L’entreprise qui nettoie l’IHEID peut‑elle être sociale et solidaire ?
p. 179-190
Texte intégral
Introduction
1Cette contribution analyse l’expérience concrète du nettoyage de l’ensemble du parc immobilier de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) par l’entreprise d’économie sociale et solidaire Réalise. À Genève, l’appartenance à l’économie sociale et solidaire (ESS) est conditionnée par le respect d’une charte1 de valeurs écologiques et sociales et non sur des statuts juridiques, comme c’est le cas en France notamment (Baranzini et Swaton 2013). Cette approche permet d’associer au sein de la Chambre autant des sociétés anonymes à but lucratif limité que des coopératives ou des associations et fondations, pour autant qu’elles fassent toutes la preuve d’engagements écologiques et sociaux2.
2Les entreprises sociales d’insertion par l’économique comme Réalise représentent une famille de l’économie sociale et solidaire, aux côtés de la finance éthique, des coopératives d’habitation, du commerce équitable, etc.
3Cette famille est particulièrement dynamique depuis les années 1970 pour faire face aux problèmes croissants de chômage et d’exclusion (Gardin, Laville et Nyssens 2012). Même si la Suisse, comparativement aux pays européens qui l’entourent, connaît un taux de chômage limité de 3,2 % (SECO 2014), certains cantons, comme Genève, connaissent un taux de chômage proche du double de la moyenne nationale (5,3 % en novembre 20143), les personnes sans diplôme étant particulièrement concernées.
4Après une brève présentation de Réalise, nous expliquerons comment cette entreprise, membre de la Chambre genevoise de l’ESS, a obtenu le mandat de nettoyage de l’IHEID. La description du mode de fonctionnement de Réalise permettra d’aborder la question qui constitue le titre de cet article. Nous montrerons ensuite en quoi ce mandat ouvre des perspectives pour développer, tant à Genève que dans le monde, des entreprises de nettoyage sociales et solidaires, capables de supplanter progressivement les entreprises de nettoyage capitalistes sans engagements sociaux, solidaires et écologiques. Des millions de femmes et d’hommes travaillent, le plus souvent dans des conditions déplorables, dans le secteur du nettoyage au niveau mondial (bureaux, surfaces commerciales et économie domestique). En outre, les impacts écologiques des activités de nettoyage sont élevés4.
Réalise et ses bénéficiaires
5Réalise est une entreprise sociale d’insertion par l’économique, créée à Genève en 19845. Elle forme et place dans l’économie des femmes et des hommes sans emploi, dépendants de l’assistance publique ou de l’assurance chômage. Aujourd’hui, Réalise est devenue une des grandes organisations de ce type en Suisse. Elle compte environ 200 collaborateurs, dont la moitié est en formation en vue de retourner rapidement sur le marché de l’emploi. Leur passage par Réalise s’étend sur des périodes courtes, de quatre à huit mois en moyenne. Les bénéficiaires de ces formations et d’un accompagnement vers l’emploi sont des femmes et des hommes adultes, sans diplôme, ou sans titre reconnu en Suisse. À l’image du pourcentage élevé de résident·es étranger·ères à Genève, majoritairement non diplômé·es, plus de la moitié des bénéficiaires de Réalise n’ont pas de passeport helvétique.
6Absence de diplôme ne signifie pourtant pas absence de compétences. Ces femmes et ces hommes ont, pour la plupart, des années d’expérience professionnelle en Suisse ou dans leur pays d’origine. Cela représente chaque année environ 260 personnes, de plus de 30 nationalités différentes. Au-delà des compétences acquises durant le passage à Réalise, le fait de reprendre une activité professionnelle, parfois après des mois ou des années d’inactivité forcée, contribue à retrouver une estime de soi et des liens sociaux, ainsi qu’à remobiliser ses ressources pour sortir d’une situation d’exclusion. C’est d’ailleurs l’axe central des démarches d’insertion par l’économie, dont le sens est particulièrement important dans un pays comme la Suisse où le travail est une valeur cardinale (Dunand et Du Pasquier 2006). Dans ce pays très riche, le système de protection sociale garantit un accès à des ressources matérielles minimales pour vivre (se nourrir, se loger, se vêtir). Toutefois, cette aide matérielle ne remplace pas un emploi, comme l’a démontré Castel (2009). De plus, les solidarités familiales sont affaiblies, particulièrement au sein des familles d’origine suisse. Dès lors, les risques d’exclusion et de marginalisation sont considérables pour les femmes et les hommes sans emploi.
7Entre 30 et 40 % des stagiaires de Réalise retrouvent un emploi à l’issue de leur formation. Les autres se répartissent en deux catégories. Pour la première, le stage aura permis d’identifier des barrières à l’emploi, notamment socio-sanitaires. Ces personnes sont dès lors orientées vers des services publics ou privés compétents et pourront revenir à Réalise une fois leur capacité de travail recouvrée. Pour la seconde catégorie, le stage ne débouche pas sur un emploi, bien que les personnes soient aptes à travailler et motivées. Ceci peut s’expliquer par différents facteurs en interaction. Les principaux sont l’attente de diplômes de la part du marché de l’emploi, la concurrence élevée des travailleur·es européen·nes attiré·es par des salaires élevés, la forte tertiarisation de l’économie genevoise, notamment depuis les années 1990 (Flückiger, de Coulon et Vassiliev 2002), avec la diminution concomitante d’emplois accessibles à des personnes non qualifiées dans le secteur secondaire, et des pratiques de recrutement traditionnelles (basées sur des curriculum vitae et donc des diplômes).
Engagements pour un développement durable et une économie sociale et solidaire dans quatre secteurs d’activité
8Depuis les années 1980, Réalise inscrit son action dans une perspective de développement durable en cherchant à maximiser son impact social, à limiter son impact écologique et à assurer l’équilibre financier nécessaire à sa pérennité institutionnelle. Depuis la fin des années 1990, Réalise tente de dépasser la dimension palliative de sa mission d’insertion en s’engageant pour le développement d’une économie plus sociale et plus solidaire (Dunand et Laederach 2012).
9Ces engagements se traduisent par la mise en place de techniques de travail et de processus de management qui répondent au mieux aux valeurs et principes de l’ESS. À titre d’exemple, de gros efforts sont consentis pour utiliser les techniques de production et les machines les plus économes en énergie et en matières premières, pour mettre en œuvre une organisation du travail et une gestion des ressources humaines favorables à la santé, un management participatif et une transparence financière complète. Réalise est, juridiquement, une association démocratique privée, dans laquelle tout·e collaborateur·trice peut, et est invité·e à, devenir membre et participer aux décisions stratégiques en assemblée générale.
10Réalise a développé ses activités dans quatre secteurs économiques à haute intensité de main-d’œuvre, accessibles à des personnes compétentes mais non diplômées. Il s’agit du jardinage et des entretiens extérieurs, de la blanchisserie et du nettoyage, de la logistique et de la sous-traitance industrielle (montage électro-mécanique, horlogerie, revalorisation de matériel électronique). La moitié de son budget est couverte par les revenus des biens et services vendus sur le marché, l’autre provient des mandats de formation et d’accompagnement vers l’emploi négociés avec l’État de Genève.
11Nous nous intéresserons dans cet article uniquement au secteur du nettoyage. Il se trouve qu’à Genève, c’est l’un des secteurs qui offre des conditions de travail particulièrement mauvaises. Les salaires y sont très bas6, le travail non déclaré courant et des temps de travail partiels y sont le plus souvent imposés. L’organisation du travail, avec des horaires situés tôt le matin ou le soir tard, sont défavorables à une socialisation et à une vie de famille. Enfin, c’est un secteur très en retard du point de vue de la formation diplômante des professionnel·le·s, alors que la Suisse se flatte d’avoir un système de formation exemplaire.
12Nous formulons l’hypothèse que les constats que nous faisons quant aux conditions de travail dans le nettoyage à Genève valent pour de nombreuses autres villes. Que cela soit dans le domaine du nettoyage de bâtiments ou de l’économie domestique, des centaines de millions de personnes dans le monde, principalement des femmes, sont concernées par ces enjeux.
L’IHEID mandate Réalise pour l’entretien des locaux
13Suite à l’extension de ses bâtiments et à la construction de la Maison de la paix, un monument de verre de plus de 45 000 m2, l’IHEID a recherché en 2013 une entreprise répondant aux critères du développement durable et comprenant le projet de la Maison de la paix. Concrètement, il s’agissait de trouver une entreprise utilisant les techniques de nettoyage les plus écologiques, selon les connaissances actuelles, avec la garantie d’un engagement social maximal.
14Au plan écologique, Réalise s’emploie depuis plus d’une décennie à limiter, voire supprimer quand c’est possible, les produits de nettoyage chimiques (comme tout produit chimique dans ses autres activités, notamment le jardinage). Nous utilisons environ 10 % des quantités de produits de nettoyage employés par une entreprise sans engagement écologique. Au plan social, notre mission de formation pour l’insertion d’adultes sans emploi, tout comme notre recherche de conditions de travail les meilleures possibles, nous placent loin devant toute entreprise capitaliste cherchant à maximiser ses profits. Enfin, il se trouve que deux des trois directeurs de Réalise, dont l’auteur de cet article, sont diplômés de l’IHEID et donc à même de comprendre le projet de la Maison de la paix.
15Depuis la création de Réalise, l’essentiel du travail pour nos clients est effectué par des personnes en formation encadrées par des techniciens-formateurs. L’ampleur du mandat de la Maison de la paix (puis de tous les bâtiments de l’IHEID) dépassait largement les capacités de nettoyage de Réalise. Nous avons tout de même choisi de faire une offre en décidant que, le cas échéant, nous engagerions des employé·es pour assurer le travail dépassant ce que les équipes en formation pourraient assurer. Notre motivation était que le bâtiment moderne et luxueux de la Maison de la paix allait permettre d’offrir des conditions de formation idéales pour les stagiaires et allait constituer une belle référence pour leur prochain employeur. Nous avons obtenu le mandat à l’été 2013, à peine quelques semaines avant la fin de la première partie du chantier de construction. Ce n’est qu’environ une année plus tard, après un démarrage sur les chapeaux de roues, que nous avons pu commencer à tirer les premières conclusions qui, comme nous le verrons plus loin, vont bien au-delà de nos objectifs initiaux et ouvrent des perspectives pour faire évoluer l’économie « sauvage » du nettoyage qui prédomine actuellement.
16Une fois le mandat confirmé par la direction de l’IHEID, la responsable du secteur blanchisserie et nettoyage de Réalise a procédé rapidement à l’engagement du personnel, ainsi qu’à l’acquisition du matériel nécessaire. Avec son équipe de techniciens-formateurs, elle a sélectionné strictement des femmes et des hommes ayant effectué un stage de formation à Réalise et n’ayant malheureusement pas retrouvé de travail. Il s’agit de la deuxième catégorie de personnes mentionnée plus haut : celle des personnes capables et motivées, mais rejetées par le marché de l’emploi actuel.
17Ces personnes correspondent en tout point au profil type des chômeur·euse·s de longue durée en Suisse : d’origine étrangère (souvent non européenne), non diplômé·e·s et âgé·e·s de plus de 45 ans (Bigotta et al. 2011). Bien que le thème soit tabou, comme l’ont montré notamment les travaux de Fibbi, Lerch et Wanner (2006), l’expression « origine étrangère » cache en fait des pratiques d’embauche largement racistes.
18Certaines des personnes engagées pour ce mandat par Réalise cumulaient l’ensemble de ces facteurs de discrimination, d’autres une partie seulement. Comme nous l’avons signalé plus haut, toutes étaient sans emploi malgré la formation suivie à Réalise et les efforts importants de placement de l’équipe de conseiller·ère·s en insertion qui assure l’interface avec les employeurs.
19Ainsi, une équipe d’environ 25 personnes, accompagnées par un encadrant qualifié, à même d’organiser le travail et de dispenser les formations nécessaires, ont été engagées pour nettoyer l’ensemble des bâtiments de l’IHEID six jours sur sept. Une équipe de six personnes en formation est engagée à leurs côtés.
20Les 25 personnes engagées comme nettoyeur·euse·s ont un contrat de travail en bonne et due forme, elles sont rémunérées à des tarifs supérieurs à ceux exigés par la convention collective du nettoyage7. Elles sont en plus encouragées à cotiser à un système de retraite complémentaire privé, ce que les employeurs capitalistes tentent d’éviter car la cotisation est paritaire, ce qui diminue leurs bénéfices.
21Ces nouveaux·elles collaborateur·trice·s sont invité·e·s à participer tant aux fêtes qu’à l’assemblée générale de Réalise. Cependant, un travail d’information reste à faire. Le fait d’être consulté est pour le moins étranger à ces travailleur·euse·s, que ce soit pour le budget ou pour la nomination des membres du conseil en assemblée générale. La première année d’activité sur ce mandat a porté prioritairement sur des aspects opérationnels. Il fallait déjà montrer à l’IHEID que Réalise était capable de relever ce défi et de faire face aux retards du chantier, alors que l’année académique 2013 avait déjà démarré. Ces questions de gouvernance font partie des objectifs pour 2015.
Quelques constats encourageants
22Chaque jour, dans l’immense bâtiment de verre de la Maison de la paix et ses bâtiments satellites, des centaines d’enseignant·e·s, de chercheur·e·s, d’étudiant·e·s et de visiteur·euse·s vaquent à leurs occupations. Une configuration qui ne permet aucune erreur technique, ni aucune attitude non professionnelle pour les travailleur·euse·s de Réalise.
23Les travailleur·euse·s ont été engagé·es à partir des compétences techniques et relationnelles (les soft skills) dont ils et elles ont fait la preuve durant leur stage de formation en travaillant sur divers mandats. Réalise n’a donc pas utilisé les critères de discrimination habituels pour des emplois à haute intensité de main-d’œuvre. Nous n’avons tenu aucun compte des diplômes (rares dans le nettoyage), de l’âge, de l’origine culturelle ou du sexe.
24Au-delà de notre approche basée sur les compétences, nous avons proposé des salaires corrects, au-dessus des minima conventionnés, et une organisation du travail la plus favorable possible. Il s’agit notamment d’assurer des taux de travail élevés, pour limiter les temps de travail partiel imposés, pratique dominante dans cette branche.
25Après un peu plus d’une année, nous constatons avec ce mandat, dont la taille est significative, que le travail correspond aux attentes élevées de l’IHEID en qualité et en souplesse, et que les taux d’absence et de rotation du personnel sont faibles. En outre, le technicien-formateur de Réalise, qui a travaillé de nombreuses années dans des entreprises de nettoyage non solidaires, a observé que les travailleur·euse·s font preuve d’autonomie et de solidarité, ce qui permet de limiter la hiérarchie et favorise l’émergence de relations de travail plus coopératives. Tout ceci avec des techniques de nettoyage sans produits chimiques, à l’exception des quelques zones exigeant une hygiène particulière.
26En résumé, nous constatons que ces personnes, recrutées sur la base de compétences observées sur le terrain et non de critères de sélections habituels, et dont l’économie genevoise ne voulait pas, semblent mieux travailler que dans les entreprises de nettoyage non solidaires. Il reste cependant plusieurs domaines d’amélioration pour l’avenir, notamment leur intégration dans le management démocratique de Réalise, comme mentionné plus haut. Nous devons aussi continuer à faire évoluer nos représentations genrées. Une étude réalisée il y a plusieurs années a porté sur les écarts entre le discours de Réalise encourageant l’équité des genres (une des valeurs de la Charte) et les pratiques concrètes. Un gros potentiel d’amélioration avait été mis en évidence. L’auteure de l’étude avait par exemple montré les difficultés que les cadres de Réalise (notamment l’auteur de cet article) avaient à imaginer l’insertion de femmes dans des métiers dominés par les hommes jusqu’à présent, tels que la logistique, les déménagements ou l’informatique (Samii 2014). Suite à cette étude critique très utile, des mesures avaient été prises : des femmes suivent maintenant une formation pour insertion en logistique et dans nos activités de recyclage électronique, et davantage d’hommes se forment à la blanchisserie. Une nouvelle étude révélerait certainement encore d’autres améliorations souhaitables.
27Il est aussi possible que l’engagement professionnel de ces personnes dans leur travail soit une manière de rembourser une dette. Certaines désespéraient face aux échecs répétés de leurs offres d’emploi et ont signifié à de nombreuses reprise leur gratitude envers Réalise. Il sera particulièrement intéressant d’observer si cet engagement varie avec le temps, cette expérience n’ayant qu’un an et demi. Enfin, cette analyse « du dedans » n’échappe pas au manque de recul de l’auteur. Une analyse indépendante serait très intéressante, à moyen terme, pour confirmer ou infirmer ces observations.
Quels impacts pour l’avenir et quelles perspectives ?
28Compte tenu du nombre de personnes, notamment de femmes, qui sont maltraitées dans les métiers du nettoyage, cette expérience ouvre de larges perspectives. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la preuve est faite qu’il est possible d’assurer un service de nettoyage de haute qualité professionnelle, environnementale et sociale, dès lors que la perspective n’est pas la maximisation du profit mais un engagement social et solidaire.
29Les prix pratiqués par Réalise sont ceux du marché. Dès lors qu’il n’y a pas de capital action à rémunérer, ni de salaire excessif versé à un patron gourmand, il est possible de payer correctement les travailleur·euse·s et d’assumer les charges de fonctionnement. Il est aussi possible de relever que l’usage minimal de produits de nettoyage chimiques polluants, favorable pour la planète, permet aussi des économies substantielles qui peuvent servir à améliorer les conditions des travailleur·euse·s.
30Ce constat ouvre des perspectives sociétales importantes de deux ordres. Premièrement, comme nous l’avons résumé dans une publication précédente (Dunand et Laederach 2012), et comme cela avait déjà été montré – notamment par Chanial et Laville (2002) et Soulet (2007) –, le travail d’insertion est dominé par une logique palliative. La majorité des organisations d’insertion, dont nombre sont devenues, à l’instar de Réalise, des « entreprises sociales d’insertion par l’économique », sont issues de projets citoyens. Elles visaient à dépasser les limites des systèmes d’aide sociale des années 1980. Force est de constater qu’aujourd’hui, elles sont enfermées dans une logique palliative.
31Elles ne créent pas d’emploi et n’ont qu’une influence marginale sur le marché du travail et l’économie en général. Elles sont tolérées car elles ont montré qu’il vaut mieux garder les personnes en activité : l’économie peut en avoir besoin un jour… Mais sauf exception, elles ne sont pas considérées comme des actrices économiques, comme cela devrait être le cas dans une économie au service de la société. En résumé, elles viennent en aide aux exclus du capitalisme, sans agir sur les causes de l’exclusion.
32Dès lors qu’une organisation comme Réalise situe son action dans la perspective de transition vers une économie plus sociale et plus solidaire et plus écologique, il est évident qu’un rôle de « brancardier de l’économie dominante » (Laville 2001) ne peut être un engagement à long terme.
33Jusqu’à récemment, la direction de Réalise voyait le dépassement de ce « cul‑de-sac palliatif » à travers son engagement dans le développement du réseau d’économie sociale et solidaire genevois APRES-GE. Cette expérience concrète, ainsi que des réflexions récentes et d’autres expériences à Réalise, ouvrent de nouvelles perspectives. Il s’agit, ni plus ni moins, de tenter de remplacer à terme les entreprises de nettoyage capitalistes par des entreprises plus sociales et plus solidaires.
34Le second objectif sociétal est de montrer que les critères de sélection – on pourrait parler de discrimination – utilisés par les employeurs actifs dans des domaines à haute intensité de main-d’œuvre ne sont ni efficaces au plan économique, ni durables au plan sociétal. En utilisant d’autres critères, il est possible de trouver des collaborateurs de haute qualité dans le vivier local des demandeurs d’emploi.
35De plus, notre expérience montre qu’en offrant des conditions de travail réellement meilleures, avec respect, autonomie et implication des collaborateur·trice·s, l’engagement de ces dernier·ère·s et la qualité de leur travail semble dépasser ceux que l’on peut constater au sein d’entreprises commerciales peu scrupuleuses.
Entreprendre et innover
36Comme les lignes précédentes le laissent percevoir, la finalité sociale et solidaire de Réalise, ainsi que son autonomie entrepreneuriale (privée mais sans but de maximisation du profit), ouvrent un champ des possibles auquel nous n’avions pas pensé il y a encore une année. Nous pouvons développer des activités de manière autonome rapidement, dès lors qu’elles s’autofinancent. Il ne nous a guère fallu qu’un mois pour constituer une équipe de 25 personnes pour la Maison de la paix, acheter le matériel et être à pied d’œuvre le jour convenu.
37Les constats que nous avons résumés dans cet article nous amènent très simplement à la question suivante : pourquoi ne pas favoriser la création d’entreprises de nettoyage sociales et solidaires ?
38Aujourd’hui les entreprises excluent une partie non négligeable des demandeurs d’emploi à partir de facteurs de discrimination (sélection) cités plus haut. Au profit de travailleur·euse·s qui viennent parfois de loin, ce qui n’est guère écologique. De plus, les conditions de travail dans ces entreprises sont trop souvent mauvaises. Des entreprises de nettoyage sociales et solidaires représenteraient ainsi une alternative favorable, tant à Genève qu’ailleurs.
39L’intégration de critères écologiques et sociaux dans les marchés publics est croissante. Les organisations qui ont des valeurs sociales, tout en se fournissant auprès d’entreprises bien peu solidaires, pourraient changer de fournisseur. C’est le cas à Genève du BIT, ainsi que de nombreuses ONG et organisations internationales. Ceci favoriserait fortement l’émergence d’entreprises de nettoyages sociales et solidaire et influencerait positivement le secteur du nettoyage, pour le rendre un peu plus vertueux. C’est ce que l’on constate par exemple avec les coopératives d’habitation. Elles font la démonstration que l’on peut construire et gérer autrement l’habitat, pour le rendre plus écologique et plus social8.
40Au moment de la rédaction de ces lignes, la direction de Réalise étudie cette piste. Les investissements sont limités, les client·e·s potentiel·les nombreux·se·s, les travailleur·euse·s concerné·e·s se comptent par milliers. Par ailleurs l’incubateur d’entreprises sociales et solidaires Essaim9 de Genève est à même d’apporter les appuis nécessaires pour le lancement d’un tel projet, puis l’appui administratif indispensable à sa pérennité. Une telle innovation sociale et solidaire aurait un impact sociétal considérable.
Conclusions
41Cette expérience très concrète s’inscrit dans la voie de Morin (2011). C’est une contribution, concrète et locale, à la construction d’une économie plus sociale, plus solidaire et écologiquement durable. Est-ce que Réalise, l’entreprise qui nettoie l’IHEID, est sociale et solidaire ? Nous espérons que cet article en donne la preuve, ou tout au moins montre l’engagement de cette organisation pour le devenir.
42Le potentiel innovant du mandat confié par l’IHEID à Réalise pour l’entretien de la Maison de la paix va toutefois au-delà de ce qui avait été perçu au moment de sa signature. Nous avons constaté qu’il est parfaitement possible de concilier des prestations de nettoyage professionnel de qualité pour le client, un prix du marché, des conditions de travail dépassant les normes légales et les techniques actuelles les plus écologiques. Ceci dès lors que la maximisation du profit n’est pas le but de l’entreprise, donc dès lors que l’entreprise se situe dans le courant de l’économie sociale et solidaire, tel qu’il est appréhendé en Suisse romande (Baranzini et Swaton 2013). Compte tenu du nombre considérable de femmes et d’hommes travaillant de par le monde dans les métiers du nettoyage, le plus souvent dans des conditions sociales mauvaises et sans considérations écologiques, la création d’entreprises de nettoyage sociales et solidaires pourrait avoir un impact sociétal très positif. Cela implique d’innover, comme cela a été le cas en invitant une entreprise de nettoyage à ce colloque académique international.
Bibliographie
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Soulet, M.- H. 2007. La reconnaissance du travail social palliatif. Dépendances. N° 33 : 14-18
Notes de bas de page
1 http://www.apres-ge.ch/search/node/charte. Ces valeurs sont au nombre de sept, avec par exemple le bien-être social, la citoyenneté, l’autonomie, la solidarité, etc. Elles sont déclinées en critères opérationnels permettant de vérifier le respect des valeurs sur le terrain.
2 En France toutes les coopératives et associations peuvent se prévaloir d’appartenir à l’ESS.
3 http://www.ge.ch/statistique/domaines/apercu.asp?dom=03_03
4 Outre les phosphates associés à l’eutrophisation des eaux, la liste des molécules toxiques présentes dans les produits de nettoyage est simplement immense, avec des effets sur l’environnement mais aussi sur la santé des travailleurs. La fondation David Suzuki en dresse une longue liste. http://www.davidsuzuki.org/issues/health/science/toxics/the-dirt-on-toxic-chemicals-in-household-cleaning-products/
6 Le salaire de manœuvre, qui concerne le plus grand nombre de travailleur·euse·s, est d’environ 3 300 francs suisses par mois pour 2012 selon la convention collective de travail (http://www.seco.admin.ch/themen/00385/00420/02500/02530/index.html?lang=fr). Alors que le salaire médian à Genève est d’environ 6800 francs suisses par mois pour la même année (Office cantonal de la statistique, https//www.ge.ch/statistique/domaines/).
7 Ces conventions, négociées entre les syndicats et le patronat, définissent branche par branche les conditions de travail et le barème horaire des salaires. Elles ne couvrent toutefois pas tous les secteurs économiques.
8 Voir notamment le travail très important de la CODHA (Coopérative de l’habitat associatif) à Genève et dans le canton de Vaud (www.codha.ch).
Auteur
Christophe Dunand, ingénieur et titulaire d’un master et d’un DEA en études du développement (IUED, Genève, devenu l’IHEID en 2008). Il est chargé de cours en entrepreneuriat social à la Haute école de gestion de Genève et directeur général de Réalise, une des grandes entreprises sociales d’insertion de Suisse. En parallèle il est membre de la commission romande « Insertion par l’économique » de la fédération nationale « Insertion Suisse » et il siège au conseil de la Chambre de l’économie sociale et solidaire Après‑Genève, qu’il a co‑fondée en 2004.
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