte incertain faits d’allers-retours répétés, certains faits laissent penser que nous sommes en présence de cette dialectique.
40Cette dialectique contient, en germe, la possibilité d’un renversement du processus vital qui s’est opéré dans les premiers temps du capitalisme : la séparation entre les travailleur-euses, les moyens du travail et le produit de ce dernier, séparation qui, selon Marx, sous-tend l’aliénation et la soumission idéologique du prolétaire. On attribue aux expériences concrètes de solidarité économique la capacité d’extraire les travailleur-euses d’un contexte pratique au sein duquel la conscience aliénée se réitère par l’action autant que par les objectifs choisis. Il est alors véritablement possible de retrouver et de restituer aux être humains le contenu du travail et de la vie collective dans toute leur richesse, un contenu qui leur permet d’interagir en fonction de leurs qualités respectives et non « dans la pauvreté et l’homogénéité de leurs carences » (Razeto 1997, 94)15.
41Les projets solidaires connaissent actuellement une période de foisonnement, mais aussi de vulnérabilité au plan des relations qu’elles entretiennent entre elles et avec les autres agents économiques. De nouveaux organismes de crédit, de troc et de consommation solidaire se créent en permanence et, en parallèle, les organisations existantes progressent. Ce climat d’émulation est fertile en rencontres et en projets : coopératives de crédit, banques populaires, monnaies sociales, réseaux de troc, etc. Mais, à l’exception de quelques projets plus matures ou de plus grande envergure, ces dispositifs demeurent expérimentaux et leur valeur tient plus à leur signification intrinsèque qu’à leurs retombées. Pour assurer leur reproduction, les entreprises solidaires doivent faire face aux externalités capitalistes en s’y adaptant. Elles tentent de rompre le cycle en développant leurs contacts et se renforcent ainsi moralement et politiquement. Mais les pratiques qu’elles mettent en œuvre dans le domaine de l’échange économique sont insuffisamment efficaces, notamment lorsque qu’elles traitent avec des catégories et des acteurs sociaux de natures différentes16.
42Il est cependant possible de synthétiser les éléments qui pourraient raisonnablement permettre aux circuits de l’économie solidaire de prospérer17. Tout d’abord, le solide ancrage local de l’économie solidaire lui permet d’utiliser les ressources qui se trouvent à sa portée – le travail, le savoir populaire, les énergies morales, les ressources politiques et institutionnelles. Elle peut ainsi réalimenter les synergies et explorer des matrices économiques productives dotées d’un haut degré de rationalité sociale. L’économie solidaire a contribué à « dynamiser l’immense potentiel des ressources humaines et matérielles resté en repos dans les “sphères” non marchandes et marchandes de la société » (Franco 1996, 12). Elle est apte à s’inscrire dans le modèle de développement durable à l’opposé de la logique prédatrice de l’économie purement compétitive.
43Par ailleurs, et contre l’idée qui veut que l’espace économique soit entièrement occupé par le capitalisme global, les entreprises solidaires s’emparent des niches du marché partiellement protégées de la concurrence généralisée, et mettent en œuvre des pratiques de troc qui prospèrent grâce aux rapports de confiance établis avec leurs clients. Ces rapports de proximité, dont les grandes entreprises adossées à leurs stratégies marketing sont presque totalement dépourvues, constituent en réalité le patrimoine de l’économie populaire ou, pour reprendre Braudel, du rez-de-chaussée de la civilisation. Enfin, les expériences d’intercoopération à plus grande échelle, en s’étendant et en se multipliant, revitalisent des formes de vie économique diverses – des formes elles aussi atypiques dans le contexte capitaliste – dont dépendent des groupes importants de travailleur-euses. Elles stimulent et soutiennent les manifestations de l’économie du travail en en atténuant la vulnérabilité aux contraintes exercées par le capital18.
44Le débat sur l’efficacité comparée des entreprises autogérées et de celles du secteur privé n’est pas nouveau. La supériorité des premières est étayée par des arguments forts, dont nous n’avons fait ressortir, dans les pages précédentes, que les aspects les plus visibles mis en évidence par les analyses empiriques récentes. Ces arguments ne laissent aucun doute sur le fait que l’avenir de l’économie solidaire dépend également d’un nouveau système réglementaire susceptible de mener un processus dynamique d’ordonnancement des règles du jeu économique visant à généraliser les pratiques d’autogestion à l’ensemble de la société et à pérenniser le changement d’échelle des très nombreux projets de petite envergure.
45L’économie solidaire ne se consolidera que sous l’influence d’une nouvelle institutionnalisation de l’économie. Celle-ci ne naîtra pas naturellement des règles du jeu économique, elle résultera d’une politique soutenue de démocratisation de l’économie visant à satisfaire en priorité le besoin de reconnaissance et de légitimité des divers agents qui assurent la production matérielle de la vie grâce au lien associatif et dont les activités reposent, par conséquent, sur un présupposé essentiellement social. Cette politique doit également permettre une réaffectation des ressources publiques par l’intermédiaire de programmes spécifiquement conçus pour valoriser les entreprises sociales, un phénomène relativement courant dans l’histoire des entreprises capitalistes. Il s’agit donc de choisir une alternative parmi différents systèmes économiques en fonction de notre désir de privilégier les intérêts individuels ou collectifs. Mais il s’agit, en même temps, de lutter contre les effets néfastes de l’économie de marché et de sa propagation dans la vie quotidienne pour défendre des formes de vie économiques reposant sur d’autres fondements.
46Enfin, il convient de conceptualiser les transitions historiques sous un angle différent, celui qui sous-tend certains des arguments exposés ici et repose sur le concept de forces productives dans sa définition la plus large – cette définition incluant notamment les ressources et les facultés intellectuelles, l’état général des connaissances, leur diffusion au sein de la population, l’adoption et l’utilisation des techniques, la capacité du processus productif à s’organiser, etc. On peut assimiler la transition culturelle à un processus de décalage puis de réajustement entre infra et superstructure (Houtart 1981), ou encore entre les possibilités objectives et les capacités subjectives à les utiliser. Analysée par ce prisme, la transition exige la socialisation de nouvelles pratiques correspondant à de nouveaux modèles de conduite et à de nouvelles représentations légitimées et fondatrices, ainsi que l’extension de ces pratiques à l’ensemble de la société ou encore à certains groupes ou classes sociales (Houtart et Lemercinier 1990).
47En référence à ces représentations et conduites fondatrices, notre analyse démontre que la simple affirmation de la force de la solidarité introjectée comme principe de l’action ne suffit pas. Il est préférable d’admettre le fait que les travailleur-euses ne souscrivent pas aux pratiques de coopération et de réciprocité par obligation morale. Ils et elles les adoptent avant tout après avoir constaté que ces pratiques satisfont pleinement leurs intérêts individuels, des intérêts dans une certaine mesure utilitaires, mais pas seulement. Apporter la preuve de la supériorité de la forme sociale de production solidaire comparée aux autres possibilités offertes aux travailleur-euses est donc une démarche d’une importance décisive.
48L’intérêt commun – fondement de l’action de classe – qui lie les individus occupant la même place dans le processus de production de la vie matérielle naît de la perception par chacun et chacune de la symbiose entre ses intérêts propres et ceux d’autrui. Lorsqu’une nouvelle forme de vie économique prend corps, elle délimite de nouveaux groupes et les contraint, selon les circonstances, à lutter pour leur affirmation. Dans la transition vers le capitalisme, la montée en puissance de la bourgeoisie a poussé ses membres à lutter contre les corporations et contre tous les obstacles à la libre entreprise. La logique objective des transformations historiques décrite dans ces pages infléchira son cours à mesure que les acteurs en scène agiront sur les conditions rencontrées qui, une fois modifiées, conforteront leur rôle.19
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Notes de bas de page
1 Un débat intéressant à cet égard s’est déroulé au sein du Parti des travailleurs, au Brésil (Singer et Machado, 2000).
2 Au Brésil, les premières données de la Cartographie nationale de l’économie solidaire confirment que ces initiatives ont, pour la plupart, vu le jour durant ces huit dernières années. Les réseaux d’économie solidaire occupent une place de plus en plus visible lors de chaque nouvelle édition du Forum social mondial. De plus, au Brésil, ils ont donné naissance au Forum brésilien de l’économie solidaire, dont la première grande manifestation, qui s’est tenue en août 2004, a rassemblé près de 1 600 projets.
3 « La réalité historique – comme toute réalité – existe purement, indépendamment de la connaissance que l’on en a. C’est en cela que consiste son objectivité. Cependant, si l’on désire la connaître, son existence perd sa pureté et devient le référentiel du sujet de connaissance. C’est pourquoi la donnée pure est fictive et illogique. » (Gorender 1978, 43)
4 Godelier souligne le fait que, pour Marx, la forme n’est pas un concept à caractère descriptif ou peu discriminant. Il englobe en effet ce que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de structure, c’est-à-dire l’essentiel d’une relation, ce qui relie les éléments qui la composent et garantit sa force et sa singularité historique (1981, 73)
5 Le fait que ce quotidien transcende la matérialité économique et englobe la vie sociale et culturelle à partir de la matrice familiale nous met en garde contre une interprétation économiciste de la théorie de Marx. Il s’agit en fait de comprendre les différentes formes de l’existence humaine à partir de la logique sociale qui régit l’organisation de la vie matérielle.
6 La question n’est pas sans relation avec la nature irrévocable ou temporaire de la socialisation des moyens de production et des engagements réciproques assumés par les individus, pour des raisons objectives et subjectives déterminées. Malgré ce caractère polymorphe – représentatif des initiatives populaires qui s’inscrivent dans le domaine de l’économie solidaire –, il est possible, comme nous le faisons ici, de réduire cette morphologie à ses traits essentiels pour définir la structure interne des rapports qui la constituent et dans lesquels réside sa logique de développement.
7 Selon la première Cartographie de l’économie solidaire au Brésil (cf. www.sies.mte.gov.br), les pratiques suivantes figurent parmi les plus fréquentes : les associé-es représentent une proportion importante de la force de travail des entreprises ; des assemblées ou des réunions générales sont tenues en vue de prendre les décisions fondamentales ; et l’ensemble des associé-es bénéficient du droit de vote.
8 Ce phénomène a été observé il y a plus bien longtemps, avant que la restructuration productive du capitalisme ne provoque la crise actuelle du marché du travail : « le taux de licenciement des entreprises autogérées est pratiquement invariable à court terme et assurément moins variable que ce qui se pratique dans les entreprises capitalistes » (Vanek 1977, 266, cité dans Coutrot 1999, 109)
9 Cette exigence ne découle donc pas d’une préférence ou d’une tendance économiciste, mais bien d’un impératif méthodologique prioritaire (Gorender 1978, 25).
10 On peut par exemple évoquer le simple fait que tout agent économique, pour gagner une quelconque reconnaissance, est contraint de se présenter comme un entrepreneur susceptible d’être placé sous une rubrique définie, qu’il le soit ou non.
11 Le terme subsomption (de subsumer) est une abstraction théorique : il désigne le mouvement contradictoire de recouvrement par lequel un ensemble de rapports sociaux (une forme sociale) est englobé et redéfini au sein d’un autre ensemble, selon la logique de ce dernier. Les termes soumission et subordination désignent des mécanismes concrets du processus de subsomption.
12 C’est indéniablement la raison pour laquelle se multiplient les coopératives qui rassemblent des professionnel-les traditionnellement considéré-es comme indépendant-es, comme les thérapeutes, les comptables, les consultant-es, etc.
13 En reconnaissant cette réalité, on relativise dans une large mesure la thèse de l’action rationnelle dictée par des fins individuelles, en rappelant toutefois que l’adhésion à un ensemble de valeurs s’explique aussi par les garanties et les avantages matériels que celle-ci procure, pour autant que l’on puisse l’entretenir à partir d’une collaboration durable et à l’origine motivée par des raisons utilitaires. C’est pourquoi, contrairement à la majorité des théories socialistes, l’autogestion productive « ne présuppose pas un changement radical de la nature humaine, “l’homme nouveau” » (Coutrot, 1999, p. 68-69, 111).
14 Dans les premiers temps du capitalisme, les forces productives qui lui étaient associées ont été considérées comme absurdes, inutiles et nuisibles. Elles ont été fermement combattues par les représentant-es de la production artisanale et corporative de marchandises qui dominait alors. Le progrès technique ne signifiait rien, du moins dans la perspective capitaliste.
15 Ceci justifie certainement l’intérêt croissant de l’éducation et de la psychologie pour l’économie solidaire. Voir par exemple Veronese (2005).
16 Il ne s’agit pas là d’une critique, dans la mesure où il n’y a sans doute pas d’autre moyen de commencer. Même dans le sud du Brésil, une région considérée comme avancée sur le plan de la solidarité, on n’observe pas d’intégration systémique ; des expériences pilotes destinées à des secteurs sociaux distinct y coexistent, en convergence ou en divergence, alors que gravitent dans leur orbite un certain nombre d’acteurs et d’organisations (Gaiger 2001b ; 2003b).
17 Pour une défense théorique et politique des réseaux solidaires, voir Mance (2001).
18 Le projet CRESOL, actif dans trois États du sud du Brésil, est l’expérience la plus vaste et la plus aboutie de crédit aux producteurs ruraux. Il est à prendre en considération pour ses retombées positives sur la petite production familiale (Singer et Souza 2000). Sur l’importance du développement local et régional, voir Coraggio (2001).
19 Adapté de : Gaiger, L. I. 2007. La economía solidaria y el capitalismo en la perspectiva de las transiciones históricas. In La economía social desde la periferia. Contribuciones latinoamericanas. (Comp.) J. Coraggio. Buenos Aires : UNGS/ALTAMIRA. Traduit de l’espagnol par Camille Roth et Aurélie Cailleaud.
Auteur
Université de Vale do Rio dos Sinos, São Leopoldo, Brésil.
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2015
Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires
Christine Verschuur, Isabelle Guérin et Isabelle Hillenkamp (dir.)
2017
Savoirs féministes au Sud
Expertes en genre et tournant décolonial
Christine Verschuur (dir.)
2019