Penser une politique postcapitaliste féministe avec Marx
p. 57-70
Note de l’éditeur
Référence papier : Gibson-Graham J. K., E. Erdem et C. Özselçuk, ‘Penser une politique postcapitaliste féministe avec Marx’, in C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp (dir.), Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires, Cahiers Genre et Développement, n°10, Genève, Paris : L'Harmattan, 2017, pp. 37-56. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Introduction
1La crise économique actuelle a réveillé un véritable intérêt pour la théorie marxiste. On redécouvre Marx afin de parvenir à une compréhension critique du fonctionnement du capitalisme et de ses éventuelles solutions de remplacement. Nous souhaitons profiter de la tribune que nous offre cet article pour nourrir ce débat d’actualité en apportant un éclairage féministe sur ce que pourrait mettre en jeu une politique postcapitaliste. Il nous semble que l’actualité des écrits de Marx tient moins aux moyens d’action que l’on pourrait sans doute y trouver pour opérer un changement systémique qu’au fait que ces travaux (et la tradition marxiste en général) ouvrent des perspectives théoriques par leur prise en considération de la différence et de la contingence économiques
2Dans l’analyse qui suit, nous illustrerons certaines de ces perspectives et en étudierons les apports éventuels à l’élaboration et à la mise en place d’une politique postcapitaliste de transformation et d’expérimentation économiques. La deuxième partie présente le concept d’économie plurielle et explore les possibilités offertes par une théorisation de la différence économique définie comme une différence de classe au sens marxiste du terme. Dans la troisième partie, nous proposons un examen critique des raisons pour lesquelles les apports théoriques du féminisme marxiste dans le domaine de l’économie familiale demeurent indispensables à la théorisation de l’hétérogénéité de l’économie. La quatrième partie abordera le processus de reproduction économique sous un angle différent. En nous inspirant de l’analyse marxiste sur la circulation du capital, nous examinerons les effets théoriques d’une absence totale de détermination dans le cadre de l’économie plurielle. Pour conclure, la section V proposera une vue d’ensemble de l’éthique féministe postcapitaliste sous-tendant la recherche et les projets militants qui recourent au cadre de l’économie plurielle.
3Comme le montre cet article, la politique postcapitaliste suppose une transformation sur les plans tant ontologique qu’épistémologique. Au plan ontologique, nous pensons que le postcapitalisme implique une rencontre avec l’économie définie comme un espace hétérogène irréductible aux rapports de production capitalistes. Au plan épistémologique, il exige de démythifier la primauté accordée au capitalisme considéré comme force économique déterminante, pour adopter une perspective anti-essentialiste. Point particulièrement important, le postcapitalisme ne peut exister sans une compréhension du fait qu’une telle réorientation épistémologique vers le social est porteuse en elle-même d’un effet performatif (Butler 1990). En d’autres termes, il est nécessaire de reconnaître le caractère performatif du modèle postcapitaliste du monde sur la construction même du monde que l’on imagine et que l’on met en pratique. Dans cet article, nous affirmons que le programme de recherche sur les économies plurielles, dont J. K. Gibson-Graham a posé les premiers jalons (1996 ; 2006), impose une rupture de cette ampleur avec les épistémologies réflexive et réaliste.
La différence de classe chez Marx
4Marx ouvre le Livre I du Capital par un exposé sur la circulation des biens sur les marchés. Il y explique tout d’abord que les marchandises s’échangent en fonction de la quantité de temps de travail abstrait socialement nécessaire qui se trouve matérialisée en elles, puis examine de manière très détaillée une marchandise en particulier, la force de travail, ainsi que les modalités selon lesquelles celle-ci s’échange contre un salaire. Dans un troisième temps, Marx décrit précisément le mode d’organisation capitaliste de la production, de l’appropriation et de la répartition du surplus et explique en quoi il considère ce rapport économique comme une forme d’exploitation. La première étape de notre représentation de l’économie plurielle se fondera sur les rubriques qui caractérisent ce schéma marxiste classique (figure 1).
Figure 1 : Représentation du capitalisme dans l’économie plurielle
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5Nous étudierons ensuite, avec Marx, la capacité du modèle de l’économie plurielle à offrir un quelconque espace aux processus économiques qui ne relèvent pas du processus de classe capitaliste décrit plus haut.
6Bien sûr, à la fin du Livre I du Capital et dans plusieurs autres écrits comme les Grundrisse (Marx 1993), Marx juxtapose les rapports économiques capitalistes et précapitalistes. Les lectures modernistes de Marx, plutôt que de s’attarder sur les caractères distinctifs de ces processus de classe non capitalistes, tendent à les décrire comme des éléments séquentiels d’une trajectoire de développement économique universel mettant en jeu des rapports de classes de plus en plus élaborés avec le temps. Dans cette représentation historiciste, les rapports non capitalistes ne coexistent pas avec le capitalisme, ils le précèdent.
7Nous proposons une lecture différente, qui confère à la classe le statut d’« universel concret » de la tradition marxienne (Zizek 1999, 101-102). Dans cette perspective, la « classe » en tant qu’objet de théorie émane de l’analyse des diverses manifestations concrètes du concept de classe menée à bien par Marx, plus précisément de ses tentatives répétées pour comprendre l’évolution des formes de production, d’appropriation et de répartition du surtravail. Toutefois, aucune de ces formes n’est à même de donner un contour définitif au concept de classe (Özselçuk et Madra 2005). Cette lecture bouleverse l’approche historiciste et définit une technique permettant l’étude de la coexistence des différents modes d’organisation de la production d’un surplus, de la rémunération du travail et de l’échange des marchandises. Dans une perspective de pluralité des économies, le fruit du travail de Marx apparaît donc avant tout comme un inventaire des classes qui renvoie, dans ses travaux, aux différents rapports de classe permettant la production de marchandises, qu’ils soient capitalistes, féodaux, esclavagistes, communistes primitifs ou indépendants. Cet inventaire constitue une référence permettant d’exprimer clairement la différence de classe dans tous les contextes plutôt qu’une une liste exhaustive ou transparente (Gibson-Graham 2006).
Figure 2 : Différents rapports de classe reposant sur une lecture de la différence de classe chez Marx dans une perspective anti-historiciste
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8Cette interprétation non historiciste de la classe et l’introduction de processus de classe non capitalistes dans le panorama de l’économie plurielle (cf. figure 2) remettent en question le discours marxiste moderniste qui assimile l’économie contemporaine à une totalité capitaliste. Comme le montre la figure 2, l’approche par l’économie plurielle crée un espace théorique à partir duquel on peut exprimer et explorer la pluralité de l’économie définie comme un surplus, ce qui revient à admettre la coexistence de différentes configurations de la production, de l’appropriation et de la répartition du surplus à un moment et dans un lieu donnés. Dépasser la simple description de luttes pour le surplus capitaliste permet d’acquérir les outils théoriques nécessaires à la déconstruction de la notion de différence de classe et de repenser l’économie comme un espace radicalement hétérogène et caractérisé par la présence de luttes multiples relatives aux différentes configurations (capitalistes et non capitalistes) du surplus (Resnick et Wolff 1987 ; Gibson-Graham, Resnick et Wolff 2000).
Interprétations marxistes-féministes de la reproduction et de la différence de classe
9Le thème de la différence de classe peut également être abordé sous l’angle du féminisme marxiste. Le débat sur le travail domestique, notamment, a revêtu une importance particulière en permettant une mise en rapport du salaire capitaliste – soit la valeur de la force de travail des travailleur-euses – et de la quantité de travail non rémunéré produite au sein du foyer (pour une vue d’ensemble de ce débat, voir Jefferson et King 2001). Comme le montre la discussion qui suit, la prise en considération du flux non marchand de biens issus du travail non rémunéré accompli par les femmes au foyer au sein des ménages donne un sens nouveau à la notion de différence économique dans le cadre de l’économie plurielle. Elle pose par ailleurs la question des modalités de l’interaction entre les sphères marchande et non marchande de l’économie.
10Parmi les chercheur-euses qui ont repris le concept de reproduction de Louis Althusser, on note un effort en vue d’ouvrir un champ (relativement autonome) permettant la prise en compte et la théorisation de la division sexuelle du travail qui sous-tend les pratiques économiques non rémunérées. À l’époque, cet effort a coïncidé avec un élargissement du champ de réflexion de l’économie politique marxienne et de la lutte socialiste qui sont passées de la stricte production à la reproduction sociale proprement dite. Mais en tentant de théoriser le foyer, le féminisme marxiste s’est d’emblée heurté à la difficulté de combiner un décentrage du capitalisme (par rapport à « l’extérieur constitutif » de la reproduction sociale) avec la nécessité de la reproduction capitaliste (Molyneux 1979 ; Gibson-Graham 1996). Dans ce contexte, une tendance au déterminisme économique peut être décelée dans la façon dont on a considéré le care et le travail domestique comme des fonctions de la reproduction de la force de travail capitaliste. Partant de notre critique précédente de l’interprétation historiciste de Marx, notre premier argument critique portera donc sur la logique de détermination introduite dans les rapports d’interdépendance entre capitalisme et travail domestique. Nous soutenons que cette détermination ne laisse pratiquement aucune place à la contingence dans la reproduction du capitalisme et interdit, au plan théorique, d’imaginer une dynamique sociale émanant de la sphère domestique susceptible de mettre fortement en péril le rapport capital-travail.
11Notre deuxième argument critique porte sur l’imaginaire « capitalo-centrique » dans lequel le débat sur le travail domestique reste majoritairement cantonné. Comme le montre J. K. Gibson-Graham (1996), le capitalo-centrisme est une forme d’ontologie structurelle qui conçoit et hiérarchise l’ensemble des subjectivités et processus économiques et non économiques en relation binaire (assujetti, identique ou complémentaire, etc.) avec une identité capitaliste conçue comme un tout auto-cohérent. Les tâches reproductives étant essentiellement considérées comme des outils de reproduction du capitalisme (à l’exclusion de tout autre rapport économique), les contributions économiques non rémunérées des femmes ont été vues comme assujetties au capital ou complémentaires de celui-ci. Au plan théorique, elles sont donc incorporées dans le capitalisme par le biais d’une logique unificatrice.
12À partir de la conception marxienne de la différence de classe présentée en figure 2, on peut donc affirmer que les acteur-trices du débat sur le travail domestique ont omis de prendre en compte la contribution potentielle du travail domestique et de care à la reproduction des formes non capitalistes de production de surplus dans une économie plurielle. Dans la perspective politique postcapitaliste, la représentation capitalo-centriste de l’économie domestique fait plus que révéler un angle mort de la recherche. Dans la mesure où la représentation de l’économie comme ensemble hiérarchique binaire a une action performative sur l’objet même qu’elle élabore, elle donne également une orientation aux institutionnalisations de l’économie en limitant les possibilités de transformation et d’expérimentation économiques. En ce sens, le capitalo-centrisme a de considérables incidences sur les limites que la pensée marxiste-féministe impose à son propre imaginaire relatif à la transformation politique (Cameron et Gibson-Graham 2003). Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion de cet article.
13Notre troisième critique a trait à l’intersectionnalité du genre et de la classe dans la théorie marxiste. Un corpus important de travaux marxistes-féministes a remis en cause la primauté théorique et politique accordée à la classe, primauté qui fait de l’oppression des femmes une question accessoire et subordonnée à celle de l’exploitation capitaliste (Hartmann 1981). Partant de cette réflexion critique, les chercheur-euses féministes ont étudié les voies permettant la conceptualisation de la différence économique par le prisme du genre défini comme une construction sociale (et non par celui de la reproduction capitaliste). Parmi les apports constructivistes notables, figurent notamment la théorie du « mode de production domestique » élaborée par Christine Delphy (1984) et celle de Nancy Folbre sur le « mode de production patriarcal » (Folbre 1987). Toutes deux se fondent sur le postulat qui veut que le travail non rémunéré des femmes structure un rapport de classe unique et distinct du capitalisme.
14Nous souscrivons aux critiques féministes de l’essentialisme de classe présent dans le marxisme, tout en exprimant nos réserves quant aux théories qui confèrent au genre plutôt qu’à la classe le statut de rapport social dominant. Fraad, Resnick et Wolff (1994) ont, dans leur travaux, poussé la position marxiste-féministe radicalement anti-essentialiste à son maximum. Leur théorie de l’existence de multiples structures de classe au sein du foyer s’inscrit dans la continuité des travaux de Delphy et Folbre dans la mesure où le foyer y est décrit comme un lieu constitutif de rapports économiques irréductibles à un effet du capitalisme. En accord avec notre description de la différence de classe dans l’économie plurielle (voir figure 2), Fraad, Resnick et Wolff identifient une multiplicité de configurations (relevant ou non de l’exploitation) relatives à la production, l’appropriation et la répartition du surtravail au sein du foyer – parmi lesquelles les modes de production esclavagiste et féodal assimilables à l’exploitation ou encore les modes de production indépendant (individuel) ou communautaire sans caractère d’exploitation. Le caractère anti-essentialiste de cette théorie du foyer tient au fait que les rapports de genre y sont considérés comme l’un des nombreux déterminants des rapports de classe au sein du foyer – et non comme le rapport central. En outre, Fraad, Resnick et Wolff pensent que la reproduction d’une quelconque structure de classe domestique n’est pas subordonnée à un ensemble donné de conditions d’existence fondamentales. Au contraire, la pérennité d’une structure de classe domestique particulière est soumise à une contingence radicale de ses propres conditions d’existence (à cet égard, nous anticipons déjà la notion marxiste d’indétermination que nous décrirons plus loin dans ce texte).
15La figure 3 présente une version remaniée du modèle de l’économie plurielle qui intègre les idées marxistes-féministes dans l’économie domestique. Elle recense certaines des configurations de classe qui peuvent régir la production de surplus non rémunérée à domicile et fait apparaître certaines modalités de la distribution de ce surplus par le biais de mécanismes non marchands.
Figure 3 : Nouvelle représentation de la diversité économique selon le prisme des théories marxistes-féministes de la reproduction
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MARCHANDES | SALARIÉ | CAPITALISTE | ||
NON MARCHANDES Partage au sein du ménage Don | NON RÉMUNÉRÉ Tâches ménagères Soins aux enfants Soins aux personnes âgées Travail de quartier | NON CAPITALISTE Féodale Esclavagiste Collective Indépendante |
Accumulation élargie et indétermination chez Marx
16Dans cette section, nous examinerons la notion de reproduction sous un angle différent, en prenant pour point de départ la description de la circulation du capital proposée par Marx dans le Capital. L’évolution des arguments de Marx entre le Livre I et les Livres II et III est souvent perçue comme un approfondissement de la méthode matérialiste de Marx, au sens où il conceptualise le réel concret en intégrant davantage de conditions d’existence du capitalisme. Il parviendrait ainsi à représenter théoriquement des configurations sociales plus complexes et plus contradictoires. Dans la continuité de Norton (2001) et Özselçuk et Madra (2007), nous proposons d’interpréter ce même processus comme une mise en évidence plus nette du caractère contingent de la reproduction de l’entreprise capitaliste et comme une prise de distance concomitante vis-à-vis de la poursuite de l’accumulation du capital.
17Selon Özselçuk et Madra, Marx tente, avec la circulation du capital (A-M…P…M’-A’), d’identifier les moments distincts qui, dans le processus de création de valeur, définissent le passage du capital d’une forme à une autre. En d’autres termes, la logique de la circulation du capital n’est ni invariante, ni spontanée, ni auto-constituée. Il ne s’agit pas d’une « loi du mouvement » mais d’une tentative de formalisation des métamorphoses du capital. Premièrement, le capital se transforme, passant de sa forme argent A (capital financier) à sa forme marchandise M (lorsque l’industriel capitaliste achète des moyens de production et de la force de travail pour les utiliser). Une fois les nouvelles marchandises M’ produites, le capital retourne à sa forme argent A’ lorsque les marchandises sont vendues sur le marché et que se réalise la plus-value extorquée au travailleur. Pour Marx, cette création de valeur ne se déroule jamais sans heurts ni frictions. Chaque transformation du capital s’opère et se perpétue continuellement par le biais des technologies sociales qui animent et favorisent les différentes instances économiques de cette circulation. Tout au long des trois Livres du Capital, Marx montre que les capitalistes industriels s’appuient sur les capitalistes marchands pour commercialiser les marchandises, sur les prestataires de services de stockage et de transport, sur le capital financier pour lever des fonds, sur les surveillants d’usine et la législation pour discipliner les ouvriers au travail. Nous pourrions y ajouter les organismes sociaux et les institutions de reproduction tels que les syndicats, les pouvoirs publics, la famille et bien d’autres (Özselçuk et Madra 2007, 84). Dans le discours « accumulationniste », le déroulement contradictoire de la reproduction élargie du capital A-A’ est considéré comme un processus intégré et automatique. Cette lecture automatiste de Marx pourrait toutefois nous empêcher de percevoir les étapes internes à cette circulation – celles de la production, de l’appropriation, de l’échange et de la distribution – comme autant de moments potentiels d’assujettissement et de subjectivation. Lire Marx sous un éclairage différent nous permet de nous réapproprier ces moments de contingence et de réexaminer certaines préoccupations typiquement marxiennes : qui s’approprie la plus-value ? Comment sont obtenus les moyens de production ? Quels sont les rapports sociaux et techniques propres à la production de la plus-value ? Qu’advient-il de la plus-value réalisée ? Quelles sont les luttes concrètes motivées par sa répartition ? Une fois ces questions posées, la circulation du capital et sa reproduction semblent plus incertaines et plus susceptibles d’être perturbées par un grand nombre d’antagonismes sociaux et économiques.
18En relisant Marx tout en gardant à l’esprit la dynamique de la contingence, deux constats s’imposent sur le cadre de l’économie plurielle. En premier lieu, il n’existe aucune logique essentialiste inhérente à la reproduction capitaliste ou, par extension, à la reproduction économique non capitaliste. En d’autres termes, chaque processus économique décrit dans notre représentation de l’économie plurielle est empreint d’un caractère de contingence. En second lieu, le fait de lever l’impératif de l’accumulation capitaliste permet une lecture plus variée des objectifs et des contraintes de l’entreprise capitaliste. Nous pouvons alors distinguer des entreprises capitalistes alternatives dont le mode de production tient compte de préoccupations sociales, culturelles ou écologiques (figure 4).
Figure 4 : Diverses formes de répartition du surplus dans les entreprises capitalistes alternatives et non capitalistes, d’après l’étude de la contingence dans le circuit économique de Marx
ORGANISATION DU SURPLUS |
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CAPITALISTE ALTERNATIF Capitaliste socialement responsable Capitaliste vert Organismes sans but lucratif |
NON CAPITALISTE Féodale Esclavagiste Communiste primitive Indépendante |
19Nous n’essaierons pas de démontrer ici le bien ou le mal-fondé des entreprises socialement responsables (capitalistes philanthropes), de l’entreprenariat vert, des organismes à but non lucratif ou d’autres types d’organisations. Nous souhaitons simplement souligner le fait qu’il est possible de réorienter les flux de plus-value à des fins différentes et que cette réorientation ébranle la logique déterministe de la circulation du capital. De plus, nous estimons que cette représentation constitue une étape vers l’affaiblissement de la division binaire entre le capitalisme et son extérieur constitutif, le non capitalisme. En ce sens, relire le Capital en adoptant la perspective de la contingence de la circulation du capital (plutôt que la logique du déterminisme économique) permet, au plan théorique, une description plus riche du domaine économique dans son hétérogène foisonnement. Mais cette relecture peut aussi réorienter notre vision des possibilités offertes aux politiques à visées transformatrices sur le terrain. En conclusion de cet article, nous aborderons donc la mise en pratique de ces conceptions alternatives de l’économie définie comme un espace de prise de décision éthique.
Mettre en application les idées politiques postcapitalistes
20Après avoir défini le cadre de l’économie plurielle, nous poursuivrons notre réflexion en mettant en évidence quelques liens établis entre ce cadre et la politique postcapitaliste par les chercheur-euses et les militant-es affilié-es au Community Economies Research Collective1. Une mise en garde s’impose ici. La perspective de la pluralité des économies élargit notre conception de la valeur économique et démultiplie nos choix politiques. Il ne s’agit pas de parvenir à créer une économie plus « complète » en y « ajoutant » des pratiques économiques auparavant invisibles et marginales. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que toutes les pratiques et transactions économiques doivent se voir accorder sans distinction la même valeur ou même qu’elles pourraient favoriser la création de niches économiques alternatives. En réalité, le cadre de l’économie plurielle représente le basculement d’une position morale fondée sur un « jugement a priori quant au caractère bon ou mauvais d’une pratique » (Gibson-Graham 2006) vers une éthique de conduite. Cette position ne s’adopte pas de manière progressive, il convient de considérer immédiatement chaque transaction et pratique économique comme un lieu possible de lutte et de prise de décision éthique, comme le (délicat) point de départ d’un projet de transformation et de devenir. Par son refus d’émettre un jugement a priori sur la valeur d’une transaction ou d’une pratique, le cadre de l’économie plurielle nous contraint à nous interroger sur les conditions d’existence spécifiques à toute activité économique et à mettre en place un processus de décision démocratique visant à en évaluer les mérites et inconvénients potentiels.
21Cette réflexion consciente forme le socle d’un processus d’élaboration et de mise en pratique d’un nouveau type de valeur, d’un être-en-commun économique. Les idées politiques postcapitalistes nous mettent en relation avec le domaine économique dans une perspective de prise de décision éthique, rapprochant les sphères communautaires et économiques par l’expression d’une préoccupation commune pour l’interdépendance de l’économie et de l’écologie. L’économie communautaire vise notamment à produire et partager le surplus social de façon à satisfaire nos besoins, à créer et assurer la pérennité des communs et à investir dans un avenir socialement et écologiquement durable (Gibson-Graham, Cameron et Healy 2013). Compte tenu du fait que l’ensemble des formations de classe présentent des mécanismes institutionnalisés qui tentent de distinguer le nécessaire du surplus ainsi que le contenu social des « besoins », la pensée politique postcapitaliste met avant tout en avant « le caractère social inhérent aux décisions prises pour définir la nécessité ainsi que les différentes formes d’interdépendance mises en pratique quand ces décisions sont prises » (Gibson-Graham 2006, 90). En d’autres termes, avant même l’adoption d’une configuration institutionnelle particulière, toute politique postcapitaliste tente de défaire les coutures qui maintiennent les institutions et les discours préexistants relatifs au nécessaire et au surplus.
22Pour conclure, nous réaffirmons le fait que la politique postcapitalisme n’est pas un projet autour duquel s’organiseraient les diverses transactions économiques. Elle n’impose pas d’opérer la transformation à une échelle en particulier – locale ou mondiale. Elle est à la fois dénomination et processus ; elle est le point nodal d’un investissement duquel naîtra un processus de négociation des relations d’interdépendance des différentes pratiques économiques de l’économie plurielle. Si la politique postcapitaliste montre une préférence pour la « négociation démocratique », sa délibération démocratique et sa politique participative se fondent sur l’hypothèse d’un surplus affectif, en d’autres termes sur l’existence d’un antagonisme irréductible dans un corps social qui rejette l’ultime réconciliation de la communauté par le biais d’une réflexion communicationnelle à la Habermas. La dimension éthique de la pensée politique postcapitaliste suppose une subjectivité nouvelle, un choix de ne pas occulter les antagonismes inhérents en postulant les idéaux de l’harmonie économique. En ce sens, l’éthique de la politique postcapitaliste peut être définie comme un engagement à poursuivre un processus permanent de « devenir-en-commun » guidé par le refus de l’homogénéisation des identités et l’harmonisation de la communauté.2
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 [… N]ous avons limité notre réflexion à une théorisation de l’économie plurielle par le biais d’une relecture de Marx. Cependant, nous souhaitons souligner le fait que les chercheur-euses et les militant-es œuvrant dans le domaine de l’économie plurielle – en particulier les membres du collectif de recherche mixte sur les économies communautaires – s’inspirent de traditions intellectuelles et de mouvements sociaux radicaux très divers, parmi lesquels : l’école postfordiste qui remet en question le modèle par étape de l’industrialisation historique (Piore et Sabel 1984) ; l’économie féministe qui pose la question du travail de care non rémunéré au sens large ; la pensée politique queer qui étudie la différence sexuelle dans sa complexité et son refus de la cohérence ; le mouvement de l’économie solidaire qui encourage les coopératives autogérées ; les mouvements urbains, ruraux, écologiques et numériques qui valorisent les communs, et l’anthropologie économique de l’économie du don. Le processus de représentation de l’économie plurielle est non seulement en constante évolution, mais il rejette également l’idée d’une compilation exhaustive, fondée sur un programme théorique uniforme, de toutes les pratiques économiques existantes (voir aussi le site www.communityeconomies.org).
2 Gibson-Graham, J. K., E. Erdem et C. Özselçuk. 2013. Thinking with Marx for A Feminist Postcapitalist Politics. In Marx’ Kritik der Gesellschaft. (Dir.) R. Jaeggi et D. Loick (Dir.). Berlin : Akademie Verlag. Traduit de l’anglais par Camille Roth.
Auteurs
Géographe, Université de Western Sydney, Australie
Économiste, Université Alice Salomon, Berlin, Allemagne
Sociologue, Université Boğaziçi, Istanbul, Turquie
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