Sahel : sécheresses, crises alimentaires et déféminisation des systèmes agraires
p. 133-151
Texte intégral
1La présente communication s’appuie sur divers travaux sur les questions de genre conduits en Afrique subsaharienne depuis les années 1980, et plus précisément au Mali et au Niger (avec Marthe Doka-Diarra) sur la période 2002-2010. Ces 30 années ont été jalonnées de sécheresses, de crises alimentaires, de coups d’État… Elles ont aussi vu se développer la décentralisation, le multipartisme, la société civile, de nouvelles politiques agricoles : la Loi d’orientation agricole au Mali, le Code rural au Niger – qui a adopté en 2010 une nouvelle loi pastorale. Néanmoins, on le sait, les codes de la famille sont en panne : ils le sont depuis longtemps au Niger, et, l’an dernier, le Mali a marqué un brutal coup d’arrêt dans la dernière ligne droite. Les inégalités de genre persistent bien que les indicateurs en matière de santé et d’éducation définis par les Objectifs du millénaire clignotent au vert (de manière parfois un peu artificielle). Mais la question des changements des rapports de genre au sein de systèmes agraires en pleine mutation dans des pays encore ruraux à près de 80 % ne suscite toujours pas grand intérêt – politiciens, développeurs, responsables d’organisations paysannes, et même chercheurs. Et pourtant… il se passe des choses, consternantes ou revigorantes. La paysannerie sahélienne – agriculteurs, agropasteurs, pasteurs mobiles – évolue, et vite ! Ces changements, prévisibles ou imprévisibles, et leurs impacts sur l’alimentation des familles rurales sahéliennes sont au centre de cette communication.
Des systèmes de production agricoles déstabilisés
2Au Niger, la complémentarité des systèmes de production agricole et pastorale a longtemps permis, à travers les échanges entre sédentaires et pasteurs mobiles, une optimisation de la production et un équilibre nutritionnel. L’espace traditionnel s’est développé par la mise en valeur agricole par des familles, sous l’autorité du chef de clan ou de famille qui dirige le défrichage et la création d’un point d’eau. La disponibilité de terres vacantes (brousse) a longtemps préservé le mode de fonctionnement de ce système de production agricole.
3En milieu haoussa, le gandu constitue l’unité d’exploitation agricole collective : c’est un bien collectif, un patrimoine confié au patriarche qui gère la production pour la satisfaction des besoins de tous. Outre les champs collectifs, travaillés par tous les actifs agricoles, des champs individuels ou gamana sont affectés aux femmes mariées et aux dépendants (comme les jeunes hommes). Ils sont mis en valeur simultanément selon un calendrier qui octroie deux à trois journées par semaine aux travaux dans les champs individuels. Le gandu, unité d’exploitation, est lui-même sous le contrôle des membres du gida qui est l’unité sociale de base en pays haoussa : un enclos dans lequel peuvent habiter soit un homme marié, soit plusieurs hommes mariés, chacun avec son propre ménage. Dans le dernier cas c’est une grande famille, et le maï gida (chef de famille) est normalement l’homme le plus âgé. La hiérarchie familiale est sous domination masculine.
Saturation de l’espace, fragmentation de la famille et des champs
4Dès 1982, Sutter a souligné que la grande famille tendait à éclater en familles restreintes lorsque les revenus non agricoles deviennent plus importants ou que le maï gida ne peut pas faire face aux besoins monétaires de la famille ou encore qu’il ne dispose que d’une petite exploitation. Cependant, jusque dans les années 1980, la grande famille constituait l’idéal et le modèle prépondérant de regroupement familial (Diarra-Doka 2000). La grande sécheresse de 1984 a constitué un épisode décisif dans la remise en cause de ce modèle, mais des transitions anciennes étaient déjà à l’œuvre.
Tu vends ton champ parce que tu ne peux pas regarder ta famille et tes enfants avoir faim; tant que tu as de la terre, tu vends. Quand tout est vendu, on s’en va, il n’y a plus de réserves. Ici, personne n’est nourri par son champ. (Sherkin Hausa, mars 2007)
Individualisation de la propriété de la terre : l’exclusion des femmes et des jeunes
5Les processus d’éclatement des exploitations agricoles ont engendré un changement progressif mais fondamental dans la gestion traditionnelle du gandu : l’individualisation de la propriété de la terre. Cette première phase d’appropriation individuelle a écarté les femmes mais elle leur conservait généralement leur droit d’usage à travers la pratique du gamana. Tant que ce droit d’usage était garanti, le besoin de disposer de terre personnelle ne s’est jamais imposé aux jeunes dépendants et aux femmes. Ainsi la réduction drastique des parcelles et des exploitations s’est enracinée par l’individualisation de l’héritage et en fonction de la pression démographique : Issaka (2000) mentionne une superficie moyenne des champs de 0,73 ha à Jiratawa, alors qu’elle varie de 2,5 ha à plus de 10 ha à Sherkin Hausa et de 4 ha à 20 ha à Dan Kullu. Lorsque les rendements plafonnent – voire régressent – à 500 kilos à l’hectare, on peut mesurer la gravité du phénomène.
6Avec l’héritage individuel, la terre a pris une valeur marchande, elle se gage, se loue, se vend et s’achète. L’héritage et, bien entendu, l’achat et le gage sont des modes d’acquisition de terres réservées aux ménages les moins vulnérables du fait de leur plus grande disponibilité foncière et financière. L’achat est aujourd’hui ouvert à tous, notamment à des commerçants et fonctionnaires allochtones. La location est le principal mode d’accès à la terre des ménages et des femmes vulnérables, comme l’emprunt (prêt) est celui des ménages et des femmes extrêmement vulnérables qui ne peuvent pas louer un champ. Mais les prêts se font de plus en rares ou précaires, pénalisant les agriculteurs et agricultrices performants, tandis que les enregistrements des transactions foncières montrent une hausse constante des prix des champs.
7Les arbres eux aussi ont pris une valeur croissante, souvent tarifée en fonction des revenus qu’ils apportent comme Faidherbia albida (gao) ou Adansonia digitata (baobab). La valorisation des arbres concerne aussi leurs sous-produits. Les femmes qui ont un gamana conservent l’usufruit de la production des arbres, c’est-à-dire les fruits, mais pas toujours celui de produits à haute valeur ajoutée comme les feuilles de baobab : un sac de feuilles de baobab, utilisées notamment dans la préparation des sauces, se vend 1000 FCFA (soit 1,5 €) – une somme importante pour les paysans pauvres qui ne disposent pas d’un euro par jour. L’intérêt économique de l’arbre est devenu tel que le champ et les arbres qu’il porte sont traités différemment dans le prêt, la location et le gage : ils peuvent être coupés par le propriétaire, ou revendus séparément à l’acquéreur du champ ou à une tierce personne – voire hérités. La tendance est à une emprise croissante des propriétaires du terrain sur les ressources naturelles de leur champ : aussi les plus démunis – les femmes en première ligne – subissent une double exclusion, et de la terre et de ses ressources, et leur vulnérabilité alimentaire s’en aggrave d’autant.
Ampleur des exclusions étroitement corrélée à l’intensité de la pression foncière
8La conséquence la plus évidente de ces mutations dans l’accès à la terre et à ses ressources est une différenciation sociale accrue et accélérée entre « riches » et « pauvres », entre « ayants droit » et « laissé-es pour compte ». L’exclusion des jeunes et des femmes est en cours, à des stades variables, en fonction du degré de pression foncière beaucoup plus marqué au sud qu’au nord mais aussi du degré de vulnérabilité sociale.
9L’accroissement du nombre des ménages au sein des grandes familles, l’impossibilité de coloniser de nouvelles terres, la baisse des rendements agricoles, la monétarisation croissante des échanges ont engendré dès 1970 un début de partage des terres agricoles au décès du chef de famille. Dans les petites exploitations, les terres sont partagées entre les ayants droit à l’exclusion les femmes, évincées de l’héritage foncier au nom du principe de virilocalité (la femme mariée ne réside plus dans son groupe d’origine mais dans le groupe de son époux).
10D’autres formes de partage foncier comme le don ou la donation existent. Le chef d’exploitation donne de son vivant des champs à ses enfants. Au décès du mai gandu la terre restante devra être partagée entre les enfants mâles qui n’ont pas reçu de donation, y compris ceux qui sont conçus et pas encore nés. Ses femmes gardent leur gamana à titre de part d’héritage. Ses filles, parties ou supposées partir chez leur époux, devront exercer leur droit d’usage dans leur belle-famille à travers l’accès au gamana, qu’elles pourront à leur tour s’approprier (héritage) au décès de leur époux.
11Paradoxalement, c’est dans les zones de plus forte pression foncière, où progresse un islamisme fondamentaliste largement importé du nord Nigeria voisin, que les femmes réclament de plus en plus souvent leur part de champ en héritage et obtiennent gain de cause; des remises en cause de partages effectués depuis plus de trente années ont permis à des femmes ou plutôt à leurs enfants d’obtenir leur part de champ. Les conflits fonciers familiaux revêtent une telle importance que la tendance qui se dessine actuellement est plutôt un partage des terres selon la loi islamique qui octroie une demi-part aux filles. Cette pratique est systématique dans les zones sud du pays où, du fait de l’exiguïté des surfaces à partager lors de l’héritage, la terre est le plus souvent vendue et la somme partagée entre les ayants droit selon la loi coranique, avec pour résultat une génération de femmes et de jeunes sans terre ou avec très peu de terre.
Exclusion radicale : la claustration des champs ou kublin gona
12L’origine de la pratique du kubli est religieuse (islamique) : il s’agit d’une mise en claustration des femmes qui consiste, suite à une décision du mari et à un consentement parfois « obligé » de la femme, à réduire sa mobilité; une femme en claustration ne quitte jamais son domicile en plein jour; elle peut sortir le soir sur autorisation de son époux et accompagnée d’une autre personne. Le mari se doit en retour de prendre en charge la totalité de ses besoins : traditionnellement, le kubli était donc pratiqué par les familles nanties. En revanche, la pratique du kublin gona – ou interdiction de sortir travailler aux champs – est récente (une vingtaine d’années à peine). Cet interdit est né de l’insuffisance des terres agricoles qui se traduit par l’expulsion de la main-d’œuvre féminine des travaux du gandu et, dans une seconde étape, de tous les travaux champêtres; de ce fait, la femme perd aussi son gamana.
Seules les « grandes femmes » cultivent ici, mais des champs de plus en plus petits, qui ne rapportent même pas 5 bottes. Les « petites femmes » n’ont pas du tout de champ. [Alors s’agit-il du koublin gona ?] Si, en fait, on fait comme ça ici ! Tu ne vas pas aux champs, le mari t’achète des pagnes en faux tissu qui durent des années; tu ne vas plus aux champs, mais tes autres besoins ne sont pas couverts et tu meurs de chaleur à la maison dans tes pagnes en nylon. Tu peux aller au puits, ou lui apporter à manger au champ; ou encore il te met en claustration totale. Mais c’est une ruse ! On te demande de te reposer, mais c’est la peine qui commence pour toi, parce que les bénéfices de l’agriculture ne sont plus pour toi. C’est le repos de la misère ! C’est parce qu’il ne peut plus rien te donner que ton mari te met au repos ! (Femmes, Sharkin Hausa, 2006)
13Si la déféminisation de l’agriculture est partout en cours en pays haoussa, elle ne connaît pas partout la même intensité. Elle est directement proportionnelle à la densité de population dans les sites étudiés : plus celle-ci est forte, plus l’éviction des femmes est importante, et ancienne.
Déféminisation de l’agriculture : une conséquence de la pression foncière et de la paupérisation
14La déféminisation de l’agriculture doit toutefois se lire à la fois sous l’angle de la pauvreté et sous l’angle de la richesse. En zone sud, elle ne touche pas les femmes des ménages les moins vulnérables qui gardent un bon niveau de contrôle de la production, lequel leur confère une position élevée. Pour ces femmes, la multiplication du nombre de paysans sans terre, un phénomène renforcé par la crise aiguë de 2005 qui a précipité la décapitalisation des plus vulnérables, offre la possibilité de recourir à de nouveaux modes d’accès comme l’achat et le gage, mais qui ne garantissent pas toujours leur sécurité foncière (nous avons documenté des cas patents de spoliation lors de l’inscription des transactions foncières au dossier rural). Le développement du droit positif pourrait constituer un nouveau mode de réclamation de terres agricoles pour les femmes, mais il ne semble pas encore effectif.
15En zone nord, où le mode de vie est à dominante pastorale, cette déféminisation ne touche pas les femmes des ménages moins vulnérables qui ne pratiquaient pas l’agriculture et ne cherchent pas à exercer de contrôle sur une activité considérée comme aléatoire, plutôt secondaire, voire dégradante (naguère majoritairement pratiquée par les dominés). On y observerait plutôt une féminisation de l’agriculture, et une déféminisation de l’élevage. Ce sont les femmes des ménages les plus pauvres, ou appartenant aux classes sociales qualifiées de dominées ou castées, qui s’adonnent à l’agriculture, si elles le peuvent, et d’abord parce qu’elles n’ont plus de bétail. Nous venons même de constater (en avril 2010, en région de Diffa, dans l’est du Niger) le développement d’un phénomène de mise en claustration des femmes en milieu pastoral pour cause d’absence de bétail. Les femmes qui possèdent encore du bétail sont libres de circuler pour s’occuper de leurs animaux, tandis que celles qui n’en ont pas – ou plus – sont assignées à résidence dans la concession, n’ayant plus aucune raison d’en sortir.
16Il s’agit là de phénomènes inquiétants, parce que la mise en kubli, sous le manteau de la religion, n’est pas une stratégie porteuse de réponses positives, mais un cache-misère, qui ne trompe d’ailleurs pas grand monde. Déjà, dans le sud Maradi où elle a commencé à se développer, cette « stratégie » est remise en cause par les femmes elles-mêmes, les mères de ces jeunes femmes cloîtrées : se trouvant dans l’obligation de subvenir aux besoins de leurs filles mariées et de leurs enfants, dans la misère, elles font sortir leurs filles du kubli « en force », en les aidant à avoir accès à un champ. Les rapports de genre sont donc profondément affectés par les changements en cours, pour le meilleur et pour le pire.
17Le droit coutumier privait certes les femmes de la propriété de la terre, et de la liberté de la transmettre à leurs héritiers fils ou filles, mais il était relativement équitable dans la mesure où il leur garantissait un accès à la ressource selon leurs besoins et leurs capacités de mise en valeur. Cette pratique est encore vivace là où la pression foncière est moindre, mais elle montre déjà des limites. Ce principe d’équité se voit remplacé par un accès à l’héritage inégal (selon le droit islamique) et un principe d’égalité totale du droit positif, mais qui n’est que rarement – voire jamais – appliqué en matière de foncier rural. La « tectonique » des trois droits ne joue pas en faveur des femmes.
Sans accès à la terre, quelle production agricole des femmes ?
18La production agricole des femmes est traditionnellement utilisée pour la satisfaction de leurs besoins, mais en cas de faible couverture alimentaire, cette production est consommée prioritairement dans le ménage; ces situations deviennent de plus en plus fréquentes avec la récurrence des mauvaises campagnes agricoles. Les femmes qui accèdent encore au gamana cultivent le plus souvent une association de céréales, de légumineuses, et les fameux condiments, base des sauces et complémentation précieuse de la diète (par exemple mil, sorgho, niébé et oseille). Néanmoins, les pénuries récurrentes de grain au niveau familial font que les femmes se voient contraintes de cultiver davantage de céréales de base au détriment de leurs autres spéculations à haute valeur ajoutée – pécuniaire et nutritionnelle, comme oseille, niébé, arachide, sésame… Les arbres contenus dans les gamana sont la propriété des maris mais les femmes peuvent profiter de leurs produits (émondage, gousses, fruits). Ce sont les jeunes mariées d’aujourd’hui qui ne disposent plus de gamana du fait de l’exiguïté des gandus. En mars 2007, la tendance à l’éviction des jeunes femmes a été confirmée, même dans les zones de moindre pression foncière.
19Ainsi, une première génération de femmes qui ne travaillent pas la terre est en train de se constituer. Le processus démarre avec l’existence d’un gamana de la femme qui est mis en valeur par son époux compte tenu de sa petite taille. L’exiguïté des champs rend la participation de la main-d’œuvre féminine accessoire, sauf lors de certains types de récolte comme celle des arachides (vannage au champ). Ce manque de contrôle de la production agricole marque le début de l’exclusion de l’accès à la terre. Plus au sud, à Jiratawa, on observe une seconde génération de femmes sans terre. Elles n’ont jamais pratiqué l’agriculture parce qu’elles n’ont pas eu la possibilité d’aider leurs mères, elles-mêmes déjà sans terre, dans leurs gamana. Elles ne savent même pas semer ! Ces femmes souvent très vulnérables sont de fait exclues de tout travail champêtre : la déféminisation de l’agriculture est devenue ici une réalité. En mars 2007, ce constat a été unanimement confirmé, avec une formule terrible : « L’agriculture n’est plus pour les femmes ici, elles ne savent plus travailler ». Alors on les cloître, « pour sauver la face ».
Gestion de la pénurie : quelle souveraineté alimentaire de la famille ?
20Tout ceci n’est pas sans conséquence sur la sécurité et la souveraineté alimentaire de la famille et permet de mieux comprendre pourquoi l’incidence de la malnutrition infantile apparaît beaucoup plus forte dans le sud de Maradi et Zinder, pourtant les greniers du pays. Les femmes ont en effet perdu successivement les denrées alimentaires et le pouvoir de décision que leur assurait une production individuelle, puis les bénéfices – souvent en nature (grain, arachides…) – qu’elles retiraient de leur participation aux travaux agricoles familiaux. Cette exclusion des champs a ainsi un impact direct sur leur marge de manœuvre dans l’alimentation de la famille et celle des enfants en particulier. La perte d’accès, concomitante, aux feuilles de baobab et autres ressources à forte valeur ajoutée, et aux fruits et plantes spontanées qu’elles pouvaient cueillir dans une « brousse » qui n’existe plus, contribue à diminuer la qualité et la quantité du régime alimentaire de la famille : « Tous les fruits de la cueillette que les enfants mangent ont disparu ici » confirment les femmes de Jiratawa.
21La gestion des greniers se trouve perturbée : la femme qui ne produit plus perd le contrôle de son ou de ses greniers (puisqu’ils sont vides). Elle dépend alors de la quantité de grain que lui concèdera son mari, pour elle et ses enfants, selon la récolte des champs familiaux (sur laquelle elle n’a plus aucun contrôle). De la fin des récoltes à la reprise des travaux champêtres, soit pendant une durée de six à huit mois, la majorité des hommes de quinze à quarante ans quittent le village pour partir en migration. Le chef de famille ferme le grenier familial après le partage des récoltes. Aux femmes de « se débrouiller » (le maître mot !) pour nourrir la famille avec ce qu’elles ont reçu, le produit de leur gamana – si elles en ont encore un ! – qui est stocké dans un grenier séparé, géré par la femme, et celui de leurs activités annexes. Selon la quantité stockée, le grenier familial ne sera rouvert qu’à la saison pluvieuse, pour assurer la force de travail pour la culture des champs. Parfois, il n’est ouvert qu’au deuxième sarclage, en juillet/août. Pas une femme n’osera demander de faire ouvrir ce grenier, même si les enfants et elle-même n’ont plus de grain à manger : ce serait « le mil de la honte », un stigmate social majeur entre coépouses et dans la communauté. On entrevoit le rôle majeur que peuvent jouer les banques céréalières bien gérées – un « maître grenier » qui protège les autres greniers. La bonne gestion de banques céréalières par des groupements de femmes en région de Maradi en est un des exemples.
22La gestion de la pénurie alimentaire revient donc en premier lieu aux femmes – et devient une mission impossible, surtout si elles n’ont plus de grenier de gamana. La migration n’est pas une aventure facile pour les hommes, mais même si elle ne rapporte rien ou très peu, au moins, disent-ils, ils n’auront pas « mangé sur le grenier » durant tout ce temps. Cette période dite de soudure entre la fin des greniers et la nouvelle récolte tend à s’allonger : elle commence parfois deux mois après les récoltes, pour les ménages les plus vulnérables, ceux qui justement ne pourront avoir recours aux achats de céréales dont le prix monte alors en flèche. Les recours sont limités – et en cas de crise sévère –, comme en 2005 ou en 2010; les femmes utilisent des plantes de brousse parfois toxiques (comme des euphorbiacées ou des calotropis) pour tenter de remplir des ventres trop creux. Comment s’étonner alors que la moitié des enfants nigériens soient en état de malnutrition chronique ?
23Les rapports de genre se trouvent affectés par de nouvelles pratiques sociales en réponse à la gestion obligée de la pénurie – comme le mariage en prêt ou en gage. Au Mali, notamment en zone de grand périmètre irrigué comme l’Office du Niger, on voit se développer les mariages « en prêt » : faute d’argent ou de ressources, les familles réduisent le mariage des deux jeunes au strict minimum – la bénédiction religieuse – mais la cérémonie complète, avec dot, trousseau, fête, etc. qui consacre l’union et donne au jeune couple un capital de démarrage, est reportée à des jours meilleurs – qui ne semblent pas près de venir. La position de la jeune femme, vite mère, est fortement fragilisée, d’autant qu’avec la pression foncière sur les parcelles irriguées, elle n’a guère d’opportunités de capitaliser pour aider à la digne célébration de son mariage. En région de Maradi, les hommes mariés se voient contraints à partir en exode de plus en plus longtemps. Laissées seules, les femmes peuvent contracter avec un autre homme un mariage temporaire dit « en gage » (qui peut être rompu au retour du mari) afin d’assurer leur subsistance et celle de leurs enfants. Ces nouvelles pratiques tendent à éviter d’autres dérives à des femmes aux abois.
L’accès local aux ressources alternatives : les femmes en mauvaise position
24De plus en plus exclues du travail et de la propriété de la terre, les femmes tentent de réagir en mobilisant des activités génératrices de revenus alternatifs qui pourraient venir compenser leur perte de pouvoir et de ressources. Cependant, on constate là aussi que les femmes n’ont pas toutes le même accès à ces activités économiques. Notamment dans les segments les plus vulnérables de la population féminine, les dynamiques actuelles ne permettent pas d’enrayer la féminisation de la pauvreté.
25Les activités alternatives des femmes se sont d’abord développées autour des produits agricoles : la production agricole des femmes a longtemps servi d’épargne, et a été utilisée directement comme cadeau lors des cérémonies (bikis), les surplus des spéculations féminines dites de rente (niébé, oseille, gombo, sésame…) étaient vendus sur les marchés afin d’acquérir du numéraire pour la satisfaction des besoins fondamentaux – dont l’alimentation –, pour l’achat d’animaux, la constitution du trousseau de mariage des filles, etc. Le paiement de l’impôt a aussi contraint les familles à disposer de numéraire. La monétarisation de l’économie a peu à peu mis fin au système de troc, qui a cependant survécu longtemps dans le cadre des échanges entre les communautés sédentaires et les communautés pastorales : lait contre grains, effectué par les femmes qui permettaient d’équilibrer la diète des deux côtés, pactes de fumure de champs… Maintenant, tout s’achète, y compris la nourriture qui manque : mais, où trouver l’argent ?
26Les femmes sédentaires pratiquent aussi l’élevage des bovins, ovins et caprins et se sont spécialisées dans l’embouche (bovine, ovine et caprine). Mais on observe deux situations contradictoires : d’une part, les contraintes écologiques, puis économiques ont actuellement réduit le cheptel des femmes, dans leur grande majorité, à quelques petits ruminants. Certaines n’ont plus aucun animal, « pas même une poule » ! D’autre part, on voit des femmes de milieu sédentaire agricole capitaliser dans l’élevage, non seulement des petits ruminants, mais aussi des gros ruminants (bœufs de trait, vaches…). En août 2009, dans un village du sud Maradi, un chef de famille déclare en pleine réunion d’hommes que les femmes possèdent ici la majorité du bétail, et ajoute : « Si ma femme me dit ‘Pose les bœufs !’, je les pose et je ne vais pas au champ ». En termes de rapport de genre, c’est une révolution ! Il semble donc que les femmes investissent dans l’élevage sédentaire en contrepartie des champs auxquels elles n’ont plus accès, et ce avec l’appui des hommes : les mécanismes de ce phénomène restent à étudier. L’élevage joue un rôle important dans les activités économiques des femmes : il constitue un capital aisément mobilisable en cas de crise et une épargne sur pied (avec intérêt, puisque les animaux se reproduisent) en cas d’abondance. Son importance sociale influe de façon déterminante sur le statut des femmes en milieu sédentaire comme en milieu pastoral et il contribue fortement à réduire la vulnérabilité des ménages. En milieu pastoral, les femmes possèdent des animaux (gros et petits ruminants) qui évoluent au sein du troupeau familial. Là aussi, les crises répétées ont vu diminuer drastiquement, et parfois même disparaître, le troupeau familial, contraignant femmes et hommes à chercher d’autres ressources, voire à changer de mode de vie. Le lait (géré par les femmes) disparaît de la diète, et la malnutrition croît en milieu pastoral.
27Les femmes (souvent les femmes âgées) se sont très vite positionnées dans la vente des produits transformés, surtout les beignets, mais aussi l’huile d’arachide artisanale, les tourteaux, la bouillie (fura). Le commerce des produits transformés et des plats cuisinés s’est progressivement diversifié : pâte de mil, riz, pâtes de blé (tallia), galettes, légumes, feuilles et viandes en sauces, etc. accompagnant le changement des habitudes alimentaires et en réponse à la cherté du mil.
28Si le secteur informel se développe, notamment dans le domaine des réparateurs et des artisans, il concerne surtout les hommes. Les femmes sont bien peu présentes dans ce nouveau circuit technique, pour des raisons diverses : plus faible taux de scolarisation, restriction de la mobilité (confinement, mariage précoce) ou encore système d’apprentissage discriminant. La grande diversification de nouveaux métiers montre bien la capacité des systèmes informels d’apprentissage à répondre aux nouveaux besoins : mais le risque est grand d’accentuer là aussi l’exclusion des femmes et des jeunes filles. Parallèlement, on assiste à une nette dégradation des revenus des artisanats féminins traditionnels, concurrencés par les produits manufacturés, comme les nattes en plastique, les condiments industriels, etc. Ce sont les jeunes femmes mariées confrontées aux plus fortes restrictions de mobilité (interdites de marché par exemple, ou cloîtrées) qui subissent les plus fortes contraintes en matière d’exercice et de diversification des activités économiques.
29La grande diversification apparente de ces activités ne constitue pas une opportunité pour toutes les femmes. Les femmes issues de ménages pauvres pratiquent des activités économiques en majorité basées sur l’extraction directe des ressources naturelles : vente de fagots de bois, vente de feuilles et de fruits de brousse, vente de l’eau, vente de la paille et des tiges glanées dans les champs. Elles offrent aussi leur main-d’œuvre pour des travaux pénibles comme le pilage et le salariat agricole à moindre coût (300 FCFA la demie journée d’une femme contre 600 FCFA celle de l’homme), et, parfois, juste le son du mil ou la croûte du riz de la marmite (femmes peules nomades). Les groupes les plus vulnérables développent des stratégies pour garantir l’alimentation de la famille durant la saison des travaux agricoles à travers des activités économiques effectuées par les femmes à partir de la transformation de céréales souvent prises à crédit auprès des commerçants du village. Elles sont conscientes que le bénéfice est souvent dérisoire et elles exercent plusieurs activités en même temps pour diversifier les recettes et surtout pour diminuer les risques liés à une seule activité.
30Dans un tel contexte économique, la perte de l’accès à la terre semble être en étroite corrélation avec l’exercice des activités alternatives. Les femmes mûres ou âgées qui ont la capacité sociale d’exercer des activités alternatives rentables sont aussi celles qui gardent généralement leur accès à la terre (gamana) et qui sont en mesure de prendre en gage et d’acheter la terre. La solidarité mère-fille devient souvent indispensable. Ainsi des femmes très âgées conservent longtemps leur activité agricole pour aider leurs filles et petits-enfants. Il s’agit là d’un véritable drame social, et, de plus, doublement contre-productif : de vieilles femmes « cassées » qui aspirent légitimement à un repos qu’elles ne peuvent pas prendre; de jeunes femmes oisives qui voudraient travailler et qui en sont empêchées.
Perte des repères et « crise de genre »
31La majorité des femmes, plutôt jeunes, concernées par l’exclusion du système de production dominant (agricole ou pastoral) ne semblent pas avoir l’opportunité ou la capacité d’initier des activités économiques fiables en compensation. Lors de la restitution des constats de l’étude, nous avons été frappées par la lucidité des analyses données, avec une franchise brutale, sur la perte des repères et la crise de valeurs que traversent les systèmes sociaux. En matière de croissance démographique et de stratégies de réponse à la paupérisation, le dérèglement des comportements est révélateur d’une profonde crise sociale, au premier rang de laquelle on retrouve les rapports hommes-femmes.
32La croissance démographique et la pression qu’elle engendre tant sur la terre que sur les ressources naturelles est reconnue partout comme facteur aggravant d’une situation difficile. Là aussi, les femmes, en particulier les jeunes femmes, sont mises sur la sellette, tant par les hommes que par les femmes plus âgées. Nous avons entendu des paroles terribles qui témoignent, en public, de ce désarroi : « Nos filles accouchent comme des chèvres ici. L’abstinence, c’est juste les quarante jours, et encore, les quarante jours ne sont pas toujours respectés. C’est leur faute, elles devraient refuser, mais c’est celle des hommes aussi ! ». Le manque de respect des traditions, de l’âge, des valeurs, revient sans cesse dans les discours. On reconnaît par ailleurs que les mariages précoces et la polygamie sont des facteurs aggravants : « Ici, des garçons de dix-sept ans sont pères de famille, mariés avec des femmes très jeunes; avec la polygamie, il y a beaucoup d’enfants. Mais il vaut mieux marier les filles tôt : elles feront des enfants de toutes façons ». Mais de quels recours, de quels espaces de décision disposent ces très jeunes femmes mariées, cloîtrées pour « sauver la face », condamnées à l’oisiveté, sans moyens ? Certaines ont déjà plusieurs enfants à vingt ans : s’est-on penché sur la situation de ces parents adolescents – démunis et dépendants – dans la question de la malnutrition des enfants ?
33La pauvreté – et l’oisiveté qu’elle engendre chez les exclus des systèmes de production qui n’ont pas trouvé d’alternatives à leurs systèmes de vie – est analysée comme facteur de dégradation des comportements en général et notamment des rapports hommes-femmes. Rapporter quelque chose à manger à la maison – ce qui justifie le titre de « maï gida » et le respect qui l’accompagne – devient aussi pour certains hommes une mission impossible, une honte : tous les hommes ne sont pas indifférents à la pénurie alimentaire qui frappe leur maisonnée. Alors, des hommes vont se débrouiller « même malhonnêtement ». De leur côté, les femmes se lancent dans un cycle dévastateur d’endettement pour assurer les bikis qu’elles ne peuvent plus financer sur leurs propres revenus ou production agricole, là aussi pour sauver la face, pour conserver leur capital social.
Des modèles de valorisation sociale en crise
34Dans les systèmes de vie à dominante agricole, les femmes sont unanimes à dire que la richesse et la célébrité se construisent sur l’agriculture. Mais le mécanisme de valorisation par le mérite qui permet l’accès au statut de tambara ne reste vivace que dans les zones où la pression foncière n’a pas encore généré les grandes logiques d’exclusion. Les champs alternatifs du leadership féminin sont encore étroits et les nouveaux modèles peinent à se cristalliser. Si le modèle de la tambara est sur le déclin, celui de la Hadja, femme pieuse qui est allée en pèlerinage à La Mecque, monte en puissance. En revanche, la présidente de groupement ou la conseillère communale n’ont pas le même niveau de reconnaissance sociale. Les femmes de Sherkin Hausa analysent avec une lucidité désabusée cette perte de statut, ce silence des voix féminines dans l’arène publique, cette paupérisation sociale des femmes : « La Hadja reste prier chez elle, et elle accepte tout. La Présidente, ça dure trois ans et si tu n’es pas élue, tu n’es plus rien. Maintenant, il n’y a plus de femmes leaders dans les communautés comme l’étaient les tambaras. Il n’y aura plus de leaders permanentes ». Alors que la paupérisation progresse, la réussite sociale n’est de plus en plus reconnue qu’à travers l’argent, la possession individuelle de biens matériels : le modèle de la riche commerçante. Mais, en l’absence de production agricole propre, les possibilités d’accumulation sont bien minces pour la majorité des femmes rurales, en particulier les jeunes.
35La polygamie exacerbe les rivalités, y compris en ce qui concerne le nombre des enfants, qui deviennent un enjeu de pouvoir même si on ne sait pas comment les nourrir après. La femme qui accouche est une reine d’un jour au baptême de l’enfant. Les bikis, et les dépenses extravagantes qu’ils entraînent, sont plus facteurs d’appauvrissement que de garantie du capital social et de recherche de la solidarité. Ce n’est pas une redistribution mais une compétition entre femmes, suicidaire à terme. Une façon d’exister dans le paraître, quand on n’a plus rien : toujours « sauver la face ». Et peut-être aussi une façon d’humilier un mari pauvre qui ne peut pas remplir ses obligations de chef de famille.
36La crise sociale est profonde, la perte des repères est déplorée partout, les générations semblent dépassées. Cloîtrer des jeunes femmes sans leur donner les moyens de vivre décemment, elles et leurs enfants, est une marque d’impuissance. Ce n’est certainement pas une stratégie durable. Derrière le voile et les yeux baissés, il y a le désespoir des jeunes filles sans rêves, l’ennui et sans doute la révolte, comme les rapports sexuels qui ne respectent plus les anciennes contraintes d’espacement des naissances, parce qu’il faut aussi s’attacher un mari trop convoité par des co-épouses actuelles ou potentielles, parce que le mariage apparaît comme le seul rempart contre la misère, en l’absence de toute activité économique fiable, et la maternité comme garantie d’une certaine respectabilité sociale.
Le sursaut des jeunes et l’irruption de la modernité
37Les mécanismes d’exclusion de la production agricole ont déclenché un impitoyable retour de bâton : l’exclusion sociale. La paupérisation de la majorité des ménages ruraux, des femmes et des jeunes en particulier, est au cœur de la crise alimentaire, tandis qu’une minorité de nantis prospère sur cette misère. Mais les logiques d’exclusion développent des résistances à l’exclusion, et ces énergies ne sont pas forcément toutes négatives : là est peut-être une porte à pousser. De nouveaux comportements, de nouvelles valeurs, porteurs de changements positifs, émergent à travers les jeunes – jeunes hommes, jeunes femmes, jeunes couples – en réponse aux nouvelles contraintes et opportunités : la demande du marché urbain, les nouveaux métiers, l’augmentation des taux de scolarisation, le développement des technologies de l’information et de la communication, comme le téléphone cellulaire.
38Lors de nos derniers travaux au Niger en 2009 et 2010, nous avons été étonnées de voir l’ampleur et la rapidité des impacts de technologies comme le téléphone cellulaire sur les rapports de genre. De plus en plus de femmes rurales possèdent un téléphone cellulaire et apprennent à s’en servir. En cas de départ en migration, les maris et les femmes communiquent régulièrement, et intimement : un nouveau sentiment du couple se fait jour, « comme en ville » et accompagne l’éclatement de la grande famille. Curieusement, les plus âgés, les « vieux », voient en général d’un bon œil cette évolution. Pour les femmes aussi, l’accès à l’information se trouve transformé : elles peuvent connaître les cours sur les marchés, les coûts des transporteurs. C’est aussi une forte incitation à l’alphabétisation : maîtrise du SMS, de la calculette incorporée… La question coûts-bénéfices de la généralisation du téléphone cellulaire est un passionnant sujet de recherche.
39Le modernisme est aussi venu dans les modes de vie et de consommation alimentaire, en remplacement de céréales devenues rares et trop chères : les pâtes, le couscous, les condiments industriels arrivent en force dans les brousses les plus reculées. Ce sont des phénomènes à suivre, pas nécessairement négatifs. Et leur préparation est bien moins lourde pour les femmes.
40Les transferts de genre dans les modes de production agricole ou de capital sont à suivre avec la place prépondérante que prennent les femmes dans l’élevage sédentaire – y compris en ce qui concerne les gros ruminants. En zone pastorale, la proportion croissante de petits ruminants dans le troupeau familial donne aussi un nouveau poids aux femmes dans la gestion du troupeau et des décisions concernant l’économie du ménage : vente de bétail, achat de nourriture, santé, scolarisation. Encore une fois, le monde rural bouge.
41Enfin, les groupements de femmes évoluent avec la dynamique associative de la société civile : aux côtés du groupement féminin traditionnel, inoxydable et indispensable, se développent des mouvements associatifs « modernes » féminins ou mixtes. On peut y observer de nouvelles alliances de sans voix – les femmes, les jeunes, les castés, les dominés, les allochtones – pour réclamer des parcelles de terre irriguées, pour assurer le droit aux arbres. Des cadres législatifs locaux se développent pour une gestion équitable des ressources naturelles, comme les Conventions locales. Au Niger, les femmes commencent timidement à investir l’espace ouvert dans les Commissions foncières (les COFO). L’écart entre la ville et la brousse tend à se réduire…
Conclusion
42Les choix en matière de développement agricole sont lourds de conséquences : le mirage de l’agrobusiness, le clinquant de l’agriculture dite moderne risquent fort de précipiter les exclusions et d’aggraver la fracture sociale entre riches et pauvres, propriétaires et sans terre. L’augmentation de la production agricole ne suffira pas à elle seule à éradiquer les crises alimentaires si les mécanismes d’accès et de redistribution équitable ne sont pas mis en place. Il existe des alternatives pour une agriculture familiale « durable, moderne et compétitive, reposant prioritairement sur des exploitations familiales agricoles sécurisées ». Un statut socioprofessionnel d’exploitant et d’exploitante agricole doit être défini et reconnu. Les femmes jouent un rôle spécifique et déterminant dans la production agricole (qui inclut l’élevage) : ce ne sont pas des « ménagères » qui viennent travailler de temps en temps aux champs. Perceptions et attitudes doivent changer. Il y a là des pistes pour les politiques de développement : une agriculture familiale qui vise aussi à la souveraineté alimentaire des ménages de producteurs, où la diversité des spéculations – masculines et féminines (oseille, woandzu, etc.) – et leur utilisation post-récolte dans l’alimentation de la famille sont prises au sérieux et soutenues correctement. Une bonne gouvernance de la recherche agricole passe aussi par la prise en compte des questions de genre, des spécificités de la production agricole féminine. Même chose pour la formation, qui devrait viser des producteurs et des productrices, pas des paysans d’une part et des femmes de paysans de l’autre ! La première urgence est de ne pas aggraver les mécanismes d’exclusion, comme ceux de l’accès à la terre.
43Une lueur d’espoir monte avec le nouveau modèle, évoqué par les femmes et aussi par les hommes : celui de la personne éduquée, qui exerce une profession et qui a réussi socialement, en combinant le mérite personnel, un statut durable (l’éducation) et un certain bien-être, un bien vivre. Et puis, croyons aux jeunes : certains commencent à pratiquer la contraception « en douce », en se cachant des parents, ou à refuser de se marier avant d’avoir « de quoi ». Tous ne veulent pas douze enfants et trois femmes. Même les vieux se mettent « à planifier », parfois au dixième enfant, et le disent en public : mieux vaut tard que jamais, les tabous en prennent un coup. La hiérarchie des valeurs évolue, la modernité se taille une place grandissante dans les familles et dans les couples : avoir accès à l’information (téléphone cellulaire), communiquer, commercer, vivre de manière moins austère, réduire le fossé entre le mode de vie rural et le mode de vie urbain. Le grand chantier de la formation et de l’éducation constitue un défi majeur et l’une des rares portes de sortie. Enfin, pour tous – État, partenaires techniques et financiers, humanitaires et développeurs, société civile, chercheurs – : quand comprendra-t-on que plus d’équité entre les genres est une priorité dans la lutte contre la pauvreté et que le renforcement des capacités des femmes est une clef majeure dans la lutte contre la malnutrition ?
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Auteur
Chercheuse associée, International Institute for Environment and Development (IIED). Marie Monimart travaille depuis plus de 25 ans en Afrique subsaharienne, notamment dans les pays du Sahel en Afrique de l’Ouest, à Madagascar et en Afrique centrale, ainsi que dans des projets de plus courte durée en Haïti et au Cambodge. Son travail porte sur les questions de genre, et plus particulièrement sur la gestion équitable des ressources naturelles, la sécurité des moyens de subsistance des ménages, et le mode de vie pastoral. Après un séjour de quatre ans au Niger (2002-2006) comme coordonnatrice du programme de CARE Danemark, elle travaille maintenant pour l’IIED à Londres dans un projet sur le genre, le régime foncier et la décentralisation en Afrique subsaharienne. Elle travaille aussi à l’adaptation de formations et d’outils pour renforcer les capacités des partenaires de terrain et les compétences des agents dans leur travail quotidien avec les communautés, afin de permettre aux marginalisés de prendre la parole. Elle garde un intérêt particulier pour l’appui à la société civile pastorale, notamment par l’accès durable à l’eau et aux pâturages et une meilleure compréhension de la diversité cruciale des modes de vie nomades en Afrique subsaharienne. L’un des plus grands défis est de promouvoir une intégration réelle et durable des questions de genre, en prenant en compte les concepts et visions des sociétés locales, dans les interventions de lutte contre la pauvreté – un domaine où bien peu de progrès ont été faits depuis les questions posées par Ester Boserup en 1970.
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