L’essor du mouvement urbain à Sofia, Bulgarie
p. 137-151
Résumés
Libérés de la peur et des complexes introduits dans l’esprit des citoyens par l’ancien régime socialiste, les habitants de Sofia s’organisent pour former une société civile qui lutte pour préserver les valeurs urbaines de l’environnement public qui est en train de subir de graves transformations. Pour défendre leurs droits de citoyens et l’environnement les Sofiotes se mettent spontanément en réseaux et prétendent devenir un partenaire majeur dans la gouvernance de la ville.
Liberated from the fear and the complexes imposed on the citizens by the former socialist regime, Sofia’s inhabitants organise themselves as civil society actors who struggle to preserve the urban values of public environment as it is under serious transformations. To defend their rights and the environment, Sofia inhabitants spontaneously develop networks and intend to become one major partner in the city governance.
Liberados del miedo y los complejos introducidos en el espíritu de los ciudadanos por el antiguo régimen socialista, los habitantes de Sofía se organizan para formar una sociedad civil que lucha por preservar los valores urbanos relacionados al medio ambiente público, que, lamentablemente, está sufriendo graves transformaciones. Es así que, para defender sus derechos ciudadanos y medioambientales, los habitantes de Sofía se organizan espontáneamente en redes sociales y pretenden convertirse en una parte importante de la gobernabilidad en la ciudad.
Texte intégral
Introduction
1Après la chute du Mur de Berlin en 1989 et la suppression du modèle soviétique de socialisme et de communisme, une période de transition vers l’économie du marché fut installée dans tous les pays de l’Europe de l’Est, accompagnée par un processus d’instauration des principes du régime démocratique. Mais la société civile qui va de pair avec la démocratie n’existait pas dans ces pays. Sous le régime totalitaire, la société civile était opprimée dans ses manifestations et diluée dans des camouflages. La « dictature du prolétariat » était censée prendre la place du collectif social et de l’action sociale. C’est elle qui devait accorder aux citoyens l’égalité et les droits sociaux, la justice et le libre accès aux institutions et aux services. Elle devait apporter par la lutte contre l’exclusion la participation à la prise de décisions pour des conditions dignes de vie.
2L’introduction graduelle du gouvernement démocratique dans les pays ex-socialistes et notamment en Bulgarie devait inévitablement être liée à l’éclosion de la société civile. Sans cet acteur majeur dans la vie politique, la démocratie ne pouvait pas s’établir réellement.
3La réanimation de la société civile a vite trouvé sa motivation et un point de départ dans avec les problèmes de l’environnement urbain : son état et son développement, ses qualités comme environnement immédiat des habitants et leurs conditions de vie. Ainsi, la ville est devenue un générateur d’énergie de contestation et de défis, un révélateur qui produisait chez les citoyens des inquiétudes, des mécontentements et des protestations. Les hommes et les femmes étaient poussés à se révolter, leur force d’opposition et leur envie de participer à l’amélioration de leur environnement urbain les ont incités à envisager leur pouvoir en tant que communauté réunie, en tant que société civile.
4D’après l’histoire de la société européenne, le processus de création d’une société civile exige une longue évolution, faite de tourmentes et de contradictions, d’erreurs et de quantité d’obstacles. La situation d’aujourd’hui se complique encore plus puisqu’il s’agit d’une transition d’un régime de restrictions et de répression vers un autre régime, où les conditions d’expression de la personnalité et de la communauté sont relativement libres, sans oublier la pression des intérêts néolibéraux et de la mondialisation. L’émergence d’une nouvelle expression de la société civile devrait sauvegarder le point de départ spontané de sa construction.
5Le projet MOST-UNESCO de longue durée a permis de dévoiler et poursuivre la renaissance de la société civile en Bulgarie. La situation de la ville et son environnement a provoqué la réaction des hommes et des femmes. Pendant ses deux phases de la recherche-action entre 1997 et 2005, l’équipe bulgare du projet a participé à des événements révélateurs qui ont exprimé la force de l’unification et de la solidarité sociale, étouffée et oubliée au cours du socialisme soviétique. Le mouvement urbain à Sofia a réussi à réconcilier les femmes et les hommes en parité pour combattre l’adversaire commun : les acteurs responsables de la dégradation de l’environnement urbain.
Le point de départ : la dégradation de l’espace urbain et des espaces verts à Sofia
6Depuis toujours, Sofia, capitale de la Bulgarie, était reconnue comme une « ville verte », admirée pour ses espaces verts et pour son aménagement de territoire « humain » : conforme aux principes de la Charte d’Athènes, adaptée à l’environnement naturel, à la culture locale et à la l’évolution permanente de la vie urbaine aussi bien physique que sociale. La verdure entourait les immeubles des grands ensembles d’habitation et les quartiers résidentiels, bordait les rues et les boulevards, elle était concentrée dans les squares, les jardins, les parcs, les espaces de loisirs, les montagnes. Mais à partir de 1990, végétation de la ville a commencé à se fondre et à se perdre. L’environnement urbain a subi une forte dégradation, suite à des procédures de conversions massives des espaces publics en espaces privés, des espaces verts en espaces bâtis. Cette régression a provoqué le grand mécontentement des habitants. Ils ont réalisé que peu à peu l’image verte de la ville se perdait. Leurs conditions de vie se détérioraient.
7La pomme de discorde pourrait s’exprimer aussi bien par les chiffres des statistiques. Au cours des seize dernières années de transition (1989-2005), la surface des espaces verts à Sofia diminue de 1300 hectares environ1. De nouvelles constructions se dressent dans des parcs et des jardins, sans permis ou avec des « permis » douteux, délivrés sur des données falsifiées. La spéculation foncière se développe sans contrôle ni sanction de la part des collectivités locales et des institutions étatiques. De nouveaux bâtiments à usages divers se dressent entre les immeubles résidentiels des grands ensembles d’habitation. On réalise bien que les autorités publiques ne défendent pas les biens publics et ne répondent pas à la volonté des collectivités locales et des citoyens qui lui ont confié l’environnement urbain de Sofia.
La société civile : combattre la peur pour s’opposer aux autorités et défendre les espaces verts – une nouvelle réalité pour les Bulgares
8Les bouleversements déplorables dans la situation des espaces verts de la ville au cours de la transition vers l’économie de marché déclenchent dès le début inquiétude et insatisfaction chez les habitants de Sofia. Après une longue hésitation, les gens commencent à exprimer timidement leur désaccord, puis leur réaction grandit et s’exacerbe. Mais elle reste encore timide, au sein des groupes et parmi les habitants. Spontanée et sporadique, peu à peu cette tension croissante commence à s’extérioriser et à s’orienter vers une action de contestation organisée et active. La dégradation progressive de l’espace urbain provoque des réactions de plus en plus fréquentes, intenses et concentrées des citoyens déjà unis dans leur mécontentement contre la baisse de la qualité de vie en ville. Ils sont prêts à se rassembler dans des organismes volontaires.
9Mais pourquoi cette hésitation ? Pourquoi ne pas s’opposer immédiatement à la dégradation de l’espace urbain ? Pourquoi cette lenteur à réagir pour défendre les espaces verts menacés par l’appétit sans limite des investisseurs ? Pourquoi ne pas attaquer sans tarder les autorités – les vrais complices des métamorphoses urbaines qui détériorent les conditions de vie dans la ville de Sofia ? Pourquoi supposent-ils aussi que le gouvernement central et local, en tant que pouvoir public financé par la société, assumerait la responsabilité de l’organisation de l’environnement public urbain ?
10La réponse est simple et traumatisante pour ceux qui ont vécu sous le régime socialiste : la peur. La peur infiltrée dans l’esprit de la société et le grand bouleversement succédant à la chute du Mur de Berlin. Les habitants sont frustrés par les modifications de leurs conditions de vie et n’arrivent pas à s’exprimer clairement contre l’absurdité de la réalité. Bien qu’ils la conçoivent. Car à partir de 1989, l’environnement urbain se dégrade fortement. Pendant cette période d’hésitation, les actions des spéculateurs cupides se renforcent. Les institutions d’Etat et la législation se révèlent relativement faibles pour s’opposer. Parfois, elles se font complices. La restructuration sociale est profonde et se déroule en permanence : une situation idéale pour profiter et abuser des droits sociaux. On réalise que la dénonciation des actes non démocratiques est lente et chaotique. Mais l’origine de cette hésitation est compréhensive.
11La peur générée par les autorités ou la peur « sociale » ressentie chez les citoyens vivant sous le régime socialiste est une des caractéristiques les plus présentes dans leur comportement comme sous tous les régimes totalitaires. Le socialisme de modèle soviétique ne faillit pas à ce processus. La Bulgarie appartient à cette expérimentation gigantesque. Les goulags, les camps de travail dur et forcé forgent la méfiance des individus, renforcent l’insécurité et la vulnérabilité dans leurs relations, provoquent la peur.
12Les tortures physique et psychique sont le paroxysme de l’oppression : elles racontent et expliquent la peur sociale suscitée par un tel régime. Il existait par ailleurs nombre d’autres pratiques de manipulation et d’oppression quotidienne. La peur était l’essence même de leur nature, comme obtenir ou non le droit de faire des études universitaires selon l’avis de la cellule communiste de proximité, ou se voir attribuer un logement par la volonté d’un comité politique de la municipalité, conserver son poste de travail ou changer de lieu de travail par la détermination des unités communistes de contrôle ou par les « camarades » toujours guidés par la bonne obéissance au parti. La peur se manifestait partout dans la vie quotidienne. Elle influençait doublement la vie de l’individu : officiellement à l’extérieur de la famille et des proches et individuellement, dans le cadre familial et amical. La peur des autorités, de leur intervention éventuelle créait cette psychose. Des générations ont été manipulées et formatées dans ce moule.
13La grande question qui se posait alors était plutôt de l’ordre : Comment éradiquer la peur après la chute du communisme ? Devait-elle vraiment disparaître ? Comment construire une société civile dans la nouvelle réalité des Bulgares après 1990 ? Comment s’opposer aux autorités en cas de désaccord avec leurs décisions ?
La lutte pour sauver les espaces verts : les femmes, suivies par les hommes
14La réaction des habitants de Sofia apparaît tardivement. A partir des années 2000, les attitudes des gens et leurs comportements plus au moins hésitants au cours des dernières années commencent à s’orienter vers la libre expression et pour la défense de leurs droits. L’ONG MLADOST (nom d’un arrondissement de Sofia) et d’autres organismes non lucratifs fondés par les habitants dans d’autres arrondissements de Sofia se mobilisent pour protester contre la dégradation de l’espace urbain et pour défendre les espaces verts de leur ville. Ils informent et questionnent pour constituer des dossiers pour un Livre Vert de la ville de Sofia, rassemblent les cas de restitutions abusives de terrains, les cas de permis de construction délivrés sur la base de données falsifiées et découvrent que tous les pouvoirs, local, central et juridique, sont complices.
15Les habitants se mobilisent pour dévoiler les tromperies et porter au tribunal certains cas des infractions commises par des institutions. Une première liste de 18 cas d’abus est déposée chez le procureur de Sofia. Les ONG, au premier rang desquelles l’ONG MLADOST, décident parallèlement de se mobiliser et d’initier la réhabilitation des espaces verts. Elle décide d’organiser un concours architectural pour la réhabilitation du grand parc de l’arrondissement Cent ans de la capitale de Sofia – en pleine dégradation à partir de 1990. Des contacts sont pris avec des spécialistes et des universitaires. Les collectivités locales sont aussi contactées.
16La prise de conscience de la détérioration de l’environnement dans la ville est tout d’abord le fait des femmes. Elles sont issues de la classe moyenne et de l’intelligentsia et habitent différents quartiers de Sofia. Leur motivation s’articule autour de thèmes qui touchent particulièrement les femmes, en raison de leur sensibilité et de leurs réactions plus rapides et émotionnelles, sans négliger la division sexuelle des tâches (réelle ou imaginaire) qui leur attribue certaines responsabilités. Ainsi, le mouvement urbain se mobilisera initialement autour d’enjeux comme la disparition des terrains de jeux destinés aux enfants ou des espaces verts autour des habitations, les problèmes des accidents liés au trafic routier intense et non maîtrisé, la sécurité du logement et l’éducation des enfants.
17Les femmes forment l’avant-garde du mouvement mais un équilibre relatif entre hommes-femmes est vite installé. Cette situation est exemplaire par rapport à d’autres où la femme perd du terrain dans la vie publique et privée. Les réformes vers l’économie de marché, la restitution des terres agricoles, la privatisation et la désétatisation du secteur public entraînent des bouleversements importants dans la vie sociale et dans les relations hommes-femmes. Le chômage touche une personne sur quatre, et 30 à 50 % parmi les jeunes. Les emplois précaires et à durée déterminée se développent, en particulier chez les jeunes et les femmes. La pauvreté s’accentue et oblige la population à chercher des solutions alternatives, sans l’appui d’un Etat providentiel.
18Durant la période communiste, les femmes pouvaient compter sur certains acquis importants, comme l’assurance d’un salaire, des infrastructures pour l’accueil des jeunes enfants, une participation relativement plus équitable (en comparaison avec d’autres pays du monde) aux instances formelles de pouvoir. Les femmes ont atteint des niveaux d’éducation élevés. Avec l’irruption de l’économie de marché, les rapports sociaux entre hommes et femmes sont fortement ébranlés. L’indépendance économique de la femme diminue rapidement et fortement, à cause du chômage (plus accentué pour les femmes), des faibles revenus et du surcroît de responsabilités auquel elle est soumise. La femme urbaine est confrontée à une dévaluation de sa situation et de sa valeur humaine.
19Prenant conscience de la détérioration de la qualité de vie quotidienne, les femmes de Sofia au cours de la transition ont été menées à analyser la cause de ces problèmes, et à aborder les sujets de corruption, de gouvernance, de politique, de choix économiques, entraînant dans le mouvement les hommes résidant avec elles dans les quartiers soumis à la spéculation foncière. Les gens se mobilisent et s’unissent sans former de véritables structures hiérarchiques, sans aspirer à une participation au pouvoir politique, mais en cherchant un empowerment afin de produire des changements sociaux favorables aux causes qui les mobilisent.
20Contrairement aux premières années de notre recherche, où aucune réaction organisée et collective n’avait été observée, mais seulement des initiatives individuelles et sporadiques pour résister à la crise (nous avions parlé de « privatisation des luttes »), cette situation à Sofia semble très différente. La peur est surmontée. Progressivement, un groupe de citoyens, au début surtout des femmes, en a eu assez et a spontanément pris l’initiative de s’unir pour protester et lutter contre les actions de la municipalité détériorant l’environnement urbain et leurs conditions de vie. Le mouvement est né d’en bas, à l’instigation des citoyens. Très rapidement, les femmes sofiotes, accompagnées des hommes, se sont mobilisées pour le droit de profiter des espaces publics de leur quartier.
La lutte pour l’environnement durable : ensemble contre l’adversaire commun
21Le mécontentement des citoyens au cours de la transition a commencé à se précipiter par la naissance d’une ségrégation rapide dans la situation des différentes couches sociales représentatives de l’espace urbain. L’appauvrissement massif et flagrant de la population bulgare après 1989 a coïncidé avec l’enrichissement rapide d’un groupe social restreint, mais ambitieux. En un temps record, bipolarisation sociale et ségrégation de l’espace urbain se sont installées de façon durable et spectaculaire, avant de s’amplifier dans des proportions menaçantes. Ce processus va de pair avec le démantèlement des structures institutionnelles et administratives, avec les infractions massives à la réglementation, le manque de contrôle et la tendance à la corruption à tous les niveaux de l’administration et du pouvoir. De cette façon la ville a amorcé son développement à deux vitesses : l’une pour celles et ceux qui habitent les grands ensembles d’habitation collective et arrivent à grand-peine à survivre, et l’autre pour celles et ceux qui investissent des logements de luxe ou de haut standing, dans des unités et des cités résidentielles fermées et surveillées par des vigiles et des chiens.
22La lutte des citoyens pour la défense de l’environnement urbain à Sofia est révélatrice de la manière dont prend corps la société civile dans les conditions du posttotalitarisme. La ségrégation est mal vécue. Les abus dans les terrains verts de la ville, dus aux actions sans précédent des nouveaux riches et à la corruption des fonctionnaires attisent vite la réaction négative et la lutte des habitants de Sofia. Cette lutte vise à modifier le mode d’administration de l’environnement urbain avec comme point de départ la défense des espaces verts. Les hommes et les femmes s’expriment ensemble, côte à côte. La domination sexuelle est oubliée. La situation de l’environnement urbain est également important pour les femmes et pour les hommes et leurs enfants. L’intérêt est commun et il va de soi que la lutte doit être menée par tous les genres et tous les groupes.
23Il est important de rappeler l’évolution des interactions de genre au cours de la période de transition en Bulgarie. Les fortes transformations sociales, économiques et politiques ont eu des conséquences sur les identités et rapports de genre, et durant la première phase de la recherche la crise de l’identité masculine a été mise en évidence. Les identités féminines ont été mises à rude épreuve, avec la perte d’emploi stable et sécurisé, la disparition des acquis sociaux, la surcharge de responsabilités. Après une longue période d’émancipation réelle, les femmes ont donc subi un brusque revirement. Avec la démission de l’Etat-providence, les femmes ont dû réassumer la responsabilité de beaucoup de tâches productives que celui-ci assumait, réactivant ainsi les tensions autour de la division sexuelle des tâches au sein des familles. Les rapports entre hommes et femmes se sont tendus (crises d’identité masculine, stress, dépressions, nombreuses séparations,…) et les rapports de pouvoir entre hommes et femmes ont dû être renégociés. Mais malgré les difficultés, on constate aussi que les femmes, auparavant « groupe cible » bénéficiant des programmes économiques et sociaux, sont devenues actrices des transformations. C’est ce processus que la deuxième phase de notre recherche a suivi, d’une certaine manière guidé et analysé. Elle révèle une nouvelle forme de prise de conscience.
24L’évolution de la prise de conscience de la population civile se faisait lentement et difficilement. En revanche certains acteurs étaient impatients. Les plus dynamiques étaient ceux qui voulaient profiter au maximum de la période de transition pour s’enrichir personnellement par l’expropriation des richesses publiques et de là tisser leurs réseaux d’influence et leurs lobbies politiques. Les nouvelles conditions idéologiques de développement social avaient leurs propres règles et exigeaient de nouvelles structures et des institutions dirigeantes appropriées. Mais la mise en œuvre de ces dernières allait conduire à un développement unilatéral et déséquilibré, par manque de contrepoids. Pour l’établissement d’un pouvoir authentiquement démocratique, l’émergence d’une force et d’un pouvoir citoyens et la formation d’une société civile étaient nécessaires.
25Nous, l’équipe des chercheurs et des militants, sommes en mesure de rendre compte des particularités des changements sociaux ayant accompagné l’émergence et la mise en place de la société civile, et notamment d’apprécier le rôle des femmes dans ce processus unique et complexe. Huit ans peuvent paraître beaucoup pour un projet d’études, mais cette période est très brève quand on voit les transformations exceptionnelles qui ont accompagné le processus de rétablissement démocratique de la Bulgarie, faisant partie de l’ensemble des pays d’Europe de l’Est.
26La deuxième phase de la recherche a pu accompagner les transformations qui ont contribué à l’émergence du mouvement urbain à Sofia, et, particulièrement, les actions et la place des femmes dans ce processus. En effet, grâce entre autres au niveau d’éducation élevé des femmes en Bulgarie, et malgré les difficultés récentes, l’on constate une certaine parité dans la distribution des postes à responsabilités dans les mouvements de base, à la différence de plusieurs autres études de cas suivies dans ce projet de recherche.
27Le processus de reprise de contrôle des clefs du pouvoir par la société civile est devenu réalité dans tous les pays européens postcommunistes, en Bulgarie et à Sofia y compris. L’observation et l’accompagnement de ces phénomènes cruciaux pour le continent européen révèlent des mécanismes d’émergence de la société civile spécifiques à chaque pays est-européen concret, considérés autrefois comme la pierre d’un bloc monolithique. Mais ils montrent également quelque chose de très important dans le processus d’européisation : où et comment un processus issu de la reprise en main des leviers de contrôle peut être encouragé au plan politique et dans quelle mesure peuvent être transférés des dispositifs éprouvés, testés dans d’autres pays ou des modèles pouvant éviter aux sociétés démocratiques émergentes au moins une part des erreurs commises dans d’autres pays.
Les premiers résultats positifs suite à l’essor du mouvement urbain
28Les tentatives des habitants de Sofia pour ouvrir un dialogue avec les collectivités locales sur les questions de la gouvernance urbaine se sont avérées dès le début très difficiles. La réticence face à la présence d’un autre acteur – les simples habitants ou les contribuables – était très forte. Ils n’apparaissaient pas réellement à l’horizon des responsabilités et dans les comptes des fonctionnaires au pouvoir local. La pression des investisseurs ou des compagnies qui voulaient profiter le plus rapidement possible de la situation perturbée faisait peur et stimulait le développement de la machine de corruption. Le respect des normes législatives par les autorités elles-mêmes amoindri.
29Une fois compris le fonctionnement des affaires publiques et après avoir tout essayé pour rompre la résistance des pouvoirs locaux envers eux, les habitants n’ont pu que constater des résultats décevants. En 2005, le nombre d’organismes non gouvernementaux à Sofia qui luttent pour l’environnement urbain était de 35-40. Un comité d’initiative s’est alors formé, en majorité composé de femmes, pour constituer un réseau de ces organismes non gouvernementaux. Leur but : se faire reconnaître comme acteur dans la gouvernance de la ville, afin de lutter contre les injustices liées à la dégradation de l’environnement.
30Le comité a déjà œuvré pour se faire reconnaître afin de devenir un facteur ne incontournable et pour obtenir le droit d’intervenir dans la gouvernance foncière et le cas échéant pour entamer des poursuites. A la fin de 2005, les habitants ont commencé à constater les premiers effets de leur force et de leur opposition. L’objectif était d’identifier les causes de leur mécontentement, de leur désaccord dans la gouvernance urbaine et de signaler au public le fonctionnement des institutions locales. Ils faisaient prétendre leur droit à la ville, leurs intérêts sur leurs actions de rejet de ces situations entraînant des effets négatifs sur la population des 24 arrondissements de la capitale. Leur action était destinée aux élus et au maire de la ville de Sofia. Le but : demander des comptes aux collectivités locales et, en quelque sorte, dynamiser le mouvement social urbain. Les dérives dans la gouvernance par les collectivités locales furent nombreuses à être mises en évidence.
31Suite à des actions organisées par des ONG le réseau organise sa lutte à partir des données du plan directeur de la ville. Il a mis sur pied plusieurs rencontres-débats et tables-rondes sur la situation des terrains verts de la ville, la spéculation foncière, le rôle des collectivités locales, etc. Les lois et les normes sont analysées dans les détails. Habitants et représentants des institutions, malgré les réticences, font l’effort de chercher des compromis et de proposer des décisions politiques, y compris la création d’une commission d’enquête parlementaire pour évaluer la politique de la municipalité de Sofia concernant les espaces verts urbains, la spéculation du sol dans les grands ensembles et autres abus.
32Le mouvement urbain de la ville de Sofia fait appel aux différents partis politiques pour transmettre son mécontentement à la commission parlementaire et protester contre l’impossibilité à exprimer ses commentaires sur le Plan directeur. Les représentants du mouvement sont immédiatement reçus par les deux partis au pouvoir, et pour la première fois, le mouvement urbain s’exprime au Parlement. Les habitants de Sofia se sentent enfin représentés dans ce mouvement émanant de la société civile qui lutte pour son environnement urbain. Le basculement se profile vers une autre composition des forces dans la gouvernance de la ville de Sofia. Un nouvel acteur est reconnu sur la scène de la gouvernance : les citoyens organisés !
Conclusions : reconnaître les habitants comme acteurs dans la gouvernance urbaine
33Quelques années après la naissance en 2001 de la première ONG MLADOST-Sofia, apparaît un réseau d’ONGs orienté vers la politique de l’urbanisme de Sofia qui se constitue en mouvement social. Ce mouvement constitué des habitants de tous les quartiers de la ville de Sofia prend en main la lutte pour la participation dans la gouvernance de la ville, mais une ville adaptée aux aspirations et aux besoins des citoyens.
34A partir de 2005, par leurs actes de contrôle et d’opposition contre la dégradation des espaces verts et de l’environnement urbain, les habitants de Sofia marquent l’émergence incontestable d’un mouvement qui lutte pour la protection de sa ville. L’idée de consolider les ONG nées sur le territoire de Sofia et centrées sur les problèmes urbains et l’environnement prend vite corps. Au début de l’année 2004, on assiste déjà à un fonctionnement régulier du réseau des ONG, qui a maintenant son local. Notre équipe MOST soutient toujours fortement le projet et facilite l’organisation et le fonctionnement du réseau. En 2004, le réseau est nommé La communauté des citoyens pour la ville verte de Sofia (CCVS). Il se renforce après de nombreuses réunions, des débats tourmentés et diverses effervescences urbaines, jugées quasi « désespérées », suite à des abus sur les espaces verts du territoire de la ville.
Habitants et collectivités locales : un dialogue manqué qui commence à se construire
35Un des gros problèmes identifiés comme tel à Sofia dans le domaine de la gestion urbaine reste le dialogue manqué ou difficile entre les habitants et la municipalité. Mais il n’est plus impossible. La collaboration envisagée entre les ONG de la ville et les collectivités locales dans la perspective d’une nouvelle gouvernance (ajustement des objectifs et des actions, participation des ONG aux prises de décisions, etc.) est encore insatisfaisante malgré les nombreux efforts. Les collectivités locales n’assurent pas une réelle participation au débat urbain, le dialogue reste difficile.
36A partir de novembre 2005 et le changement des élus et du maire de Sofia, un virage positif se produit. La gestion des relations entre les ONG et les collectivités locales au sujet de l’environnement et des espaces verts à Sofia commence à se faire jour malgré de nombreux défis et obstacles. L’administration de la municipalité ne rejette plus leurs approches pour accéder à la gouvernance du territoire. Les collectivités locales commencement timidement ou parfois ouvertement à accepter l’idée d’une participation des habitants aux prises de décisions sur la politique urbaine, la situation du foncier et les espaces verts. Les actions des habitants ne se heurtent plus autant à la bureaucratie locale. L’inertie compte encore, mais la pression du réseau des citoyens se renforce aussi. Les fonctionnaires de la municipalité ne restent plus autant corruptibles et se commencent timidement à exprimer l’intérêt de défendre les droits des habitants contre la restitution « sauvage » des terrains. Établir un dialogue entre les habitants et les fonctionnaires de la municipalité est toujours un des buts du mouvement urbain à Sofia.
Les principaux résultats du mouvement urbain à Sofia
37Les thèmes mobilisateurs qui ont enclenché le mouvement concernent des questions proches des soucis de la vie quotidienne (gestion des déchets, espaces verts aux alentours des maisons pour enfants ou pour retraités, services de proximité, etc.), dont la responsabilité retombe parfois trop, de manière inéquitable, sur les femmes. Mais elle relève aussi bien des hommes que des enfants. En effet, dans une situation de crise économique, de démission de l’Etat et de remise en question de la division sexuelle des tâches, les femmes et les hommes recouvrent les charges productives auparavant mieux réparties.
38Les femmes ont été nettement plus actives que les hommes dès le début du mouvement. Mais l’équilibre a été vite rétabli. Parfois, elles sont plus présentes que les hommes au niveau de l’exécution des tâches concrètes, ou de la communication et des rapports avec les institutions étatiques et municipales. Aujourd’hui, une grande partie des ONG des quartiers de Sofia sont gérées par des femmes. Les femmes se sentent valorisées par leur engagement dans les activités associatives. Etant donné le haut niveau d’éducation hérité du régime antérieur, des femmes qualifiées prennent des responsabilités au sein de ces ONG. Ce niveau d’éducation des participants aux ONG, aussi bien femmes qu’hommes, est la question clé et l’explication de la grande réussite du mouvement urbain de la ville de Sofia.
39Leur niveau d’éducation élevé a permis aux femmes et aux hommes de rapidement comprendre les causes de la détérioration de la situation (corruption, spéculation foncière, manque de représentativité des responsables politiques). Ils se sont associés dans les luttes contre l’adversaire commun. Avec la baisse de la représentation des femmes dans les instances politiques, il reste à suivre l’évolution de leur pouvoir de décision dans les instances locales, dans les ONG, et au niveau domestique.
40Le premier résultat de la lutte pour l’espace urbain en ville de Sofia a été de combattre la crainte devant les autorités. Puis la constitution des ONG se mobilisant sur la politique urbaine et la gouvernance, et le mouvement urbain lui-même. Les activités du réseau des ONG manifestent incontestablement l’émergence de la société civile. Elle s’est construite spontanément, d’en bas, avec l’aide des chercheurs, des forces locales, des ONG et le soutien d’institutions internationales.
41Le deuxième résultat concerne la solidarité des femmes et des hommes dans ce mouvement. Ils mûrissent dans le processus d’analyse et de contestation et ils s’organisent pour réagir ensemble.
42Le troisième résultat est le début d’un dialogue entre le mouvement urbain et les pouvoirs. Le mouvement urbain organise des débats avec les représentants des institutions concernées et cherche par différents moyens que les collectivités locales soient à l’écoute des citoyens. Les négociations aboutissent à un résultat plutôt positif, comme par exemple la signature par les deux parties – autorités et mouvement urbain – d’un document d’accord pour procéder à la protection des espaces verts en septembre 2004, déposé au Parlement. Les conditions d’un vrai dialogue ont déjà pris place. Les efforts continuent pour arriver à un certain équilibre dans les rôles des acteurs.
Pour une nouvelle gouvernance de l’environnement urbain à Sofia
43Le but du mouvement urbain créé à Sofia est de participer à la gouvernance du territoire de l’espace public. L’action a démarré avec les femmes, mais aussi les hommes, habitant un grand ensemble d’immeubles à Sofia. Elle s’est développée et concerne maintenant toute la ville, autour des enjeux liés aux espaces verts publics. L’influence du mouvement s’étend à d’autres grandes villes bulgares, comme Plovdiv, Bourgas. Plusieurs débats ouverts à tous sont organisés en ville avec la participation des habitants. Des émissions à la télévision et à la radio se développent. Les lois, les normes et les règlements existants sont analysés en détail devant la population. La presse se penche sur des cas d’abus. Le nouveau Plan Directeur de Sofia est contesté avant son approbation au Parlement. La société civile à Sofia émerge et confirme sa présence active dans la lutte pour l’environnement urbain.
44Les rapports des femmes et des hommes au sein du mouvement urbain à Sofia s’adaptent déjà aux nouvelles conditions économiques, sociales et politiques. Les identités des femmes et des hommes changent. La détérioration de la situation des femmes et les difficultés identitaires des hommes, la précarisation, peuvent être discutées, analysées, dans les rencontres que facilitent les associations de quartiers. Le mouvement urbain ouvre une porte de sortie à une situation qui semblait sans issue et offre des possibilités de réagir face aux exaspérations. Les hommes et les femmes redeviennent acteurs et actrices de leur vie, qui était auparavant dirigée d’en haut, certes de manière relativement équitable, mais sans créativité ni remise en question. Si elles et ils ont perdu des droits, ils apprennent maintenant à se battre pour les reconquérir.
Notes de bas de page
1 D’après le rapport de service spécialisé de la ville de Sofia de 2005 (3300 hectares le 31.12.1988 et 2000 hectares en 2005) la diminution représente 1/3 de la verdure totale. Les statistiques précises font défaut à la mairie de Sofia, elles peuvent être beaucoup plus élevées. Il n’existe pas de registre des espaces verts dans la ville, ce qui peut être expliqué soit par la négligence, soit par la volonté de camoufler les procédures de privatisation des espaces verts. Mais il faudrait examiner en détail si les crédits accordés étaient dévoués par la mairie à d’autres actions.
Auteur
Docteure en lettres et sciences humaines de l’Université de Paris X-Nanterre ; sociologue urbaine, architecte ; directrice de recherche à l’Institut de sociologie auprès de l’Académie bulgare des sciences de Sofia. Ses champs de recherche sont la politique de la ville, les inégalités sociales, la politique sociale et l’exclusion, le genre et l’espace urbain. Depuis 1997, elle est responsable du projet MOST-UNESCO « Genre, ville et environnement » en Bulgarie.
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Des brèches dans la ville
Organisations urbaines, environnement et transformation des rapports de genre
Christine Verschuur et François Hainard (dir.)
2006