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Alternatives économiques : les nouveaux chemins de la contestation

p. 37-56

Note de l’éditeur

Référence papier : Sousa Santos (de) B. et C. Rodríguez Garavito, ‘Alternatives économiques : les nouveaux chemins de la contestation’, in C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp (dir.), Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires, Cahiers Genre et Développement, n°10, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2017, pp. 37-56. Acheter le .pdf chapitre éditeur.


Texte intégral

Introduction

1La prédominance séculaire du capitalisme n’a pas affaibli l’indignation et la résistance effective suscitées par les valeurs et les pratiques qui en constituent le cœur, en tant que système économique et forme civilisatrice. En témoigne la récente consolidation de nombreux mouvements qui se battent, dans le monde entier, pour une mondialisation contre-hégémonique. L’histoire du capitalisme, né au cours du « long XVIe siècle » (Wallerstein 1979), est aussi celle de cette indignation et de cette résistance. Depuis la lutte des paysans anglais, contraints de rejoindre les usines proto-capitalistes après la privatisation des terres communales au XVIIIe siècle, jusqu’aux luttes contemporaines des communautés indigènes de la « semi-périphérie » et de la « périphérie » contre l’exploitation de leurs territoires ancestraux, en passant par les organisations ouvrières de toutes sortes et par les mouvements surgissant au « centre » du système comme les indignés ou Occupy Wall Street, le capitalisme a été constamment remis en question et défié. Cette opposition est allée de pair avec une riche tradition de pensée critique depuis les écrits sur l’association de Saint-Simon, Fourier et Owen dans l’Europe du XIXe siècle jusqu’à la revendication d’un développement différent ou le rejet de l’idée même de développement économique au XXe siècle, en passant par la critique marxiste du capitalisme industriel, qui a alimenté le débat sur des formes de société plus justes, proposant des alternatives aux sociétés capitalistes (Macfarlane 1998). En imaginant et en défendant des sociétés où l’exploitation serait drastiquement réduite, les pratiques et les théories s’opposant au capitalisme (et à d’autres formes de domination, comme le patriarcat et le racisme) ont entretenu la promesse moderne d’émancipation sociale.

De l’alternative aux alternatives

2En ce début du XXIe siècle, il s’avère particulièrement urgent de penser et de défendre des alternatives économiques et sociales, et ce, pour deux raisons.

3En premier lieu, l’absence d’alternative au capitalisme est une idée qui fait aujourd’hui l’objet d’un consensus sans doute inédit dans l’histoire du capitalisme mondial. Dans les vingt dernières années du siècle passé en effet, les élites politiques, économiques et intellectuelles conservatrices ont déployé avec une telle agressivité et un tel succès les politiques et la pensée néolibérales, que l’idée thatchérienne selon laquelle « il n’y a pas d’alternative » au capitalisme néolibéral a commencé à s’installer, même dans les milieux progressistes. Dans ce sens, les décennies précédentes ont ravivé l’« utopie du marché autorégulé » (Polanyi 1957), dominante au XIXe siècle. Mais la résurgence de cette utopie, sous la forme du néolibéralisme contemporain, n’a pas entraîné de réactivation des luttes et de la pensée critiques, contrairement au XIXe siècle. Celles-ci sont passées à la défensive et ont dû se réinventer et se restructurer. Cette situation a commencé à évoluer avec la renaissance d’un activisme en faveur d’une mondialisation contre-hégémonique, faisant éclore certaines formes de coordination, comme le Forum social mondial. Étant donné que, comme Polanyi lui-même l’a clairement souligné, les institutions incarnant l’utopie du marché autorégulé ne peuvent « exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert » (Polanyi 1957, 22), l’idée d’une absence d’alternative ne pouvait pas persister bien longtemps.

4En second lieu, il est urgent de réinventer des formes économiques alternatives car, contrairement aux deux siècles passés, la perspective représentée par les économies socialistes centralisées, n’est en ce début de millénaire ni viable ni enviable. L’effondrement de ces systèmes centralisés, au tournant des années 1990, a cruellement pointé du doigt leur autoritarisme politique et leur manque d’efficacité économique (Hodgson 1999). Même les plus fervents défenseurs de ces systèmes ont dû redéfinir leur approche. Pour ceux qui, comme nous, n’y voyaient pas un vecteur d’émancipation face au capitalisme, la crise de ces systèmes socialistes centralisés a permis de récupérer ou d’inventer des alternatives (au pluriel) proposant des pratiques et des formes de sociabilité non capitalistes. Ces alternatives sont bien moins grandioses que celles du socialisme centralisé, et les théories qui les soutiennent sont moins ambitieuses que la foi dans l’inéluctabilité historique du socialisme, qui a dominé le débat du marxisme classique. D’ailleurs la viabilité de ces alternatives, du moins à court et moyen termes, dépend en grande partie de leur capacité à survivre dans un contexte dominé par le capitalisme. Il est donc nécessaire d’étudier paradoxalement à la fois la viabilité et le potentiel émancipateur des nombreuses alternatives présentes dans le monde, qui représentent des formes d’organisation économique fondées sur l’égalité, la solidarité et la protection de l’environnement.

5Toutefois, l’insistance sur leur viabilité n’implique pas une acceptation de ce qui existe. C’est là le fondement de toute pensée critique : au-delà de l’existant, la réalité est un champ de possibilités, englobant les alternatives qui ont été marginalisées ou celles qui n’ont même pas été tentées (Sousa Santos 2000, 23). La réflexion sur l’émancipation et sa mise en pratique doivent élargir ce champ des possibles. En dépassant ce qui existe, ces formes théoriques et pratiques questionnent la séparation entre réalité et utopie. Les alternatives ainsi formulées sont suffisamment utopiques pour défier le statu quo, et suffisamment réelles pour ne pas être facilement taxées de non viables (Wright 1998). L’éventail de possibilités se déploie, dépassant même ce que beaucoup de partis et de penseurs de gauche ont eu tendance à défendre ces dernières années. En Amérique latine, par exemple, les idées formulées par un important courant de gauche, réunies dans les ouvrages d’Unger et Castañeda1, n’offrent que des variantes connues du système capitaliste. Pour reprendre les mots de Castañeda, la gauche se limite à promouvoir un modèle capitaliste incluant « les variations, régulations, exceptions et adaptations que les économies de marché en Europe et au Japon ont intégrées au fil du temps » (1993, 514). Or, la prédominance du capitalisme ne réduit pas le champ des possibles à de telles variations. Au contraire, certains modes de conception de la vie économique impliquent des réformes radicales au sein du capitalisme, reposant sur des principes non capitalistes, ou qui visent même une évolution de l’économie vers des formes non capitalistes de production, d’échange et de consommation.

La relation fantomatique entre théorie et pratique

Le décalage entre la théorie et la pratique est presque constitutif de la pensée critique occidentale du XXe siècle. […] Mais je pense qu’aujourd’hui nous sommes confrontés à un phénomène nouveau, à savoir l’énorme divergence qui existe entre ce que prévoit la théorie et les pratiques les plus innovantes et les plus transformatrices qui ont cours dans le monde. Durant ces trente dernières années, les luttes les plus avancées ont été le fait de groupes sociaux dont la théorie critique eurocentriste n’avait pas prévu l’existence : femmes, peuples indigènes, paysans, afro-descendants, piqueteros, chômeurs, sans-papiers, homosexuels et lesbiennes. Ces groupes s’organisent sous des formes totalement différentes (mouvements sociaux, communautés locales, rassemblements, autogestion, occupation de terres et de bâtiments, organisations populaires économiques, pétitions, référendums, etc.) de celles que privilégie la théorie critique eurocentriste (le parti des travailleurs et le syndicat, l’action institutionnelle, la lutte armée, la grève). Ces groupes sociaux ne résident pas dans les centres industriels urbains mais plutôt sur des sites éloignés (forêts et bassins fluviaux en Inde, hauteurs dans les Andes, grandes plaines d’Amazonie). Ils expriment leurs revendications dans leurs langues nationales et non pas dans la langue coloniale dans laquelle la théorie critique a été formulée.

Cette divergence entre la théorie et la pratique a connu un moment de grande visibilité avec le Forum social mondial. Le FSM a montré que le fossé entre les théories classiques de la gauche et ses pratiques était plus profond que jamais. En vérité, le FSM n’est pas le seul témoin des expériences politiques menées en Amérique latine, région où il a émergé. Que l’on considère l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) dans le Chiapas et le constitutionnalisme transformateur initié en 1988 avec la Constitution brésilienne, suivie de nombreuses autres constitutions entre 1990 et 2000 ; que l’on considère l’effondrement des partis oligarchiques traditionnels et l’émergence des partis d’un genre nouveau ; que l’on considère les piqueteros argentins et le Mouvement des sans-terre (MST), les mouvements indigènes de Bolivie et d’Équateur et le Front large d’Uruguay ; les victoires successives d’Hugo Chavez au Venezuela, l’élection d’Evo Morales en Bolivie, de Rafael Correa en Équateur, de Fernando Lugo au Paraguay et de José Mujica en Uruguay ; que l’on considère la lutte de l’ensemble du sous-continent contre l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques) ou le projet alternatif de l’intégration régionale conduit par Hugo Chavez (ALBA ou Alliance bolivarienne pour les Amériques) : il s’agit là à chaque fois de pratiques politiques qui doivent être reconnues comme émancipatrices bien qu’elles n’aient pas été prévues par les principales traditions théoriques de la gauche eurocentriste et qu’elles puissent même les contredire. En tant qu’événement international et rassemblement de tant de pratiques de résistance et de projets de société alternatifs, le FSM a donné une nouvelle dimension à cette cécité réciproque – de la pratique vis-à-vis de la théorie et de la théorie vis-à-vis de la pratique – et a créé les conditions d’une réflexion plus profonde sur ce problème. […]

[Le] fossé fantomatique entre la théorie et la pratique […] a plutôt à voir avec l’épistémologie, si ce n’est avec l’ontologie. Beaucoup de mouvements sociaux dans le sous-continent latino-américain construisent leurs luttes sur un savoir différent de celui des pays européens : un savoir ancestral, populaire, spirituel, qui n’a rien à voir avec le scientisme. En outre, leurs conceptions de l’être et du vivant sont tout à fait dissemblables du présentisme et de l’individualisme occidentaux. Les êtres sont des communautés d’êtres plutôt que des individus ; ces communautés incluent les ancêtres, les animaux et la Terre Mère. Nous sommes face à des conceptions non occidentales qui, afin d’être comprises et valorisées, requièrent un travail de traduction interculturelle. [ …]

Le but de la distanciation que je propose est d’ouvrir des espaces analytiques pour les réalités qui sont « surprenantes » parce que nouvelles, ignorées ou rendues invisibles, c’est-à-dire présentées comme non existantes par la tradition critique eurocentriste. Ces réalités peuvent seulement être récupérées par ce que j’appelle « la sociologie des absences » (Sousa Santos 2004).

Références bibliographiques

Sousa Santos (de), B. 2004. A critique of lazy reason : against the waste of experience. In The modern world-system in the longue durée. (Ed.) I. Wallerstein. Londres : Paradigm Publishers.

Source : Sousa Santos (de), B. 2011. Épistémologies du Sud. Études rurales. 1(197) : 34-35.

Une herméneutique de l’émergence

6Toute analyse qui, comme la nôtre, vise à souligner et à évaluer le potentiel émancipateur de projets et d’expériences économiques non capitalistes, doit prendre en compte leur fragilité et leur manque de maturation, dus à leur nature anti-systémique. C’est pourquoi nous analyserons ici les alternatives sous un angle pouvant être qualifié d’« herméneutique de l’émergence » (Sousa Santos 2001), c’est-à-dire en interprétant de façon expansive la façon dont les organisations, les mouvements et les communautés résistent à l’hégémonie du capitalisme et se lancent dans des alternatives économiques fondées sur des principes non capitalistes. Notre approche accentue et développe les traits émancipateurs de ces alternatives pour en renforcer la visibilité et la crédibilité. L’herméneutique de l’émergence ne renonce pas pour autant à mener une analyse rigoureuse et critique. Mais plutôt que d’en miner le potentiel, elle vise à consolider ces alternatives.

7Avant de procéder à l’analyse d’initiatives et de propositions concrètes, il convient de préciser la terminologie récurrente dans le débat. À défaut d’un terme plus approprié, les pratiques et les théories défiant le capitalisme sont souvent qualifiées d’« alternatives » : on parle ainsi de mondialisation alternative, d’économies alternatives, de développement alternatif. Or, on peut raisonnablement douter de la pertinence politique et théorique de cet adjectif. Qualifier quelque chose d’« alternatif », c’est céder d’emblée le terrain à ce que l’on souhaite combattre et en réaffirmer ainsi le caractère hégémonique. Mais plutôt que de modifier le langage, une démarche visant à théoriser et à révéler l’éventail d’alternatives doit avant tout formuler une question évidente : alternative, certes, mais face à quoi ? En d’autres termes, quelles sont les valeurs et les pratiques capitalistes que ces alternatives critiquent et veulent dépasser ? Cette question très vaste, qui pointe d’ailleurs du doigt l’un des thèmes centraux des sciences sociales, à savoir la caractérisation du capitalisme comme phénomène économique et social, demande une réponse.

8Les courants de pensée critique évoqués plus haut ont traditionnellement souligné trois aspects négatifs des économies capitalistes. D’abord, le capitalisme produit systématiquement des inégalités de ressources et de pouvoir. Dans la tradition marxiste, les critiques se centrent sur l’inégalité économique et politique entre les classes sociales. La séparation entre capital et travail, l’appropriation privée des surplus agissent comme des moteurs de production de revenus inégaux et de relations sociales marquées par la subordination du travail au capital. Les conditions qui permettent l’accumulation génèrent des inégalités dramatiques entre les classes sociales d’un même pays et entre les pays au sein du système mondial. La théorie féministe concentre ses critiques sur la façon dont les différences de classe renforcent les différences de genre et par conséquent, sur le rôle du capitalisme dans la reproduction de la société patriarcale. De son côté, la théorie critique de la race (critical race theory) souligne la façon dont l’oppression raciale et l’exploitation économique s’alimentent mutuellement. Ensuite, le marché capitaliste stimule des rapports de concurrence qui appauvrissent les formes de sociabilité, en favorisant le profit personnel au détriment de la solidarité. Sur le marché, le motif immédiat de production et d’interaction entre les personnes est « un mélange d’avidité et de peur. Ainsi, les autres sont perçus à la fois comme des sources possibles d’enrichissement et comme des menaces. On a beau y être habitué après des siècles de capitalisme, ce sont là d’horribles façons de voir les autres » (Cohen 1994, 9). Cette réduction de la sociabilité à l’échange et au profit personnel est au centre du concept marxiste d’aliénation. Elle a suscité des propositions contemporaines cherchant à élargir les sphères où l’échange repose sur la réciprocité plutôt que sur le profit monétaire (comme les économies populaires étudiées par Quijano (1998) en Amérique Latine) ou à diminuer la dépendance des personnes vis-à-vis du travail salarié, afin de ne pas avoir à « perdre sa vie à la gagner » (Gorz 1997). Enfin, l’exploitation croissante des ressources naturelles du globe menace les conditions physiques de vie sur la Terre. Comme le rappellent les théories et les mouvements écologistes, le capitalisme demande des niveaux et des types de production et de consommation insoutenables (Daly 1996 ; Douthwaite 1999). Le capitalisme tend ainsi à épuiser les ressources naturelles nécessaires à sa propre reproduction (O’Connor 1988). Face à la perspective d’une telle destruction, les mouvements écologistes ont proposé un large éventail d'alternatives, depuis l'imposition de limites au développement capitaliste jusqu'au rejet de l'idée même de développement économique et l’adoption de stratégies anti-expansionnistes, fondées sur la subsistance et le respect de la nature et de la production traditionnelle (Dietrich 1996).

9Dans la pratique, les critiques et les alternatives concernant ces différents aspects du capitalisme tendent bien sûr à combiner les caractéristiques mentionnées. Ainsi, l’écoféminisme prôné par les mouvements de femmes en Inde associe la lutte contre le patriarcat et la préservation de l’environnement (Shiva et Mies 1993). De la même façon, le coopérativisme prône une rémunération égalitaire des travailleurs-propriétaires, tout en cherchant à générer des formes de sociabilité solidaires, reposant sur le travail en commun et la participation démocratique à la prise de décisions. D’autres propositions, comme la création d’un salaire minimum universel accompagné de la diminution de la journée de travail, visent à établir un seuil de bien-être matériel, tout en libérant du temps pour développer des activités sociales et des compétences différentes de celles requises par le marché (Van Parijs 1992).

10La carte des initiatives actuelles présente une grande diversité, des initiatives d’économie populaire constituées par les sujets les plus marginaux de la périphérie aux coopératives prospères fondées au centre du système mondial. Toutes ces expériences ont néanmoins un point commun : bien qu’elles ne cherchent pas à remplacer le capitalisme d’un seul coup, elles tentent (avec plus ou moins de succès) d’entraver sa reproduction et son hégémonie. C’est pourquoi les nombreuses initiatives solidaires créent des espaces économiques où prédominent les principes d’égalité, de solidarité ou de respect de la nature. En vertu du premier de ces principes, les fruits du travail sont appropriés de façon équitable par les producteurs, et le processus de production implique une participation égalitaire à la prise de décisions, comme dans les coopératives de travail. En vertu du principe de solidarité, une personne reçoit en fonction de ses besoins et apporte en fonction de ses capacités. C’est ainsi que fonctionnent les systèmes d’imposition et de redistribution progressives, dont l’instauration, ou la défense, dans le contexte de la mondialisation néolibérale, constitue une alternative au consensus économique dominant. C’est ce même principe qui inspire le mouvement du commerce équitable selon lequel les prix payés par les consommateurs du Nord contribuent à rémunérer dignement les producteurs du Sud. En vertu de la protection de l’environnement, l’échelle et le processus de production se plient à des impératifs écologiques, même quand ceux-ci vont à l'encontre de la croissance économique.

11L’échelle des initiatives varie également. Certaines alternatives concernent des petites unités de production locale, comme les coopératives de travail dans les quartiers marginalisés à la périphérie du système mondial. D’autres visent à aboutir à une coordination macroéconomique et juridique mondiale, afin de garantir le respect des droits minimaux des travailleurs et de la nature dans le monde entier. D’autres encore ont à voir avec la construction d’économies régionales basées sur des principes de coopération et de solidarité.

12Face à une telle diversité, les alternatives existantes entretiennent des rapports très différents avec le système capitaliste. Certaines (les coopératives, par exemple) sont compatibles avec un système de marché, voire avec la prédominance des entreprises capitalistes, tandis que d’autres (comme les propositions écologistes anti-développementalistes) impliquent une transformation radicale, voire l’abandon de la production capitaliste. Cependant, il faut résister à la tentation d’évaluer ces alternatives selon un critère simpliste, se limitant à voir si elles offrent une alternative radicale au capitalisme. Et ce pour deux raisons. D’une part, ce critère simple de (dé)qualification constitue une forme de fondamentalisme de l’alternatif, susceptible de conduire à rejeter des propositions qui, nées au sein du capitalisme, ouvrent toutefois la voie à une orientation non capitaliste et créent des enclaves de solidarité au sein du système. Dépassant la traditionnelle dichotomie entre réforme et révolution, il s’agit, comme l’affirme Gorz (1997), de mener des réformes révolutionnaires, c’est-à-dire de lancer des initiatives émanant du système capitaliste dans lequel nous vivons mais qui facilitent et légitiment des formes non capitalistes d’organisation économique et de sociabilité. Par ailleurs, un critère aussi strict d’évaluation des alternatives constitue au final une herméneutique du scepticisme, et non de l’émergence, qui finit par écarter tout type d’expérimentation sociale, soupçonnée d’être contaminée par le système dominant. Aucune des propositions viables ne constitue une alternative systémique au capitalisme ; c’est-à-dire une alternative d’organisation micro et macroéconomique complète, fondée exclusivement sur des valeurs de solidarité, d’égalité et de protection de l’environnement. Les alternatives dont nous disposons entretiennent des liens directs ou indirects avec les marchés locaux, nationaux voire internationaux. Autrement dit, alors que nous savons faire fonctionner une économie basée sur l’intérêt individuel (et donc sur le marché) mais n’avons pas appris à faire fonctionner une économie fondée sur la générosité (Cohen 1994), les initiatives ne représentent pas de nouveaux modes de production capables de remplacer le capitalisme.

13Mais cela ne remet pas en cause leur pertinence ou leur potentiel émancipateur. Du fait qu’elles incarnent des valeurs et des formes d’organisation opposées à celles du capitalisme, les alternatives économiques entraînent deux conséquences au fort potentiel émancipateur. Au niveau de l’individu, elles impliquent souvent des changements fondamentaux dans les conditions de vie de leurs acteurs. Au niveau de la société, la diffusion des expériences réussies permet d’élargir les domaines sociaux où opèrent des valeurs et des formes d’organisation non capitalistes. Il arrive que les initiatives aient une ampleur telle qu’elles transforment considérablement les modèles de sociabilité et les résultats économiques. C’est le cas du complexe coopératif Mondragón en Espagne, qui influence toute une région (Whyte et Whyte 1988). Vues sous l’angle de l’herméneutique de l’émergence, ces expériences recèlent la promesse de transformations à plus grande échelle, vers des formes de sociabilité et d’organisation économique non capitalistes.

Neuf thèses sur les alternatives de production2

14En s’appuyant sur les études de cas disponibles, il est possible de formuler un ensemble de thèses. Nous espérons ainsi éveiller la curiosité du lecteur et ouvrir le débat. Ces thèses, qui reposent sur notre propre interprétation des cas, constituent une intervention explicite dans les discussions politiques et académiques qui animent aujourd’hui les mouvements et les organisations progressistes à travers le monde. Elles sont là pour être débattues, confrontées, complétées, critiquées ou rejetées.

15Thèse 1. Les alternatives de production ne sont pas seulement économiques : leur potentiel émancipateur et leurs perspectives de succès dépendent en grande partie de leur faculté à intégrer les processus de transformation économique aux dynamiques culturelles, sociales et politiques. Comme le montrent les études de cas, les initiatives de production alternative s’inscrivent en général dans un projet plus vaste d’organisation communautaire. Bien que la production soit essentielle pour encourager la participation des acteurs, la décision d’entreprendre un projet alternatif et la volonté de le maintenir au quotidien dépendent tout autant des dynamiques non économiques (culturelles, sociales, affectives, politiques, etc.) liées à l’activité productive. Dans ce sens, les alternatives sont de nature holistique. Leur devenir est tributaire de leur capacité à équilibrer les dynamiques économiques et non économiques qui opèrent en leur sein.

16Le cas de l’association « In Loco » au Sud du Portugal, en est une bonne illustration. « In Loco » est un projet de développement local qui inclut des initiatives entrepreneuriales communautaires (production alimentaire, artisanat, etc.) et toute une série d’activités sociales (garderies collectives), culturelles (éducation et affirmation des traditions locales) et politiques (participation citoyenne à la prise de décisions concernant les projets et les sujets d’intérêt local). Les expériences de coopératives de travailleurs, présentés par Singer, Cruz et Silva, Bhowmik et Rodríguez, montrent que la difficile transition entre production capitaliste et production coopérative demande de mener en parallèle des activités d’éducation et d’intégration sociale qui maintiennent l’enthousiasme des travailleurs impliqués, tout en créant les conditions nécessaires pour qu’ils prennent vraiment part aux décisions des entreprises dont ils sont propriétaires. Comme le montre Singer dans sa comparaison des coopératives de différents secteurs au Brésil, il n’est pas facile pour le travailleur de passer d’une relation ouvrier/patron à une relation horizontale. Ce changement de contexte et de statut demande un véritable processus d’apprentissage du nouveau rôle, ainsi que des opportunités et des responsabilités liées au fait de posséder une entreprise. La difficulté s’accentue quand les personnes concernées ont subi des formes extrêmes d’exclusion sociale, comme dans le cas des chiffonniers colombiens présenté par Rodríguez. Il est essentiel que les coopératives forment de petites communautés de soutien mutuel entre les participants, pour survivre dans un contexte semé d’embûches. L’organisation d’activités ludiques, culturelles, sociales et autres, est tout aussi importante, pour les membres de la coopérative, que leur travail quotidien de recyclage. Ce sont d’ailleurs souvent ces raisons qui poussent les chiffonniers à rester dans la coopérative. La création d’une ville alternative de la part du Mouvement des sans-terre (MST) analysée par Lopes, révèle également le caractère holistique des initiatives de production. Cette ville intègre la production, le logement, les loisirs, la jouissance et le respect de la terre. Elle efface les frontières conventionnelles entre rural et urbain, entre lieux de production et lieux d’habitation ou de sociabilité.

17Les alternatives de production sont donc des initiatives hybrides. Elles constituent un amalgame complexe d’activités, comme en témoignent les cas qui viennent d’être cités et bien d’autres expériences menées aux quatre coins du monde (Hirschman 1984 ; Wasserstrom 1985). Les activités économiques fournissent la subsistance et la motivation matérielle, tandis que le sens de l’appartenance comme les efforts d’éducation et d’intégration sociale déployés autour d’elles apportent l’énergie et l’enthousiasme nécessaires pour éviter l’abandon des participants et la stagnation, ou la dénaturation, de l’alternative proposée.

18Thèse 2. Le succès des alternatives de production dépend de leur insertion dans des réseaux de coopération et de soutien mutuel. Étant donné leur caractère contre-hégémonique et le fait qu’elles émanent souvent d’acteurs marginalisés de la société, les expériences de production alternative s’avèrent fragiles et précaires. Le risque de cooptation, d’échec économique ou de dénaturation est très élevé. On constate que la meilleure solution pour pallier cette fragilité est d’intégrer les initiatives à des réseaux où convergent des expériences similaires (coopératives, par exemple) et des entités de nature différente.

19Pour que des alternatives émergent, se maintiennent et s’épanouissent, il est essentiel qu’elles émanent d’un mouvement social plus vaste qui en préserve l’intégrité. Le Mouvement des sans-terre (MST) illustre cette affirmation. Les études de Martins, Singer, Navarro et Lopes montrent que les nombreuses initiatives menées par les membres du MST (de la production d’aliments à la construction de villes alternatives) ont été possibles grâce à la solidité du mouvement dans lequel elles s’inscrivent. Au Mozambique, l’énergie politique générée par la lutte de libération nationale a donné l’élan nécessaire à la formation des coopératives étudiées par Cruz et Silva. En Afrique du Sud, la réforme agraire, lancée par le nouveau gouvernement après le triomphe du mouvement contre l’apartheid, s’articule autour des associations communautaires étudiées par Klug. Toutes ces expériences confirment les conclusions d’autres études, comme celles sur le succès des coopératives de Kerala, en Inde, s’inscrivant dans un mouvement de transformation sociale plus large qui a donné naissance au « modèle de Kerala » (Isaac, Franke et Raghavan 1998).

20Les réseaux de soutien mutuel sont composés de trois types d’entités : syndicats, organisations non gouvernementales (ONG) et fondations, et autres structures économiques alternatives. Les syndicats jouent un rôle essentiel dans la conception et la promotion des expériences réussies, notamment les coopératives de travailleurs. En témoignent les cas présentés par Bhowmik et Singer, où la présence de syndicats a été décisive pour aider les travailleurs de plusieurs entreprises en faillite à en prendre possession et les transformer en coopératives. Dans le cas rapporté par Singer, les syndicats brésiliens ont contribué à former des structures spécialisées dans la promotion et le soutien des coopératives de travailleurs. Ces cas, tout comme celui de Kerala, mettent en évidence l’un des défis les plus intéressants, à notre sens, pour le mouvement ouvrier du nouveau millénaire : définir son rôle dans la promotion d’alternatives économiques qui dépassent le cadre de la négociation ouvriers-patrons. Par ailleurs, le soutien apporté par les fondations et les ONG engagées dans la promotion du développement communautaire s’avère tout aussi crucial, notamment dans les étapes de création et de consolidation. Le soutien externe d’églises, d’organismes privés de promotion sociale et de toutes sortes d’« animateurs sociaux » (Hirschman 1984) se retrouve dans la création de grands mouvements comme le MST et dans de petites initiatives comme les coopératives de chiffonniers. Parmi les initiatives étudiées, certaines voient justement leur survie menacée une fois que s’achève ce soutien externe. Finalement, on remarque les bienfaits du soutien mutuel entre organisations économiques alternatives, par exemple entre coopératives. Au Mozambique, au Brésil et en Colombie, cela a donné naissance à des coopératives de second niveau qui se consacrent à la défense de ce modèle de production.

21Comme le montre l’exemple de Mondragón, les coopératives et les autres structures non capitalistes sont extrêmement faibles quand elles doivent faire face, toutes seules, à la concurrence du secteur capitaliste et à un contexte politique défavorable. D’où l’importance de constituer des réseaux de soutien mutuel, intégrant toutes sortes de structures impliquées dans la transformation sociale. Cependant, dans des économies ouvertes, il s’avère indispensable de créer des alliances avec des entreprises capitalistes, comme l’ont fait les coopératives étudiées au Mozambique et en Colombie. C’est l’un des aspects les plus épineux de l’évolution récente des alternatives de production dans le monde. Il s’agit donc de négocier avec précaution les conditions de cette relation et de l’intégration au marché, de façon à éviter le galvaudage des alternatives.

22Thèse 3. Les luttes pour la production alternative doivent être menées à l’intérieur et à l’extérieur de l’État. Les rapports entre les initiatives de production alternative et l’État méritent une mention à part. Traditionnellement, les courants de pensée et d’action progressistes en quête d’alternatives économiques non capitalistes ont fait preuve de méfiance vis-à-vis de l’État. Ce constat concerne tout autant le coopérativisme que les propositions de développement alternatif ou d’alternatives au développement. Cette méfiance n’est pas injustifiée, étant donné le risque de clientélisme, la passivité de l’État face aux problèmes des classes populaires et le danger d’une dépendance vis-à-vis des subventions publiques.

23Cependant, les rapports entre les alternatives de production et l’État sont complexes et ambigus. L’État agit parfois comme un catalyseur efficace des alternatives, voire comme un instigateur. C’est le cas des associations de propriété communautaire d’Afrique du Sud, analysées par Klug. Il arrive également que l’État agisse de façon contradictoire, en soutenant d’abord les initiatives, avant de les délaisser. Cette attitude peut nuire à la survie même des organisations. Ainsi, parmi les coopératives étudiées par Bhowmik, certaines ont bénéficié dans un premier temps d’un soutien de l’État, puis ont menacé de disparaître quand celui-ci leur a retiré son soutien sans justification. Enfin, les rapports avec l’État peuvent être tendus et ambigus. Dans ce sens, les relations entre le MST et l’État brésilien, décrits en détails par Navarro, sont paradigmatiques. Les liens de collaboration et de soutien financier tissés entre ces acteurs s’accompagnent de relations d’antagonisme et d’opposition politique.

24Dans un tel contexte, nous pensons que les alternatives n’ont pas le choix : elles doivent lutter à la fois au sein de l’État et en dehors. Au sein de l’État, pour ne pas céder le terrain du politique au pouvoir économique hégémonique et mobiliser les ressources de l’État en faveur des milieux populaires. En dehors, pour préserver leur intégrité, ne pas dépendre des fluctuations du cycle politique et continuer à formuler des alternatives au statu quo.

25Thèse 4. Les alternatives de production doivent être ambitieuses en termes d’échelle. Nous avons déjà exposé ce point dans notre critique du localisme qui caractérise certaines propositions d’économie alternative. Nous proposons des alternatives capables de réfléchir et d'agir du local au global, en passant par les échelons régionaux et nationaux. Cette ambition s’oppose au fondamentalisme consistant à privilégier une échelle en particulier. Certes, l’échelle locale est essentielle (les initiatives communautaires, l’action politique concrète à l’échelle où nous habitons et où se trouvent nos racines) mais rien n’empêche de déployer à plus grande échelle les réseaux de soutien et de solidarité décrits dans la thèse 2.

La sociologie des absences et la question de l’échelle dominante

Par « sociologie des absences » j’entends une recherche qui vise à montrer que ce qui n’existe pas est en fait activement produit comme non existant, c’est-à-dire comme une alternative non crédible à ce qui est supposé exister. […]

Je distinguerai ici cinq logiques, qui sont aussi cinq façons de produire de l’absence ou de la non-existence : « ignorer » ; tenir pour « rétrograde », « inférieur », « local » ou « particulier », « improductif » ou « stérile ». [ …]

La quatrième logique de production de non-existence est celle de « l’échelle dominante ». Selon cette logique, l’échelle adoptée comme étant primordiale détermine le manque de pertinence de toutes les autres. Dans la modernité occidentale, l’échelle dominante revêt deux formes principales : l’universalisme et la mondialisation. L’universalisme est l’échelle des entités ou réalités qui prévalent indépendamment des contextes spécifiques. Il a donc la préséance sur toutes les réalités qui dépendent des contextes et sont ainsi considérées comme particulières ou vernaculaires. La mondialisation est l’échelle qui, durant les trente dernières années, a pris une importance sans précédent dans les champs sociaux les plus divers. C’est une échelle qui privilégie les entités ou réalités étendant leur influence sur toute la planète, gagnant ainsi le droit de désigner comme rivales les réalités locales. Dans ce cas, la non-existence prend la forme du particulier ou du local. Les entités ou réalités définies comme particulières ou locales sont emprisonnées dans des échelles qui les rendent incapables de devenir des alternatives crédibles à ce qui est supposé exister de façon universelle et mondiale.

Source : Sousa Santos (de), B. 2011. Épistémologies du Sud. Études rurales. 1(197) : 34-35.

26L’échelle, ou la combinaison d’échelles, pour la pensée et l’action, doit être choisie en accord avec la nature et les besoins des initiatives concrètes à un moment donné, et non a priori et définitivement.

27Le cas du développement local intégral au Portugal, présenté par Melo, illustre clairement cette thèse. Bien que les projets décrits par l’auteur soient clairement centrés sur l’échelle locale, c’est leur capacité à utiliser les ressources et à s’adapter aux évolutions du contexte à l’échelle nationale, européenne et mondiale, qui a permis leur création et leur pérennité. En effet, le soutien international, notamment de l’Union européenne, a été crucial pour promouvoir les activités de développement local. Parallèlement, la réaction locale face aux circonstances économiques nationales et européennes, qui ont rapidement évolué tout au long des projets, a été l'une des clés de la survie et de l’épanouissement des projets. De son côté, Singer décrit comment les associations brésiliennes d’aide aux coopératives ont profité du soutien d'expériences semblables en France et en Italie. Enfin, les difficultés rencontrées par les coopératives au Mozambique et en Colombie, étudiées par Cruz et Silva et Rodríguez respectivement, pour développer des stratégies compétitives avec le capital global dans un contexte d’ouverture économique, mettent en évidence le besoin d’articuler les différentes échelles.

28Thèse 5. La radicalisation de la démocratie économique va de pair avec celle de la démocratie participative. Le potentiel émancipateur des alternatives de production non capitaliste repose en partie sur leur capacité à remplacer l’autorité verticale émanant du « patron » (ou du manager), par une démocratie participative au sein des unités de production. En d’autres termes, il s’agit de déborder l’habituel champ d’action de la démocratie, c’est-à-dire le politique, pour investir le domaine économique, gommant ainsi la séparation artificielle que le capitalisme et le libéralisme économique ont instaurée entre ces deux domaines. Toutefois, un tel élargissement ne se limite pas à un changement quantitatif. L’expansion du principe démocratique a pour principal effet d’ouvrir des perspectives d’amélioration qualitative, vers une démocratie participative. C’est ce type de démocratie qui est sous-jacent aux alternatives radicales à la politique libérale et au capitalisme.

29Le thème de la démocratie interne se retrouve dans bien des études. Dans le cas des associations de paysans-producteurs, présentées par Klug, le principe démocratique découle directement de la loi qui les a créées. C’est donc ici l’État qui encourage le lien entre démocratie économique et politique, se heurtant à la hiérarchie établie par les règles et les coutumes locales. Les analyses de coopératives au Brésil, au Mozambique, en Inde et en Colombie témoignent d’une réalité récurrente, celle de la division entre les responsables des coopératives et le reste des travailleurs. C’est en effet l’un des problèmes constants du mouvement coopératif depuis sa naissance au XIXe siècle. Comment éviter l’apparition de hiérarchies et l’apathie dans des organisations dont le succès repose sur la participation directe et l’engagement de ceux qui y travaillent ? C’est une question difficile. Singer suggère que la solution peut se trouver dans les efforts d’éducation qui accompagnent le fonctionnement des coopératives pour atténuer les divisions entre « patrons » et « employés ». Melo souligne les avantages d’établir des réseaux de soutien horizontaux entre différentes sortes de structures économiques alternatives, pour augmenter la possibilité d’établir des relations plus égalitaires au sein de chacune d’elles. Quoi qu’il en soit, comme le confirme l’étude comparée menée par Bhowmik, l’instauration de mécanismes de participation au sein des unités de production augmente considérablement les chances que celles-ci maintiennent leur dynamisme de départ et soient capables de s’adapter à des conditions adverses, grâce à la plus grande volonté de coopération des travailleurs qui participent à la prise de décisions.

30Les études sur le MST s’interrogent sur ce rapport entre les alternatives économiques et la démocratie interne. Dans ce sens, les évaluations contradictoires peuvent lancer un débat fructueux sur l’évolution du mouvement, dont les succès sont reconnus tant par nos auteurs que par les mouvements et les structures du monde entier. Il s'agit d’apprécier dans quelle mesure le succès du mouvement s’est accompagné de la création d’une structure interne démocratique et ouverte. Ainsi, Navarro soutient que l’organisation interne du MST est fortement hiérarchisée, tandis que Martins considère qu’elle est composée de réseaux horizontaux. Les études de Singer et Lopes, parmi d’autres, formulent des observations utiles pour approfondir la discussion.

31Thèse 6. Les luttes pour la production alternative et celles contre la société patriarcale entretiennent des liens étroits. Comme nous l’avons vu dans l’analyse du développement alternatif et des alternatives au développement, l’intervention de la théorie et des mouvements féministes dans le débat sur les économies capitalistes a été décisive. La vigueur actuelle de ce débat s’explique d'ailleurs en grande partie par le croisement de courants de pensée et d’action critiques, dont l’écoféminisme est l’une des manifestations. Cette participation décisive des femmes et de la pensée féministe n’est pas un hasard. La lutte en faveur d’une production non capitaliste est une forme parmi d’autres de la lutte contre l’oppression ; au même titre que la lutte contre le patriarcat, l’exploitation, le racisme, etc. Les luttes économiques ne prévalent pas sur les luttes de genre, de race ou d’autres types de mouvements d’émancipation. La priorité d’une lutte dépend des circonstances propres à chaque moment et à chaque lieu. C’est pourquoi les initiatives de production alternative puisent dans l’élan des luttes contre la société patriarcale et y contribuent. Les femmes ne sont pas seulement soumises à une oppression de genre. Elles sont également les principales victimes de l’exploitation et de la marginalisation économique. La réflexion et l’action en matière d’économies alternatives ne peuvent progresser sans mettre les femmes au cœur de l’action.

32D’ailleurs, ce sont souvent des groupes de femmes qui lancent des initiatives dans ce sens. C’est le cas des coopératives de chiffonnières à Calcutta, étudiées par Bhowmik. De même, le vaste réseau de coopératives associées à l’Union générale des coopératives du Mozambique, étudié par Cruz et Silva, est composé essentiellement de femmes en situation de pauvreté. Comme le remarque Klug, être une femme, noire, vivant en milieu rural est un des principaux facteurs de la pauvreté en Afrique du Sud. Ainsi, les conflits générés par les associations de paysans-producteurs dans ce pays ont le plus souvent à voir avec les rapports de genre. Les principes d’égalité établis par la loi régulant les associations se heurtent à la hiérarchie traditionnelle entre les genres en Afrique du Sud. C’est l’un des points les plus controversés dans les démarches de constitution des associations.

33Thèse 7. Les formes alternatives de connaissance génèrent des formes alternatives de production. L’apport des cultures minoritaires ou métisses marginalisées par l’hégémonie du capitalisme et de la science moderne s’avère essentiel dans la quête d’alternatives à la production capitaliste. Comme l’ont montré les partisans d’alternatives au développement évoqués auparavant, certaines visions du monde diffèrent radicalement du capitalisme moderne dans leur façon d’aborder les rapports entre êtres humains, entre nature, production et consommation, travail et temps libre, usage et profit, développement et croissance. Il est donc essentiel de respecter la diversité culturelle, garante de la survie de ces visions du monde, mais aussi de s’en inspirer pour construire un modèle de connaissance et d’action cosmopolite différent de celui qui fonde la mondialisation néolibérale.

34Tant dans notre allusion précédente à ce sujet que dans les études de cas, l’exemple le plus frappant de ce type de connaissance alternative est le concept de swadeshi de Gandhi, dont l’élaboration, à la lumière des conditions actuelles en Inde, est au cœur du travail de Sethi. De même, l’étude de Lopes suggère un modèle alternatif de connaissance urbaine, une façon différente de concevoir la ville, promue par des sans-terre au Sud du Brésil. Comme le montrent ces études de cas, l’enjeu est de parvenir à concrétiser ces conceptions du monde dans des programmes et des actions tangibles, capables d’offrir des alternatives viables et crédibles face aux conceptions et aux programmes hégémoniques.

35Thèse 8. Les critères pour évaluer le succès ou l’échec des alternatives économiques doivent être progressifs et inclusifs. Dans un contexte mondial dominé par le capitalisme, il est facile d’adopter des postures désespérées ou cyniques vis-à-vis de toute alternative. Le pessimisme s’empare aisément des esprits impatients, et l’absence d’une rupture radicale avec le statu quo provoque le scepticisme face à toute alternative graduelle ou locale. Mais la patience de l’utopie, dont se nourrissent la pensée et les actions de ceux qui cherchent des alternatives économiques, est infinie (Sousa Santos 1995). Si le seul critère pour évaluer le succès des alternatives non capitalistes est la transformation radicale de la société à court terme à travers le remplacement du capitalisme par un nouveau système de production, alors toutes les alternatives que nous avons abordées sont vaines.

36Les alternatives dont nous disposons impliquent des transformations progressives, qui créent des espaces de solidarité au sein ou à la lisière du système capitaliste. Elles bouleversent les conditions de vie de ceux qui y prennent part. Ainsi, l’accès à la terre des paysans sud-africains ou brésiliens constitue une rupture essentielle avec le système d'exclusion latifundiste encore en vigueur il y a quelques années. De la même façon, l’accès à des services minimaux (comme l’assistance médicale ou les congés payés) a marqué un tournant dans la vie des travailleurs de coopératives les plus pauvres du Mozambique, d’Inde ou de Colombie. Comment l'ont défendu Shiva et Mies (1993) et Dietrich (1996), la survie même peut être une forme d’émancipation dans des conditions d’extrême pauvreté, et peut donner lieu à une réévaluation des modèles de production et de consommation. Souvent, les changements progressifs, les petites alternatives ouvrent la voie à des transformations structurelles progressives, elles aussi. C’est dans ce type de perspectives que réside leur potentiel d’émancipation à grande échelle.

37Par ailleurs, pour évaluer le résultat des initiatives économiques alternatives, il est essentiel de se rappeler leur caractère holistique, expliquée dans la thèse 1. Dans ce sens, l’évaluation doit être inclusive et se pencher sur les succès et les échecs aussi bien en matière d’objectifs économiques qu’en matière d’objectifs non économiques. Hirschman (1984) a réclamé avec éloquence ce type d’évaluation inclusive concernant les coopératives :

On a tendance à juger les coopératives uniquement sur leur bilan financier, étant donné que leur santé financière est souvent précaire et que l’on doute souvent de leur capacité à coexister avec des entreprises qui se consacrent uniquement à la production de services dans une société de marché individualiste. Cependant, de même que toute évaluation du capitalisme doit considérer les effets sociaux et politiques de ce mode de production, il faut étudier les avantages et les coûts non financiers des coopératives pour réellement juger de leur fonctionnement. En outre, ces effets non monétaires ou intangibles s’avèrent souvent essentiels pour comprendre leur comportement sur le marché. (Hirschman 1984, 58)

38Thèse 9. Les alternatives de production doivent établir des liens de synergie avec des alternatives dans d’autres sphères de l’économie. Il existe de nombreuses alternatives, encouragées, voire mises en œuvre, par des structures et des gouvernements progressistes dans des domaines aussi divers que le commerce (initiatives de commerce équitable), l’investissement (respect des normes éthiques de la part des investisseurs étrangers dans les pays du Sud), l’immigration (politiques d’ouverture de frontières), la fiscalité (taxe Tobin), le revenu minimum (proposition d’un revenu minimum universel), la coordination de l’économie globale (démocratisation de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international), etc.

39La plupart de ces initiatives ayant récemment été articulées par le mouvement de lutte contre la mondialisation néolibérale, dans des espaces comme le Forum social, les conditions sont aujourd’hui réunies pour encourager l’articulation des alternatives de production avec des alternatives économiques d'une autre nature. Ce rapport de synergie est, à notre sens, essentiel pour la survie et le succès des alternatives de production. Par exemple, les dilemmes auxquels sont aujourd’hui confrontées les coopératives du Mozambique et de Colombie vis-à-vis de la concurrence du capital transnational, incite à penser que leur intégration à des marchés alternatifs (comme ceux proposés par les initiatives de commerce équitable, payant des prix justes dans le pays d’origine et à l’extérieur pour les produits des coopératives) pourrait éviter leur disparition ou leur absorption par des entreprises capitalistes. Des associations de ce type sont lancées avec succès sur certains marchés alternatifs, comme celui du café biologique. Les rapports de complémentarité entre les initiatives mentionnées et bien d’autres alimentent l’espoir de renforcer le potentiel des alternatives de production non capitaliste.

40Ces neuf thèses donnent un aperçu de l’ampleur des défis auxquels se confrontent les expériences citées. Les chances de réussite sont minces, en tout cas l’incertitude règne sur leur devenir. Mais les hommes et les femmes de tous les horizons qui, en participant à ces expériences, ont décidé de nager à contre-courant, témoignent des vertus de l’imagination et de la volonté de chercher des alternatives de production au-delà du modèle dominant. Toutes les initiatives de ce type, lancées dans le monde entier, élargissent jour après jour les normes de la production et ravivent l’espoir d’émancipation sociale.3

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Voir, par exemple, le document intitulé Una alternativa latinoamericana (Une alternative latino-américaine), produit par un groupe de dirigeants latinoaméricains réunis par Unger et Castañeda (parmi lesquels se trouvent les anciens présidents chilien et mexicain, Ricardo Lagos et Vicente Fox, respectivement) à Buenos Aires en novembre 1997 (http://www.robertounger.com/alternative.htm ).

2 Les thèses qui suivent sont tirées des enseignements fournis par les différents cas étudiés dans de Sousa Santos (2002). Elles participent d’une élaboration collective restituée dans la collection « Reinventar a Emancipação Social. Para Novos Manifestos » (Réinventer l’émancipation sociale. Pour de nouveaux manifestes) aux éditions Editora Civilização Brazileira, Rio de Janeiro.

3 Sousa Santos (de), B. et C. Rodríguez Garavito. 2013. Alternatives économiques : les nouveaux chemins de la contestation. In Socioéconomie et démocratie. L'actualité de Karl Polanyi. (Dir.) I. Hillenkamp et J.-L. Laville. Toulouse: Edition érès. © Éditions érès, 2013.

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