Déploiement des mouvements de quartier à forte participation féminine : la réinvention culturelle du politique
p. 57-61
Texte intégral
«When Queen Victoria wrote to Sir Theodore Martin complaining about “this mad, wicked folly of ‘Woman’s Rights’” she may have underestimated the power of the “wicked folly”. The role and extensive reach of woman’s agency have been having a profound impact on the world, affecting the lives of all: women, men and children.»
Amartya Sen, 20051
1Dix ans après notre premier colloque international genre à l’IUED sur « Femmes, villes et environnement », dix après la Conférence internationale des femmes de Beijing, quel bilan peut-on faire sur la prise en compte des inégalités de genre dans le développement ?
2L’UNRISD affirme que les politiques néolibérales constituent le principal obstacle à la réalisation des objectifs de justice sociale réaffirmés lors des multiples conférences internationales, y compris les objectifs d’égalité de genre affirmés à Beijing. Les gains politiques des femmes sont compromis par les échecs des politiques sociales et économiques2.
3Reconnaître et soutenir la force créatrice des mouvements de femmes et de quartiers, où s’instaurent de fugaces nouveaux rapports sociaux, pourrait-il contribuer à faire plier les désastreuses politiques néolibérales actuelles et progresser vers plus de justice sociale ?
4Le colloque se proposait deux objectifs :
transmettre des connaissances élaborées par la recherche sur les inégalités de genre dans les quartiers étudiés,
discuter de la manière de soutenir les nouveaux mouvements sociaux où les femmes jouent un rôle central et cependant non reconnu.
5Notre colloque genre d’il y a dix ans a donné naissance à une longue collaboration de recherche avec un réseau d’équipes de chercheurs de pays du Sud et de l’Est sur l’environnement dans les villes et les inégalités de genre. Les résultats ont été présentés et ont donné lieu à une réflexion sur les liens entre la recherche et la définition de politiques publiques qui puissent répondre aux objectifs de justice sociale. L’urbanisation mondiale croissante nous avait incités à étudier les changements des rapports entre hommes et femmes dans les villes. En effet, si en 1950, seuls 30 % de la population mondiale était urbaine, en 2030 on devrait compter 60 % de citadins. La population urbaine des pays moins développés devrait passer de 1,9 milliard en 2000 à 3,9 milliards en 2030.
6Nous nous sommes intéressés dans la recherche aux réponses données par les femmes et les hommes aux problèmes les touchant directement. La recherche a porté sur les réponses locales, collectives, de rejet de situations inacceptables et de lutte pour des conditions de vie plus dignes : organiser ou réclamer un système d'assainissement ou de collecte des déchets inexistant, réclamer l'accès à l'eau ou à l'électricité à des tarifs abordables ; revendiquer un environnement immédiat non nuisible et des espaces verts ; obtenir un droit de propriété de son logement ; requérir le droit à des revenus propres ; exiger de ne pas être soumis à des violences domestiques ; prendre le droit à la parole et participer aux choix environnementaux et urbains.
7Nous avons accompagné et soutenu les lents cheminements dans les prises de conscience – ou non – de droits et dans la mise en œuvre des actions pour améliorer, sans plus attendre, la vie quotidienne.
8Nous avons constaté que l'engagement des femmes – et d’hommes – dans ces mouvements de base va plus loin que la prise en charge de travaux utilitaires, fussent-ils d'intérêt collectif.
9Les mouvements de base auxquels nous nous sommes intéressés dans les villes ne sont pas construits autour de revendications liées au travail. Les actrices et acteurs sociaux de ces mouvements se réunissent autour d'autres intérêts qui les rassemblent. Il y a derrière cela une certaine idée de l'intérêt collectif. Ces mouvements qui n'affirment pas une identité particulière, liée au travail salarié par exemple, mais qui tournent autour d'autres valeurs constituent ainsi des mouvements culturels importants.
10Les femmes sont généralement les principales actrices de ces mouvements de base. Elles s'investissent au-delà du foyer, comme par extension « naturelle » de ce qui est – souvent par elles-mêmes – considéré être de leur responsabilité – les soins et l'entretien de la famille, (tâches reproductives). Elles s’engagent à l'extérieur de la sphère domestique, en découvrant un espace libérateur, mais parfois en contradiction avec les stéréotypes, avec ce qui est considéré être leur place (rester à la maison) ou ce dont elles rêvent parfois que devrait être leur place (être prises en charge par leurs époux). Elles affrontent parfois des combats très concrets, contre les autorités locales qui ne les soutiennent pas dans leurs initiatives, contre les difficultés administratives, matérielles, quotidiennes pour aller au bout de leurs projets.
11La sensibilité envers l’environnement représente souvent un élément central, mobilisateur, dans ces luttes pour une vie plus digne.
12Ces « combats » sont souvent menés par des femmes qui ne se réclament pas du féminisme et ne cherchent pas à renverser les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Elles ne cherchent pas non plus forcément à renverser le système économique néolibéral dominant, sous la direction d’un parti politique ou d’un guide idéologique.
Le féminisme – et les autres mouvements sociaux – ont eu tendance à instaurer une temporalité politique du présent. […]
Une temporalité politique du présent, c'est d'abord et avant tout la recherche d'alternative ici et maintenant plutôt que d'attendre les lendemains qui (dé)chantent d'après le grand soir révolutionnaire. […] Cette temporalité du présent et la mise en place d'alternatives, qui ne constituent pas en soi des ruptures fondamentales mais qui ne les empêchent pas non plus, peut assez bien être reliée à une conception du pouvoir qui n'a pas tant à être pris qu'à être répandu.3
13Comment expliquer la division inégale des tâches dans la sphère domestique, comment expliquer que celle-ci se reproduise dans les mouvements de quartiers ? Dans quelle mesure les rapports de genre inégaux contribuent-ils à maintenir les liens organiques entre sphère productive et reproductive ? Pouvons-nous observer malgré tout des changements dans les rapports entre sphère productive et reproductive dans les quartiers étudiés, qui ouvriraient des espaces de changements des rapports de genre ? Le travail sur les identités de genre – masculine et féminine – peut-il contribuer, à la base, à modifier ces rapports de pouvoir inégalitaires ?
14Nous n'avons pas l'illusion de penser que des mouvements de quartiers, par eux seuls, sans transformations du système économique, des rapports Nord-Sud, des rapports entre l'Etat et la société, pourraient renverser le système de reproduction des inégalités. Néanmoins, l'instauration fugace de nouveaux rapports sociaux, la mise en lumière d'interstices dans lesquels peuvent s'introduire des femmes – et des hommes – pour modifier le système, nous semblent des pistes encourageantes dans la voie des transformations contre les inégalités sociales et de genre. Sans illusion, donc, nous observons tout de même des perspectives de changement, des ouvertures.
15Développer un soutien aux nouveaux mouvements sociaux en prenant en compte la forte présence des femmes en leur sein et les inégalités de genre serait urgent, novateur et radicalement nouveau.
16Notre approche a été de soutenir les processus de prise de conscience, de compréhension des causes des situations inacceptables, la recherche de solutions à la base, sur proposition des femmes et des hommes des quartiers, dans le cadre d'espaces nouveaux d'organisations, et non la promotion de programmes venant d'en haut. Dans une approche « éducation populaire » nous avons, en tant que chercheurs acteurs, soutenu l'élaboration de nouveaux rapports de pouvoir dans les mouvements de quartiers.
17Dix ans après notre premier colloque genre à l’IUED sur ce même thème, nous voulons aujourd’hui montrer le lent chemin parcouru par les femmes et les hommes, avec les chercheurs et chercheuses, et celui encore à parcourir, sans illusions, mais habité-e-s par un sentiment d’urgence et par une forte dose d’utopie.
Notes de bas de page
1 « Foreword », in Devaki Jain, Women, Development and the UN, A Sixty-Year Quest for Equality and Justice, United Nations Intellectual History Project Series, Indiana University Press, Bloomington and Indianapolis, p. xix.
2 UNRISD, 2005, Gender Equity, Striving for Justice in an Unequal World, Geneva.
3 Lamoureux, Diane, 2004, « Le féminisme et l’altermondialisation », Recherches féministes vol. 17 (2), Université de Laval, Québec, Canada, pp. 171-194.
Auteur
Anthropologue, titulaire d’un doctorat de l’université de La Sorbonne, chargée de cours en genre et développement à l’Institut universitaire d’études du développement, Christine Verschuur travaille depuis de nombreuses années dans le domaine du genre et développement, dans des projets de recherche et d’enseignement. Elle est coordinatrice du projet Suisse « Villes, environnement et rapports sociaux entre hommes et femmes » du programme MOST de l’UNESCO depuis 1996 avec François Hainard. Directrice de la publication Les Cahiers genre et développement, qui paraissent annuellement depuis 2000 chez L’Harmattan, elle est co-responsable du pôle genre et développement de l’IUED et des colloques genre.
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